Chapitre II. Politique du discours
p. 25-48
Texte intégral
1La première approche, sans doute parmi les plus répandues dans les études théâtrales, peut se comprendre dans l’hypothèse suivante : la spectation est politique parce qu’elle constitue l’expérience d’une version argumentative de la réalité sociale.
2On assiste aujourd’hui à la multiplication de formats scéniques qui relèvent de la tribune frontale : le procès de communication y est le même que dans toute prise de parole publique (à l’image d’un meeting ou d’une conférence). C’est le cas des « leçons reperformées » (comme Faire le Gilles où Robert Cantarella cherche à reproduire à l’identique certains cours de Deleuze), d’adaptations de textes classiques en talks (le Phèdre ! de François Gremaud est un exemple à succès), ou même d’interventions académiques qui empruntent à la grammaire traditionnelle de la performance (comme s’y essaient depuis quelque temps des figures de la sphère universitaire française, ainsi Marielle Macé avec Being Green ou Patrick Boucheron avec Boule à neige). Dans ces cas précis, comprendre l’expérience politique comme celle de la réception d’un discours est une évidence, mais la constellation de pensées qu’on présentera ici pose la question de manière beaucoup plus large en définissant la spectation comme la réception d’un discours en général, quels que soient les choix formels des spectacles, de la fiction dramatique néoclassique à la danse contemporaine (cf. cahier hors texte, fig. 1).
Fig. 1. – Phèdre !, Gremaud, La Bâtie, 2020.

© Loan Nguyen.
3Envisager le moment de spectation comme exposition à un ensemble structuré de messages énoncés sur scène ne suffit pas. Les conditions de possibilité du discours théâtral sont spécifiques, de mêmes que ses formes et la position dans laquelle il entend placer son destinataire. Les propositions théoriques présentées plus loin concilient une compréhension du théâtre comme expérience sensible (et non seulement comme écoute d’un message) avec la nécessité politique de reconnaître à la scène une autorité argumentative. Interrogeant les processus de symbolisation, les types d’adresse que peut construire la présence physique ou encore les contours d’une mise en discours du monde social, ces propositions fondent la possibilité – contre-intuitive mais fertile – d’expérimenter au théâtre une version de la réalité mise en discours.
4Une précision me semble importante : dans les pages qui suivent, j’essaierai de montrer les convergences entre les réflexions sur la discursivité du théâtre en général (soit son fonctionnement sémiotico-communicationnel) et les réflexions plus esthétiques et « militantes » qui défendent l’idée que le théâtre doit véhiculer des messages. Ces deux optiques reposent sur une acceptation différente de l’idée selon laquelle le théâtre « porte un discours », mais pour présenter cette tendance majeure de la pensée du spectateur, elles sont souvent indissociables. Je procéderai en trois temps. J’exposerai d’abord un problème théorique : le théâtre peut-il porter un discours, et s’il le peut, sous quelles modalités ? Je montrerai ensuite pourquoi cet ensemble de pensées cherche à problématiser une expérience « discursive » (le théâtre y est vu comme un « discours donné à vivre ») avant d’exposer finalement les différents types d’effets politiques escomptés sur le spectateur.
Le discours du théâtre
Le théâtre ne peut pas parler
5La question du « discours » théâtral est très débattue, surtout dans un champ académique encore largement acquis aux modèles sémiotiques (qui présupposent que la scène est un système signifiant dans lequel chaque élément peut être reformulé en termes langagiers). Pour commencer, plusieurs penseurs affirment que le théâtre n’a tout simplement pas la capacité de porter un discours. Sur un plan philosophique, certains se revendiquent de Gilles Deleuze et importent au théâtre ses conceptions génériques de l’art. Pour lui, concevoir n’importe quelle forme de présentation artistique comme un procès de communication relève du non-sens théorique. Comme il le déclarait dans une conférence restée célèbre :
« Quel est le rapport de l’œuvre d’art avec la communication ? Aucun, l’œuvre d’art n’est pas un instrument de communication. L’œuvre d’art n’a rien à faire avec la communication. L’œuvre d’art ne contient strictement pas la moindre information » (Deleuze, 1987 : n. p.).
6Tout procès de communication relèverait d’une forme de contrôle exercé sur un individu dans l’intention de restreindre ses possibilités d’action et de moduler ses désirs : rien à voir avec l’art, qui ne devrait être qu’un exercice de libération, de résistance. À partir de là, toute théorie du spectateur reposant sur un modèle communicationnel serait extérieure au politique, incapable de penser en dehors des schémas (discursifs) du contrôle. On trouve chez Jacques Rancière une conclusion proche, appuyée sur des arguments plus formels qu’idéologiques, mais développée cette fois dans une réflexion spécifique aux arts vivants. Chez Rancière, toute présentation artistique est une proposition expérientielle, reposant sur l’organisation complexe d’un dispositif sensible, mais trop largement a-communicationnel pour qu’il soit pertinent de réfléchir à son « message » :
« Le problème alors ne concerne pas la validité morale ou politique du message transmis par le dispositif représentatif. Il concerne ce dispositif lui-même. Sa fissure laisse apparaître que l’efficacité de l’art ne consiste pas à transmettre des messages » (Rancière, 2008 : 61).
7Rancière considère formellement impossible que le théâtre formule un message, tout en reconnaissant qu’il n’est pas impossible que la proposition scénique soit perçue comme un assemblage hétérogène de discours. Cette tension n’est pas sans rappeler celle que révèlent les travaux sur le roman « à thèse », travaux qui en arrivent généralement à la conclusion que le « discours » littéraire peut très bien se recevoir comme un ensemble de messages contradictoires, mais jamais comme un message univoque (Godo, 2000), ce qui le rendrait impossible à distinguer du « discours » argumentatif (Biron, 2010).
Le théâtre ne doit pas parler
8Si certains pensent que l’événement scénique est incapable de porter des discours, à une autre échelle de réflexion, plus « militante », on affirme parfois qu’il ne le doit pas (ou qu’il ne le doit plus). Dans un manuel destiné aux étudiants en études théâtrales, Patrice Pavis considère que les spectacles « à la pointe de l’innovation » sont ceux qui n’ont « pas de discours », ne portent aucun « message social » et entendent « faire de l’art et non du socio-culturel » (2002 : 101). Ce faisant, il défend une vision anti-discursive des arts vivants et, implicitement, une conception de l’expérience spectatrice dégagée de l’idée que le public recevrait un discours, dans la mesure où le théâtre contemporain n’a « plus pour mission d’expliquer ou de convaincre » (2002 : 27). Cette réaffirmation d’un art « pour l’art » s’accompagne d’une définition de l’artiste en dehors du « socio-culturel » et proche de la figure de l’auteur-génie.
9Une position intermédiaire existe, c’est celle qui reconnaît la possibilité d’un message théâtral univoque, tout en l’accusant farouchement : même s’il le peut, le théâtre ne doit jamais parler sans ambiguïté. Une compromission entre présentation théâtrale et discours argumentatif conduit à penser le spectateur comme un élève auquel la scène adresse un message habituellement véhiculé par le discours scientifique. Comme le rappelle Noiriel, le cas d’école est sans doute le théâtre prolétarien d’Erwin Piscator, dont l’héritage est souvent revendiqué par le théâtre « documentaire » contemporain. La pensée esthétique et politique de Piscator, marxiste et révolutionnaire, repose sur un pur rapport analogique entre personnage et classe sociale :
« Pour nous, l’homme a sur la scène l’importance d’une fonction sociale. Ce n’est pas le rapport de l’homme avec lui-même, ni son rapport avec Dieu qui est au centre de nos préoccupations, mais ses rapports avec la société. Partout où il apparaît, sa classe ou sa couche sociale apparaît. Lorsqu’il entre en conflit (moral, psychique ou affectif), c’est avec la société » (Piscator, 1962 : 128).
