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Politisation et protestations contre le regain de l’extractivisme et les échecs du populisme écologique depuis la Révolution citoyenne en Équateur (2007-2021)

p. 161-176


Texte intégral

Introduction

1L’image internationale de l’Équateur a toujours été associée à l’opulence de la nature et à la diversité ethnique de ce « pays des quatre pays » dont les frontières unissent l’Amazonie, la Cordillère des Andes, le Chocó de la côte pacifique et les îles Galapagos. À partir de 1964, date de l’abolition du huasipungo1, de la réforme agraire et de la première grande concession pétrolière en Amazonie, les revendications des syndicats paysans et des organisations indigènes2 se sont progressivement articulées à la mise à l’agenda international de l’environnementalisme. L’émergence d’un mouvement indigène de plus en plus ample et organisé, notamment à travers la Confederación de Nacionalidades Indígenas del Ecuador (la CONAIE, fondée en 1986) puis son bras politique, le parti Pachakutik (en 1995), a alors coïncidé avec le déploiement des ONG nord-américaines et européennes3.

2Une première grande mobilisation à l’échelle nationale eut lieu en 1990 et fut suivie de quatre soulèvements au cours de la décennie, qui entraînèrent la destitution de trois présidents jusqu’en 2005. En 1999, une grave crise financière déboucha sur la dollarisation officielle de l’économie, un sauvetage des banques extrêmement controversé et l’émigration massive d’une partie de la population. Après avoir fomenté la chute de Jamil Mahuad, le colonel Lucio Gutiérrez, l’ex-président de la cour suprême et le président de la CONAIE avaient alors formé un triumvirat qui prit possession du pouvoir le 21 janvier 2000. Menant le gouvernement de façon plus chaotique que proprement « néolibérale4 », Gutiérrez fut lui aussi démis par le Congrès en 2005 sous la pression de la rue, en large part alimentée par la CONAIE qui s’était rapidement retournée contre lui. Il fut remplacé (à son tour) par son vice-président, Alfredo Palacio, lequel nomma Rafael Correa ministre de l’Économie et des Finances.

3En dépit de la dette et du poids du FMI, l’État équatorien était bien loin, notamment, de la situation du Chili dans les années 1980, sur laquelle s’est fondée l’analyse du néolibéralisme en Amérique latine5. Entre 1998 et 2014, le PIB de l’Équateur, détenteur des troisièmes plus grandes réserves pétrolières en Amérique du Sud – derrière le Venezuela et le Brésil – et capable de produire plus de 500 000 barils par jour, est passé de 28 à plus de 100 milliards de dollars. En 2000, l’inauguration d’un nouvel oléoduc avait provoqué une nouvelle phase intensive d’extension des concessions pétrolières en Amazonie. Tandis que les cours flambaient, l’augmentation de la rente pétrolière permettait une multiplication des allocations sociales, mais surtout la subvention des secteurs de l’électricité, du carburant et du gaz (71 % du total)6. En 2004, elle représentait à peu près un tiers des revenus fiscaux et permettait à la balance commerciale d’être excédentaire.

4Correa s’était lancé dans un bras de fer avec le président de la Banque mondiale de l’époque à propos des fonds de réserves pétroliers, sans l’aval du président qui tentait alors d’obtenir de l’institution un prêt conséquent. Cet incident conduisit à la démission du ministre, qui fit campagne quelques mois plus tard pour la présidentielle avec le soutien des gauches au pouvoir dans la région. L’économiste keynésien influencé par la « doctrine sociale de l’Église catholique » remporta les élections en janvier 2007 avec 57,04 % des suffrages au second tour, contre le candidat du parti « roldociste » (droite populiste) Alvaro Noboa, un magnat multimillionnaire de la banane particulièrement hostile au régime cubain et au gouvernement de Hugo Chávez au Venezuela. Une nouvelle Constitution fut approuvée à 64 % le 28 septembre 2008, et Correa fut réélu dès le premier tour en 2009, puis à nouveau en 2013 (avec respectivement 52 % et 57 % des voix). En 2017, officiellement dans l’impossibilité d’amender l’interdiction constitutionnelle de la « réélection indéfinie », il fut contraint de désigner – sans véritables primaires – son successeur, Lenín Moreno7.

5Originaire de la Costa, Correa avait au départ été soutenu par des cercles d’économistes de la Sierra, des intellectuels liés aux mouvements sociaux indigène et écologiste comme Alberto Acosta, et des personnalités du centre-gauche (Izquierda democrática). Il n’a cependant jamais cessé d’être appuyé par des hommes d’affaires costeños, et maintient toujours en 2021 son bastion dans cette région où la culture politique est plus clientéliste et la militance moins organisée en dehors des temps de campagne électorale.

6En outre, et contrairement aux cas vénézuélien et bolivien où l’on a pu assister à un certain renouvellement des élites, la classe politique corréiste s’est constituée d’un recyclage d’anciens personnels politiques qui n’avaient jamais participé aux luttes sociales des trois décennies précédentes8. Alianza País, qui est légalement un « mouvement » et non un « parti », avait essentiellement été conçu comme une plateforme de mobilisation électorale, et la tentative de constituer en Équateur des espaces de participation citoyenne sous la forme de « comités de la Révolution citoyenne », qui avaient été pensés à l’image des « missions » et autres organes du « pouvoir populaire » au Venezuela, y a rapidement échoué.

7Reste que le retour de l’Équateur dans l’OPEP afin notamment de renforcer la coopération avec le Venezuela9, le renvoi du FMI10, celui des forces militaires américaines (base de Manta), le rôle actif dans l’Alliance bolivarienne (ALBA-TCP), puis dans l’UNASUR, sont quelques-uns des actes retentissants par lesquels Correa a voulu promouvoir, malgré tout, une version équatorienne de la « Révolution bolivarienne » baptisée « Révolution citoyenne », multipliant les références au « modèle chaviste », notamment lors des évènements dits du « 30S11 ».

8Parmi les leaders des gauches ayant accédé au pouvoir par les urnes entre 1998 et 2006 et se revendiquant de l’étiquette assez vague de « socialisme du xxie siècle », Correa est celui qui semble avoir accordé le plus de place aux thématiques socioenvironnementales. Élu à un moment critique ou d’essoufflement pour le mouvement social – après une phase d’émergence plus combattive –, et à la fois dans une période de croissance forte, son discours ne l’a pas, pour autant, empêché de se consacrer tout aussi allègrement que ses homologues à l’intensification systématique de l’exploitation des matières premières ; c’est pourquoi le bilan écologique et social de la décennie corréiste fait toujours débat dans les sciences sociales.

