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Transformations territoriales dans l’« État communal » au Venezuela

Représentations de la ville et parole des habitants dans la Grande Mission Logement

p. 73-98


Texte intégral

Introduction

1De Hugo Chávez à Nicolás Maduro1, le Venezuela a engagé depuis 1999 un ensemble de réformes désignées sous le nom de « Révolution bolivarienne2 » qui, à partir de 2006, visent la création d’un « socialisme du xxie siècle », tirant parti des erreurs des « socialismes réels » du xxe siècle et incarné par un « homme nouveau ». À partir de 2003, le pays a vu ses anciennes politiques publiques démantelées au profit de nouveaux dispositifs, les « missions », qui, de l’agriculture au logement en passant par l’éducation et la santé, développent des programmes de lutte contre la pauvreté pour répondre à l’urgence sociale en dehors des cadres ministériels, et remédier aux lenteurs administratives et à la faible réactivité des gouvernements précédents3. En 2011, le scénario politique est bouleversé par le cancer de Chávez. D’abord considéré comme un secret d’État, son état de santé est révélé après qu’il ait suivi un traitement à Cuba ; il est même surmédiatisé juste avant la campagne présidentielle de 2012 où le président se présente pour la quatrième fois, et où la menace du candidat de l’opposition dans les sondages n’a jamais été aussi forte. Chávez propose alors au pays un programme baptisé Plan de la Patria4, dans lequel s’inscrit la Grande mission logement (Gran Misión Vivienda Venezuela, GMVV), lancée à l’adresse des familles les plus défavorisées après une succession d’évènements climatiques (inondations, glissements de terrain) affectant les constructions précaires, et qui constitue sans doute la plus ambitieuse des missions bolivariennes.

2Ce programme de construction massive se voit fixer un objectif de 3 millions de logements sociaux sur l’ensemble du territoire national en dix ans, soit 300 000 par an, sur un parc immobilier national évalué à l’époque à 8,2 millions de logements. Cette planification est accompagnée, selon les déclarations publiques postérieures du ministre de Planification entre 1999 et 2014, Jorge Giordani5, d’une dépense excessive de ressources financières qui ont contribué à accentuer la crise économique alors qu’elle commençait à se faire ressentir dans le pays. Afin de faire dialoguer les chiffres officiels avec la réalité du terrain, les données du rapport réalisé par le programme des ONG pour l’éducation-action aux droits de l’homme (Provea)6, ainsi que le rapport de la Chambre vénézuélienne de la construction (CVC) « Proposition pour le Venezuela que nous voulons7 » ont été inclus. Ces rapports montrent que depuis 2015 les chiffres publiés par le gouvernement sur la construction de logements et ses coûts sont pour le moins fantaisistes. Ils mettent l’accent sur le manque d’accès à l’information, l’incohérence des prix (une moyenne de 83 000 dollars par logement (appartement ou maison), une valeur colossale selon la CVC, estimant la valeur réelle de la construction à tout juste 8 000 dollars/maison) et des contradictions dans les chiffres d’exécution, recensant 25 000 logements construits chaque année contre 300 000 selon les annonces du gouvernement. En 2018, celui-ci a encore revu ses ambitions à la hausse, annonçant que 5 millions de logements auront été construits d’ici 2025, dans un pays profondément transformé et subissant déjà une très grave crise généralisée8.

3Cette mission ‒ comme les autres ‒ est basée sur une démarche dite « démocratique et participative » visant la mise en place d’un « pouvoir populaire » comme principal opérateur des projets à travers la constitution par les habitants de formes d’autogestion et d’autogouvernement communautaire, les conseils communaux et les communes, conçues comme les fondements d’un « État communal » en construction9.

4Comment, dans ce contexte politique et socio-économique, l’État a-t-il développé un tel programme de production du logement social ? En quoi la gestion et l’aménagement de territoire est-elle affectée par la transformation de l’État communal ? Dans quelle mesure ce programme s’inscrit-il sur le terrain et propose-t-il de nouveaux instruments répondant au changement des modes de vie des habitants ? L’architecture et le type de bâti proposé entrent-ils en correspondance avec l’idéal d’un État communal ?

5Afin de répondre à ces questions, cette contribution est structurée en deux moments. En premier lieu, nous esquisserons les fondements de la notion de « participation » proposée par les organisations institutionnelles pour mieux saisir l’origine des missions et la GMVV. Dans un deuxième moment, nous analyserons les politiques publiques sociales et territoriales proposées par l’État sous ce modèle de gouvernabilité à travers la ville socialiste Ciudad Caribia, en mobilisant notamment des éléments collectés sur le terrain auprès d’habitants, d’architectes et autres acteurs de la GMVV.

Le contexte d’émergence des missions et l’origine de la GMVV dans l’État communal

6La géographie et les épisodes climatiques qui affectent régulièrement le pays ont renforcé le regard du gouvernement sur les territoires vulnérables où se placent la plupart des quartiers précaires. L’instabilité urbaine et la prolifération des logements autoconstruits sont caractéristiques du tissu urbain du Venezuela, et tout particulièrement de l’agglomération Grand Caracas et l’État de Vargas – aujourd’hui rebaptisée La Guaira10. Ces constructions spontanées se sont principalement développées dans les années 1950, et leur nombre a décuplé jusqu’aux années 1980 avec l’explosion des exportations de pétrole et l’exode rural. Au rang des évènements climatiques récurrents auxquelles est sujet le Venezuela – fortes pluies, inondations et glissements de terrain, sécheresses, tremblements de terre –, la « tragédie de Vargas » de 1999 a été l’une des catastrophes les plus marquantes des trente dernières années, avec de multiples glissements de terrain sur le versant nord montagneux du littoral central, détruisant sur leur passage des dizaines de milliers de logements. Dans ce contexte déjà chaotique, les épisodes pluvieux de 2010 ont aggravé la situation pour des habitants à nouveau privés de logements et d’autant plus dépendants de l’État, plongés ainsi dans une extrême vulnérabilité.

