Conclusion. Un ultime et impénétrable mystère
p. 191-202
Texte intégral
1La France Libre est un singulier objet d’histoire3. Née d’un appel et d’une multitude de gestes de refus, produit de la passion autant que de la raison, riche d’origines aussi diverses que contrastées4, grandie au fil des ralliements et du temps5 et selon des géographies multiples6, tendue vers la métropole7, mais aussi l’Empire8 et le monde9, cette aventure incandescente s’est progressivement imposée aux Alliés ainsi qu’à l’ensemble des résistantes et résistants français et à leurs compatriotes, au point de former finalement le noyau du groupe qui présida aux destinées de la France à la Libération. Cet étonnant résultat fut bien sûr lié à la personnalité, au projet et à l’action du général de Gaulle. Mais pas seulement, loin de là. Pourquoi, donc, et comment cette petite cohorte hétéroclite de femmes et d’hommes dispersés dans le vaste monde et « partis de rien10 » est-elle parvenue à atteindre de tels sommets ? Quel ciment a tenu entre eux, contre vents et marées, ces combattantes et combattants de l’impossible au fil des années de guerre ? Quel fut le moteur de la postérité contrastée, mais néanmoins remarquable, de l’aventure française libre ? Autant de questions auxquelles le présent volume s’est efforcé d’apporter une réponse à la suite d’un colloque international tenu en novembre 2019.
2Le défi est de taille pour l’historienne ou l’historien qui cherche à identifier et à serrer au plus près ce qui a uni les Françaises et les Français libres. Les contributions qu’il nous a été donné de lire ont en effet, d’abord et surtout, mis en évidence la très grande diversité de celles et ceux qui, de l’été 1940 à l’été 1943, ont rallié la bannière de l’homme du 18 juin. Trouver une cohérence, une unité, à ce qui n’en a pas toujours présenté relève presque de la gageure, a fortiori en songeant, après Charlotte Faucher et Laure Humbert, combien la notion même d’identité est aussi complexe que discutée et, par moments, il faut bien le reconnaître, connotée. En d’autres termes, ce riche volume et les deux journées de réflexion collective desquelles il est issu ont apporté autant de réponses qu’ils ont confirmé ou suggéré d’appétissantes pistes de travail. Plutôt que de résumer la substance de ces propos, la présente conclusion voudrait proposer cinq séries de réflexions dans la droite ligne des voies ainsi ouvertes.
Une irréductible mais féconde diversité
3Il importe en premier lieu de revenir sur cette diversité que nombre de contributions ont, encore et encore, soulignée. On l’a dit, mais il est nécessaire d’y insister à nouveau, le général de Gaulle fut rejoint par des hommes et aussi par des femmes11. Tels Jean-Louis Crémieux-Brilhac, Maurice Duclos, Philippe Leclerc de Hauteclocque ou encore René de Naurois dont les portraits ont été brossés par certaines des contributions, ces tenantes et tenants du « non intransigeant12 » étaient toutes et tous, chacune et chacun à sa façon, de fortes personnalités. Ainsi que l’a notamment souligné Clotilde de Fouchécour, les combattantes et combattants rassemblés sous le drapeau floqué d’une croix de Lorraine ne partageaient pas forcément la même foi ou le même passé, souvent douloureux. Leurs origines géographiques, ethniques ou nationales pouvaient singulièrement différer, de même que leurs opinions politiques voire leurs adhésions idéologiques, ou encore leurs aspirations pour l’après-guerre. À cet égard, d’ailleurs, certaines contributions ont fort justement souligné l’importance de l’apport des réfugiés, notamment arméniens et espagnols, pour la minuscule France Libre. Leurs modalités de ralliement varièrent également beaucoup. Par ailleurs, servir au long cours dans les rangs français libres put donner lieu à de substantielles évolutions intellectuelles et politiques, amicales, éventuellement intimes, des évolutions qui, bien souvent, n’eurent rien de temporaire pour au contraire s’inscrire dans la durée, au point que certaines et certains se réinventèrent littéralement au fil de la guerre. En d’autres termes, l’union au sein de la France Libre n’a pas débouché sur un gommage des diversités, sur l’effacement de la pluralité, bien au contraire. Toutefois, ainsi qu’Eric Jennings en particulier l’a montré, il s’est agi d’une pluralité qui rapprochait, qui renforçait. Car, après tout, se trouver en présence de personnalités aux origines et aux caractéristiques si nombreuses et si variées soulignait l’importance essentielle de ce qui se trouvait alors en jeu : la cause de la libération était tellement capitale qu’elle avait permis de rassembler des femmes et des hommes pourtant extrêmement différents. Constater une telle pluralité justifiait donc, a posteriori, les souffrances provoquées par la transgression consubstantielle au ralliement, par la décision de s’engager, par les difficultés nées de l’exil au long cours, ou encore par le basculement ultérieur dans la clandestinité, à Hong Kong ou, provisoirement, au Levant. Là se trouve donc un premier lien né de la transgression partagée, de la désobéissance collectivement assumée, de la plongée dans l’inconnu d’une lutte inédite.