9Certaines publications francophones continuent à relayer avec une certaine assiduité les « signifiants vides » – pour parler comme les théoriciens du « populisme de gauche » – des discours de l’époque de la Révolution citoyenne, et à les « interroger » sur la base de raisonnements plus philosophiques que politologiques, c’est-à-dire en dehors de toute prise en compte de la chronologie des évènements, et par ailleurs de la diversité des logiques sociales à l’œuvre. D’autres ont élaboré des analyses soit plus techniques12 – sur les questions environnementales et énergétiques –, soit plus ancrées dans le vécu des luttes socioenvironnementales13. De fait, ce que d’aucuns perçoivent toujours comme un débat interne entre des postures « alternatives » (au développement extractiviste) et national-développementistes tenait surtout à la présence de certaines personnalités écologistes radicales au gouvernement, qui ont toutes définitivement basculé dans l’opposition à partir de 2009.

10Pierre-Yves Cadalen14, qui réactualise les débats sur le populisme de gauche en employant l’expression « d’éco-populisme », estime par exemple que la principale conséquence de ces « débats internes » serait la scission du mouvement indigène. L’unité et la popularité de ses organisations résistent pourtant plutôt bien, en dépit de dix années consécutives de tentatives gouvernementales de cooptation, de création d’organisations parallèles destinées à créer un brouillage médiatique au sujet des pratiques extractivistes et de leur contestation, mais aussi de diverses formes de répression, de persécutions judiciaires en tous genres et d’invectives publiques permanentes. Malgré des divisions internes bien réelles, le rôle clé du mouvement lors du soulèvement d’octobre 2019, de même que la percée électorale de Pachakutik en 2021, témoignent toujours de la vigueur du souvenir laissé par la gouvernance corréiste.

11En Équateur, la notion de Sumak Kawsai ou Buen Vivir est désormais largement associée à l’idée d’un double discours visant à détourner l’attention du pillage des ressources naturelles et de la répression sociale. Le leader indigène Yaku Pérez Guartambel15, de même que le mouvement urbain d’opposition à la Gran minería, en partie animé par le chercheur français William Sacher16, lui préfèrent désormais le concept de Minka qui renvoie au « travail communautaire » dans l’organisation traditionnelle kichwa ; un terme qui fait ressortir en creux les dimensions centralistes, autoritaires et consuméristes de l’emploi du concept de « Bien vivre » sous la décennie antérieure.

12Matthieu Le Quang17 admet comme Cadalen, de manière assez abstraite, que les dissensions entre le pouvoir et les grandes organisations du mouvement indigène et écologiste ont démontré que la Révolution citoyenne avait échoué à provoquer le changement structurel annoncé contre le modèle capitaliste. Mais bien qu’il continue d’écrire en 2020 sur le caractère « novateur » de « l’initiative Yasuní-ITT18 », il ne s’attarde aucunement sur l’émergence et les revendications du collectif des Yasunídos, qui a alimenté depuis 2013 l’essor des revendications pour le « droit à la consultation, libre et informée » face au développement des projets extractivistes en Équateur.

13La persistance de ces lectures éthérées des « débats » en question – qui ont en fait souvent viré au conflit social ouvert –, comme le fait que le personnel politique de Correa ait pu sérieusement escompter revenir aux affaires lors des présidentielles de 2021, réactualisent la nécessité d’un bilan nettement plus critique. Du point de vue des recherches qui sont résumées ici, la principale conséquence de la relation entre la « Révolution citoyenne » et les luttes socioenvironnementales, outre que de grands projets aient échoué et que la dépendance extractiviste se soit accrue, est bien que ces luttes ont été violentes et, par là, profondément déstabilisatrices pour les mouvements sociaux à la fois les plus organisés et les plus progressistes du pays.

14Ce texte propose un état des lieux de la question de « l’extractivisme » en Équateur. Il revient d’abord sur les déroutes respectives – bien qu’entrelacées – de deux grandes campagnes emblématiques du double discours de la période, « l’initiative Yasuní-ITT » et le « procès Chevron-Texaco », avant de retracer l’évolution de la répression des luttes qui les sous-tendent, ainsi que leurs recompositions récentes. À travers une analyse à la fois processuelle et incarnée issue d’un terrain ethnographique au long cours19, on y retrace les trajectoires des acteurs clés afin de rendre compte des conflictualités à l’œuvre dans la croissance et la forte politisation d’un certain progressisme équatorien, qui raccorde l’écologie et le plurinationalisme à des mouvements de contestation plus classiques, et plus récemment au courant féministe. Autant de courants entremêlés qui rejettent de manière vigoureuse tout autant le « néolibéralisme » de la droite traditionnelle que le national-développementisme de Correa et ses thuriféraires actuels.

Deux déroutes emblématiques de l’écopopulisme : l’exploitation du Yasuní et la défaite contre Chevron-Texaco

15Dès le mois de novembre 2007, alors même qu’émergeait le discours du Buen vivir au sommet de l’État et que se tenait l’assemblée constituante qui allait consacrer en 2008 son caractère « plurinational » et reconnaître des « droits » à « la Nature » (Pachamama), une mobilisation aux confins de la région amazonienne avait d’emblée révélé la tendance ultra-répressive du gouvernement. Les habitants de la commune amazonienne de Dayuma – en majorité des femmes – avaient organisé un blocage routier pour réclamer la ratification d’un accord signé deux ans plus tôt, prévoyant diverses compensations aux nuisances occasionnées par la compagnie pétrolière nationale Petroecuador. Tandis qu’ils furent violemment réprimés par l’armée, la préfète élue de la province d’Orellana, Guadalupe Llori, du parti Pachakutik – alors membre de la coalition gouvernementale –, fut accusée de « sabotage » ainsi que de « terrorisme », arrêtée, et incarcérée pendant neuf mois – ce qui ne l’empêchera pas d’être systématiquement réélue depuis lors et de rester un pilier de l’opposition à Rafael Correa. Alors considéré par beaucoup comme un incident regrettable, mais limité, Dayuma est en fait devenu le prototype de nombreuses disputes ultérieures longtemps occultées, et ce notamment par le lancement de l’initiative Yasuní-ITT en 2007, puis de toute une série de campagnes et d’évènements médiatisés autour du procès contre la multinationale Chevron-Texaco, qui ont servi de vitrine écologiste du pouvoir, en particulier à l’international.