7Au niveau politico-territorial, l’arrivée d’Hugo Chávez au pouvoir est soutenue par des attentes fortes de la population en matière de transformation sociale via la résorption de la pauvreté et des inégalités économiques et injustices sociales d’une façon générale. L’urgence de fournir des logements décents aux victimes de ces tragédies amène le gouvernement bolivarien à mettre en place en 2002 des campagnes sociales et territoriales telles que les outils de régularisation foncière dans les agglomérations urbaines populaires, les comités des terres urbaines (CTU)11. En plus de promouvoir la régularisation et la réhabilitation des quartiers défavorisés, ce décret sur la création des CTU a constitué une base juridique donnant à la population un rôle politique dans le processus de planification, comme c’est le cas des camps de pionniers (CP)12. Lorsque les missions sont créées, en 2003, elles se définissent comme la mise en œuvre de politiques sociales installées directement au sein des barrios populaires et au plus près des citoyens. Leur principal trait distinctif par rapport aux autres services publics déjà existants : être plus proche du terrain et extérieures aux administrations préexistantes. Les missions ont aussi été lancées dans un contexte politique instable, avec une tentative de coup d’État contre Hugo Chávez en 2002, une longue grève pétrolière en 2002-2003 et une campagne pour un référendum sur sa révocation à mi-mandat (2004), avec des sondages qui annonçaient sa défaite.

8En 2005, Chávez esquisse le cadre institutionnel du « socialisme du xxie siècle » lors de sa profession de foi pour se représenter à la présidence en 2006, tel un préambule aux changements constitutionnels à venir. Réélu, il lance la construction d’un « État communal » en vue de transformer l’architecture institutionnelle du pays : lois, formes de participation, gestion territoriale et nationale… Pour installer les nouveaux « organes du Pouvoir populaire », à savoir les conseils communaux et ensuite les communes regroupant plusieurs conseils sur un même territoire, Chávez s’appuie sur les organisations communautaires déjà créées pour résoudre les problèmes d’infrastructure, d’assainissement et de régularisation du foncier : CTU, « tables techniques » sur l’eau, l’énergie, ou encore la santé, coopératives et autres organisations populaires autogérées. Ce projet, rejeté dans le cadre d’une réforme constitutionnelle en 2007, sera adopté sous forme de lois et décrets-lois à l’Assemblée nationale (loi organique des conseils communaux en 2009 et loi des communes en 2010). Une autonomie est ainsi conférée au citoyen ; elle s’ancre au local pour remonter vers l’échelle régionale, puis nationale. « La commune […] n’est qu’un lieu qui coordonne des propositions et les pousse plus loin vers le sommet […] Dans les zones urbaines, les communes regroupent 25 à 40 conseils communaux, et dans les zones rurales 6 à 1513. » En 2021, selon le ministère des Communes au Venezuela, il existerait 3 278 communes, 970 en construction, et 258 propositions de villes communales, sans correspondance avec les municipalités et paroisses préexistantes14. Même s’il ne s’agit pas là d’organes constitutionnels, ces conseils communaux et communes viennent pourtant dupliquer les administrations précédemment gérées par l’État et les municipalités comme stipulé dans la Constitution de la République bolivarienne du Venezuela (CRBV)15 adoptée par référendum en 1999.

9Sur le terrain et selon cette nouvelle représentation de l’organisation fonctionnelle et territoriale de l’État communal, les citoyens sont bel et bien confrontés à deux structures parallèles sans qu’ils puissent toujours distinguer qui fait quoi. Si les conseils communaux ont pour tâche de cogérer avec le gouvernement, les politiques sociales et urbaines dans les quartiers populaires autoconstruits ou barrios ainsi que dans les nouvelles opérations GMVV, ils s’inscrivent aussi dans un contexte marqué par un triple mouvement amorcé vers la fin des années 1980 : une déconcentration étatique, une déconnexion croissante des politiques publiques de l’ancien pouvoir central d’avec les barrios, surtout, une repolitisation conflictuelle des habitants de ces quartiers populaires. Or, ces conseils communaux et communes représentent non seulement le pouvoir politique le plus proche du citoyen, mais aussi un pouvoir directement lié à l’exécutif national et au président de la République (voir figure 1).

Figure 1. – Représentation de l’organisation fonctionnelle et territoriale de l’État communal.

La particularité de ce modèle porte sur un « Pouvoir populaire » ainsi placé au même niveau que la structure de l’État et mis à distance du pouvoir public municipal, plus éloigné de ses compétences. Les nouvelles figures du district moteur et de l’Autorité unique sont vouées à remplacer celles de la municipalité et du maire.

© YW 2019.

10« La participation citoyenne à ce nouveau modèle se présente dans les discours présidentiels comme un levier capable de renverser les hiérarchies traditionnelles entre les différents groupes sociaux16. » D’après l’historienne Margarita López Maya, les premières innovations participatives, créées conformément à la CRBV de 1999, ont été conceptualisées comme des organisations civiles, avec une personnalité juridique régie par le code civil. Elles étaient pensées pour stimuler une dynamique participative par le bas, censées favoriser l’autonomie et la responsabilité des intervenants, mais ce n’est plus le cas des conseils communaux et des communes17. En effet, selon le sociologue Edgardo Lander, ces derniers apparaissent comme étant sectaires, en tant qu’espaces politiques exclusifs des partisans du gouvernement, qui questionnent l’avenir de la démocratie dans le pays18. Comme le relève Paula Vásquez, la loi des conseils communaux a jeté les bases d’un nouvel État qui s’est avéré être une énorme machine clientéliste. La démocratie participative, qui avait suscité tant d’espoir chez les intellectuels progressistes du monde entier, est restée de l’ordre du vœu pieux19.

11En ce qui concerne le logement social, nous avons recensé dans les conseils communaux une quantité importante de sous-groupes20 associée à diverses représentations citoyennes. À l’occasion de l’une de nos visites sur le terrain, Anaïs, habitante de la ville socialiste Ciudad Tiuna, revient sur leur coexistence et interaction :

YW. — Si vous pouviez améliorer ou modifier cette opération de la GMVV, que feriez-vous en termes de participation et de gestion ?
Anaís. — Je vois une certaine difficulté, par exemple, entre les conseils communaux (CC) et les comités de gestion multi-famille [CMG, instance de gestion quotidienne plus proche des habitants]. Il y a un clash là parce que l’un prévaut plus que l’autre… Le CMG a été créé pour gérer la tour comme une copropriété, mais avec d’autres valeurs ou principes, alors les CC ne sont plus pris en compte. Le CMG est plus considéré par l’institution que les CC et cela ne devrait pas être comme ça. J’améliorerais la sélection des familles, en termes de règles de vie et je changerais l’organisation communautaire et les « mouvements sociaux » du quartier. [Les habitants se plaignent du niveau d’insécurité élevé, se sentant « forcés » à vivre avec des délinquants ou des « marginaux ».]
YW. — Comment avez-vous participé à l’opération de la GMVV ? Avez-vous participé à la conception du projet à un moment donné ?
Anaís. — Nous avons participé à la construction des règles de coexistence qui précédaient l’arrivée, quand ils nous ont rencontrés.
YW. — Avez-vous participé à la construction, à faire des travaux à un certain moment ?
Anaís. — Non. Je participe au CMG, et je n’ai pas de temps pour le CC.