Combattre encore et toujours
4Cependant, comprendre les raisons de l’unité et donc plonger plus encore au cœur de l’identité française libre impose de quitter le domaine de l’intellectuel et du politique, pour entrer dans le concret du combat et, peut-être plus encore, de l’intime. Ainsi que plusieurs contributions l’ont mis en évidence, et nonobstant les cas de recrutement forcé nombreux chez les soldats colonisés ou les stratégies d’avancement individuel, ce qui a uni les Françaises et les Français libres, ce qui des pluribus a progressivement donné naissance à un unum, ce fut évidemment de partager un but commun : libérer le territoire national depuis l’extérieur, rendre la France à la démocratie, engager un processus de réforme et de rénovation du pays selon des modalités éventuellement variables. Dans une telle perspective, la notion de combat fut essentielle, sachant que le feu demeura jusqu’à la fin de la guerre strictement réservé aux hommes13. Pour beaucoup, il s’agit d’une lutte concrète qui, dans les premiers temps au moins, imposa de réinventer la guerre, de s’adapter à des environnements inédits, d’improviser et de bricoler avec les moyens du bord, d’accepter de ne plus être que des supplétifs au sein de vastes dispositifs alliés et de devoir obéir sans disposer d’une voix au chapitre. Pour d’autres, ainsi que Géraud Létang et Julien Winock l’ont mis en évidence, le combat brilla surtout par son absence, avec en corollaire l’attente, l’ennui, et dans ce temps qui s’écoulait si lentement, un profond sentiment d’inutilité, voire de déclassement. Avec, en corollaire également, la volonté de tout faire pour quitter un bureau ou un territoire, obtenir un changement d’affectation, partir en mission, ou encore parvenir, enfin, à lutter les armes à la main. Quelles qu’aient été les circonstances et les situations individuelles au sein de la France Libre, le combat, livré en personne ou par procuration, fut un puissant moteur pour tenir ensemble. Il fut en effet régulièrement raconté et loué, contribuant d’autant à la formation d’une identité commune. Ainsi par exemple les hauts faits, les héros, les exempla systématiquement mis en valeur à la radio, la BBC14 et radio-Brazzaville notamment, au cours des grands-messes françaises libres ou combattantes à Londres les 18 juin et 11 novembre, lors de cérémonies du souvenir ou de remise de décorations un peu partout dans le monde, ou encore, ainsi que l’a rappelé Morgane Barey, au moment de nommer les promotions du « Saint-Cyr de la France Libre ». Tous ensemble, ces temps de célébration du combat font ainsi plonger au cœur d’une identité française libre régulièrement présentée et mise en scène, c’est-à-dire, comme Charlotte Faucher et Laure Humbert l’ont également souligné, construite.