10Brecht, qui fût son élève, reprochait à Piscator un excès de didactisme, de n’offrir qu’un « théâtre d’instruction » (Brecht, 2000 : 315). Le principal point de rupture proposé par Brecht tient à la division des sciences et avec elle, à la reconnaissance de la spécificité des modes de discours qu’il s’agit de rendre complémentaires sur les planches – ce qui ne change toutefois rien à sa défense affirmée de l’artiste comme centre d’émission d’un discours critique1. La position brechtienne (qui varie beaucoup selon les écrits) est donc plus modérée, du moins lorsqu’elle affirme que l’expérience du spectateur doit effectivement être conçue comme la réception d’un discours, mais d’un discours spécifique, élaboré dans la langue du théâtre. Si l’on admet que cette langue est à trouver quelque part dans une juste division de l’esthétique et du scientifique, reste à en délimiter les spécificités.
Le théâtre a son langage
11Ces résistances mises à part, la nécessité théorique d’un langage théâtral s’est trouvée souvent défendue dans le xxe siècle français, y compris par Artaud et ses héritiers (chez qui on l’aurait peut-être moins attendue, vue l’importance accordée par le « théâtre de la cruauté » à l’expérientialité immédiate, affective, presque hostile au « discours », rapporté à une rationalité obsolète) :
« La “scène, disait Artaud, est un lieu physique et concret qui demande qu’on le remplisse et qu’on lui fasse parler son langage concret”. […] Artaud n’arrive pas, en recourant aux termes “parler” et “langage”, à échapper à l’emprise du verbe » (Corvin, 2008 : 3).
12Le consensus se fait sur l’idée que le discours théâtral n’est pas exclusivement constitué du langage parlé sur scène. Une version classique de l’hypothèse du « spectacle-langage » a été proposée dans un manuel de Pierre Larthomas qui a fait date, Le Langage dramatique. L’auteur fait sien le mot de Ionesco pour qui : « Tout est langage au théâtre. Les mots, les gestes les objets, l’action elle-même, car tout sert à exprimer, à signifier. Tout n’est que langage » (Ionesco, 1991 : 113). Le livre entend constituer une grammaire des éléments qui rendent le théâtre « efficace » (Larthomas, 2012 : 5) – producteur d’effets – et ne consacre qu’une partie de sa démonstration aux phénomènes proprement langagiers, comme la déformation, les accents, les enchaînements, le rythme ou encore le ton. La seconde partie du Langage dramatique détaille comment l’ensemble des éléments « paraverbaux » – la prosodie, les gestes, le décor, l’action et le temps – constituent un langage spécifiquement dramatique et doivent, dans la complexité infiniment rejouée de leur interaction, être compris comme composant le discours d’un metteur en scène (Larthomas, 2012 : 47-81). Développé à partir d’un corpus classique, ce modèle théorique concentre l’essentiel de son attention sur une forme de l’expérience : le spectateur est pendant toute la durée du spectacle le destinataire d’une composition de langage (verbal et paraverbal). Reste que le principe est fondé, en attestent les approches récentes en pragmatique audiovisuelle qui montrent combien nous mobilisons une attitude discursive (voire nettement argumentative) face à des éléments averbaux comme des images, des corps ou des sons. Quel que soit le véhicule médial (y compris dans les formes visuelles ou scéniques qui paraîtront les plus abstraites, les plus désintéressées de toute mise en langage), le spectateur est susceptible d’y reconnaître des formes argumentatives, de percevoir derrière leur agencement la figure d’un ou de plusieurs auteurs qui cherchent à lui dire quelque chose, voire même à le convaincre de la véracité de certaines propositions. Ces travaux, comme ceux de Soulez, mettent en avant une « compétence argumentative » qui sera centrale pour saisir cette première forme de l’expérience (cf. cahier hors texte, fig. 2) :
« Comme le montrent à l’envie les études dites “de réception”, depuis qu’elles existent (qu’on pense notamment aux travaux bien connus de Lazarsfeld ou de Hoggart dans les années 1940-1950), les spectateurs mobilisent bien une compétence argumentative et des ressources argumentatives lorsqu’ils se positionnent par rapport aux images et sons, […] quand ils se saisissent des images, des mots, des sons pour en tirer du sens » (Soulez, 2013b : 5 – je souligne).
Fig. 2. – Les chaises, Boutté, d’après Ionesco, Grand Théâtre, 1988.

La situation d’énonciation du discours
13Compte tenu de leur ancrage largement sémiotique, les études théâtrales européennes se sont confrontées à la question du discours de la scène, comme message reconstitué à partir d’un système signifiant : ici apparaissent d’autres spécificités du langage théâtral. Anne Ubersfeld a par exemple relevé (dans une comparaison implicite avec le discours littéraire) divers points problématiques, comme l’intermédialité déjà évoquée (quelle est la forme du message ?), la nature collective de la présentation scénique (qui parle sur scène ? qui est responsable du message ?) à laquelle s’ajoute parfois la complexité du théâtre de répertoire (qui parle à travers le texte original, à travers son adaptation ?) et finalement la double énonciation scénique (à qui parle-t-on ?) :
« Le discours théâtral est encore un de ces mots ambigus qui recouvrent à la fois ce qui concerne le texte et ce qui touche à la représentation, ce qui est de la fiction et ce qui est de la performance. L’ensemble du discours théâtral contient tout ce qui provient du texte (didascalies, dialogues, mais aussi monologues, et éventuellement adresses au spectateur) et en même temps le discours du metteur en scène, dans la mesure inévitable où il modifie le discours dont l’énonciateur est le scripteur » (Ubersfeld, 2015 : 38).
14Le théâtre adresse comme discours l’ensemble d’une expérience configurée. Ubersfeld prête bien attention à des facteurs expérientiels, comme les lieux dans lesquels s’énonce un texte, qui pluralisent le discours théâtral, sans cesse remodelé par l’énonciateur physique (jeu du comédien), l’espace de la représentation ou le « lieu-discours » (salle et mise en scène). Elle définit « comme constitutif du sens du discours ce qui est hors de lui, soit ses conditions de production » (1977 : 10), mais aussi « à l’intérieur du discours du personnage les couches discursives appartenant à d’autres discours, celui de l’interlocuteur comme celui des formations idéologiques avec lesquelles il est en rapport » (on retrouvera la question de l’encodage idéologique au dernier chapitre). Logiquement :
« Le sens d’un discours théâtral n’est pas constitué une fois pour toutes, il est nécessairement atteint par la relativité des représentations successives – et même il ne se constitue en dernière analyse que pour le spectateur et par lui » (Ubersfeld, 1977 : 11).
15Le discours théâtral ne peut donc être abordé comme une donnée unique et désancrée, infiniment reproductible et capable de se ré-effectuer sans cesse sans altérations : il est constitué par la situation de son énonciation et l’entremêlement des subjectivités qui l’assument. L’ensemble du message reçu par le spectateur est une organisation spatio-temporelle de la totalité de la réalité qu’on lui donne à voir, une organisation qui est – c’est important – « idéologique » et située : bref, une expérience pouvant prendre de multiples formes2. L’enquête de terrain montre d’ailleurs le rôle crucial que jouent les conditions d’énonciation dans la construction du sens d’un discours, ainsi que le haut degré de variance des processus d’attribution, notamment éthiques : le performeur est-il responsable du contenu moral de ce qu’affirme le personnage ? le metteur en scène est-il responsable d’une situation d’énonciation particulière qui connote de telle ou telle manière le fait que ce comédien en particulier dise ce texte-là, et avec cette intention de jeu ? L’ensemble de ce qu’on pourrait appeler le « montage discursif » est une première matrice qui explique efficacement nombre de débats dans la réception d’un spectacle.
Complexité de l’expérience-discours
16Les perspectives sémiotiques reconnaissent que ce qu’on pourrait appeler l’expérience-discours ne peut être univoque. Barthes invoque la diversité des objets proposés à la perception du spectateur et la très grande complexité du système signifiant scénique pour décrire (associant là encore signe, communication et expérience) une « polyphonie » :
« dès qu’on la découvre, [la machine théâtrale] se met à envoyer à votre adresse un certain nombre de messages. Ces messages ont ceci de particulier qu’ils sont simultanés et cependant de rythmes différents ; en tel point du spectacle, vous recevez en même temps six ou sept informations (venues du décor, du costume, de l’éclairage, de la place des acteurs, de leurs gestes, de leur mimique, de leur parole). […] On a donc affaire à une véritable polyphonie informationnelle » (Barthes, 2015 : 258).