12Cet extrait indique que la participation citoyenne a concerné davantage les « règles de vie quotidienne » que l’implication directe des habitants dans la production urbaine ou l’animation politique, soit une réalité bien éloignée d’un schéma dans lequel les conseils communaux seraient les organisateurs de la vie publique.

13On voit aussi qu’à l’instar des CMG, la constitution d’une échelle supplémentaire avec les organisations citoyennes liées aux conseils communaux et en charge du quotidien des habitants dans leur quartier ou bâtiment ajoute une strate supplémentaire qui, finalement, éloigne le citoyen des « organes du Pouvoir populaire ».

14En définitive, la GMVV s’inscrit dans une stratégie politico-territoriale qui vise à ancrer une idéologie gouvernementale d’un point de vue politique et juridique. La situation d’urgence sociale a servi de tremplin à l’établissement du nouveau cadre légal et d’une campagne politique pour inscrire un plan de construction massive de logements. Le Plan de la patrie (2013-2019) présenté lors de la première campagne présidentielle de Maduro formalise ce programme et la rhétorique qui l’accompagne. Il précise les nouveaux « fronts de bataille » avec un discours à la fois guerrier et prônant la « protection du peuple ». En guise de « trophée de guerre », il s’agira de « renforcer et élargir la planification urbaine de la GMVV […] comme outil de réaménagement national fondé sur la satisfaction du logement en tant que nécessité sociale et non en tant que marchandise ».

Le modèle de construction du logement social GMVV : typologie et morphologie urbaine

15Pour mener à bien le programme GMVV, le ministère du Pouvoir populaire pour l’éco-socialisme, l’habitat et le logement a créé une Banque nationale du logement et de l’habitat (Banavih), qui intervient essentiellement en tant que bailleur de fonds du processus de construction, sans s’impliquer vraiment dans le choix des projets à réaliser. En complément, le bureau présidentiel d’Études et de Projets spéciaux (OPPE en espagnol), sorte de maître d’ouvrage directement rattaché à la présidence, est doté d’une autonomie financière et gère des fonds pouvant être alloués en situation d’urgence. À partir de 2012, l’Organe supérieur du logement et de l’habitat (OSV), également rattaché à la présidence, coordonne de manière centralisée la production massive des nouveaux logements. En 2015, le ministère du Pouvoir populaire pour l’habitat et de logement devient une entité à part entière.

16La morphologie urbaine interroge l’interaction entre des formes architecturales et une société (ou un ensemble d’acteurs) selon les conditions historiques de construction et d’expansion de la ville. Elle est le fruit d’une évolution plus ou moins spontanée ou planifiée par les pouvoirs publics. Selon Pierre Merlin, il s’agit « d’entreprendre une lecture technique de la ville selon les évolutions de la forme urbaine en relation aux changements sociaux, économiques, démographiques […] et politiques21 ». Mon travail de terrain a permis de définir une typologie de bâtiment et une morphologie urbaine des opérations de la GMVV selon trois types de production : des projets hors planification urbaine de type « générique », avec l’État comme exécutant principal, et une standardisation dans la production de logement social (voir figure 2) ; les « villes compactes » qui incluent dans un même bâtiment des équipements (espaces socioproductifs, école, équipements sportifs…), projetées avec architecte (voir figure 3) ; les « villes socialistes », qui font partie d’un développement stratégique au moyen d’accords internationaux, comme la ville Hugo Chávez de La Guaira avec la Turquie (voir figure 4).

Figure 2. – GMVV, Puente los Leones, La Paz, Caracas.

© YW, Distrito Capital.

Figure 3. – GMVV Santa Rosa, architecte Fruto Vivas, Caracas.

© YW, 2017-2019.

Figure 4. – Ville socialiste Hugo Chávez.

© YW, 2017-2019.

17Ces villes socialistes s’inspirent finalement du concept de « villes nouvelles » tel que développé en France, mais s’en distinguent par les nouvelles pratiques autonomes qui sont proposées aux habitants. La vie publique et sociale doit s’y organiser avec l’inclusion de services (mobilité, services administratifs, fourniture d’eau, d’énergie, services alimentaires…), et surtout d’une agriculture urbaine et citoyenne organisée et réalisée par les habitants eux-mêmes. Ces fondements du modèle théorique seront esquissés en quatre moments : en premier lieu, la forme de la ville et l’origine des décisions qui l’ont créée ; ensuite la qualité de vie et le fonctionnement d’un type de carte qui participe de la gestion quotidienne ; en troisième lieu, un point sur l’agriculture urbaine et la possibilité d’insérer de nouvelles pratiques ; enfin, la construction des logements collectifs et le marketing politico-territorial développé dans cette opération.

18Afin d’atteindre ses objectifs de construction massive et rapide de logements, le gouvernement a défini des dispositifs définissant plusieurs types de « zones22 » territoriales selon des critères géographiques et d’urgence en termes d’occupation, de risque et de danger. Il a alors eu recours à des procédures opérationnelles de construction assez atypiques, sans appel à projets et par adjudication directe de marchés publics, tout en ouvrant un concours aux constructeurs étrangers issus de pays « alliés ».

19Pour développer sa capacité technique et opérationnelle, le gouvernement s’est tourné vers ses principaux partenaires internationaux : la Chine, la Russie, la Biélorussie, l’Iran, Cuba et la Turquie. Avant la GMVV, le système de construction le plus conventionnel pour le logement social au Venezuela se caractérise par une structure de poteaux et de poutres en béton et par des parois généralement en briques creuses ou parfois en parpaings et une hauteur moyenne de 4 étages. La GMVV s’appuie souvent sur des modèles de construction à structure métallique, standardisée et préfabriquée, avec surtout la production de tours dépassant les 10 étages. D’autres éléments constructifs tels que les ascenseurs demandent une technologie et une gestion sophistiquées pour un tel contexte, tandis que l’utilisation de fenêtres préfabriquées de petites dimensions et disposées en façade de façon répétitive traduit une faible réflexion architecturale.

