Une conjoncture critique pour les politiques sociales au Brésil ?
L’ère post-PT et le gouvernement Temer (2016-2018)
p. 27-38
Texte intégral
Introduction
1La thématique de la pink tide, ou marée rose, a dominé l’agenda de recherche sur l’Amérique latine avec l’arrivée au pouvoir exécutif de gouvernements issus de différentes tendances de gauche (centre-gauche, gauche, gauche sociale-démocrate, gauche altermondialiste, gauche révolutionnaire…), principalement à la fin des années 1990 et au cours des années 2000. Ce terme est apparu dans le discours public dans les années qui ont suivi la victoire d’Hugo Chávez aux élections présidentielles vénézuéliennes de 1998, puis celles de Luiz Inácio Lula da Silva (Lula) au Brésil et Nestor Kirchner en Argentine1. Cette grande vague, qui a atteint le Chili, le Brésil, l’Argentine, l’Uruguay, le Paraguay, la Bolivie, le Nicaragua, l’Équateur et le Guatemala, a fait couler beaucoup d’encre quant aux perspectives de transformation sociale et à l’affirmation de la souveraineté des pays latino-américains vis-à-vis des politiques étatsuniennes dans la région.
2Puis la marée de gauche a progressivement reflué, faisant place à de forts courants de droite et d’extrême droite. Dans les dernières années, des candidats et des partis de droite ont commencé à occuper une place importante dans les corps législatifs et, dans certains cas, ont accédé au pouvoir exécutif. Observer et comprendre les effets de ce nouvel horizon en Amérique latine est devenu une des préoccupations majeures des universitaires et des chercheurs latinos américanistes.
3Ces transitions offrent l’occasion d’examiner la consolidation démocratique ainsi que d’appréhender l’ampleur des changements gouvernementaux intervenant dans « l’État au concret2 », c’est-à-dire en termes de transformation de l’action publique. Dans quelle mesure les « virages partisans » latino-américains connaissent-ils effectivement une traduction en termes de politiques publiques ?
4En matière sociale, la vague progressiste a produit une certaine expansion des politiques sociales et des services publics, contribuant à réduire la pauvreté extrême et dans une moindre mesure les inégalités3. Au Brésil, l’expansion et la création de programmes sociaux ont été l’une des principales vitrines électorales des treize années de gouvernement du Parti des travailleurs (PT)4. Cependant, aussitôt formée la vague des gouvernements de droite et d’extrême droite, des questionnements se font jour quant au devenir de ces politiques. Se pose plus largement la question de la redistribution sociale et fiscale, voire même de l’avenir des États-providence d’Amérique latine5.
5À la différence de ce qui s’est produit à l’arrivée au pouvoir des gouvernements de droite au Chili avec Sebastián Piñera (2010-2014), et en Argentine avec Mauricio Macri (2015-2019), le cas brésilien, comme on le verra, montre que dans un contexte de crise politico-économique majeure, avec une opposition affaiblie, il est plus facile de procéder à un désengagement pur et simple de l’État en matière de dépenses sociales6.
6Le Brésil a certainement vécu une « alternance critique », pour reprendre l’expression utilisée dans cet ouvrage, avec une transition politique contestée après la destitution de Dilma Rousseff (Parti de travailleurs) et l’investiture de son vice-président Michel Temer en 2016 (Parti du mouvement démocratique brésilien, PMDB). La combinaison d’une série de facteurs est à l’origine de la crise politico-institutionnelle qui a conduit à la destitution de D. Rousseff. Nous pouvons mentionner entre autres : les grandes mobilisations populaires de 2013 (as jornadas de julho) qui ont réuni dans les rues de vastes secteurs de la population contre la hausse du coût des transports publics et la facture du Mondial 2014, notamment les classes moyennes de plus en plus opposées au PT et à « la corruption » que ce parti était censé personnifier à lui seul ; les défaillances de l’État de droit par le recours à des processus légaux et judiciaires douteux dans le cadre de l’opération Lava Jato ; la crise de leadership du pouvoir exécutif ; les incursions de plus en plus importantes des militaires dans la vie politique… Certes, si cette transition peut être qualifiée de « critique » par son caractère inédit et par les contestations suscitées au sein de la classe politique et de la société civile, elle doit être prise également en considération comme motrice elle-même des changements en matière de politiques publiques et de droits sociaux.