17Un autre facteur empêchant l’univocité de l’expérience-discours se trouve dans une seconde hypothèse d’Ubersfeld. Si le réel et la présence sont bien les dénominateurs communs des arts vivants, la réalité scénique n’est jamais perçue comme la réalité ordinaire : ici s’ouvre la question d’un « pacte de perception ». L’ensemble des opérations de décodage mises en jeu pour donner une signification à la présentation scénique diffèrent de celles que nous mobilisons au quotidien. Il y a, chez Ubersefeld, une spécificité ontologique dans la manière dont nous expérimentons la réalité qui se présente à nous si elle est scénique, spécificité qu’elle appelle la « dénégation » et qui altère par essence la capacité du théâtre à montrer ou à dire quelque chose comme fondamentalement « vrai3 ».
18C’est justement parce que la réalité théâtrale n’est pas la réalité ordinaire que le discours n’est pas univoque, mais aussi qu’on peut envisager la spectation comme une expérience-discours d’un genre spécifique, une expérience différente de celle d’une conférence ou d’un meeting par exemple, où la réalité scénique est proposée comme la réalité ordinaire, et le contenu du discours défendu comme vrai : c’est sur cette « dramaturgie de la vérité » que reposent l’enseignement universitaire ou le discours politicien. Le moment théâtral, lui, repose sur la présentation d’une réalité appuyée sur des consensus sociaux de perception et d’intellection différents. En l’occurrence, la réalité expérimentée au théâtre est affectée d’un coefficient spécifiquement négatif (la « dénégation »), mais, si l’on déconstruit avec Goffman toute ontologie de la réalité « ordinaire », cette altération induite par les consensus sociaux de perception est-elle bien spécifique au théâtre ? On verra dans un instant que c’est cette altération qui a permis de théoriser ce qu’il y a de politique dans l’expérience-discours.
19L’expérience théâtrale peut donc difficilement être conçue comme réception univoque d’un message, parce qu’elle est l’expérience d’une réalité spectaculaire (alternative à la réalité ordinaire), parfois décrite comme affectée d’un coefficient négatif. Suivant cette piste théorique, on a souvent avancé que la position du spectateur est politique en ce qu’il s’agit pour lui de recevoir un ensemble de discours, en reconnaissant les formes complexes de cette discursivité. Il n’y a qu’à compter le nombre de verbes de parole que nous utilisons intuitivement pour parler des œuvres. La quasi-totalité des spectateurs interrogés dans les enquêtes de terrain évoquent à un moment ou à un autre l’idée que le spectacle leur a « dit » quelque chose, même si cela reste sous des formes variables : ils évoquent le « message » de l’artiste ou du spectacle, ne comprennent pas ce qu’on voulait « leur dire », etc. Ces réflexions font écho à des développements posant plus directement la question politique et qui s’accordent, on va le voir, avec l’idée que la spectation serait politique en tant qu’expérience-discours, si l’on veut, en tant que moment de vie durant lequel on expérimente un message en forme de représentation qui n’est pas seulement décodé linguistiquement, mais expérimenté : le théâtre permet de vivre, l’espace d’un instant codifié, dans une version argumentative de la réalité sociale ou, pour détourner la formule d’Ubersfeld, alternative en tant qu’elle est affectée d’un coefficient argumentatif.
La réalité discursive
Le théâtre a toujours eu un discours
20Dans l’histoire de la pratique comme de la théorie théâtrale, les analyses de l’expérience-discours empruntent des itinéraires hétérogènes. « Directement ou indirectement, le théâtre a toujours eu pour ambition d’éclairer » (2015 : 35), rappelle Ubersfeld avant d’évoquer la nature transhistorique de ce souci. Le théâtre grec, s’il ne faut pas occulter sa dimension rituelle, entendait jouer un rôle dans l’instruction civique et l’ordre social « démocratique » qu’il pouvait discuter ou au contraire réaffirmer (Dupont, 2001) ; le théâtre jésuite participait de l’éducation morale rhétorique dans les collèges ; « dans le “plaire et instruire” des classiques, l’effet cathartique peut-être lu à travers le verbe “instruire” : c’est-à-dire éduquer sur le plan moral » (Naugrette, 2016 : 145) ; le ballet de cour sous Louis XIV met littéralement en scène des allégories de gouvernement comme « le Roi-Soleil » ; le théâtre au siècle des Lumières, tel que le pensent Diderot ou Schiller, doit agir sur les croyances et les comportements en représentant le fonctionnement de la société ; Hugo dit chercher à écrire des pièces comme on écrit une harangue morale ; le théâtre révolutionnaire de Meyerhold veut participer à l’éducation de l’homme nouveau ; Brecht entend résister aux fascismes en faisant de la scène un moment d’instruction historique ; Barthes dit de son époque qu’il lui faut un théâtre « de l’explication et non plus seulement de l’expression » (Noiriel, 2009 : 75) ; le théâtre documentaire contemporain de Milo Rau s’accompagne d’un manifeste posant les codes d’un théâtre à message apte à « changer le monde » (2018 : 1).
21Pour Piscator, il fallait passer par l’histoire et l’historiographie, en assumant que l’artiste ne puisse parler qu’en historien. S’il reconnaît que la scène a le pouvoir de rendre expérimentables certaines situations avérées, l’essentiel de son théâtre repose sur le souci d’une composition politique de sources historiques. Il s’agit « d’inscrire l’organisation des faits dans la perspective d’une thèse, de lester le montage des documents d’une interprétation manifeste » (Neveux, 2019 : 137). L’attitude de spectation implicite est très largement didactique, le dispositif répliquant celui de tout média d’information et pouvant susciter une réaction fondée sur l’accord (ou non) avec la manière dont la réalité est proposée à l’expérience. On attend du spectateur qu’il prenne position à l’intérieur d’un moment qui est à la fois une expérience et un discours. Il n’est pas anodin que certains héritiers de Piscator, comme Peter Weiss, en viennent à désigner leurs textes de théâtre comme des « discours ». Comme le rappelle Neveux, Weiss monte en 1968 un spectacle dont le long titre rappelle ceux des essais scientifiques que signaient les auteurs de l’âge classique : Discours sur la genèse et le déroulement de la très longue guerre de libération du Vietnam illustrant la nécessité de la lutte armée des opprimés contre leurs oppresseurs ainsi que la volonté des États-Unis d’Amérique d’anéantir les fondements de la Révolution.
Montrer le langage
22On peut aussi aborder la question de côté en avançant que le théâtre a pour fonction de proposer, non pas l’écoute d’un discours politique, mais l’expérience de ce qu’il y a de sensible dans ses mots. Dans L’Exhibition des mots, Denis Guénoun essaie une synthèse en deux temps de ce qu’est « l’idée politique » du théâtre. Le théâtre est d’abord ce qui est convoqué par une « communauté », assemblée en un lieu spécifiquement politique de la cité et ce qui s’y passe ensuite relève de l’expérience-discours. Pour Guénoun, le théâtre sort le politique du strict domaine du discours adressé pour proposer à la communauté de faire l’expérience du langage en train de se faire :
« [le théâtre est un rassemblement politique, qui a lieu dans un espace politiquement commandé, mais afin d’y produire une activité qui diffère du politique lui-même. Cette activité […] consiste à donner à voir la provenance du visible dans la langue, le devenir visible des mots inmontrables. C’est-à-dire à tenter d’ouvrir au sensible le non-sensible même. Ce que fait le théâtre (dans l’espace du politique), c’est poser la question métaphysique sous le regard de la communauté rassemblée » (Guénoun, 1998 : 37).