20Par ailleurs, avant la mise en place de la GMVV, des maisons individuelles appelées petrocasa23 ont été fabriquées à l’aide de pièces modulaires et de panneaux de polychlorure de vinyle (PVC). Leur assemblage est assez rapide et simple. Le principe constructif de la petrocasa a été récupéré par la GMVV sous forme d’habitat en hauteur (dix étages et plus, voir figures 5 et 6). Certains habitants affirment que les murs en PVC ne sont pas de vrais murs, car ils ne leur permettent pas d’accrocher des tableaux ou, pour les plus ironiques, qu’ils vivent dans un réfrigérateur. Le matériau considéré comme le plus noble ou de bonne qualité dans la perception des habitants reste toujours le parpaing, moellon gris ou brique rouge pour constituer les murs24. Enfin, la présence voire l’empreinte des constructeurs internationaux influe sur l’appropriation de ce nouvel habitat par les habitants. Certains associent leurs quartiers aux nationalités des partenaires, créant de nouvelles identités : « Le quartier chinois, russe, biélorusse, cubain »… mais jamais vénézuélien.

Figures 5. – GMVV, panneaux PVC, Montalbán, Caracas.

© YW, 2017-2019.

Figures 6. – GMVV, panneaux PVC, Montalbán, Caracas.

© YW, 2017-2019.

La ville socialiste Ciudad Caribia

Figure 7. – Ville socialiste Ciudad Tiuna, Caracas (accord avec la Chine, la Russie, la Biélorussie).

© YW, 2017-2019.

Figure 8. – Ciudad Caribia.

© Fondation mission Habitat, 2013.

21L’expression « ville socialiste » établit une relation entre une entité spatiale et un système idéologique, politique, économique et social25. Une des premières idées de la ville révolutionnaire et socialiste est que les rapports entre classes sociales, appelés à disparaître, doivent être – tant qu’ils existent – reconnaissables dans la lecture de la ville26. En un sens, la ville socialiste Ciudad Caribia, située entre le district fédéral et l’État de la Guaira, au sud de la côte caribéenne et au nord de la vallée de Caracas, est un véritable champ d’expérimentation urbain, sociologique et politique. Elle s’est développée à partir de 2010 et doit accueillir 20 000 familles. Son domaine est très étendu et implanté au milieu de sommets montagneux où aucun service de base n’était disponible lors de sa création. Au niveau urbain, elle est construite sur quatre terrasses avec des dénivelées qui se sont converties en microquartiers.

22Les propos de l’architecte Juan Pedro Posani tenus en 2016 lors du forum « GMVV, réalités et perspectives pour renforcer l’habitat communautaire27 », permettent de mieux comprendre ce qui a motivé cette politique territoriale d’envergure :

« J’ai eu l’opportunité de me référer à l’une des réalisations les plus désastreuses qui est celle de Ciudad Chávez et Ciudad Caribia, nous parlons d’une cascade d’erreurs qui sont en train de se commettre. La plus grande erreur provient du commandant Chávez, qui survolant en hélicoptère et avec les meilleures intentions, dit “là, c’est où nous pouvons construire une ville nouvelle28”. Ciudad Caribia, ce sont des logements et encore des logements placés d’une certaine manière, sans cohésion entre eux. Ce qui sauve cette ville, c’est le fait que la communauté même doit se concerter parce qu’elle se rend compte qu’elle fait face à des problèmes identiques qui ne peuvent se résoudre qu’en agissant ensemble, il n’y a pas d’autre issue. L’unique salut que puisse avoir Ciudad Caribia réside dans ses habitants, en formant un groupe politique qui fonctionne de manière organisée résolvant ainsi ses problèmes. »

23Pour des habitants comme Ana29, instructrice politique et militante du Parti socialiste unifié du Venezuela (PSUV) au pouvoir, Ciudad Caribia reproduit « d’anciens modèles individualistes » :

YW. — Pensez-vous que la ville pourrait être le lieu adéquat pour que la transformation sociale se produise ?
Ana. — Le travail social et politique devient plus difficile pour nous parce que, même si on ne visualise pas la ville socialiste comme elle est conçue, elle reproduit les vieilles valeurs. Je voudrais pour de vrai que la transformation soit réelle, si on peut y arriver. Ça ne se fera pas du jour au lendemain, mais il faut que l’on connaisse réellement les éléments qui influent pour que ça se produise. Ici, je considère, moi, la forme selon laquelle elle a été conçue, cette ville reproduit les mêmes valeurs, parce que ce sont les mêmes immeubles, même si tu ne le crois pas, ils solutionnent une certaine problématique [loger les personnes], mais ils reproduisent la conception individuelle [une ville isolée et des appartements conçus sur un mode de vie individuel].

24Dans cet extrait, l’envie de création d’une ville nouvelle comportant un nouveau type d’espace politique apparaît clairement, mais elle se heurte à des difficultés évidentes de mise en place. Ana se réfère à la construction des bâtiments sans espaces publics de concertation où elle pourrait et souhaiterait promouvoir la politique. Elle considère comme une « grande erreur » l’absence d’engagement politique des habitants vis-à-vis de la planification de la ville. Lors de notre terrain à Ciudad Caribia, les quatre terrasses ou terre-pleins construits étaient, selon plusieurs interlocuteurs, distincts sociologiquement les uns des autres, formant des quartiers à part entière. Ainsi, Ana comme d’autres leaders politiques interviewés regrettent que certaines de ces « terrasses-quartiers » présentent une connotation de « classe moyenne ». Toujours selon ces témoignages, les pratiques entre terrasses-quartiers s’organisent au gré de l’échelle sociale : depuis une terrasse dite « classe privilégiée » regroupant des employés et fonctionnaires, les habitants n’hésitent pas à solliciter une autre terrasse perçue socialement inférieure pour répondre à des besoins et services comme la plomberie, l’électricité et la maçonnerie. Ces pratiques, selon les leaders politiques, ressemblent au « modèle individualiste », reproduisant les « vieilles valeurs », loin des transformations sociales attendues (voir les photos suivantes).

Figure 9. – Ciudad Caribia.

© Fondation mission Habitat, 2013.

Figure 10. – Terrasses Ciudad Caribia GMVV.

© YW 2019.

Figure 11. – Terrasse B, GMVV Ciudad Caribia.

© YW, 2017-2019.

Figure 12. – GMVV Ciudad Caribia.

© YW 2017.

25On a pu observer comment certains habitants sont moins favorisés que d’autres au regard de leur qualité de vie, car n’ayant ni véhicule ni accès à des transports en commun.

Qualité de vie et gestion territoriale à Ciudad Caribia

26Les notions de qualité de vie et de bien-être peuvent renvoyer à la perception de bonheur ou de confort dans l’habitat, et la recherche du bien-être relève des nécessités de logement au sens large, au vu des possibles relations sociales que l’abri peut offrir30.