Des altérités essentielles
5Lutter signifia bien évidemment s’opposer. En d’autres termes, comme plusieurs contributions l’ont fort justement mis en évidence, la formation de l’identité française libre s’est aussi effectuée par rapport à un « autre », ou plus exactement à plusieurs « autres ». Il s’est bien sûr agi tout d’abord de l’ennemi, au premier chef allemand, italien et japonais. L’« autre » fut également le Vichyste, celui de métropole contre lequel il n’était pas possible d’avoir des mots assez durs, celui d’Afrique-occidentale française que l’on observait et surveillait depuis le Tchad, celui du Levant que l’on combattait les armes à la main. Mais l’« autre » fut aussi l’Allié. Un Allié qui aidait, tels les Britanniques évoqués par Rachel Chin pour les années 1940 et 1941, mais qui, ce faisant, diffusait une certaine idée de la France et donc de la France Libre, voire une certaine idée de la « True France ». Un Allié qui était également susceptible de blesser, par exemple à Mers el-Kébir ou en jouant sans vergogne de la situation de dépendance à laquelle étaient réduits les Free French15. Un Allié auquel il fallut de loin en loin s’opposer avec la dernière énergie : les Britanniques au Levant ou, plus tard, à Madagascar ; les Américains en Afrique du Nord puis en France. L’« autre », enfin, ce fut l’ami, le camarade, le compatriote venu depuis « l’autre côté de la colline16 » et retrouvé. Ainsi les officiers, sous-officiers et soldats de l’armée française en Afrique du Nord avec lesquels les Françaises et les Français libres durent, comme l’a rappelé Jérôme Maubec, apprendre à s’organiser, à travailler, à s’entraîner, et finalement à combattre. Ainsi les maquisards et, plus largement, les résistantes et résistants de l’intérieur au fil de la libération du territoire national. Ainsi, enfin, les Françaises et les Français en général. On le sait, nombre de Free French tinrent à l’écrit comme à l’oral des propos un peu désabusés, quelquefois désenchantés, sur leurs compatriotes après leur retour en métropole à la fin de la guerre17. En tout état de cause, on le voit, chacune et chacun devint encore plus Française ou Français libre au fil des années de conflit en se posant et en s’imposant face à une série d’« autres ».
Le défi au cœur et au corps
6En quatrième lieu, il convient de souligner à la suite de certaines contributions au présent volume combien être Française ou Français libre passa bien souvent par l’adoption d’une attitude. Cette dernière fut adossée à quatre idées essentielles : avoir relevé le gant parmi les premières et premiers, et donc faire partie d’une élite ; avoir absolument raison envers et contre tout, et tous ; on l’a rappelé ici après René Cassin, être parti de rien ; malgré le manque criant de moyens, dans les premières années au moins, notamment rappelé par Géraud Létang, s’être montrés capables de déplacer des montagnes. Ces idées, et l’attitude qui en découla, formèrent le terreau à partir duquel grandit et s’imposa un « esprit français libre » dont Jean-Louis Crémieux-Brilhac a brossé le saisissant portrait en quelques pages de son Opus magnum : « Très vite, un “esprit français libre” s’affirm(a). Si, comme l’assure Péguy, l’esprit révolutionnaire consiste à “vouloir que ça marche et à en faire plus que son compte”, “l’esprit français libre” en (était) la résurgence18. » À cet égard, la contingence, les événements imprévus, les espaces inconnus et parfois menaçants dans lesquels on se trouvait d’un coup plongé, les situations parfois abracadabrantesques jouèrent un rôle clef car, tous, ils imposèrent de réagir ensemble, d’inventer de conserve, de trouver des solutions à plusieurs et, de ce fait, cimentèrent encore un peu plus la communauté française libre. Mais, comme l’indiqua également Jean-Louis Crémieux-Brilhac, « l’esprit français libre » fut aussi nourri par l’attachement aux chefs19, et en premier lieu au général de Gaulle :