De l’initiative gouvernementale Yasuní-ITT au collectif des Yasunidos

16Le parc national Yasuní (PNY) créé en 1979 s’étend sur 950 000 hectares dans le Nord-Est de l’Amazonie. En 1989 l’Unesco lui a accordé le statut de réserve de biosphère, et ses territoires indigènes bénéficient de plusieurs types de protections depuis la convention de l’Organisation internationale du travail (OIT) datée de la même année. Les avancées successives de l’industrie pétrolière dans la région, et en particulier sur le territoire de la nationalité Waorani, dont une infime partie vit toujours en isolement relatif20, continuent pourtant de faire du parc un objet politique catalyseur de nombreuses tensions.

17Rafael Correa avait officialisé en septembre 2007 le projet de laisser inexploitées près de 20 % des ressources pétrolières du Yasuní, en échange d’une compensation internationale à hauteur de 3,5 milliards de dollars au nom de la « dette écologique des pays du Nord », soit la moitié du coût d’opportunité estimé des réserves de brut au vu des cours pétroliers de l’époque, afin d’y protéger des groupes en « isolement volontaire » et les écosystèmes exceptionnels. La somme devait être versée sur un fond financier supervisé par le programme des Nations unies pour le développement (PNUD), censé veiller à ce que les bons de garantie vendus sur le marché international (les CGYs, Certificates of Guarantee Yasuní) soient utilisés pour financer la « transition écologique » de l’Équateur sur treize ans.

18Dès 2009, la rupture entre Rafael Correa et Alberto Acosta – alors très proche de Correa et président de l’assemblée constituante – a conduit à ce que les instigateurs de la proposition de « laisser le pétrole sous terre » soient rapidement tous écartés de sa gestion et à ce qu’Ivonne Baki soit nommée à la tête de l’initiative. Cette ancienne ambassadrice aux États-Unis était connue pour avoir facilité en 1998 le départ du pays de la compagnie Texaco, qu’elle avait célébré en grande pompe au palais Carondelet de Quito en compagnie du président J. Mahuad, mais qui résultait de la validation officielle d’un programme extrêmement controversé de « réhabilitation environnementale » en Amazonie. Sous Correa, Baki fut élue du Parlamento Andino en 2008, avant de se retrouver en charge de la collecte de fonds internationaux depuis la présidence de l’initiative ITT, puis missionnée aux Nations unies aux côtés de Lenín Moreno, alors vice-président sortant. Elle a retrouvé en 2017 l’ambassade de Washington, où elle a notamment mis au service de Moreno son amitié de longue date avec Donald Trump.

19Matthieu Le Quang, le spécialiste franco-équatorien de l’initiative gouvernementale dont il était un porte-parole officiel jusqu’en 2013, explique son échec par l’absence de bonne volonté des grands pollueurs. Les retours en termes d’image publicitaire, vendus par Ivonne Baki à de grandes entreprises multinationales et encaissés sur les comptes de J. P. Morgan, ne semblent en effet pas s’être avérés suffisants pour les convaincre de débourser plus de 100 millions de dollars. Mais le concept posait en fait des problèmes au niveau des garanties qu’était susceptible ou non de fournir l’État équatorien – seul propriétaire du sous-sol – à d’éventuels investisseurs internationaux sur le long terme21. Il était de notoriété publique en 2011 que les travaux d’avancement des plans d’exploitation – « le plan B » – n’avaient pas été suspendus, alors que la valeur des réserves concernées avait littéralement explosé depuis leur estimation en 2007. Par ailleurs, la re-primarisation de l’économie, le nombre important de procès en cours contre l’Équateur dans le secteur pétrolier devant des cours d’arbitrage international, et le discours de plus en plus offensif du président contre les écologistes et les ONG, avaient de quoi, semble-t-il, dissuader les pays du Nord à s’acquitter de leur « dette écologique » dans de telles conditions.

20Curieusement, Le Quang, qui avait aussi été un temps à la tête du secrétariat au Plan (la SENPLADES) de Correa, reprochait toujours en 2020 à Guillaume Fontaine, directeur d’études à la faculté latino-américaine de sciences sociales (FLACSO), et très reconnu dans ce domaine, de trop concevoir sa critique du concept de l’initiative en termes d’évaluation des politiques publiques22. Réaffirmant a contrario le caractère utopique de la proposition, Le Quang continue de réfuter l’idée selon laquelle son mode de fonctionnement aurait été problématique sur le plan de sa logique mercantile intrinsèque. La « valeur » de la conservation de ce hotspot de la biodiversité mondiale et des indigènes non contactés étant estimée à la hauteur de la moitié de celle des réserves de brut, l’initiative dépendait pourtant bien d’une forme d’économicisation des problématiques environnementales. Considérant la fluctuation historique des cours du pétrole, il était en fait techniquement très difficile d’assurer un degré de garantie suffisant à un tel contrat, une difficulté que Fontaine avait caractérisée très pragmatiquement de « contresens technique ». Au-delà de ces débats sur le fond du concept, les modalités de l’échec de cette initiative se sont surtout avérées on ne peut plus révélatrices de la façon dont a évolué le rapport du gouvernement Correa à l’écologie, comme à toute forme de protestation sociale en général.

21L’abandon de l’initiative en 2013 a en effet déclenché un véritable mouvement social lorsqu’un nouveau collectif, les Yasunidos, entreprit de se lancer dans une grande campagne de collecte de signatures afin d’organiser la tenue d’un référendum sur l’avenir de la zone Yasuní. Ce groupe de militants à l’époque majoritairement juvéniles était soutenu par des organisations plus expérimentées comme Acción Ecológica et la Fondation Pachamama.

22D’un côté, les 700 000 signatures réunies par le collectif furent rejetées par le Conseil national électoral (CNE)23, les manifestations protestataires furent réprimées24, et les divers recours à la justice de la part des militants systématiquement bloqués. De l’autre, la campagne « Yasuní Vive », lancée en 2014 par le gouvernement pour son propre référendum censé légitimer « l’exploitation responsable » du Yasuní jusque dans sa zone dite « intangible », n’avait d’autre objectif réel que de parasiter le mouvement25. Après avoir été la bannière de l’écologie politique du corréisme pendant six ans, à coups de propagande internationale et entre grands discours, publications académiques et initiatives évènementielles, diplomatiques et publicitaires sources d’une indéniable sensibilisation populaire, la défense du Yasuní est ainsi devenue l’une des principales revendications de l’opposition progressiste tout au long des années suivantes.