27Juanita, Maria, Douglas, Laura et Karla, habitants de Ciudad Caribia, évoquent les difficultés rencontrées au quotidien sur la fourniture des services :

YW. — Avez-vous l’eau courante, l’électricité ?
Juanita. — Oui, ça vient mardi, dimanche et jeudi.
Maria. — L’eau, c’est à nous de l’acheter par citernes. Pour l’électricité, ils ont mis une arrivée, mais l’installation est incomplète depuis trois ans, et ils doivent réparer certaines choses. Chacun a un réservoir et chaque fois que le camion-citerne passe, on achète l’eau individuellement.
Douglas. — Non, l’eau vient les dimanches et part les mercredis.
YW. — Et les autres jours comment faites-vous ? Avez-vous un réservoir ?
Douglas. — Ils ouvrent l’eau une heure tous les jours et on remplit les réservoirs.
YW. — Avez-vous un service de ramassage des ordures régulier ?
Laura. — Ah, ça ne vient pas depuis un moment. Tout le monde prend ses poubelles le matin pour ne pas les avoir devant la maison.
Karla. — Nous n’avons pas de vide-ordures, tout le monde descend sa poubelle, nous avons des problèmes avec les ordures parce qu’ils ne viennent pas les prendre. Ça arrive aussi avec le gaz, nous avons la tuyauterie, mais pas l’installation. L’eau vient un jour oui et un jour non ! Cela fait partie des tâches du conseil communautaire d’être au courant et de réclamer les services.
YW. — Est-ce que les transports publics arrivent jusqu’ici ?
Karla. — Oui, maintenant oui, il y a TransCaribia et BusCaribia. Avant, on n’avait que trois bus dans la journée, il fallait se lever très tôt pour prendre le bus à 6 h et on revenait très tard. Parfois, on gardait les enfants au boulot parce que c’était impossible de rentrer à la maison pendant la journée. Nous sommes trop loin de la ville.

28Les notions de confort, de bien-être et de qualité d’un logement peuvent varier selon la capacité d’adaptation des habitants et leurs façons de percevoir leur environnement. Par exemple, le fait que l’eau ou l’électricité soient intermittentes est considéré acceptable par certains habitants, d’autant que tous vivaient en habitat informel. Mais, dans cette ville nouvelle, ils sont non seulement exempts de services de base quotidiens (ce que d’aucuns peuvent mettre sur le compte de la situation de crise au niveau national), mais aussi isolés en comparaison avec leurs anciens quartiers. Seule la détention d’un « toit » situe les habitants dans une forme de confort, aussi incertain soit-il.

29Beaucoup d’habitants confient se sentir abandonnés : l’éloignement géographique de la ville revient souvent, même s’ils sont fiers de leurs capacités d’adaptation à ces conditions de vie. Pour d’autres, cet éloignement et isolement relatif n’est pas un problème. Ils n’en demeurent pas moins conscients qu’ils vivent dans un autre univers, « un brouillard constant, avec entre-deux et trois degrés de température de moins qu’à Caracas », où « vous ressentez l’espace vierge, avec des animaux traversant des routes qui sont toujours en terre battue » – et où néanmoins « on profite d’une atmosphère chaleureuse ». Mais au bout du compte, dans la situation de crise actuelle, le niveau de service – d’eau, de collecte des déchets, de bus ou encore le marché – ne diffère pas substantiellement de celui existant dans les quartiers précaires des agglomérations urbaines (voir les photos suivantes).

Figure 13. – Espace de récollection de déchets.

© YW, 2017-2019.

Figure 14. – Arrêt de bus.

© YW, 2017-2019.

Figure 15. – Citernes ou service d’eau à Ciudad Caribia.

© YW, 2017-2019.

Figure 16. – Marché informel.

© YW 2018-2019.

30Ciudad Caribia, comme la plupart des villes socialistes, est éloignée de tout centre administratif, c’est pourquoi selon Xiomara Alfaro, « Autorité unique » – équivalent du maire pour les villes socialistes –, elle a été pensée pour avoir la capacité de fonctionner de manière autonome.

31Sur notre terrain, le service administratif d’identification, migration et immigration (SAIME) est l’institution chargée de traiter principalement la carte d’identité, mais aussi les passeports et surtout la carte de la patrie. Munie d’un QR code, celle-ci recense à la fois l’adhésion individuelle à un parti politique ou à des organisations sociales (appelées « mouvements sociaux »), et les missions ou aides dont l’individu bénéficie. Elle n’est pas obligatoire, mais requise pour avoir accès à un carton alimentaire des comités locaux d’approvisionnement et de production (CLAP), mais aussi à un logement social. D’après Margarita López Maya31, « en réponse à la non-gouvernabilité extrême [de] la vie quotidienne […], la carte de la patrie et les CLAP sont les nouveaux circuits clientélistes par lesquels transitent les ressources publiques en échange de loyauté politique ». Comme elles sont « contrôlées par les militaires » ou alors « directement par le parti », dans les faits « les communes n’y interviennent que de manière ponctuelle », et « le contrôle communautaire brille par son absence ».

Figure 17.a. – Recto de la carte de la patrie.

Côté droit, les silhouettes de Chávez et Simón Bolívar, et la mention « Venezuela indestructible » autour du logo avec des cœurs multicolores (évoquant la dernière campagne présidentielle de « Chávez, cœur de la patrie », associée au lancement de la GMVV).

© YW, 2017-2019.

Figure 17.b. – Verso de la carte de la patrie.

Côté droit, les silhouettes de Chávez et Simón Bolívar, et la mention « Venezuela indestructible » autour du logo avec des cœurs multicolores (évoquant la dernière campagne présidentielle de « Chávez, cœur de la patrie », associée au lancement de la GMVV).

© YW, 2017-2019.

32Alors que plusieurs observateurs constatent que la carte de la patrie est devenue un instrument de manipulation et de répression gouvernementale, les habitants soulignent eux-mêmes l’existence de dérives partisanes. Ainsi, lors des manifestations massives qui ont secoué le pays en 2017, les habitants de la GMVV se sont plaints de trouver sur leur façade le même symbole, un cercle rouge rayé (Ø), et ont accusé les collectifs armés progouvernementaux de marquer les maisons des opposants. Si l’opposition et les dissidents voient à travers ces outils administratifs et cette gestion des territoires un nouveau moyen de contrôler les citoyens, le gouvernement campe sur ses positions, balayant ces critiques d’un revers de main. Selon lui, la carte de la patrie permet de combattre la corruption et d’organiser les missions.