« La raideur de l’homme, son apparente froideur, la distance qu’il impose, ses moments de rudesse, ses éclats de colère, ont pu déconcerter ou rebuter. Le lien par lequel ils tiennent à lui est d’une nature inhabituelle, de même que son charisme. Non pas admiration aveugle pour un génie napoléonien, mais adhésion à un chef parce qu’il est porteur d’un message, qu’il unit les voix du patriotisme blessé et de la juste raison et qu’on le devine inébranlable20. »
7Le pluriel, ici, est néanmoins de mise car de Gaulle ne fut pas le seul à susciter une telle adhésion. Dimitri Amilakvari, Georges Cabanier, Diégo Brosset, Pierre Kœnig, Philippe Leclerc de Hauteclocque, René Mouchotte ou encore Jean Tulasne, pour ne citer que quelques exemples, en fournissent de magnifiques preuves. Conforté par l’attachement à de tels chefs, l’esprit français libre fut ainsi fait de dynamisme et d’ardeur, caractérisé par le choix résolu de l’ouverture au monde contre le repli recommandé par le régime de Vichy, nourri de la conscience d’une mission, mais aussi porteur d’une « horreur des compromis et des compromissions21 ». La construction et l’approfondissement de cet esprit se trouvèrent au cœur du développement de l’identité française libre, par-delà la pluralité et la diversité originelles. Rappelons toutefois après Jean-Louis Crémieux-Brilhac que l’attitude Free French et l’état d’esprit qui la sous-tendait purent également donner naissance à une certaine forme d’intransigeance, voire à une solide intolérance22. Les mots de Pierre Scherrer cités par Claire Miot lors du colloque de novembre 2019 en fournissent une bonne illustration : « Il y a ceux qui pensent en Français libres et il y a ceux qui pensent comme tout le monde23. » Songeons aussi au constat formulé par le général Brosset dans son carnet de guerre le 19 juillet 1944 :
« Ces hommes de la première heure, satisfaits de leur fierté d’en avoir été, inquiets d’être supplantés et, pour l’éviter, plaçant comme unique critère le fait sur lequel on ne peut revenir et qui leur donne, par leur définition, une qualité imbattable, les trotskystes, comme je les appelle, par leur crainte de se mettre en concurrence avec qui pourrait les égaler ou les battre sur un plan plus général, deviennent des êtres absolument stériles et stérilisés par l’importance essentielle qu’ils donnent au passé.
S’ils pensent à une action future, ils sont incapables de l’imaginer autrement que destinée à les porter au faîte, non pas pour des qualités constructives qu’ils ne songent pas à développer, mais en vertu des droits acquis. Eux qui refusent aux gens en place ou qui y furent le droit de valoir par leur passé prétendent valoir par le leur. Je sais bien qu’ils prétendent que c’est précisément leur passé qui condamne les premiers, mais on peut leur rétorquer que ce n’est pas vrai pour tous.
À la vérité, ils sont des jeunes par l’intolérance et des vieux par l’importance qu’ils accordent à leur passé.24 »
8Pensons également, dernier exemple, à la tenue adoptée par les hommes qui composaient le détachement de la 1re division française libre (DFL) lors du défilé de la Victoire à Paris, le 18 juin 1945. « Ce jour-là, par une brûlante matinée de soleil », les cinq bataillons de la DFL se présentèrent « en tenue légère, calots bleus et chemises à manches retroussées », au côté d’« une division de formation récente qui (leur était) inconnue, en tenue de campagne, sac au dos, vareuse de drap, bourguignote et bandes molletières25 ». Pionniers parmi les pionniers, ces vieux Français libres qui avaient « vécu la plus étonnante aventure qu’ait connue troupe française depuis la Révolution et l’Empire26 », et qui se trouvaient pourtant relégués en queue de défilé, voulurent ainsi proclamer une dernière fois, fièrement, leur identité à la face du monde.
Univers symbolique et imaginaires