23Tout converge pour proposer une définition politique du théâtre comme transformation du langage en expérience de ce langage. Pour l’auteur qui ne considère pas dans son livre toute la diversité formelle du théâtre contemporain, le langage est le principe fondateur du théâtre, « ce qui est porté à la scène, c’est un texte » (1998 : 26). Le projet théâtral est alors de rendre possible l’expérience du discours : de proposer les mots aux sens, qu’on parle de la vue comme de l’ouïe (« l’oreille seule » – 1998 : 44) et finalement conduire le public à le vivre comme sensible. Si ce n’est pas tout à fait l’argumentaire qui doit être transformé en expérience, c’est tout de même, chez Guénoun, la parole, devenue théâtrale dès lors qu’on présente « le devenir visible des mots ». Le politique se voit défini comme exposition à quelque chose du langage que le vécu ordinaire tient éloigné, ce qu’il y a « d’enfoui » dans la parole, mais expérimenté collectivement :
« C’est cela, l’idée (politique) du théâtre : rassembler la cité, publiquement réunie dans l’agitation de son désir de communauté, pour l’inviter à siéger au lieu de l’assemblée politique afin d’ouvrir le politique à autre chose que soi. […] Mais pas dans la production obligée des mots et de la syntaxe du discours : dans le regard sur des signes visibles qui exhibent une parole enfouie, un livre absent, pour l’exposer à la vue comme jeu sensible des textes et des corps » (Guénoun, 1998 : 40).
24Reste que si l’on peut trouver dans L’Exhibition des mots une première incursion vers la transformation par le théâtre du langage en réalité sensible, ce n’est pas encore tout à fait le modèle paradigmatique selon lequel la scène propose une expérience argumentative du réel.
La symbolisation du réel
25En quoi la présentation théâtrale peut-elle être conçue comme présentation argumentée d’une réalité alternative ? Parmi la diversité des réponses avancées, une première position, assez classique, défend sa capacité de symbolisation du réel social. Du point de vue herméneutique, elle relève d’une compréhension sémiotique de la présentation scénique (ou de n’importe quelle organisation narrative) : toute singularité y est signifiante d’un élément moins singulier, plus structurel. La narratologie rhétorique considère que tout artefact narratif sera capable de construire un discours dès lors que ses éléments (ses protagonistes par exemple) apparaîtront au spectateur comme symbolisant des concepts, allégorisant des types sociaux, ou bien comme des « porte-paroles » prétextes à l’élaboration d’un message proprement linguistique (Phelan, 2004, 20184).
26Du côté de la philosophie éthique, une école utilitariste développe une idée similaire en affirmant que toute représentation du réel social dans l’art ne peut que constituer une « illustration » de concepts politiques ou moraux, qui peut éventuellement être « donnée à vivre », mais qui doit prioritairement « donner à penser » (Shaw, 2012 ; Posner, 1997, 1999). L’attitude de spectation supposée ici reste distanciée, rationnelle et centrée sur le décodage d’un discours à travers des symboles : le spectateur, implicitement, doit déchiffrer les signes scéniques pour reconstruire l’allégorie du monde proposée par les artistes. Cette symbolisation pourra éventuellement constituer un répertoire d’arguments en vue de l’élaboration d’autres discours, mais il n’y a pas de différence marquée entre l’expérience d’une représentation et l’exposition à une argumentation (à un discours politicien par exemple). Au théâtre, la capacité de symbolisation du réel social a été récemment (re)défendue par Daniel Bougnoux qui affirme dans La Crise de la représentation (2006) que seule est politique l’expérience d’une œuvre qui « désigne symboliquement un au-delà d’elle-même », car elle met le spectateur face à une réflexion critique sur ce qui le détermine, présentant une version du monde « traversée par ses ascendants et par ses descendants » (2006 : 121-122). Plus loin, on verra pourquoi une telle prise de position s’oppose à certains aspects de ce qu’on appellera le « Politique de la présence ». Tout l’enjeu, pour une telle théorie, est de conserver une vision discursive du moment scénique comme exposition à un discours politique formé d’allégories – charge alors au spectateur de le reconstituer pour comprendre ce que l’acte de symbolisation dit du réel. Quelle classe sociale ou quelle situation psychologique symbolise tel protagoniste ? Quel espace politique figure tel décor ? Quelle croyance religieuse signifie telle lumière ?
La reconfiguration du réel
27En décalant le regard, ce souci d’une œuvre capable d’exposer le spectateur à une compréhension causale de son monde rappelle l’usage qu’a fait le récent narrative turn des travaux de Paul Ricœur sur le « pouvoir de reconfiguration » (1983). Ricœur suggère que toute narration, « configurant » un ensemble organisé et modalisé de faits (référentiels ou non), permet de modéliser le réel et donc de le faire comprendre plus efficacement, d’en produire une « reconfiguration » (voir notamment Claisse & Huppe, 2016) – une approche distincte mais parente de celle de Bougnoux et des tenants d’une symbolisation. D’inspiration plus narratologique que sémiotique, cette capacité de configuration repose sur la construction de nouveaux liens de causalité entre des événements, sur l’élaboration de relations narratives qui donnent un sens à un assemblage hétéroclite de séquences référentielles :
« Il faut encore “donner à penser aux spectateurs”, nommer les causes des problèmes, apporter un savoir liant entre elles les données, désigner la précarité de la domination […] leur révéler leur condition de prisonniers attachés dans la caverne platonicienne » (Neveux, 2013a : 141).
28Quantité de narratologues attribuent au récit une agentivité politique similaire. Il permet de faire l’expérience d’une version alternative du réel (une version configurée) qui « aurait une capacité accrue à se saisir du réel pour le révéler », en « déployant des variations imaginatives qui enrichissent notre rapport au monde et à sa temporalité » (Claisse & Huppe, 2016 : 14). On ne peut donc ignorer l’impact expérientiel de ces symbolisations ou de ces reconfigurations, qui affectent nos connaissances comme nos représentations en nous faisant vivre ces versions organisées dans une optique argumentative (puisqu’il s’agit bien souvent de révéler ou de dénoncer) : de là, à nouveau, la possibilité d’une expérience-discours. Que nous dit du réel tel agencement de l’intrigue ? Quel discours émane de ce choix narratif particulier ?
La situation
29Sans entrer dans l’épineuse (anti-)définition situationniste de la situation, le terme est souvent utilisé pour désigner un discours qui entend convaincre en faisant expérimenter une structure particulière du réel social, ce qui mobilise toutes les capacités (verbales et averbales) du théâtre : structurer des espaces, des corps, organiser leur narration, montrer des documents de tous types (des objets physiquement présents comme des vidéos projetées), etc. Par principe, une situation est largement conditionnée par des déterminants externes, et un projet politique souvent attribué au théâtre est de révéler quelles structures conditionnent quelles situations. N’en déplaise à Deleuze, il est difficile de nier la possibilité d’un discours mimétique prenant la forme d’une situation, et encore moins sa pertinence à installer une communication d’ordre politique entre la scène et la salle, comme le soutient Olivier Neveux :
« Le théâtre affronte l’opacité de la vie, du monde et de ses représentations, et tranche. Il ne surajoute pas à la complexité de ce qui est de nouvelles complications, ne se satisfait pas de l’impossible saisie du monde. […] Le trouble qu’il se doit de provoquer provient de la lumière qu’il jette sur une situation et sur les choix de lecture qu’il en fait » (Neveux, 2013a : 127).
30Suivant cette veine, si « les pratiques artistiques contribuent toujours à produire des distances par rapport aux visions consensuelles qu’imposent les médias dominants » (Rancière, 2012 : 46), le discours théâtral a pu être défini dans un renouvellement du discours scientifique (dominant ou populaire) ou du discours médiatique (cherchant parfois à suppléer aux médias). Chez Dario Fo par exemple, le théâtre devient politique dès lors qu’il s’adresse à une assemblée sociologiquement conçue comme populaire, mais également parce que l’artiste assume une position didactique et construit une représentation satirique de situations historiques pensées comme des contre-propositions pédagogiques, « alternatives à l’apprentissage scolaire, souvent assimilé […] à l’expression d’un pouvoir autoritaire à combattre » (Dumont-Lewi, 2013 : 39). Cf. cahier hors texte, fig. 3).
Fig. 3. – J. Bompart, d’après Dario Fo, On ne paie pas !, Comédie de Genève, 2014.

© Carole Parodi.