7Deux ans plus tard, l’arrivée au pouvoir d’un président d’extrême droite, Jair M. Bolsonaro, a placé au centre du débat politique les interrogations sur le fonctionnement des institutions démocratiques et la capacité de « résistance » des institutions politiques et des acteurs de la bureaucratie pour éviter le démantèlement des politiques sociales.
8L’objectif de cette contribution est de mettre en lumière les changements et les continuités des politiques sociales observables dans le contexte de la crise politico-institutionnelle du Brésil contemporain. Dans un premier temps, il s’agira d’analyser en quoi les deux années du Temer ont représenté un moment de « conjoncture critique » pour les politiques sociales. Dans un deuxième temps, il sera question de dresser un panorama des types de changements intervenus en termes de politiques sociales dans les administrations de M. Temer et J. Bolsonaro.
Une conjoncture critique pour les politiques publiques : les années Temer (2016-2018)
9La transition du gouvernement de Dilma Roussef à celui de Michel Temer peut être appréhendée comme une « conjoncture critique » pour les politiques sociales : un moment de changement rapide et important dans lequel l’horizon s’ouvre pour des réformes institutionnelles majeures7. Le caractère « critique » d’une conjoncture donnée tient au fait qu’elle pousse aux arrangements institutionnels sur des chemins ou des trajectoires qui sont ensuite très difficiles à modifier8. On utilise ici la définition de Cappocia et Kelemen9, pour qui les conjonctures critiques représentent « des périodes relativement courtes au cours desquelles la probabilité que les choix des acteurs affectent le résultat est sensiblement accrue ». Pour ce qui a trait aux transformations des politiques sociales, la séquence 2016-2018 correspond à ce type de moment. En effet, cette séquence relativement courte révèle une grande rupture dans le développement historique « normal » du cadre institutionnel des politiques sociales. Par « développement normal », nous entendons les périodes plus ou moins stables (des routines sédimentées, des intérêts particuliers, des règles instituées…) ainsi que les périodes de changements incrémentaux et restreints. Les choix de réformes institutionnelles entrepris pendant les deux années du mandat de Temer se révèlent particulièrement difficiles à remettre en cause et enferment les politiques publiques dans une trajectoire spécifique, marquée notamment par un déficit structurel de financement que ce gouvernement est allé jusqu’à inscrire dans la Constitution.
Quand il n’est plus question de légitimité électorale…
10Si les moments critiques qui ouvrent une « fenêtre d’opportunité » pour les changements importants des politiques publiques surviennent généralement après une victoire électorale, lorsque les acteurs politiques peuvent revendiquer la légitimité issue des urnes, ceci n’a pas été le cas avec la transition gouvernementale de 2016. Sans rentrer dans le débat sur la rupture institutionnelle causée par une procédure de destitution présidentielle jugée illégitime par de nombreux analystes10, Michel Temer n’avait rien « à perdre » à mécontenter ses électeurs et n’avait pas à chercher à conserver un capital électoral, puisqu’il n’avait ni les premiers ni le deuxième11. Élu sur une liste d’alliance de centre-gauche conduite par le PT, Temer a mené des politiques économiques et sociales opposées à celles proposées par le programme électoral de sa liste.
11Ce tournant de l’action publique a été perçu comme une prise de pouvoir illégitime – et la preuve d’un coup d’État institutionnel – ; il a même amené la notion de « racket électoral » à émerger dans le débat. Une préfiguration formelle du changement est le plan programmatique rendu public par le parti de M. Temer (Mouvement démocratique brésilien, MDB12) en octobre 2015, sous le nom de Uma Ponte para o Futuro (Un pont vers l’avenir). Le principal axe du document présente un plan de « sauvetage » à l’appui d’un agenda néolibéral. On peut convoquer ici le terme de policy switch, développé notamment par la politologue Susan Stokes13 afin de décrire les cas de candidats élus avec un programme idéologique qui, après l’élection, adoptent un programme à la teneur idéologique opposée. Au Brésil, cette notion prend une tournure plus dramatique, étant définie comme estelionato eleitoral : une fraude ou un racket électoral. Selon le politiste brésilien Fábio Wanderley Reis, l’agenda politique de Michel Temer s’apparente bel et bien à une opération de cette espèce, ses idées n’ayant pas été avancées au cours de la campagne qui l’a vu élire comme vice-président14.