Les nouvelles pratiques et l’incorporation d’une agriculture urbaine. Le paysan malgré lui

33Dans ce projet de ville socialiste, des terrains sont mis à la disposition des habitants selon un modèle d’agriculture urbaine. Le principe est régi par la loi des semences (2015) et vise une certaine autonomie alimentaire de la ville. Terres et semences sont livrées aux conseils communaux, charge aux habitants d’en organiser l’exploitation. Or, deux points de vue s’affrontent ici : l’enthousiasme des personnes qui travaillaient déjà dans le secteur agricole et le désintérêt des citoyens qui ne sont pas familiers avec l’agriculture. Pour d’aucuns « ils préfèrent venir chercher le produit final, certains disent qu’ils ne se saliront pas les mains avec la terre, ou qu’il fait trop chaud, ou trop froid, ou qu’il y a beaucoup de travail », tandis que pour d’autres « s’ils ne sont pas nés en train de le faire, ils ne vont pas prendre la peine de l’apprendre ».

34Certaines personnes reconnaissent et valorisent le travail agricole, mais elles se refusent à le faire elles-mêmes. Dans cette activité, la demande de main-d’œuvre est importante et la hiérarchisation des tâches est forte. Mais la plupart des habitants signalent qu’ils préfèrent « ne pas attirer l’attention », prétendre à un revenu bas, et développer d’autres activités.

35Mergüin, 42 ans, leader politique de Ciudad Caribia dont on peut dire qu’il a plus de poids que l’Autorité unique, est fortement engagé sur la création de la ville socialiste et « le processus de transformation de la société ». Se définissant lui-même comme un être « politico-social », il questionne les modalités de création de cette ville à travers le travail communautaire dans la production de semis :

YW. — La population participe-t-elle, pratiquement, aux semailles ?
Mergüin32. — Ici c’est un sujet, les semailles. Toute ma vie, j’ai été contre certaines décisions officielles avec les semences. Parce que je viens de la campagne, alors travailler la terre c’est ma vocation. Les gens viennent de Caracas, ils travaillent dans les services, pas dans l’agriculture.
YW. — Ne crois-tu pas que les gens peuvent s’adapter ?
Mergüin. — Ils ont tous fait des efforts, mais ils ont fini par abandonner, travailler la terre est le plus dur métier qui soit.
YW. — Qu’est-ce que tu suggères ?
Mergüin. — Il y a beaucoup de choses, accompagner réellement les gens, les guider dans tous les processus. Regarde un thème qu’il y a, c’est que la communauté ne considère pas les conseils communaux comme crédibles. Les gens n’aiment pas faire autre chose que ce qu’ils ont fait toute leur vie.

36Si certains habitants affirment leur souhait de transformation sociale, cette utopie de la ville communale et socialiste se transmet-elle entre générations ? Arianelis, 9 ans et fille de fonctionnaire au SAIME de Ciudad Caribia, témoigne de son désintérêt pour la terre :

YW. — Ce serait une ville entière avec des animaux, des endroits pour marcher et partager, des endroits pour cultiver des plantes alimentaires qui devraient être ensuite consommées par les habitants.
Arianelis
. — Vraiment ? Et qui va le faire ?
YW. — Eh bien, tout le monde, les habitants d’ici, l’idée est que les gens qui vivent à Ciudad Caribia le fassent. Collaboreras-tu si tu devais faire de l’agriculture ici ?
Arianelis
. — Nous sommes pauvres, sans argent et cela ne m’intéresse pas.

Figure 18.a. – Des paysages de zones d’élevage, de cultures et ambiances rurales à Ciudad Caribia.

© YW 2018-2019.

Figure 18.b. – Des paysages de zones d’élevage, de cultures et ambiances rurales à Ciudad Caribia.

© YW 2018-2019.

37Dans ses préconisations, le gouvernement évoque la transition vers un modèle « écosocialiste », loin des intérêts mercantiles et garant de la souveraineté agroalimentaire. Or, ce « modèle » devient caduc dès lors que les citoyens qui s’installent dans ces villes socialistes vivaient auparavant dans des barrios où ils exerçaient une activité purement urbaine. À Ciudad Caribia, de vastes zones prévues à cet effet sont en friche. Les habitants préfèrent se consacrer à leurs anciennes activités et participer à un modèle plus classique, plus mercantile, en restant acheteurs plutôt que producteurs d’aliments.

Logements collectifs et marketing territorial dans l’État communal

38En pratique, la GMVV développe une architecture particulière, censée incarner la volonté de réforme politique et idéologique de la société. Selon les architectes proches du gouvernement Posani, Vivas33 et Rodríguez, en théorie, l’individu ne devrait plus se penser selon les codes capitalistes, mais à partir d’un « modèle indigène », comme un « retour aux origines » des Yanomami et Wayúus34, lesquels vivaient en communauté et en collectivité. Ils dessinent un parallèle entre les indigènes, la Pachamama (terre-mère) et leurs pratiques d’habiter et de partager en commun. Dans leur proposition tout doit être « socialisé » sans qu’il n’y ait plus de possibilités de privatisation des biens. Dans ce cadre, le logement collectif est, selon Fruto Vivas, pensé pour être habité sous une forme collective, comme il l’a expliqué lors du Forum GMVV de 2016 :

« La conception des appartements ou des logements doit être révolutionnée, quel est l’intérêt de multiplier les machines à laver et les séchoirs individuels, un jeu dans chaque unité, comme le fait depuis des années, la petite bourgeoisie dans tous les pays capitalistes développés, alors qu’ils peuvent parfaitement s’intégrer dans des locaux communs avec une grande efficacité ? Ne pas le faire serait une grave erreur politique. »

39Si Juan Pedro Posani avance aussi que le logement collectif est pensé pour être habité sous une forme collective, J.-C. Rodríguez rappelle que la GMVV ne peut pas continuer à penser l’objet logement tel un objet « fétiche », « magique », « religieux » qui transformera la société. Ce ne serait pas l’objet qui se « collectivise » ou qui est « commun », mais son processus de production et de gestion35. Sur le terrain, il apparaît en effet que le fait de continuer à concevoir le logement social et ses usages de façon individualisée ne rend pas lisible une forme d’occupation collective ou une forte participation telle que proposée par le programme.