31Dans d’autres cas, on envisage le discours théâtral comme une adaptation ludique du discours scientifique, pensé encore une fois comme la traduction du monde en langage, responsable de la connaissance : la scène devient doublement un lieu d’articulation et de démonstration du savoir scientifique. Selon la formule de Noiriel : « Le théâtre, l’art, se révèlent être les pourvoyeurs de la part ludique qui manque à la connaissance pure » (2009 : 136). Chez les adeptes d’un théâtre plus radicalement populaire (voire prolétarien) ce n’est pas le discours scientifique à haute valeur symbolique qui est mis en médiation, mais celui de la connaissance quotidienne, envisagée comme expérience commune des opprimés. C’est une proposition qu’on trouve chez Alain Badiou :
« [Un théâtre qui] représente une capacité et qui entendrait alors produire celle-ci par mimétisme. […] Notre temps exige une invention, celle qui noue sur scène la violence du désir et les rôles du petit pouvoir local. Celle qui transmet en idées-théâtre tout ce dont la science populaire est capable » (1998 : 117).
32Le concept tout à fait discursif « d’idées-théâtre » sert bien à problématiser le discours du théâtre en présentation du réel comme argumentaire. Si la pensée esthétique et politique de Badiou apparaît à un moment historique où est audible la revendication claire de spectacles ayant une thèse à défendre, d’autres perspectives, plus anciennes, se contentaient de revendiquer un théâtre où les idées « parlent » directement, ce qui reste une approche symbolique de la scène, induisant une conception discursive de l’expérience spectatrice. Ainsi Vitez au début du xxe siècle défend un art dans lequel : « L’auteur ne dit point son avis, tout au contraire du théâtre à thèse ; non, il fait parler les Idées comme des êtres humains, comme si elles avaient un corps » (Vitez, 1986 : 5). On retrouve largement le modèle, argumentatif et sémiotique, du personnage « porte-parole » de la narratologie rhétorique. Joseph Danan, décrivant le processus de travail dramaturgique du Berliner Ensemble de Brecht (où le travail en plateau est subordonné au travail à la table), montre que « donner connaissance du réel » se joue aussi à l’intersection de l’argumentatif et du sémiotique :
« Ce travail dramaturgique préalable applique au texte des grilles de lecture qui visent à contrôler la construction du sens. Plus que d’un état d’esprit dramaturgique, il relève d’un état d’esprit sémiologique cherchant à constituer la représentation en un système de signes encodés en vue de leur décodage par le spectateur » (Danan, 2017 : 35).
33L’argumentaire composé par l’organisation scénique du réel devient alors, chez Brecht et ses continuateurs, un argumentaire dialectique au sens où il expose une contradiction que, contrairement à ce qui est en jeu dans une tragédie classique, c’est au spectateur de dépasser. « Le théâtre brechtien est un théâtre moral, c’est-à-dire un théâtre qui se demande avec le spectateur : qu’est-ce qu’il faut faire dans telle situation ? » écrit Barthes (2015 : 88), tout le contenu définitionnel étant situé dans la locution « avec » puisque la contradiction n’est pas résolue à l’intérieur du message, le public ayant la charge du dépassement. Une stratégie, commodément considérée comme brechtienne, consiste donc à montrer une situation sociale symbolisée, souvent tragique, dont la résolution ne pourra jamais reposer sur un choix individuel, mais bien sur une transformation collective de la société dont le spectateur doit considérer la nécessité. Les lignes par lesquelles Brecht décrit son spectacle Mère Courage (où le personnage éponyme tire des profits financiers de la guerre alors que ses enfants sont morts au combat) sont significatives (cf. cahier hors texte, fig. 4) :
« Le tragique de Mère courage et de sa vie, profondément perceptible pour le public, consistait en ceci qu’il y avait une épouvantable contradiction qui anéantissait un être humain, contradiction qui pouvait être résolue, mais seulement par la société elle-même dans de longues et terribles luttes » (Brecht, 2000 : 255).
Fig. 4. – Mère Courage, Peyman, d’après Brecht, Théâtre de la Ville, 2014.

© Monika Ritterhaus.
34La position du spectateur, ainsi conçue, présuppose qu’il comprenne que l’échappatoire proposée par le discours – la synthèse dialectique qui permettrait de dépasser l’opposition – ne peut être qu’une action collective de transformation des structures sociales. Ces considérations guident encore l’étude de la réception vers un ensemble de questions liées à la compréhension de la situation scénique et à l’identification du ou des discours expérimentés par les spectateurs.
Effets politiques de l’expérience discursive
35Pour terminer l’évocation de cette première approche de l’expérience spectatrice, on peut synthétiser les principaux effets politiques qui lui ont été attribués par la théorie. Quel est l’impact supposé de l’expérience discursive ? Faire comprendre ? Inciter à juger ? Convier à coécrire le discours ? On trouve ces trois options dans la théorie (et on les repère régulièrement dans les récits des spectateurs).
Faire comprendre
36Faire comprendre, on l’a dit, est sans doute l’effet le plus largement commun à toutes ces propositions. Une fois admis que la réalité scénique peut constituer une forme de langage, une fois rétablie sa capacité à discourir sur le réel social en le symbolisant ou en le configurant dans une narration, on en conclut généralement que le spectacle adresse à son public la structure d’une autre expérience possible, apte à faire comprendre le réel social, saisi le plus souvent dans une tension entre l’expérience individuelle et les structures qui la contraignent.
37Proposer une réalité argumentative peut d’abord faire comprendre en incitant le public à vivre autrement autrement les temporalités qui conditionnent l’expérience ordinaire, comme les temporalités concurrentes de l’histoire et des médias :
« Le théâtre peut […] tenter de comprendre et, pour cela, maîtriser le flux débordant d’informations, de faits déhiérarchisés […] stopper net les propagandes racistes et les “évidences spontanées” ; n’être plus soumis au tempo tyrannique de l’actualité, mais opter pour le temps plus long de l’histoire » (Neveux, 2013a : 91).
38L’expérience discursive présuppose parfois la reconnaissance d’une identité partielle entre la réalité scénique et la réalité ordinaire, d’où l’association souvent reprise entre les esthétiques « réalistes », la position didactique de l’artiste et l’intention de dévoiler :
« L’ensemble du théâtre réaliste […] assume d’être une instance dotée d’un savoir qui, sous une forme ou sous une autre, appelle un destinataire. Il est en effet requis par deux conceptions – implicites – de sa fonction : il est didactique et le savoir qu’il transmet vise à la prise de conscience du spectateur » (Neveux, 2013a : 134).
39Mais cette identité fonctionne plus largement sur un mode expérientiel dès lors qu’on suppose « l’identification » du spectateur à l’une ou l’autre figure symbolisée, préconditionnée par le fait qu’il reconnaisse certains déterminants de l’expérience (par exemple des déterminants de classe, on l’a vu avec Rancière) – c’était le cas du théâtre de Piscator :
« [celui-ci] avait en effet pour vocation de séparer les publics, en confortant le “nous” prolétaire contre le “eux” bourgeois, de façon à alimenter la lutte des classes jusqu’à la Révolution finale » (Noiriel, 2009 : 56).
40On a beaucoup lu l’esthétique brechtienne comme supposant un théâtre dégagé de la fiction, de l’identification au sens d’une participation affective au récit. On l’a sans doute un peu fait pour accentuer une généalogie binaire, trouvant dans sa pensée la pierre fondatrice des théâtres « documentaires » contemporains, opposable à l’héritage d’Artaud, centré sur l’idée d’une « adhésion » rituelle antirationnelle à laquelle il est aisé de lier ensuite les propositions plus performatives d’aujourd’hui (qu’on aborde au chapitre « Politique de la présence »). Plusieurs travaux l’ont fait remarquer : cette historiographie a quelque peu occulté l’intérêt de Brecht pour des formes discursives qui guident pourtant bien le public vers des expériences particulières. Si Brecht concevait globalement le spectateur comme réceptacle d’un discours, cela supposait la reconnaissance d’un ensemble de positions dans le temps. Ce double référentiel du spectacle doit induire le sentiment d’une distance chez le récepteur, mais pas tant par rapport à la réalité symbolisée que par rapport à lui-même, à ce qui lui servait à expérimenter et à comprendre sa propre position historique. Certes, cela passe par un refus de tout engagement affectif dans le récit :
« plus le public était “empoigné nerveusement”, moins “il était en état d’apprendre”. Plus il s’identifiait aux personnages que les comédiens incarnaient sur la scène, moins il réfléchissait […] » (Noiriel, 2009 : 52).