12Même les observateurs qui ne sont pas partisans de la thèse selon laquelle la crise ayant abouti à la destitution de 2016 dériverait de « causes institutionnelles » (soit d’un dysfonctionnement dans la coopération entre l’exécutif et le législatif) insistent sur le rôle crucial du jeu des acteurs15. D’une part, la destitution serait ainsi le résultat d’un manque de leadership et de l’incapacité du gouvernement Rousseff à proposer des mesures pour contenir la polarisation politique autour du clivage « anti/pro PT » et la crise économique qui augmentait depuis 2014. D’autre part, ceux qui ont entamé et ont fait avancer la procédure ont agi de façon à se protéger des affaires judiciaires. Comme l’énoncent Limongi et Cheibub Figueiredo :
« Les bénéficiaires directs de la destitution, Temer et son groupe proche, n’ont jamais guidé leur comportement politique par l’appréciation des idées et la bonne gestion des affaires publiques. Il [Temer] a accepté la direction de ce groupe qui a fait de l’élimination du PT du pouvoir la priorité numéro un. On peut débattre de qui a utilisé qui dans cette alliance, mais le fait est que Temer, Cunha et bien d’autres ont utilisé la mobilisation anti-PT pour arriver au pouvoir et, ainsi, augmenter leurs chances d’échapper aux accusations qui les menaçaient16. »
Une brèche temporelle dans le répertoire de radicalisation des politiques néolibérales
13Une fois arrivé à la tête de l’État, ce groupe d’acteurs saisit l’occasion de ce moment unique pour mettre en œuvre une politique de réduction des dépenses, profitant du climat politique (national mood) – pour reprendre l’expression de John Kingdon17 – où le récit dominant est celui d’un « Brésil en faillite » pour le redressement duquel des réformes fondamentales doivent être adoptées18. Le président de la Chambre des députés de l’époque, Rodrigo Maia, déclare alors : « Le Brésil a fait faillite. Les États sont en faillite. La demande des entreprises publiques et privées est permanente et doit être débattue ouvertement. La Sécurité sociale doit être modifiée. Il est important que nous ayons une Sécurité sociale saine et que la politique sociale soit faite avec le budget, et non en mélangeant ceux qui ont de vrais besoins avec ceux qui profitent de l’État brésilien19. » Relevons que cette problématique a été au cœur même de la procédure de destitution de D. Rousseff : cette dernière a été accusée d’enjoliver les comptes publics par un mécanisme nommé « pédalage budgétaire », lequel visait en grande partie à maintenir le financement de programmes sociaux20.
14Le processus de destitution de 2016 et les années de l’administration Temer ont ainsi été guidés par une thématique majeure : en finir avec l’excès de dépenses. En guise de réponse politique à la crise politique, les coupes budgétaires drastiques sont présentées comme la solution ultime, qui s’impose pour la poursuite des politiques sociales.
15Dès sa prise de fonction, les réformes engagées par le gouvernement Temer sont marquées par la « radicalisation des politiques néolibérales21 ». D’après l’économiste Fagnani : « La radicalisation du projet libéral, défait lors des quatre dernières élections, va dans le sens d’une impulsion à l’extrême de la réforme de l’État initiée dans les années 1990. L’objectif est de privatiser tout ce qui est possible, tant dans les infrastructures économiques que sociales22. » Un grand référentiel – celui de la radicalisation de réformes en faveur du marché – se déploie pour former un répertoire large de réformes libéralisantes.
16Si, au niveau économique, les choix faits en matière de politiques macroéconomiques ont heurté de plein fouet les politiques sociales, au niveau administratif la volonté de mettre en œuvre un deuxième plan de politiques sociales a été encore plus évidente. Ainsi, une des premières décisions a été de réformer l’administration : le secrétariat spécial aux Femmes et le ministère de la Sécurité sociale ont été supprimés, certaines responsabilités ont été transférées à d’autres ministères. Les secteurs dits « sociaux » ne perdent pas seulement une visibilité politique, mais ils font peu à l’objet d’un démantèlement actif.