La déroute transnationale de l’affaire Chevron

23Lancée au moment de l’abandon de l’initiative décrite précédemment, la campagne « La Mano Sucia de Chevron » (« La Main sale de Chevron ») est venue se substituer à la défense du Yasuní dans les discours présidentiels sur l’écologie, en particulier à l’international. Selon le décompte publié sur le site de la multinationale26, 116 des 523 discours hebdomadaires de Correa entre 2007 et 2017 mentionnaient les enjeux du célèbre procès transnational et de la défense des intérêts de l’État devant les tribunaux d’arbitrage, pour une large part dans le cadre d’évènements organisés à travers une cinquantaine de pays à partir de 201327.

24Or là non plus le résultat n’est pas à la hauteur des espérances soulevées initialement par le soutien du gouvernement Correa à la défense des populations affectées par la contamination pétrolière de l’époque Texaco – rachetée par Chevron en 2001. Après vingt-sept ans de procès aux États-Unis, en Amazonie, mais aussi dans de nombreuses instances ailleurs dans le monde, l’État équatorien est en effet en passe de devoir s’acquitter d’une amende potentiellement milliardaire auprès de Chevron.

25Comble du paradoxe, c’est à nouveau Ivonne Baki, redevenue diplomate après l’abandon de l’initiative Yasuní-ITT, qui a reconnu que la sentence obtenue des tribunaux équatoriens en 2011 par des avocats américains au nom des victimes équatoriennes – notamment indigènes – était le produit d’une « fraude28 », rendue possible par la mainmise de Correa sur la justice de son pays.

26De fait, la construction de la défense juridique et des organisations de représentation des plaignants équatoriens avait été conçue comme un « business model pour la défense des droits de l’environnement » par un petit réseau d’avocats de Harvard depuis le début des années 1990. Joueurs, défenseurs légaux et cadres de l’industrie du poker en ligne, certains des principaux acteurs de ce réseau semblent avoir littéralement parié sur l’épuisement à terme de Chevron ou sur la possibilité de mener un procès ad infinitum à travers les instances judiciaires du monde entier. Financée depuis Gibraltar par le magnat du poker en ligne Russel De Leon, la défense transnationale des plaignants équatoriens est même devenue par ce biais une sorte de cheval de Troie de la financiarisation du droit (à la suite des investissements des firmes Burford et Woodford capital)29, tandis que de nouveaux algorithmes produisaient du contenu juridique et promotionnel pour alimenter l’affaire30. Un jeu auquel le gouvernement Correa s’est prêté de bonne grâce par divers moyens médiatiques, politiques, judiciaires et économiques, en dépit de son hostilité déclarée envers les ONG, les instances juridiques internationales, l’écologie, et bien entendu la finance. D’où l’intérêt de rappeler plusieurs éléments clés qui permettent de comprendre – au-delà de la tautologie de la « mauvaise volonté des grands pollueurs » – la tournure prise par cette affaire longtemps considérée emblématique des « grands procès environnementaux ».

27Tout d’abord, si la stratégie visant à contourner la responsabilité de l’État équatorien pour attaquer une multinationale paraissait légitime de prime abord, il n’en demeure pas moins que Petroecuador était l’actionnaire majoritaire de l’exploitation de la concession de Texaco (à 62,5 %) dès 1976, soit quatre ans après le début des opérations, et ce jusqu’en 1992, lorsque l’État s’appropria de l’intégralité des opérations. Selon Luis Arauz, 93 % du total des revenus du consortium entre 1972 et 1992 sont allés à l’État équatorien (entre bénéfices, prélèvements, compensations…), soit à l’époque 23 milliards de dollars contre moins de 1,7 milliard pour Texaco, cependant que plus de 90 % de son personnel était équatorien31.

28Par ailleurs, Ivonne Baki ayant arrangé en 1998 la conclusion d’accords entre Texaco et le gouvernement sur les réparations environnementales – préalablement validés par les quatre municipalités concernées et des organisations indigènes locales –, Chevron a pu logiquement disposer d’importants moyens légaux de contester toute responsabilité ultérieure. Mais de plus, l’État équatorien a énormément tardé à effectuer sa part du nettoyage, continuant de faire usage des technologies incriminées et recyclant indéfiniment le personnel politico-administratif de l’époque Texaco comme l’ambassadrice Ivonne Baki, ou encore Wilson Pastor Morris, un ancien cadre de Texaco devenu ministre des Énergies et des Mines du gouvernement Correa, dont il sera question dans la partie suivante.

29S’ajoutant à ces problèmes structurels de la stratégie juridique des avocats des « victimes de Texaco », la dérive de leur stratégie médiatique, notamment avec la réalisation d’un documentaire à succès Crude: The Real Price of Oil, a été à l’origine d’un retournement de situation spectaculaire. Peu de temps avant que ne soit édictée contre Chevron une sanction de 19 milliards de dollars en Équateur, ses avocats ont en effet pu mettre à jour, à partir d’une séquence de ce film qui avait été retirée entre sa première présentation au public et sa diffusion sur Netflix et en DVD, une accointance suspecte entre les avocats et les experts de la cour (supposés neutres), ainsi qu’une volonté explicite du documentariste de la dissimuler. D’innombrables documents auxquels a eu accès le tribunal du district sud de New York ont démontré que la sentence équatorienne était entachée du fait de la qualité comme de l’indépendance des expertises, reniées les unes après les autres par leurs auteurs respectifs. Ont également été mis en cause les modes de nomination et de destitution des nombreux juges du processus judiciaire qui a pris fin devant la cour constitutionnelle en 2018. Six des quatre juges de la première instance ont été destitués pour fautes, tandis que la vice-présidente de la dernière instance à avoir validé la sanction contre Chevron en Équateur a elle-même été condamnée depuis lors à de la prison ferme, dans le cadre de la plus grande affaire de corruption de la gouvernance corréiste32.

30La fronde menée par Chevron a conduit à ce qu’aux États-Unis, les tribunaux dénient toute valeur juridique à la sentence équatorienne de 2011 : en première instance cette même année, en cour d’appel en 2014 et enfin en cour suprême en 2016. L’avocat principal de ceux qu’il avait lui-même réunis en tant que « victimes de Texaco » à partir de 1993, Steven Donziger, fait l’objet de plusieurs procédures civiles et pénales, s’est vu suspendre des barreaux de New York et Washington et est en arrêt domiciliaire depuis le mois d’août 2019.