41Certes, dans certains écrits, Brecht défend une position antagoniste à celle que l’on explorera dans le chapitre suivant, puisque le spectacle devait « freiner l’empathie du spectateur pour lui permettre d’exercer sa faculté critique envers la représentation » (Ferrier, 2012 : 187) et produire des situations visant bien à argumenter sans recréer l’affect naturel de la situation :
« le témoin oculaire d’un accident montre, gestes à l’appui, à des gens attroupés, comment les choses se sont passées. […] La démonstration ne perd en rien de sa valeur si elle ne recrée pas l’effroi soulevé par l’accident et même elle perdrait plutôt de sa valeur si elle le recréait. Le démonstrateur ne vise pas à faire naître de pures émotions » (Brecht, 1972 : 522-524).
42Mais cela ne signifie pas pour autant le refus de stratégies sensibles. Simplement, l’affect recherché était une sensation d’étrangéité : il fallait faire expérimenter au public que sa position historique et sociale était profondément déterminée et faire ressentir combien ce que l’on éprouve comme ordinaire est en fait étrange. Ce double mouvement de présentation d’une situation qu’on révèle conditionnée doit faire expérimenter au spectateur une prise de pouvoir : il comprend que la réalité qui lui est contemporaine n’est pas inéluctable. Même, le propre du discours théâtral serait de transformer le cadre de perception de l’expérience ordinaire, en témoigne ce que Brecht théorise comme « l’effet-V » que devraient rechercher les dramaturges : « L’effet-V consiste en ce que la chose qu’il s’agit de faire comprendre est transformée de chose habituelle, familière et immédiate qu’elle était en une chose singulière, frappante (voire choquante) et inattendue » (1957 : 201-202). Ainsi, la réception d’un discours, telle que voulue par Brecht, n’est pas étrangère au trouble que l’on éprouve à la lecture d’essais sociologiques qui transforment notre expérience de situations de nos vies quotidiennes en révélant ce qui les conditionne (on retrouve la question du « discours scientifique » porté à la scène). Et d’ailleurs :
« Existe-t-il une forme de plaisir esthétique fondée sur les émotions susceptibles de remplacer la crainte et la pitié ? Brecht répond en affirmant que la “distanciation” – c’est-à-dire l’étonnement, la curiosité, le dépaysement – peut avantageusement remplacer l’identification. Le but du théâtre épique est de faire comprendre au public que le monde dans lequel nous vivons n’a rien de naturel, ni d’immuable. Seule la connaissance des lois sociales peut permettre aux hommes de maîtriser le monde » (Noiriel, 2009 : 54).
43La maîtrise du monde est conçue comme encapacitation dès lors que la connaissance de l’autre représenté, la structure sociale adressée aux sens, conduit à une connaissance de soi, et, en puissance, à une transformation du rapport à soi comme conditionné :
« La situation fictive du théâtre donne à voir et à comprendre aux spectateurs les forces d’oppression, d’aliénation ou d’obscurcissement qui s’exercent sur la conscience et le comportement des personnages. La situation dramatique est indispensable aux spectateurs pour comprendre les comportements des personnages, elle peut éclairer chaque spectateur sur ses propres comportements, sur le sens qu’il donne à ses actes. […] Plus on donne à voir les forces transcendant, dynamisant, mais surtout oppressant le personnage, plus le spectateur est à même de réagir dans sa situation quotidienne – c’est-à-dire mieux il peut s’émanciper des forces d’oppression exercées dans son quotidien » (Ferrier, 2012 : 70-71).
Faire juger
44Si faire comprendre est le premier effet politique imputé à l’expérience-discours, faire juger est sans doute le second. La scène du théâtre et celle du tribunal, souvent mises en tension, partagent un rapport similaire à l’expérience discursive :
« Tribunal et théâtre sont l’un et l’autre des lieux publics qui distinguent ceux qui jugent de ceux qui sont jugés : chacun y a un rôle défini. Dans les deux cas, un auditoire assiste à une action, avant la prononciation d’un jugement, à l’issue de l’exposition d’une situation caractérisée, le plus souvent, par la présence d’un conflit » (Aebi, 2013 : 3).
45Une part de la difficulté est alors de concevoir la position politique des spectateurs. Assistent-ils à un débat, une situation conflictuelle adressée tout entière comme argument ? Peuvent-ils participer à la délibération, porter une contradiction nécessaire, devenir, métaphoriquement, coscripteurs de l’expérience-discours ? Les deux sont envisageables, l’artiste ayant en charge la construction d’une réalité configurée en délibération susceptible de placer le spectateur dans l’une ou l’autre position : ou bien il reçoit un discours en forme de représentation, ou bien il apporte sa voix à la polyphonie.
46Les études théâtrales développent souvent la première hypothèse dans l’histoire des formes dramatiques. Les théâtres européens antiques et classiques sont régulièrement étudiés comme des monstrations de débats internes, positionnant les spectateurs en observateurs externes, laissant l’effet politique à la double charge d’une expérience mentale immersive (lorsque le spectateur s’engage en imagination et expérimente des positions ou des trajectoires de vie conflictuelles – le chapitre suivant s’y consacre) et d’une expérience discursive, en l’occurrence délibérative (lorsque le spectateur interprète la configuration, la symbolisation ou la situation comme un débat dans lequel il prend position). Il est devenu commun de les mettre en perspective avec certaines expérimentations du xxe siècle qui ont cherché à déjouer ce dispositif où le spectateur ne peut faire entendre sa voix :
« Alors que, depuis la Grèce antique, le théâtre faisait apparaître de façon dominante les points de vue irréductibles de sujets singuliers (Créon et Antigone, Les Troyennes constituant une exception), le théâtre documentaire énonce […] les histoires plurielles, tentant d’amener le public […] à une compréhension ou une déploration commune des phénomènes historiques, en tenant compte de l’histoire des victimes, des vaincus et des opprimés » (Suter, 2020 : 11).
47La dominante dont parle Suter est à l’origine d’une conception du théâtre comme débat lié aux esthétiques de la confrontation, particulièrement théorisées à partir du théâtre classique. Dans une optique narratologique, Étienne Souriau (1970) considère que toute « situation dramatique » tragique repose sur la réplication de rapports de pouvoirs entre des personnages polarisés par leurs désirs mutuels (opposants, adjuvants, etc.). Selon Marc Escola, les personnages du théâtre classique français sont porteurs de versions du monde de l’histoire qu’ils cherchent à voir se réaliser, ce qui fonde leurs projections (« univers de croyances ») en véritables matrices du drame :
« Peut-être même faut-il décrire le conflit dramatique comme friction entre univers de croyances divergents, et le tragique comme divorce entre mondes irréconciliables (par quoi l’on se vouerait sans doute à retrouver par des voies grammaticales la conception hégélienne du tragique) » (Escola, 2009 : 152).
48Au sens de De Guardia (2018), la motivation des protagonistes raciniens est l’un des deux ressorts principaux de la causalité dramatique et donc de la cohérence du « genre dramatique ». Si son propos poéticien n’est pas fondé sur une approche immersive de la fiction théâtrale stricto sensu (à laquelle on consacre le chapitre suivant), il n’en demeure pas moins que les « motivations » des personnages constituent à ses yeux l’une des trois matrices essentielles de l’action. L’un des régimes de la cohérence dramatique est délibératif : la cohérence émane des buts ou des désirs manifestés intentionnellement par les protagonistes5.