Quid des politiques sociales ?
17L’alternance critique de 2016 a incontestablement affecté les politiques sociales au Brésil. La manière dont cette transformation s’est opérée reste une question à examiner. On peut émettre l’hypothèse que deux grands types de changements ont eu lieu. D’une part, des changements radicaux, adoptés dans un très court laps de temps, mais produisant des effets importants à long terme ; d’autre part des changements graduels dans les secteurs où les obstacles institutionnels aux réformes s’avéraient difficilement surmontables.
Les ruptures drastiques ou « l’amendement la fin du monde »
18Deux grands trains de réformes adoptés durant la période occasionnent des ruptures drastiques, remettant en cause le cadre institutionnel antérieur des politiques sociales.
19C’est tout d’abord au niveau du financement que les changements adoptés s’avéreront les plus impactants et les plus difficiles à remettre en question, en raison de l’adoption concomitante de l’amendement constitutionnel no 95, rebaptisé ironiquement « l’amendement de la fin du monde » ou « l’amendement constitutionnel de la méchanceté ». Le 24 mai 2016, le président Temer présente l’amendement constitutionnel de plafonnement des dépenses publiques23. Après avoir été approuvée par le Congrès et votée au Sénat, cette mesure a été promulguée le 15 décembre 2016, établissant un « gel » des dépenses fédérales pendant vingt ans, y compris pour l’éducation et la santé, corrigible seulement par l’inflation. Jusqu’alors, le gouvernement devait allouer à la santé au moins le montant dépensé l’année précédente, augmenté du taux de croissance du produit intérieur brut (PIB). De leur côté, les États et les municipalités devaient y investir respectivement 12 % et 15 % de leurs recettes fiscales nettes. Désormais, le nouveau régime fiscal a libéré les différentes échelles fédérales de l’obligation constitutionnelle de garantir un pourcentage minimum de leurs recettes fiscales pour la santé et l’éducation.
20Il convient de noter que la Constitution fédérale de 1988 – connue comme la « Constitution citoyenne » –, adoptée après une longue période de gouvernement dictatorial, comporte un paradoxe important : elle est très progressiste quand il s’agit de l’universalisation des droits sociaux, mais n’a pas prévu de façon de les financer entièrement24. Les gouvernements d’après la démocratisation se sont par conséquent tous confrontés à la difficulté de consolider et d’élargir les services sociaux, la santé et l’éducation.
21L’amendement constitutionnel no 95 adopté sous le gouvernement Temer est venu renforcer et institutionnaliser le sous-financement de l’éducation et du système de santé. Comme note Kerstenetzky, les réformateurs se sont servis de la maxime « la Constitution ne tient pas dans le budget » pour résoudre son paradoxe d’origine en rétractant les droits sociaux constitutionnels25. En outre, l’amendement représente « une solution conservatrice à l’impasse entre la structure fiscale et les politiques inclusives, préservant les politiques fiscales régressives et gelant les futures dépenses sociales26 ». Face au diagnostic de crise économique et au sous-financement des politiques, d’autres options auraient pu être adoptées, comme une réforme fiscale progressive. Cependant, le choix a été clair : une solution plus drastique et ayant des conséquences à très long terme, malgré le rejet de la plupart des Brésiliens qui s’opposaient à cette mesure27.