31L’échafaudage financier élaboré par les avocats américains, qui consistait à distribuer des parts d’une hypothétique sentence en l’échange de liquidités, demeure encore assez mal connu33. Il est cependant certain que les révélations au fil des procès à ce sujet n’ont pas seulement posé problème aux tribunaux nord-américains et aux cours d’arbitrage – qui y ont vu une « tentative de racket en bande organisée » –, mais aussi à d’anciens employés équatoriens du business model et autres figures médiatiques de la lutte anti-Texaco qui se sont sentis instrumentalisées par celui qui avait été leur mentor, leur professeur et leur employeur pendant des années. En 2017, un communiqué de l’organisation équatorienne UDAPT affirme par exemple :

« Steven Donziger mène son propre combat contre Chevron pour se sauver, de sorte que ses intérêts personnels finissent par favoriser la compagnie pétrolière et porter préjudice aux Équatoriens34. »

32Au-delà de l’ambivalence des politiciens comme Baki – tenue largement pour responsable de l’échec de l’initiative Yasuní-ITT et soupçonnée d’avoir tenté de négocier avec la multinationale en secret35 –, ce que l’on pourrait appeler le « concept » de l’affaire Chevron partageait avec celui de l’initiative à la fois un caractère extrêmement hypothético-utopique et un fonctionnement ultra-financiarisé. En revanche, et par contraste avec le dynamisme de la défense du Yasuní, il n’y a pour le moment aucune mobilisation significative contre la sentence de La Haye. Allant jusqu’à les accuser d’être financés par Chevron, Rafael Correa avait du reste lui-même opposé la lutte des Yasunidos – qu’il qualifiait d’« infantiles », de « terroristes », d’« infiltrés de la CIA », d’« indigènes en poncho » – à celle « des compañeros indigènes et métis » de ce qu’il présentait comme « le plus grand procès environnemental de l’histoire36 ».

33Que l’on considère que face à la puissance de feu de Chevron sur le terrain judiciaire, les « avocats activistes » américains ont pris des risques irresponsables vis-à-vis de l’Équateur, ou que c’est plutôt le faible degré d’indépendance de la justice sous Correa qui explique la réversibilité du processus judiciaire, reste que du point de vue des luttes locales autour des conséquences de l’industrie pétrolière sur l’environnement et les différentes populations de la région amazonienne, « l’affaire Chevron » a démontré ses limites depuis longtemps. La stratégie juridique, concertée avec les autorités de l’État et consistant à passer sous silence le rôle de ce dernier tant dans les contaminations que dans l’inefficience des programmes de nettoyage, apparaissait encore moins adaptée dans un moment de répression autoritaire de la contestation populaire en Amazonie face à l’industrie pétrolière – et notamment des blocages qui, comme à Dayuma, visaient la redistribution locale des bénéfices pétroliers et obtenaient le soutien des défenseurs des droits humains et de l’environnement.

34Les frais judiciaires accumulés par l’Équateur pour sa défense et le coût des représailles économiques indirectes s’avèrent exorbitants, tandis que la sanction de la cour permanente d’Arbitrage à La Haye est toujours en suspens. Alors que les traces de l’époque Texaco ne sont toujours pas résorbées, il demeure relativement complexe d’expliquer qu’une conception moins hollywoodienne du droit international et une gestion plus indépendante du processus judiciaire équatorien auraient pu conduire à une judiciarisation moins sensationnaliste et lucrative, mais nettement plus efficace et reproductible. En dépit des enjeux croissants de l’arbitrage à La Haye, ainsi que des échecs successifs du gouvernement à faire homologuer la sentence équatorienne devant d’autres cours étrangères où Chevron possède des actifs (Canada, Argentine et Brésil), le storytelling sur « l’affaire des Indiens appuyés par le gouvernement révolutionnaire contre la multinationale gringa » a continué à dissimuler assez efficacement les rapports de plus en plus conflictuels du gouvernement Correa avec les branches majoritaires du mouvement indigène, de même qu’avec la quasi-totalité des militants écologistes.

35Eu égard à la déroute de ces deux grands axes de la propagande gouvernementale entre 2007 et 2017, il nous faut enfin ajouter que lors de l’abandon de l’initiative Yasuní-ITT, Correa avait également fait une autre annonce fracassante : celle de supprimer purement et simplement le droit de la presse à imprimer ses journaux sur papier, au nom de préoccupations écologistes. Cette mesure impromptue fut retirée de l’agenda gouvernemental quelques jours plus tard, et l’idée reléguée au rang de plaisanterie destinée à démontrer la « double morale » de la « presse corrompue » en matière d’écologie. Les nouvelles avancées de l’industrie pétrolière dans le Yasuní débutèrent quant à elles quelques mois après un massacre perpétré par un groupe de Waoranis contre un groupe Taromenane. Le livre sur le sujet de Miguel Ángel Cabodevilla et Milagros Aguirre, qui s’intitulait Une tragédie occultée (2013), fut alors censuré à la demande expresse de Correa – par l’intermédiaire de l’avocat de la présidence, Alexis Mera37. C’est dire combien le rapport du pouvoir aux médias, aux mouvements sociaux et à la justice – conçue comme une machine répressive contre toute forme d’opposition politique et idéologique – est indissociable pour comprendre l’évolution des luttes sociales sur la période.

Résistances et reconfigurations face à la puissance du regain extractiviste

L’ouverture d’un nouveau front pionnier

36En tout état de cause, l’ouverture du nouveau front pionnier des « mines à grande échelle » (la gran minería), symbole du néodéveloppementisme de l’ère corréiste, s’est complètement substituée au plan national pour le Buen Vivir. Rétrospectivement, l’influence du ministre qui a signé en 2012 le premier décret autorisant ce changement d’échelle industrielle, Wilson Pastor Morris, qui se trouve être l’ancien gestionnaire financier de Texaco et l’éminence grise du plan d’exploitation du Yasuní depuis 2001 (y compris du « plan B » pendant les années de l’initiative Yasuní-ITT), semble avoir été bien plus déterminante que celle des théoriciens du Buen Vivir.

37L’exploration d’immenses gisements grâce à de nouvelles technologies s’est accompagnée de la construction de grandes centrales hydroélectriques – directement liées à la consommation électrique des technologies minières –, et n’a pas empêché l’explosion de l’orpaillage illégal, en Amazonie mais également en de nombreux points de la cordillère centrale et de la région côtière. Ces changements, liés au fait que l’hégémonie nord-américaine se trouve désormais disputée en Équateur par le nouvel impérialisme chinois, concentrent toute l’attention d’Alberto Acosta, qui avait (aussi) brièvement été ministre de l’Énergie et des Mines de Correa (en 2007), et qui compare les conséquences sociales et environnementales des bouleversements causés par la gran minería à celles des débuts de l’ère pétrolière, à l’époque de Texaco (1964-1992)38.