9En cinquième et dernier lieu, il convient de souligner combien l’identité française libre fut également associée à un univers symbolique et, plus largement, à « des représentations, des désirs, des rêveries », c’est-à-dire à un « imaginaire social27 ». En effet, le monde de celles et ceux qui avaient rallié l’homme du 18 juin fut peuplé de symboles, qu’il s’agisse des bribes de France et de passé national, voire régional, que chacune ou chacun choisissait de mettre en avant, ou bien de marqueurs nouveaux créés pour l’occasion et qui devenaient autant de signes distinctifs. Des premiers, la date du 11 novembre et la croix de Lorraine fournissent d’excellents exemples. Des seconds, le 18 juin, justement, offre une parfaite illustration28. Anciens ou nouveaux, ces symboles contribuèrent à la création et au développement des imaginaires français libres que Géraud Létang, notamment, a mis en évidence dans son texte29. Au cœur de ces représentations individuelles et collectives, se trouvait bien sûr la figure de la France, ou plutôt, l’ensemble du présent ouvrage le prouve, les figures d’une France à propos de laquelle tout le monde convenait qu’une rénovation s’imposait sans pour autant toujours tomber d’accord sur les tenants et aboutissants de la transformation à venir. Qu’il nous soit permis à cet égard de formuler le petit regret que le cas spécifique des comités de la France Libre n’ait pas été davantage abordé dans ce Livre. Pourtant, chacun à sa façon depuis le territoire où il avait spontanément surgi, et ainsi qu’un ouvrage publié par la Fondation de la France Libre l’a démontré il y a quelques années30, ces comités participèrent puissamment et durablement au développement de certaines visions de la France. Les imaginaires de l’exil, et plus globalement de l’aventure31 au sens noble du terme, jouèrent également à plein. Rappelons à cet égard les mots du pionnier de la résistance intérieure Edmond Michelet : « J’aimais […] ce mot : aventure. […] Je l’ai retenu contre le conseil des prudents qu’inquiète le double sens qu’il comporte. L’aventure c’était, pour un Français de 1940, […] être convaincu, invinciblement, que la France avait encore un avenir32. » Car, de toute évidence, au côté ou à la suite du général de Gaulle, les Françaises et les Français libres entrèrent elles et eux aussi « dans l’aventure » comme des femmes et des hommes « que le destin jetait hors de toutes les séries33 ». Le combat, celui que l’on attend et espère, celui qu’on livre, celui auquel on songe après coup, fut aussi un puissant moteur de l’imagination. D’autres imaginaires se trouvèrent liés à la lecture que chacune et chacun faisait de ce que l’on appelle aujourd’hui le « roman national34 » auquel il s’agissait alors de relier la geste française libre. L’hommage aux morts de la France combattante prononcé par Pierre Brossolette le 18 juin 1943 à l’Albert Hall de Londres en fournit un éloquent exemple, qui s’ouvrait par ces mots :
« L’Histoire de notre pays n’est qu’une suite de prodiges qui s’enchaînent : prodige de Jeanne d’Arc, prodige des soldats de l’an II, prodiges des héros de la Marne et de Verdun, voilà le passé de la France. Ma mission est ce soir de rendre hommage à ceux par le prodige desquels la France conserva un présent et un avenir, les morts de la France combattante35. »
10Enfin, dernier exemple, une série d’imaginaires se développèrent qui étaient liés au retour36, à la victoire finale, dont, « passé les premières semaines et malgré les phases de découragement » les Françaises et les Français libres ne doutèrent jamais37, à l’accueil des compatriotes et à la liesse qui suivrait, aux perspectives d’un avenir qui ne pourrait qu’être radieux une fois la France libérée. Ces imaginaires vécurent et s’enrichirent tout au long de la guerre. Ils donnèrent lieu à des échanges, à des débats, à des partages autant intellectuels que sensibles et émotionnels. Tous ensemble, ils contribuèrent à l’interprétation et à la reconstruction de la réalité « pour permettre une compréhension de soi et du monde, assurer des valeurs communes imposant des comportements, et garantir une estime de soi au prix, parfois, de distorsions désastreuses ». Ils assumèrent ainsi quatre fonctions essentielles, « cognitive, […] pragmatique et comportementale, […] de justification de l’action, identitaire38 ». Ils tinrent une place capitale dans la formation puis le renforcement de l’identité française libre. Ainsi que le montre Ô combien la dernière partie du présent ouvrage, ils contribuèrent à l’animation des associations qui virent le jour après que le fracas des armes s’était tu et, plus largement, nourrirent la mémoire française libre.