40Si les concepts architecturaux qui accompagnent la réalisation de la GMVV demeurent de l’ordre du vœu pieux, le marketing politico-territorial progouvernemental, lui, est déployé de façon concrète et systématique à l’ensemble de ces productions. La signature de Chávez et ses yeux en format géant sont apposés sur les façades des bâtiments, dans les halls d’accès ou à l’extérieur et espaces communs. À Ciudad Caribia, comme dans toutes les autres villes socialistes à l’entrée desquelles on trouve le logo de la GMVV, une place abrite un buste ou une statue de Chávez, des avenues ou rues portent son nom et nombre de murs exposent des fresques à la gloire du Comandante et de la Révolution bolivarienne. De fait, certains habitants appellent même leur logement les « maisons de Chávez », et déclarent « recevoir » ces maisons ou appartements comme un « cadeau » de la part du président, l’État en reste d’ailleurs symboliquement « propriétaire36 ». En tout état de cause, tout se passe comme si Chávez ou l’État – les deux étant ici confondus – garantissait les aides aux plus démunis et qu’en contrepartie, les Vénézuéliens devaient faire preuve de respect et de fidélité politique au gouvernement en place, même après sa mort. C’est là un échange symbolique qui dépasse de loin le simple clientélisme ou le prosélytisme politique37.

Figure 19.a. – Série GMVV.

© YW 2017-2018.

Figure 19.b. – Série GMVV.

© YW 2017-2018.

Conclusion

41Les effets dissimulés de la mission GMVV, apparus au gré des terrains, touchent aux relations entre le pouvoir d’État et les habitants, à la gestion administrative des territoires comme à la production de la ville, et à la qualité de vie de ses habitants. Cette coexistence entre deux pouvoirs territoriaux, ce chevauchement administratif entre les périmètres des nouvelles et anciennes lois avec des instruments de planification spatiale différents, des responsables eux-mêmes dissemblables et des niveaux de gouvernance et de légitimité inégaux se traduit in fine par un vide décisionnel du pouvoir local dans la gestion quotidienne des services. La perte des moyens d’action des « anciennes » municipalités a amené voire contraint les habitants à prendre en charge les services de base comme la gestion des déchets par les conseils communaux ou la maintenance des bâtiments par les comités de gestion multifamiliale, mais sans l’expertise et les moyens adéquats à la réalisation de ces tâches. Les résultats observés à Ciudad Caribia sont pour le moins alarmants, à l’instar de l’absence d’eau courante ou de transports en commun réguliers. Dans cette transition institutionnelle, on peut s’interroger sur les intentions du gouvernement en matière de politiques publiques et de conception clientéliste de la citoyenneté. Les différents exemples présentés dans le texte, qu’il s’agisse des modes de construction de la ville socialiste ou de la carte de la patrie, soulignent la dépendance de plus en plus marquée des habitants à l’exécutif national, avec une triangulation qui apparaît plus fortement entre les conseils communaux, l’État et l’armée.

42Comme on l’a vu, la GMVV institue, outre des rapports clientélaires avec le parti au pouvoir, une sorte de dette morale nouvelle, associée à une relation de gratitude des bénéficiaires vis-à-vis du gouvernement. Car c’est bien à un « grand rêve » social – pour reprendre les termes des habitants –, que la GMVV leur a permis d’accéder.

43Nos entretiens ont cependant mis en évidence nombre de dysfonctionnements touchant à leur cadre de vie et révélant des carences sur les services urbains, aboutissant à adaptation, résistance et résilience. Cet espace d’enquête a été pour eux l’occasion d’exprimer les précarités dans lesquelles ils se trouvent, même si la plainte fait partie de leur vie quotidienne et qu’ils ne s’attendent pas à se voir proposer des solutions en réponse à leurs demandes. Ils saisissent finalement les équivoques du discours de l’État : c’est bien à eux, comme ils peuvent, de régler la gestion de leur lieu de vie. Force est de constater l’incapacité de l’État socialiste vénézuélien à avoir pu modifier concrètement la vie matérielle de ses habitants. Le gouvernement montre là son impuissance face à la crise du logement et à la résorption de la pauvreté, contrat sur lequel il n’a pourtant de cesse de s’engager, mais qui reste ne va guère au-delà du discours et de la rhétorique.

44En matière architecturale, la production actuelle de la GMVV, entreprise en 2011 dans l’urgence, a conduit l’État à livrer des logements standardisés au détriment d’une planification d’ensemble. En avril 2012, le gouvernement affirmait que la GMVV avait créé 3,5 millions de logements et maintenait que ce chiffre serait porté à 5 millions d’ici à 2025. D’une part, ces annonces font état d’un rythme de croissance incohérent, au regard des besoins réels de la société vénézuélienne, qui selon la Chambre de construction (CVC) étaient estimés à 1,2 million en 2011. D’autre part, si nous partons sur un ratio d’occupation entre 4 et 5 personnes par appartement, les trois quarts de la population vivraient dans ces opérations d’ici 4 ans. Or, il suffit de traverser Caracas pour constater la présence de barrios tout autour de la ville ; une déambulation la nuit dévoile des quartiers informels entièrement illuminés, a fortiori habités. Ces simples observations pointent la faible crédibilité du discours et des chiffres officiels – pour beaucoup « délirants » – autour de la production de logements.

Notes de bas de page

1Hugo Rafael Chávez Frías est un militaire devenu célèbre après un putsch raté en 1992 et élu à la tête d’une coalition de gauche en 1998. Nicolás Maduro, ex-syndicaliste, a été élu président après la mort de Chávez en 2013.

2En 1999, une assemblée constituante élue au suffrage universel rédige la Constitution de la République bolivarienne du Venezuela (CRBV), qui est approuvée par référendum populaire – une première après 26 constitutions successives.

3Les missions ont été regroupées en 2014 dans le « Système national de missions, grandes missions et micro-missions Hugo Chávez ».

4Le Plan de la patrie, ou Deuxième plan socialiste de développement économique et social, est une série de programmes présentés par Chávez pour la période présidentielle 2013-2019 et par Maduro pour 2019-2025.

5Giordani Jorge, « Testimonio y responsabilidad ante la historia », Aporrea, 18 juin 2014.

6PROVEA, Situación de los derechos humanos en Venezuela. Informe anual 2019, 2019, [https://provea.org/wp-content/uploads/2020/06/12ViviendaAdecuada-3.pdf].

7Cámara venezolana de la construcción (CVC), Construyendo la Venezuela que queremos, 2017, [http://www.cvc.com.ve/docs/2017210130653PropuestasCVC-doc.pdf].