38Face à une escalade des conflits avec la nationalité shuar, dont une bonne part refuse le développement de l’industrie minière et pétrolière sur son territoire, le gouvernement Correa est allé jusqu’à intenter des procès en série pour « non-respect de l’environnement » à des familles indigènes vivant dans une pauvreté absolue, ce afin de justifier leur expulsion. Certains villages ont été rasés (Tundayme en 2014, Nankintz en 2016), des provinces entières ont été militarisées pendant des semaines, tandis que les Shuar accusent toujours l’ex-gouvernement et ses partenaires d’être les auteurs intellectuels de plusieurs assassinats d’activistes indigènes, dans le cadre de ce conflit et des irrégularités des enquêtes judiciaires les concernant.

39Juan Cuvi, ex-dirigeant du groupe guérillero Alfaro Vive Carajo dans les années 1980 et ancien député qui faisait partie de l’alliance au pouvoir au moment de la constituante de 2008, explique :

« Après la défaite d’Alianza País lors des élections locales de 2014, la dérive du régime a vu s’accentuer les positions autoritaires, notamment face aux protestations des mouvements sociaux. La répression du mouvement indigène et des groupes écologistes a été systématique, en particulier dans le cadre des conflits territoriaux liés aux projets d’extraction minière. Acculé par la pénurie budgétaire, le gouvernement s’est ouvertement et frontalement aligné sur les intérêts des multinationales chinoises et canadiennes, allant jusqu’à violer les normes constitutionnelles [édictées par ses propres partisans] de protection de la nature. Dans le cadre de cette répression, près de 800 activistes sociaux et environnementaux ont été poursuivis et persécutés ; certains ont fini en prison, accusés de sabotage et de terrorisme39. »

40Parmi d’autres temps forts, rappelons l’incarcération du leader Pepe Acacho en 2010 liée à la grande marche pour la défense de l’eau, de la terre et des peuples en 2012, la répression violente des lycéens en 2014, celle de la communauté de Saraguro en 2015, ainsi que la tentative de déloger la CONAIE de son siège historique à Quito en 2015, ou encore la grande mobilisation nationale du mois d’août de la même année. Un évènement au cours duquel a définitivement émergé l’une des grandes figures du mouvement social indigène au-devant de la scène politique nationale, à savoir Yaku Pérez Guartambél, leader de la plus importante des organisations membres de la CONAIE, la ECUARUNARI des Kichwas de la Sierra centrale.

41Lui-même d’origine Kichwa Kañari, né de parents peones dans une grande hacienda, il combat depuis sa jeunesse l’impact de l’industrie minière sur le système hydrologique de la région où il est né, sur les hauts plateaux de la Cordillère. Violenté publiquement par les forces de l’ordre et incarcéré à quatre reprises pour avoir manifesté ouvertement ses opinions politiques sous Rafael Correa, Yaku Pérez s’est à nouveau illustré sous le mandat de son successeur en tant que préfet écologiste de la province de l’Azuay (2019-2020), mais aussi insurgé pacifiste du mouvement d’octobre 2019, et enfin candidat aux présidentielles de 2021.

Les mouvements sociaux dans la transition « post-corréiste »

42Affaiblie par les résistances multiformes à son involution autoritaire, abandonnée par les mouvements sociaux et par bon nombre de ses alliés progressistes initiaux, la Révolution citoyenne était en perte de vitesse depuis plusieurs années lorsque Rafael Correa a finalement renoncé, au vu de sa baisse de popularité, à se représenter aux élections présidentielles de 2017. La situation économique s’était particulièrement dégradée en 2016 du fait d’un tremblement de terre (causant environ 700 morts), de la hausse du dollar et des conséquences du phénomène El niño dans certaines zones agricoles.

43Tentant de se démarquer d’une bonne partie du bilan de son prédécesseur40 à la suite de sa « trahison » de type « Uribe/Santos41 », le mandat de Moreno s’est caractérisé pendant quatre ans par une absence totale de perspective stratégique cohérente. De plus en plus otage des intérêts du secteur privé, il a tenté sans succès de mitiger ses politiques d’austérité au moyen du « dialogue » avec les mouvements sociaux progressistes, mais de façon essentiellement symbolique – par exemple en « restituant » son siège à la CONAIE –, et parfois très controversée, comme lorsqu’il a fait rajouter une « consultation » sur l’avenir du Yasuní en marge du référendum de 2018 sur la criminalisation de la corruption et la suppression de la réélection indéfinie.

44Depuis lors, l’importance du rôle de médiation politique de la CONAIE, la multiplication des référendums sur ces thématiques et la percée électorale historique de Yaku Pérez au premier tour des présidentielles de 2021 témoignent de la résurgence des grandes organisations populaires. Associée à des organisations de la gauche intellectuelle urbaine, c’est la CONAIE – et non l’armée ou la droite réactionnaire – qui, après une semaine d’affrontements urbains en octobre 2019 (provoquant entre 7 et 10 morts), était en effet parvenue à s’imposer comme la médiatrice entre les manifestants et le gouvernement, qui a fini par retirer son décret explosif.

45Après cet épisode et au vu des conséquences des blocages et sabotages pétroliers, l’Équateur était aussi mal préparé que possible à la crise du Covid-19 qui l’a frappé de plein fouet42. Mais en 2021, même au beau milieu d’une tourmente politique, économique et sanitaire extrême, les Yasunidos continuaient de ferrailler avec le CNE pour obtenir le droit d’organiser leur consulta popular, ce dernier ayant fini par reconnaître que le collectif était bien parvenu en 2014 à réunir les 5 % d’électeurs prévus par la Constitution (les fameuses 700 000 signatures alors contestées sous la pression de l’exécutif).

46Ce mode d’action a porté ses fruits ces dernières années, comme à Cuenca en 2018, où le projet minier Rio Blanco a été suspendu grâce à un recours collectif à la justice. En 2019, toujours dans la préfecture de Yaku Pérez, le canton Girón s’est exprimé contre le projet Loma Larga, tandis qu’était suspendu le projet Río Magdalena dans la province d’Imbabura, dans le Nord du pays – à la suite du rejet de l’étude d’impact environnemental par la cour provinciale (en première instance). Enfin, en septembre 2020, soit après trois décennies de lutte, une juge de ce même tribunal a fini par accepter un recours de mesures de protection de la vallée d’Íntag, entre le Chocó et les Andes tropicales, menacée par les activités du projet Llurimagua.