22Si réformer la sécurité sociale, et notamment le système de retraites, est une tâche compliquée demandant du temps et de la mise en consensus, c’est par le biais de la baisse des recettes que le gouvernement a accentué le démantèlement progressif du système de sécurité sociale. Des faveurs ont été accordées aux entreprises : par le biais du programme de redressement fiscal, leurs dettes ont pu désormais être réglées par des versements échelonnés et les amendes et les intérêts ont été réduits pour les fraudeurs fiscaux. Les États et les municipalités, ainsi que les grands propriétaires fonciers, ont également bénéficié d’un allègement de dette. Il s’agissait là d’un parti pris favorable aux intérêts des grandes banques et des fonds d’investissement. L’ajustement fiscal, opéré au détriment des droits sociaux, a favorisé l’expansion des systèmes médicaux et éducatifs privés, ainsi que celle des fonds de pension28. Les principales justifications avancées par le gouvernement Temer et par le Congrès pour mettre en place cette série de cadeaux fiscaux ont été les suivantes : offrir la possibilité aux entrepreneurs touchés par la crise de régulariser leur situation, retrouver la capacité d’investir et être en mesure de se mettre à jour de leurs obligations sociales et fiscales. Toutefois, selon le Fisc, les entreprises qui ont obtenu des réductions d’impôts sont en grande partie celles qui ont tiré le plus de profits au cours des années de paiement échelonné29.
23Une deuxième rupture drastique affectant les politiques sociales et les droits sociaux a été la série de réformes du droit du travail. Réformer le droit du travail a été l’un des principaux points dans l’agenda politique du gouvernement Temer. Selon Michel Temer lui-même, qui s’exprimait lors d’un évènement à Brasília en août 2016 : « [Je veux] combattre une certaine thèse qui dit que, lorsqu’on pense à la réforme du travail, on veut éliminer des droits. Au contraire, ce que nous voulons, c’est maintenir l’emploi, et maintenir l’emploi, c’est maintenir les recettes que l’emploi procure aux pouvoirs publics brésiliens30. »
24Cette réforme a représenté l’un des plus grands changements législatifs depuis l’institution des lois relatives au travail sous la présidence de Getúlio Vargas en 1945. La réforme a modifié les règles d’embauche, de licenciement, de négociation et d’action en justice. Le recours à la sous-traitance a été facilité. Les directives relatives aux heures de travail et aux vacances ont également été modifiées, permettant un nouvel aménagement des heures de travail et de repos.
25Cette mesure n’a fait qu’aggraver la précarité du monde du travail. Les salaires ont diminué et les syndicats ont été affaiblis31. Depuis la réforme, le nombre d’actions judiciaires intentées dans le champ du travail a considérablement diminué32. Après l’entrée en vigueur de la loi, une réduction du nombre de conventions et d’accords collectifs a été observée33.
26La grande rapidité avec laquelle s’est déroulé le processus d’adoption du projet – transmis par le gouvernement fédéral à la Chambre des députés en décembre 2016, le texte a été adopté en juillet 2017 – n’a pas laissé à la société civile le temps de discuter cette grande réforme de flexibilisation du code du travail. Face à une société démobilisée et découragée, les avancées démocratiques protégées par la Constitution de 1988 ont été démolies sans résistance de la part de la population.
Des changements graduels : politiques sociales à la dérive
27L’alternance critique de 2016 a produit un deuxième type de changement dans les politiques sociales. Il s’agit de la dérive politique (policy drift)34, c’est-à-dire un changement plus graduel et complexe, produisant également des effets à long terme. Dans ce cas de figure, les politiques ne sont pas supprimées, mais, paradoxalement, le changement s’opère par l’inaction des acteurs qui ne prennent pas en compte les données contextuelles nouvelles (démographiques, économiques, sociales…) et n’ajustent pas en conséquence l’architecture des programmes.
28L’ensemble des politiques sociales instituées et consolidées depuis l’adoption de la Constitution de 1988, particulièrement après 2003 et l’arrivée du PT et de Lula au pouvoir, n’ont en effet pas subi de rupture radicale35. En raison de leur inertie institutionnelle et de leur clientèle politique importante, engager des transformations majeures de certaines politiques sociales n’est pas chose évidente. La stratégie des acteurs réformateurs consiste dès lors à créer de la discontinuité dans des politiques en accentuant leur sous-financement. Selon Arretche et al. : « L’administration Temer peut être caractérisée par la continuité inertielle de nombreuses politiques précédentes, bien que sous une forme moins intense, moins financée et plus perméable à divers types d’intérêts privés, ainsi que par une plus grande proximité, claire et ouverte, avec les forces politiques plus traditionnelles du Congrès national et les élites régionales36. »
29Les coupes dans les programmes sociaux se sont répétées et accumulées en dépit d’une demande sociale croissante. À titre d’illustration, le programme de logement social Minha casa, minha vida (Ma Maison, Ma Vie), qui fut l’une des principales vitrines des politiques gouvernementales de la présidence de Dilma Rousseff37, a subi une réduction de 53 % de son budget au cours des six premiers mois de 201738. Cette forte baisse des financements a principalement touché les familles les plus pauvres.