49Le théâtre classique, expérience d’un réel mis en débat, pose donc le spectateur en situation de juré, mais de juré externe. De là le passage possible d’un théâtre-débat à un théâtre-tribunal, qui constitue une sous-catégorie du premier. La théorie renoue ici avec l’usage juridique qui a longtemps compté parmi les possibilités du théâtre, comme l’ont montré nombre d’études historiques du Moyen Âge (Guyon, 1991) au xviiie siècle, deux périodes où les planches ont pu servir de tribunal populaire comme de tribunal bourgeois (Robert, 2018). Aux yeux de plusieurs commentateurs, la présentation de la réalité « comme débat » serait le principe dramatique du théâtre de Schiller6. Plus concrètement, et plus proche de nous, cela a aussi pu passer, on le sait, par une théorie du spectacle comme virtualisation des choix éthiques, ainsi Sartre :
« Mais s’il est vrai que l’homme libre est libre dans une situation donnée et qu’il se choisit lui-même dans et par cette situation, alors il faut montrer au théâtre des situations simples et humaines et des libertés qui se choisissent dans ces situations » (cité par Neveux, 2013a : 147).
50De manière plus générale, il est devenu fréquent de lire cette inflexion dans certaines études sur le théâtre de la fin du xxe siècle qui verrait le passage de l’événement théâtral comme « réalité alternative adressée » à l’événement théâtral comme « réalité alternative polyphonique ». La seconde se caractérise par le procès potentiel qu’elle contient, un procès qui vise à faire comprendre, à révéler certaines structures socio-politiques7. On lira fréquemment que l’abandon des logiques dramatiques amène une nouvelle esthétique réaliste, associée à des metteurs en scène en quête d’une forme de neutralité. Le liant esthétique et politique d’un pan du théâtre réaliste contemporain serait la prétention à la monstration de la vie même, en dehors de tout jugement. L’idée est de créer à contre-sens du théâtre réaliste basé sur le « désir pédagogique de transmettre une information » (Boudier, 2013 : 43) en cherchant à briser le plus possible, non pas l’expérience-discours, mais la présence d’une intention auctoriale responsable d’un message clair :
« À l’inverse du “drame absolu” de Szondi dont la forme organique et nécessaire porte en elle-même un jugement et détermine la réception selon un certain ordre de valeurs, ces dramaturgies perturbent la ligne droite de l’action et des significations afin de déléguer la responsabilité du jugement au spectateur sans l’orienter, tentant de le neutraliser par surprise chez Vinaver, par une forme d’imprésentation chez Hirata ou par complexification et brouillage chez Pommerat » (Boudier, 2013 : 44).
Faire participer
51Un troisième effet, plus spécifiquement lié à certaines formes de théâtre, serait de faire participer le spectateur, de lui rendre en quelque sorte le pouvoir de coécrire la version argumentative de son réel social que propose l’événement théâtral. Nombre de projets entendent poser directement le spectateur comme voix possible de la délibération, lui laissant activement la parole. La « réalité comme débat » peut devenir participative dès lors que l’artiste ne se pose plus comme seul responsable de l’organisation de la situation. Le théâtre de communauté par exemple, celui d’Augusto Boal ou de ses héritiers, implique son public à l’intérieur de délibérations et de micro-récits tirés de son quotidien immédiat en l’invitant à y collaborer de manière plus ou moins improvisée. Il propose une forme radicalement participative d’expérience-discours. L’inégalité des positions est attaquée : en laissant l’artiste pédagogue seul responsable de la transformation de la réalité en discours, on déresponsabilise le public, on le coupe des enjeux et de la conclusion du débat, on cherche à conditionner son expérience des situations.
52Reste que, si la théorie et la pratique du théâtre de communauté entendent provoquer la participation, elles empruntent la même dynamique critique : ce théâtre se veut politique en tant que présentation d’une réalité argumentative, simplement, le spectateur est convié à modifier directement la présentation en faisant entendre sa voix. La seule différence véritable vient de ce que la discursivité n’est plus construite par la seule subjectivité artiste, mais devient un débat participatif et contradictoire dans lequel les spectateurs sont impliqués8. Edward Bond (1995) a travaillé cet effet politique avec des amateurs, durant des séances d’improvisation, essayant la coécriture de situations réelles comme méthode pour une approche expérientielle de problèmes éthiques ou politiques (tels que le meurtre ou le pardon en temps de guerre) – une démarche particulièrement proche de la dramathérapie (Klein, 20159). Dans un registre plus contemporain encore, Please, Continue (Hamlet) [2011] de Duyvendak et Bernat scénographie le procès du meurtre de Polonius et convoque chaque soir de véritables professionnels de la justice (juges, magistrats, etc.), renouvelés à chaque représentation, en respectant scrupuleusement les systèmes juridiques des pays qui accueillent le spectacle. Lorsque ceux-ci font usage de jurés populaires, c’est le public du théâtre qui est appelé à trancher : l’artiste tient un carnet qui garde trace de la relativité des verdicts à travers les pays et les soirées (de l’acquittement à la perpétuité), élaborant un discours sur l’institution judiciaire que le public coconstruit, au croisement du faire participer et du faire juger.
53Susan Bennett décrit aussi des expériences de théâtre participatif, les qualifiant de solutions à l’impasse politique dans laquelle se trouve le théâtre dramatique aristotélicien qui, se satisfaisant de la présentation d’un débat à l’intérieur du drame, pose le spectateur dans une position attentiste et neutralise sa capacité d’agir (cf. cahier hors texte, fig. 5) :
« Le théâtre aristotélicien […] impose à son public un monde figé et connu. Le public est ainsi maintenu dans la passivité, il délègue aux personnages le pouvoir d’agir et de penser à leur place » (Bennet, 1997 : 209).
Fig. 5. – Please, Continue (Hamlet), Duyvendak & Bernat, actOral.12, 2012.

© Sylvain Couzinet-Jacques.
54Ces observations relaient la critique originelle d’Augusto Boal pour qui la vision classique du théâtre comme conflit non participatif apte à produire une catharsis serait (ironiquement) pacificatrice, puisque cette délégation du pouvoir « purge effectivement les spectateurs de leur passion tragique, soit, de leur capacité à changer la société » (Boal, 1979 : 155). Pour Boal, la proposition expérientielle passive est insatisfaisante, vivre le discours qu’on propose à l’expérience ne suffit pas, il faut coécrire la version du réel proposée, devenir responsable de l’expérience et passer finalement de la situation donnée à vivre à la situation vécue, du spectateur au « viveur » – et l’on rejoint le Rapport sur la construction des situations de Guy Debord qui reconnaissait déjà le théâtre participatif comme un discours à vivre :
« La construction de situations commence au-delà de l’écroulement moderne de la notion de spectacle. Il est facile de voir à quel point est attaché à l’aliénation du vieux monde le principe même du spectacle : la non-intervention. On voit, à l’inverse, comme les plus valables des recherches révolutionnaires dans la culture ont cherché à briser l’identification du spectateur au héros, pour entraîner ce spectateur à l’activité, en provoquant ses capacités de bouleverser sa propre vie. La situation est ainsi faite pour être vécue par ses constructeurs. Le rôle du “public”, sinon passif du moins seulement figurant, doit y diminuer toujours, tandis qu’augmentera la part de ceux qui ne peuvent qu’être appelés des acteurs, mais dans un sens nouveau de ce terme, des viveurs » (Debord, 2000 : 28).
Synthèse
55Cette première constellation théorique pointe une conception répandue de la capacité d’agir politique des spectacles ainsi que le type de spectation qu’elle sous-entend. Elle saisit une forme de l’expérience spectatrice très présente dans la théorie et l’histoire esthétique du théâtre occidental. Cette forme discursive, dans toute sa complexité, constitue une première manière de penser l’interaction entre le spectacle et son spectateur.