47Dans ce contexte, les résultats du premier tour des élections présidentielles et des législatives de 2021 démontrent à quel point la situation de crise protéiforme (socio-économique, sanitaire, et par intermittence politique) n’a pas suffi à enrayer la difficile mais imparable ascension d’une écologie de plus en plus politique en Équateur. Non seulement la consulta popular organisée à Cuenca – la préfecture de Yaku Pérez – a-t-elle obtenu 80 % de votes pour un renforcement de la protection de l’eau face au développement minier, mais surtout, à 30 000 voix près (sur plus de 13 millions d’électeurs), Yaku a manqué de peu d’être le premier leader du mouvement indigène à parvenir au second tour d’une élection présidentielle, en avril 2021. Il aurait alors sûrement été le premier homme politique de gauche en Amérique latine à devoir s’affronter à un ancien ministre d’un gouvernement également autoproclamé de gauche et qui l’avait fait emprisonner – à quatre reprises – pour son activisme pourtant toujours pacifique. Le vainqueur du second tour, le banquier Guillermo Lasso, appartenant au camp de la droite néolibérale, rencontre depuis lors l’opposition continue de cette gauche progressiste et écologiste montante qui ne cesse de bouleverser le paysage politique national43.

Notes de bas de page

1Système de servage en vigueur dans les Andes équatoriennes depuis l’époque coloniale.

2Le pays recense 14 « nationalités indigènes » et 24 « peuples ancestraux » selon les termes officiels. Guerrero Andrés, « The Administration of Dominated Populations under a Regime of Customary Citizenship: The Case of Postcolonial Ecuador », in Mark Thurner et Andrés Guerrero (dir.), After Spanish Rule: Postcolonial Predicaments of the Americas, Durham, Duke University Press, 2003, p. 272-309 ; Becker Marc, Indians and Leftists in the Making of Ecuador’s Modern Indigenous Movements, Durham, Duke University Press, 2008, p. 336.

3ASTM, Amazon Watch, Norwegian People’s Aid, Earthrights International, ELAW, Oil Watch, Oxfam America, Fundación Pachamama (Pachamama Alliance), Rainforest Foundation…

4La gauche intellectuelle équatorienne, dont l’économiste « néo-marxiste » Alberto Acosta utilise généralement l’expression de « longue nuit néolibérale » pour qualifier les années d’instabilité 1994-2007, reprise abondamment par Rafael Correa. Elle semble provenir des travaux de l’économiste espagnol Jésus Albarracin (1994).

5Selon le ministère de l’Économie et des Finances (MEF), le secteur public non financier était passé de 17 % du PIB en 1983 à 22 % en 2004 et les recettes fiscales de 6 % du PIB à 11,6 %, le budget des collectivités territoriales de 1,9 % du PIB à 3,68 %, celui des universités de 0,6 % à 1,20 % du PIB et celui de la sécurité sociale (IESS) de 2,7 % à 4,34 % du PIB.

6Ministerio de Economía y Finanzas, Directorio tributario ecuatoriano 2004, Quito, 2004, p. 247, cité in Calderón de Burgos Gabriela, « La larga noche ¿neoliberal? », El Universo, 13 novembre 2017.

7Vice-président entre 2007 et 2013, il fut ensuite missionné à l’ONU au sein des instances de défense des droits de l’homme, avant de remporter les élections de 2017 au second tour avec 51 % des voix.

8Machado Decio, « Ecuador y el ocaso de los dioses », Rebelión, 26 mai 2016.

9Le pays avait d’abord rallié l’OPEP en 1973, mais l’avait quittée en 1992 – et il la quittera à nouveau en 2020.

10Qui sera réinvité dans le pays en 2014 à la demande de Correa, avant même que ne s’enclenche, à l’été la même année, la chute des prix des matières premières.

11Nonobstant les faux-semblants – invoqués par les partisans de Correa – avec le coup de 2002 contre Chávez au Venezuela ou les tentatives de sécession dans la région bolivienne de Santa Cruz contre Evo en 2008, la mutinerie policière à caractère corporatif qui a secoué Quito le 30 septembre 2010 n’a été soutenue ni par l’armée, ni par l’Église, ni par les associations patronales, ni par le Parlement, ni par les principaux médias privés, ni par les principaux partis de droite, ni par le département d’État des États-Unis – c’est-à-dire par aucune des institutions associées historiquement à l’opérationnalité et au succès d’un coup d’État dans la région.

12Vega Fernando, « El buen vivir-Sumak Kawsay en la Constitución y en el PNBV 2013-2017 del Ecuador », OBETS, no 9, 2014, p. 167-194. Voir également les travaux de Guillaume Fontaine cités au cours de cette contribution.

13Voir entre autres les travaux d’Alberto Acosta, William Sacher, Eduardo Gudynas, Esperanza Martinez, Joan Martinez Allier, Victor Breton, Pablo Ospina et dans le domaine de l’éco-féminisme Myriam Lang, Ivette Vallejo.

14Cadalen Pierre-Yves, « L’Amazonie et le vivant à l’épreuve de l’écopouvoir », Raisons politiques, vol. 4, no 80, 2020, p. 77-90.

15Pérez Guartambel Carlos, Justicia indígena, Ecuarunari/Conaie, Éditions Universidad de Cuenca, 2010, p. 525.

16Sacher William, Ofensiva megaminera china en los Andes: Acumulación por desposesión en el Ecuador de la Revolución Ciudadana, Quito, Éditions Abya-Yala, 2017, p. 400. Ce chercheur est membre du collectif « Minka Urbana ».

17Doctorant à l’université Paris 7, il a occupé différentes fonctions au sein de l’administration Correa, notamment au secrétariat au Plan (SENPLADES), dans l’équipe de l’initiative Yasuní-ITT, et à l’Institut des hautes études nationales (IAEN), par où passent nombre de futurs hauts-fonctionnaires et administrateurs de l’État.

18Le Quang Matthieu, « Laisser le pétrole sous terre. L’Initiative Yasuní-ITT, une politique novatrice à contre-courant », EcoRev’, vol. 2, no 49, 2020, p. 33-45.