30Un deuxième exemple de changement par le sous-financement a touché le dispositif social le plus médiatisé au Brésil : le programme Bolsa Família. On a ainsi vu se former de longues files d’attente de bénéficiaires dans tout le pays, entravés dans leurs démarches et finalement contraints de renoncer par millions au bénéfice de cette prestation. Ces changements ont préfiguré la déconstruction institutionnelle et normative qui caractérise le gouvernement suivant.
31En 2018, J. Bolsonaro, candidat ultraconservateur et ultralibéral dans sa conception de la politique économique, a remporté l’élection présidentielle. Dans ses promesses de campagne peu articulées, il a annoncé vouloir contribuer au démantèlement de l’État social et privatiser « tout ce qui serait possible ». Il a souligné que la déréglementation du marché du travail doit être approfondie par la création d’un nouveau statut pour les travailleurs39, en flexibilisant davantage l’emploi et en dépossédant encore plus les travailleurs de leurs droits.
32En octobre 2019, le Sénat a approuvé la réforme de la sécurité sociale que le gouvernement Temer n’avait pas réussi à mener. Sous le leadership de Rodrigo Maia, président de la Chambre des députés, et au terme d’un long processus de négociation au Congrès, cette réforme est venue aggraver l’érosion du système de la sécurité sociale. J. Bolsonaro en a fait la priorité de sa première année de mandat, au motif de la « lutte contre les privilèges », et au nom des « sacrifices nécessaires » pour équilibrer les comptes publics.
33Les effets du sous-financement deviennent dès lors de plus en plus manifestes : coupures du budget du programme Bolsa Família, chômage grimpant aggravant le déficit du système de sécurité sociale, non-valorisation du salaire minimum réel, mise à plat du financement du programme Minha Casa, Minha Vida… Enfin, une des conséquences les plus notables de la spirale vicieuse du sous-financement permis par l’amendement constitutionnel no 95 de 2016 s’illustre dans la crise à laquelle se trouve confronté le système public de santé (SUS), lequel a perdu au moins 10 milliards de réais40 en plein chaos pandémique.
Considérations finales : l’approfondissement du répertoire néolibéral dans le gouvernement Bolsonaro
34La récente transformation de la politique sociale au Brésil après l’investiture de Michel Temer en 2016 suggère que, dans des contextes de crise économique et politique grave, des réformes tranchantes des politiques sociales semblent encore possibles en Amérique latine41.
35L’objectif de cette contribution a été de montrer que l’alternance de 2016 peut être appréhendée comme une « conjoncture critique » pour les politiques sociales. Dans une période relativement courte (2016-2018), les choix des acteurs politiques ont pu affecter durablement les résultats de l’action publique en matière sociale. Comme on a pu le voir, ces choix sont particulièrement difficiles à remettre en cause et enferment les politiques sociales dans une trajectoire spécifique de sous-financement aigu. L’intention de l’administration de Bolsonaro est explicite et limpide : tirer profit de ces réformes antérieures pour achever de faire table rase des droits sociaux et démanteler les dispositifs institutionnels qui ont été construits progressivement depuis 198842.
36Le contexte de la pandémie de Covid-19 vient ajouter une couche de complexité dans ce processus de démantèlement des politiques sociales. Plusieurs ONG ont envoyé un appel urgent à l’Organisation des Nations unies (ONU) destiné à cinq rapporteurs spéciaux du haut-commissariat des Nations unies aux droits de l’homme, ainsi qu’à la Commission interaméricaine des droits de l’homme (CIDH) et à l’Organisation des États américains (OEA), pour dénoncer le plafonnement des dépenses sociales au Brésil, lequel limite les investissements dans la santé et l’éducation, pourtant cruciaux pour faire face à la crise pandémique. Ces ONG ont plus généralement mis en garde contre les risques induits par le maintien d’un montant limite pour les investissements dans les domaines sociaux43.