56Sous cet angle, politiser ce que la scène nous donne à vivre revient pour le public à mobiliser une aptitude anthropologique et cognitive particulière : une « compétence argumentative » (Soulez, 2013a). On désigne ainsi la capacité culturelle de chacun à recevoir les formes (jeu, scène, texte, images, vidéos, montage) comme autant de propositions argumentatives, c’est-à-dire d’éléments qu’on reconstruit comme intentionnellement organisés pour tenir un discours. L’opération qui en découle engage à percevoir le spectacle, non comme un discours au sens d’un fait de langage univoque, mais comme un assemblage de signes verbaux et paraverbaux proposés à l’expérience. On l’a vu, cette opération a été différemment décrite et complexifiée comme « symbolisation », « configuration » ou « mise en situation » par différentes traditions critiques, de la sémiotique à la narratologie en passant la philosophie éthique et l’analyse pragmatique des médias. Compte tenu de la référentialité des signes scéniques, cette opération du spectateur prend la forme d’un décodage, on pourrait dire d’une enquête, à travers lequel il reconstruit, rarement un hypothétique discours artiste univoque, mais une version polyphonique de la réalité qu’un artiste lui adresse « comme discours ». Si l’on défendra bien sûr que toutes les formes d’expérience spectatrice s’entremêlent au sein de l’expérience globale (voir le dernier chapitre de cet essai), certains débats, fréquents dans les foyers des théâtres, tournent résolument autour de cette forme de l’expérience. Quelle classe sociale ce personnage représente-t-il ? L’artiste fait-il entendre les propos du personnage pour nous faire comprendre qu’il y adhère, ou au contraire qu’il les tourne en dérision ? Quelle évaluation morale le spectacle pose-t-il sur la situation présentée, et à quoi réfère-t-elle exactement ? Quels sont les choix narratifs auxquels on peut attribuer un discours ? Comment le montage énonciatif nous invite-t-il à adopter la position d’un juré ? Comment interpréter la présence de ce symbole religieux ? Quel imaginaire socio-culturel évoquent les costumes ?
57S’il est bien question ici d’expérience, et non seulement « d’interprétation », c’est parce qu’une attitude herméneutique et distanciée, supposément dégagée de tout facteur expérientiel, relève de codes universitaires. Au théâtre, comme ailleurs, justement parce que l’on assiste toujours à une version alternative de la réalité, séquencée dans un temps et un espace également signifiants, le discours spectaculaire se vit avant même de se conceptualiser. Peut-on dire qu’il produit un effet politique ? Disons plus exactement que la forme discursive de l’expérience est toujours accessible au spectateur, et qu’il peut ainsi s’ouvrir à certains effets politiques spécifiques. Notre bref parcours en a ciblé trois, souvent associés par la théorie à une telle attitude de réception : faire comprendre (car souvent cette attitude engage à lire l’œuvre comme une symbolisation ou une configuration apportant des informations sur le réel), faire juger (car la forme discursive de l’expérience, souvent délibérative, engage le spectateur à situer sa voix dans la polyphonie) voire faire participer (car certaines formes post-aristotéliciennes contemporaines engagent le spectateur à participer activement à la réalité scénique comme débat).
58On abordera par la suite une autre constellation théorique, ayant mené les praticiens vers des formes performatives qui ont en commun de refuser la discursivité. Certains artistes revendiquent aujourd’hui des présences (et plus généralement des formes) scéniques qui ne seraient pas des signes, ne symboliseraient aucun réel et ne porteraient aucun discours. Mais l’enquête et la rencontre avec les spectateurs réels, montrent que l’activation de la compétence argumentative peut être guidée par les choix formels sans y être jamais inféodée. Lorsqu’un spectateur reconstruit le sens d’un corps sur scène, il sera toujours libre de le percevoir comme une symbolisation, par exemple d’une identité sociale, ou d’un âge de la vie – quel que soit le désir effectif de l’artiste, le programme esthétique supposément établi. Il en va d’ailleurs de même pour l’immersion fictionnelle, autre sujet clivant sur les scènes contemporaines, autre compétence anthropologique essentielle pour penser la réception, qui sera au cœur de la seconde forme de l’expérience sur laquelle il s’agit désormais de se pencher : la forme immersive, cruciale dans ce qu’on pourrait appeler le politique de l’imagination.
Notes de bas de page
1« À la différence des artistes révolutionnaires comme Piscator, qui s’appuient sur le marxisme pour nier la division du travail entre la science, l’art et la politique, Brecht part du principe qu’il s’agit là de domaines autonomes et spécialisés de l’activité humaine. L’une des thèses fondamentales qui sous-tend la dramaturgie brechtienne est qu’on ne peut pas connaître le monde en mobilisant des moyens purement artistiques. Le raisonnement logique, les démonstrations mathématiques, la production de preuves empiriques sont l’apanage de la science. Le dramaturge qui veut transmettre des connaissances sur l’histoire doit donc s’appuyer sur des recherches savantes » (Noiriel, 2009 : 56-57).
2Pour être plus précis, il faudrait dire que la totalité de l’événement scénique se présente comme l’organisation d’une réalité qu’on peut expérimenter comme discours. D’où le fait que « changer le lieu [du discours] c’est instaurer un nouveau rapport de sens. […] Ainsi les fameuses stances de Polyeucte n’ont-elles de sens que dans le contexte de la mortelle prison, elles sont paroles de prison ; on peut dire que l’énonciation se reverse sur l’énoncé, devient paradoxalement énoncé ; le premier message est alors : je suis en prison, et le spectateur l’entend fort bien […] tandis que le lecteur l’omet naturellement » (Ubersfeld, 1977 : 12).
3« Du fait que le théâtre est constamment lié à la cité, la tentation didactique est toujours présente, le plus souvent comme un vœu pieux – dans le meilleur des cas (la tragédie antique, Brecht) comme mise en éveil de la conscience critique. […] La difficulté du théâtre didactique est que la dénégation embarque avec elle la leçon : on ne peut pas distribuer des vérités par le moyen du théâtre, puisque le théâtre, lieu d’un réel, est aussi le lieu du “non-vrai”. Toute “vérité” au théâtre ne pouvant être délivrée que par des voies indirectes, métaphoriques, poétiques. De là les déboires bien connus du théâtre-vérité ou du théâtre d’agit-prop » (Ubersfeld, 2015 : 36-37).
4James Phelan et la narratologie rhétorique étudient peu le théâtre, mais leurs développements veulent décrire le personnage narratif en général.
5Cette observation poéticienne trouve un écho très fort (et parfois inattendu) dans les approches cognitives du récit, soucieuses pour leur part, non de cohérence narrative interne, mais de participation mentale. Des narratologues comme Marie-Laure Ryan l’ont aussi mis en évidence en montrant que l’interaction lecteur-récit repose sur la reconstruction des univers mentaux des personnages. « On peut considérer la vie intérieure des personnages comme un système de mondes possibles. […] Par « monde », il faut entendre ici des propositions affectées d’un même opérateur d’attitude propositionnelle, telles que la croyance, le désir, l’obligation et l’intention. […] Le monde des croyances des personnages contient une représentation généralement incomplète et souvent en partie fausse de tout l’univers narratif » (Ryan, 2010 : 59).
6« Le théâtre de Schiller […] fait appel à un tribunal intérieur, celui de la conscience morale. Cela s’entend de la conscience des personnages mais aussi de celle des spectateurs. Car si le crime est sur la scène, c’est que les juges sont dans la salle. […] Et si les épigones français de l’auteur des Brigands n’ont pas su comprendre la portée de cette conception, ils n’ont pas mieux compris celle des théoriciens français du drame pour qui, comme pour lui, le théâtre est l’ultime tribunal d’appel dans un monde sans justice véritable » (Frantz, 2008 : 40).
7Joinnault, décrit par exemple le travail d’Antoine Vitez avant 1968 comme « un théâtre-tribunal qui aborde les grands conflits de l’histoire des pays occidentaux et se base sur des éléments non fictionnels pour mettre en évidence les rapports de force, les luttes d’intérêt et interroger les grands schémas de l’exercice du pouvoir ; théâtre dans lequel la scène expose à la salle des faits historiques objectivables et propose au spectateur d’exercer ses facultés de jugement pour questionner la légitimité et les valeurs de l’ordre établi » (Joinnault, 2011 : 2).
8L’acception de la notion de situation dans le théâtre participatif est particulièrement claire, mais le fond de l’affaire ne change pas. Au théâtre participatif, conçu comme coconstruction d’une réalité alternative, on attribue alors un évident pouvoir de transgression temporaire de l’ordre politique établi.
9Des approches plus anthropologiques menées sur des formes localisées et participatives de théâtre dans des zones de conflit soulignent que : « Le théâtre et ses participants emploient la performance comme une stratégie pour retrouver la vérité, résister et intervenir sur le monde tout en cherchant une réparation sociale et symbolique – un processus qui joue par exemple un rôle de soin dans des périodes d’après-guerre » (Simic, 2014 : 12).

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