19Labarthe Sunniva, L’initiative Yasuní-ITT, l’arbre qui cache la forêt ? De la dette à la rentabilité écologique, les pérégrinations d’un projet emblématique (2007-2012), mémoire de master 2 de science politique sous la direction d’Alain Musset, Paris, EHESS, 2012 ; La légende dispersée de l’affaire Chevron en Équateur : le pari manqué de la transnationalisation des droits de l’homme et de l’environnement (1993-2020), thèse de doctorat de science politique sous la direction de Gilles Bataillon, Paris, EHESS, 2020.

20Les Waoranis sont une ethnie amazonienne d’environ 2 500 individus, les groupes Taromenani et Tagaeri, dits « en isolement volontaire », ne sont plus composés que de quelques dizaines de personnes.

21Martin Pamela, « Ecuador’s Yasuní-ITT Initiative: Why did it fail? », Revue internationale de politique de développement, no 5.2, 2014.

22Fontaine Guillaume, Gaz et pétrole en Amazonie. Conflits en territoires autochtones, Paris, L’Harmattan, 2010, p. 155.

23Le 17 avril 2014, les caisses de bulletins réunis par les ONG et militants remises au CNE furent enlevées par un escadron militaire qui avait été chargé d’enregistrer les signatures valides, lesquelles se trouvèrent réduites de moitié au cours de l’opération.

24Correa Rafael, « Conversation avec les médias locaux », Napo, 6 juin 2016.

25Voir dans la presse équatorienne : « Presidente Correa recibe más de un millón de firmas en respaldo a la #explotacionYasuní », El Telégrafo, 5 juin 2014 ; « La marcha de las firmas para explotar el ITT: esta vez no serán verificadas por el CNE », Hoy, 6 juin 2014 ; « Yasunidos pide que se sancione a Yasuní Vive por entregar firmas a presidente Correa », Ecuador Inmediato, 6 juin 2014.

26Selon un comptage publié en juin 2017 par le site de Chevron Juiciocrudo.com, à cette date la campagne avait mobilisé 35 instances gouvernementales et 10 agences de relations publiques au cours de 724 évènements et au travers de 33 sites Web, 536 communiqués de presse, 4 livres, un film de fiction et 30 toxi-tours. Ces derniers consistaient en des visites médiatisées des zones contaminées – où la responsabilité de Chevron pour les dommages constatables était parfois très contestable –, organisées avec diverses célébrités internationales (comme Rigoberta Menchú, Eva Golinger, Jean-Luc Mélenchon), dont les rémunérations ont parfois fait polémique (Sharon Stone).

27Diffusée entre autres à travers les chaînes Russia Today et Tele Sur.

28Ministerio de Relaciones Exteriores y Movilidad Humana, « On Chevron Corporation’s Written Comments and Responses to USTR’s Questions », juillet 2020 – communiqué issu par l’ambassade d’Équateur aux États-Unis, alors sous l’autorité d’Ivonne Baki.

29Ces grands fonds financiers qui investissent sur des litiges judiciaires en contrepartie d’une part des indemnités éventuellement obtenues.

30Les avocats des plaignants équatoriens employaient en effet les services de l’entreprise H5, fondée à San Francisco en 1999 et pionnière dans l’utilisation de logiciels dits « d’intelligence artificielle » dans le domaine du droit et de la communication.

31Arauz Luis, « Contratación petrolera ecuatoriana 1972-2003 », in Guillaume Fontaine et al. (dir.), Petróleo y desarrollo sostenible en Ecuador. Las apuestas, vol. 2, FLACSO, 2004, p. 57-66.

32Il s’agit de Pamela Martínez, amie d’enfance de Rafael Correa, lui-même condamné à huit ans de prison et vingt-cinq ans d’inéligibilité dans cette affaire dite des « potes de vins » (Caso Sobornos 2012-2016). Article avec Marc Saint-Upéry, à paraître dans la revue Problèmes d’Amérique latine.

33Parloff Roger, « Have you got a Piece of this Lawsuit? », CNN Money, 28 juin 2011 ; Burke Robertson Cassandra, « The Impact of Third-Party Financing on Transnational Litigation », Case Western Reserve Journal of International Law, no 44, 2011, p. 159-181 ; Steinitz Maya, « Incorporating Legal Claims », Notre Dame Law Review, no 1155, 2015, p. 1155-1210 ; Steinitz Maya, « The Litigation Finance Contract », William and Mary Law Review, no 455, 2012, p. 455-518.

34UDAPT, « Las comunidades ecuatorianas: Donziger no puede recolectar fondos o hablar en su nombre », Nuestra Voz, Lago Agrio, 31 octobre 2017. Fondée en 2005, l’Unión De los Afectados Por Texaco est l’une des deux organisations représentatives des plaignants équatoriens, au côté du Frente de Defensa de la Amazonia (FDA), fondé quant à lui en 1993 et toujours sous la direction de Steven Donziger.

35« Chevron Texaco podría financiar la iniciativa Yasuní a cambio de la anulación de juicio », El Comercio, 20 décembre 2011.

36Correa Rafael, Ecuador TV, 6 juin 2016, [https://www.youtube.com/watch?v=oMvHOicIFpk]. Correa a aussi dit des Yasunidos : « Vous vous rendez compte qu’ils n’ont presque jamais critiqué Chevron ? Et d’où viennent toutes ces ressources ? Pensez-y. Malgré cela, il leur manquait plus de 200 000 signatures. »

37Aguirre Milagros et Cabodevilla Miguel Ángel, Una tragedia ocultada, Quito, CICAME/Fundación Alejandro Labaka, 2013, 228 p.

38Sacher William et Acosta Alberto, La minería a gran escala en Ecuador, Análisis y datos estadísticos sobre la minería industrial en el Ecuador, Quito, Éditions Abya Yala/Universidad Politécnica Salesiana, 2012.

39Cuvi Juan, « El repliegue del populismo », Plan V, 15 février 2018.

40Labarthe Sunniva et Saint-Upéry Marc, « Guerre des chefs et troisième tour électoral en Équateur », Problèmes d’Amérique latine, no 106-107, 2017, p. 61-75.

41Initialement planifiée comme une succession de type « Poutine/Medvedev » en 2012, la distanciation de Moreno vis-à-vis de Correa en 2017 est souvent comparée à la façon dont a échoué en Colombie la tentative de l’ex-président Álvaro Uribe de contrôler son successeur au pouvoir élu en 2010.

42Labarthe Sunniva, « ¿Qué pasa en Ecuador? Covid-19, crisis sanitaria y conflictividad política », Nueva Sociedad, avril 2020.

43Ospina Pablo, « ¿Dispersión, polarización o repolarización? El panorama electoral ecuatoriano », Nueva Sociedad, janvier 2021.

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