37Quoi qu’il en soit, les bases constitutionnelles ont été mises en place pour juguler le financement des politiques sociales, ainsi que mettre en péril le projet d’universalité et de gratuité des soins de santé, de l’éducation et de l’offre de logements de qualité prévue par la Constitution de 1988. La logique de la privatisation est renforcée, conduisant à reproduire davantage les structures économiques et sociales profondément inégalitaires dans le pays.
Notes de bas de page
1McLean Iain, « Pink Tide », in The concise Oxford Dictionary of Politics, Oxford, Oxford University Press, 2009 ; Cannon Barry, The Right in Latin America: Elite Power, Hegemony and the Struggle for the State, New York/Londres, Routledge, 2016.
2Padioleau Jean G., L’État au concret, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Sociologies », 1982.
3Huber Evelyne et Stephens John D., Democracy and the Left: Social Policy and Inequality in Latin America, Chicago, University of Chicago Press, 2012.
4Au nombre des exemples de programmes les plus emblématiques, mentionnons Bolsa Família, Minha Casa Minha Vida, Mais Médicos, Prouni et Fies.
5Voir par exemple Lavinas Lena et Gentil Denise, « Social Policy since Rousseff: Misrepresentation and Marginalization », Latin American Perspectives, vol. 47, no 2, 2020, p. 101-116 ; Niedzwiecki Sara et Pribble Jennifer, « Social Policies and Center-Right Governments in Argentina and Chile », Latin American Politics and Society, vol. 59, no 3, 2017, p. 72-97.
6Ibid.
7L’une des études pionnières est Collier Ruth Berins et Collier David, Shaping the political Arena: critical Junctures, the labor Movement, and regime Dynamics in Latin America, Princeton, Princeton University Press, 1991.
8Pierson Paul, Politics in Time: History, Institutions, and Social Analysis, Princeton, Princeton University Press, 2004.
9Capoccia Giovanni et Kelemen R. Daniel, « The Study of Critical Junctures: Theory, Narrative, and Counterfactuals in Historical Institutionalism », World Politics, vol. 59, no 3, 2007, p. 341-369.
10Wanderley Guilherme dos Santos, A democracia impedida: o Brasil no século XXI 2017, São Paulo, Éditions FGV, 2017 ; Singer André, Lulismo em crise: um quebra-cabeça do período Dilma (2011-2016), São Paulo, Companhia das Letras, 2018 ; Boito Jr. Armando, Reforma e crise política no Brasil: os conflitos de classe nos governos do PT, Campinas, Éditions Unicamp, 2018.
11Brum Eliane, « Democracia sem povo », El País, 21 août 2017.
12Jusqu’en 2017, le MDB s’intitulait Parti du mouvement démocratique brésilien (PMDB).
13Stokes Susan Carol, Mandates and Democracy: Neoliberalism by Surprise in Latin America, Cambridge/New York, Cambridge University Press, 2001 ; Campello Daniela, The Politics of Market Discipline in Latin America: Globalization and Democracy, New York, Cambridge University Press, 2015.
14Il convient de noter que ce terme a également été utilisé pour accuser Dilma Rousseff d’avoir adopté des politiques d’austérité économique dans les dernières années de son gouvernement, voir « “Eleito” pelo PT, Temer prepara governo “tucano” », Carta Capital, 30 avril 2016.
15Limongi Fernando et Cheibub Figueiredo Argelina, « A crise atual e o debate institucional », Novos estudos CEBRAP, no 36, 2017, p. 79-97.
16Ibid., p. 94-95.
17Kingdon John W., Agendas, Alternatives, and Public Policies, Londres, Harper Collins College Publishers, 1995.
18« Brasil adotou o modelo que faliu Argentina », O Globo, sect. Opinião, 29 novembre 2015.
19« Entrevista-Rodrigo Maia : “O caminho é o controle de despesas” », Correio Braziliense, 7 juin 2018.
20Tomazini Carla, « Entre polarisation et politisation : Bolsa Família, talon d’Achille de Dilma Rousseff ? », Lusotopie, vol. 17, no 1, 2018, p. 69-87.