8Crise aggravée à partir de 2014 par la chute des cours de pétrole, dont dépend largement l’économie. Entre 2012 et 2018, l’inflation explose et le PIB diminue des deux tiers tandis que plus de 4,6 des 30 millions d’habitants ont déjà émigré, selon le haut-commissariat des Nations unies aux réfugiés.

9Gobierno de Venezuela, Gran Misión Vivienda Venezuela años 2011-2012, Caracas, 2013.

10La toponymie faisant l’objet d’une stratégie de réécriture de l’histoire à toutes les échelles du territoire, l’État de Vargas a été rebaptisé en 2019 État de La Guaira (d’après une municipalité éponyme) le gouvernement bolivarien souhaitant effacer le nom de José Maria Vargas (1786-1854), médecin et homme d’État jugé trop antimilitariste.

11Les CTU (décret présidentiel no 1666 en 2002) luttent pour l’inclusion et la reconnaissance juridique des constructions informelles, et la régularisation urbaine et physique des taudis. Environ 7 000 CTU ont été formés dans le pays, chacune avec un rattachement territorial spécifique et un maximum de 200 familles.

12Les CP préconisent la création de « communautés socialistes autogérées » basées sur la propriété collective et le travail solidaire.

13Azzellini Dario, Communes and Workers’ Control in Venezuela Building 21st Century Socialism from Below, Chicago, Éditions Haymarket Books, coll. « Historical Materialism », 2017.

14Selon la CRBV, le Venezuela est un État fédéral divisé en 23 États (plus la capitale), 335 municipalités autonomes et 1 146 paroisses. La « ville » ou métropole est sous l’égide d’une mairie centrale (alcaldía), la « municipalité » est administrée par une mairie de secteur (municipio), la « paroisse » est l’équivalent du quartier (parroquia).

15Constitution de la République bolivarienne du Venezuela (1999) : Gazette officielle de la République bolivarienne du Venezuela 39335 du 28 décembre 2009. Le gouvernement envisage désormais la mise en place de deux nouveaux pouvoirs publics : en plus des cinq de la CRBV de 1999 (exécutif, législatif, judiciaire, électoral, citoyen) : les pouvoirs populaire et militaire républicain.

16Commet Mathieu, « Une révolution dans la révolution ? », in Olivier Compagnon, Julien Rebotier et Sandrine Revet (dir.), Le Venezuela au-delà du mythe : Chávez, la démocratie, le changement social, Paris, Éditions de l’Atelier, 2009, p. 108.

17López Maya Margarita, « Participación y poder popular en Venezuela: antes y ahora », Revista Historia, 3e année, no 3, 2012, p. 53-77.

18Lander Edgardo, El Estado y las tensiones de la participación popular en Venezuela, OSAL, Buenos Aires, CLACSO, 8e année, no 22, 2007.

19Vásquez Lezama Paula, Pays hors service, Venezuela : De l’utopie au chaos, Paris, Éditions Buchet/Chastel, 2019.

20En plus des CTU et des CP, le Mouvement de locataires, le Mouvement d’occupants d’immeubles organisés (MOEOV), le Front de groupes organisés pour le bien vivre et les travailleurs résidentiels (TRV).

21Merlin Pierre, Morphologie urbaine et parcellaire, Saint-Denis, Presses universitaires de Vincennes, 1989.

22Les zones d’urgence habitées (AREHA), zones de risque (ZORI), zones de danger potentiel (ZOPO), zones de danger imminent (ZOPI), et les zones vitales de logements et de résidences (AVIVIR).

23Au Venezuela, vers 2007, la production de logements appelés petrocasas, de « petro » : pétrole et casa : maison, parfois appelés aussi oil house en anglais, était en plein essor. Leur particularité consistait en l’utilisation du PVC comme matériau de base pour leur fabrication.

24Wilson Yaneira, « Le logement social au xxie siècle au Venezuela : l’État après la catastrophe », Les Cahiers de la recherche architecturale urbaine et paysagère, no 8, 2020.

25Coudroy de Lille Lydia, « Introduction », Histoire urbaine, 25(2), 2009, p. 5-13.

26Médam Alain, La ville-censure, Barcelone, Anthropos, 1971.

27Le forum, public et parrainé par le ministère du Pouvoir populaire pour le logement et l’habitat, s’est déroulé du 3 au 5 août 2016 au siège de l’entreprise pétrolière nationale PDVSA à Caracas, en présence d’architectes d’envergure internationale, tels J. P. Posani, Fruto Vivas et Juan Carlos Rodríguez (responsable de Camp de Pionniers).

28On pourrait faire le parallèle avec ces propos de Charles de Gaulle au début des années 1960 : « Cette banlieue parisienne, on ne sait pas ce que c’est ! Delouvrier, mettez-moi de l’ordre dans ce bordel » commandait-il à son grand commis Paul Delouvrier, l’un des principaux artisans de la planification qui a remodelé la France pendant les Trente Glorieuses, et créateur dans les années 1970 des « villes nouvelles ».

29Entretien avec A. Pérez mené en 2017.

30Fijalkow Yankel, Sociologie du logement, Paris, La Découverte, coll. « Repères », 2011.

31López Maya Margarita, « El colapso de Venezuela: ¿qué sigue? », Pensamiento Propio, no 47, 2018, p. 13-35.

32Entretien avec M. Sanchez, Ciudad Caribia, 2017.

33Fruto Vivas, architecte vénézuélien, diplômé de l’UCV en 1956. Il a toujours manifesté sa pensée politique, d’inclination communiste, comme base du discours de projets visant à résoudre le problème du logement au Venezuela.

34Les Wayúu sont aussi appelés Guajiros, terme qui selon l’Académie royale espagnole provient de l’antillais arahuaco et signifie « Monsieur, personnage puissant ».

35Wilson Yaneira, « Faire du logement social un bien commun ? Regards vénézuéliens », Métropolitiques, 2021.

36En 2011, l’État vénézuélien garantit le droit à la propriété « familiale » et « multifamiliale » des unités collectives construites dans le cadre de la GMVV. Dans les faits, l’État veut maintenir son pouvoir hiérarchique sur le territoire et sur les habitants et parallèlement, les habitants veulent un titre de propriété garantissant leur tranquillité dans leur logement.

37Wilson Yaneira, « Marketing politico-territorial dans l’espace public et dans la politique du logement social : l’exemple de la Révolution bolivarienne », in Xenia Fuster, Daryslayda Sosa et Yaneira Wilson (dir.), Habiter les villes latino-américaines : débats, réflexions et enjeux de la recherche urbaine, Paris, L’Harmattan, coll. « Habitat et sociétés », 2021, p. 289-314.

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