21Lavinas Lena et Gentil Denise, « Social Policy since Rousseff: Misrepresentation and Marginalization », art. cité ; Fagnani Eduardo, « O fim do breve ciclo da cidadania social no Brasil (1988-2015) », Texto para discussão, Campinas, Instituto de Economia, Unicamp, 2017.
22Ibid.
23Pendant le processus législatif, le projet d’amendement constitutionnel était classé no 241 à la Chambre des députés et no 55 au Sénat.
24Kerstenetzky Celia Lessa, « Foi um passáro, foi um avião? Redistribuição no Brasil no século xxi », Novos estudos CEBRAP, vol. 36, no 2, 2017, p. 15-34.
25Ibid.
26Arretche Marta T. S., Marques Eduardo Cesar et Pimenta de Faria Carlos Aurélio (dir.), As políticas da política: desigualdades e inclusão nos governos do PSDB e do PT, São Paulo, Centro de Estudos da Metrópole, Éditions Unesp, 2019, p. 528.
27Amorim Felipe, « PEC do Teto é aprovada em votação final e congela gastos por 20 anos », Uol noticias, 13 décembre 2016, [https://noticias.uol.com.br/politica/ultimas-noticias/2016/12/13/pec-que-congela-gastos-do-governo-por-20-anos-e-aprovada-em-votacao-final.htm].
28Lavinas Lena et Gentil Denise, « Social Policy since Rousseff: Misrepresentation and Marginalization », art. cité.
29Fernandes Adriana, « Temer perdoou R$ 47,4 bi de dívidas de empresas, maior anistia em 10 anos », O Estado de São Paulo, 21 janvier 2019, [https://economia.estadao.com.br/noticias/geral,temer-perdoou-r-47-4-bi-de-dividas-de-empresas-maior-anistia-em-10-anos,70002687574].
30Roubicek Marcelo, « Como ficou o quadro de ações trabalhistas 2 anos após a reforma », Nexo jornal, 3 novembre 2019, [https://www.nexojornal.com.br/expresso/2019/11/03/Como-ficou-o-quadro-de-a%C3%A7%C3%B5es-trabalhistas-2-anos-ap%C3%B3s-a-reforma].
31Lavinas Lena et Gentil Denise, « Social Policy since Rousseff: Misrepresentation and Marginalization », art. cité.
32Roubicek Marcelo, « Como ficou o quadro de ações trabalhistas 2 anos após a reforma », art. cité.
33Ibid.
34Mahoney James et Thelen Kathleen (dir.), Explaining Institutional Change: Ambiguity, Agency, and Power, Cambridge, Cambridge University Press, 2010.
35Arretche Marta T. S. et al., As políticas da política: desigualdades e inclusão nos governos do PSDB e do PT, op. cit.
36Ibid.
37Thery Hervé, « Brésil : “Minha casa, minha vida”, avancée sociale ou bombe à retardement ? », Diploweb.com, la revue géopolitique, 25 janvier 2017.
38Lavinas Lena et Gentil Denise, « Social Policy since Rousseff: Misrepresentation and Marginalization », art. cité.
39Un programme de flexibilité du travail (la carte verte jaune) et d’incitation à l’emploi a été lancé fin 2019. Il s’agissait d’une mesure provisoire, le programme original étant valable pour 120 jours. Comme il n’a pas été approuvé dans ce délai, il est devenu caduc et a cessé d’être effectif à la mi-avril 2020.
40Moretti Bruno, « Socorro: não estamos em emergência fiscal », Jornal GGN, 12 février 2020.
41Niedzwiecki Sara et Pribble Jennifer, « Social Policies and Center-Right Governments in Argentina and Chile », art. cité.
42Arretche Marta T. S. et al., As políticas da política: desigualdades e inclusão nos governos do PSDB e do PT, op. cit.
43Conectas Direitos Humanos, « Emenda do teto de gastos é alvo de denúncia na ONU », 17 avril 2020, [https://www.conectas.org/noticias/emenda-do-teto-de-gastos-e-alvo-de-denuncia-na-onu].
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Alternances critiques et dominations ordinaires en Amérique latine
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