Un ultime mystère
11Tellement divers mais unis autour de l’idée de combattre, soucieuses et soucieux de se définir par rapport à une série d’« autres » et pour cela, notamment, d’adopter une attitude bien à elles et à eux, attachés à un univers symbolique et à des imaginaires qu’elles et ils nourrirent au creuset de la guerre, les Françaises et les Français libres formèrent une étonnante cohorte tout entière tendue vers la libération du territoire métropolitain et des portions d’empire tenues par l’ennemi ou par le régime de Vichy. Les conditions du conflit étant ce qu’elles étaient, il ne leur fut pas toujours aisé de communiquer, loin s’en fallut. Bien souvent, des décisions durent être prises très vite sans qu’il soit possible d’en référer à qui de droit. Pourtant, malgré la variété des origines, la diversité des visions du monde, la pauvreté des moyens et la difficulté des circonstances, le cap fut maintenu contre vents et marées. Au soir de sa vie, le compagnon de la Libération Pierre de Chevigné fut interrogé sur ce constat somme toute paradoxal. Pionnier parmi les pionniers de la France Libre et, au long de la guerre, proche du général de Gaulle, ayant servi au Levant de l’automne 1940 à la fin de l’année 1941, acteur temporaire des Combined Operations de Lord Mountbatten le temps d’une mission commando sur Bayonne au printemps 1942, délégué militaire de la France Libre à Washington de mai 1942 à septembre 1943, en charge à partir de la mi-juin 1944 du commandement militaire des régions libérées du nord de la France39, il était bien placé pour se prononcer. Sa réponse fut aussi claire qu’immédiate :
« On n’écrivait pas dans la France Libre. C’était une religion. Alors, au fond, un bon Chrétien sait ce que fera un autre bon Chrétien dans telles ou telles circonstances. C’est pour cela que de Gaulle donnait très peu d’ordres écrits. Parce qu’il se disait : “On aura…, il aura les mêmes réactions”. On savait qu’on avait la même foi, si vous voulez, et les mêmes réactions. Donc ce n’était pas la peine de dire… d’écrire, sauf les cas particuliers40. »
12Instinctivement, sans avoir besoin de s’y appesantir ou, a fortiori, de s’en inquiéter, chacune et chacun savait ainsi que ses « coreligionnaires » feraient pour le mieux au service de la cause commune et qu’au bout du bout, l’objectif commun serait atteint. Ainsi que la contribution de Sylvain Cornil-Frerrot l’a montré, la vie de cette « religion » s’est prolongée bien au-delà de la guerre, par-delà les aléas des parcours individuels et les différences politiques. Au fil du temps, certaines et certains se sont résolus à écrire. D’autres ont fait part de leurs souvenirs au hasard d’interviews. D’autres encore se sont retrouvés dans des associations et dans le cadre de cérémonies du souvenir, de commémorations. Force est néanmoins de constater que, longtemps, tel le résistant de l’intérieur Henri Frenay, beaucoup ont parcouru seuls leur « jardin secret » en se montrant peu soucieux de « faire entrer sur (leur)s traces la foule des dimanche » par crainte des « profanations41 ». Il est d’ailleurs saisissant de constater que la première somme d’envergure consacrée à l’histoire de la France Libre naquit sous la plume de Jean-Louis Crémieux-Brilhac, c’est-à-dire d’un homme qui l’avait connue de l’intérieur. Depuis, des publications de très grande qualité, produits de recherches approfondies, ont vu le jour. D’autres sont en préparation qui vont contribuer encore un peu plus au renouvellement et à l’enrichissement de l’historiographie de la France Libre. Demeure néanmoins la question de la transmissibilité, ou non, du puissant héritage intime des combattantes et combattants à croix de Lorraine42. Comment, en effet, donner à voir les merveilles d’une « cathédrale des sables43 » à celles et ceux qui n’y sont jamais entrés et qui, lorsque les ultimes survivants auront rendu l’âme, ne pourront plus même en soupçonner l’existence ? Là réside peut-être l’ultime mystère d’une aventure qui aura à jamais transformé la vie de celles et ceux qui l’embrassèrent.
Notes de bas de page
1De Luca Erri, Impossible, Paris, Gallimard, 2020, p. 75.
2Ibid., p. 79.
3À ce sujet, on lira notamment, avec grand profit, l’introduction (p. 21-40) de Muracciole Jean-François, Les Français libres. L’autre Résistance, Paris, Tallandier, 2009. Se reporter également à Harismendy Patrick et Le Gall Erwan (dir.), Pour une histoire de la France Libre, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2012.
4Muracciole Jean-François, Les Français libres, op. cit., notamment la première partie « En marge de la société française » (p. 41-130).
5Avec néanmoins deux « générations » principales. Cf. Muracciole Jean-François, ibid., p. 135-144.
6Voir notamment Crémieux-Brilhac Jean-Louis, La France Libre. De l’appel du 18 juin à la Libération, Paris, Gallimard, 1996, rééd. Folio 2014 ; Albertelli Sébastien, Atlas de la France Libre. De Gaulle et la France Libre, une aventure politique, Paris, Autrement, 2010 ; Broche François, Caïtucoli Georges et Muracciole Jean-François (dir.), Dictionnaire de la France Libre, Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 2010.
7Pour une mise au point récente et exhaustive, voir Albertelli Sébastien, Blanc Julien et Douzou Laurent, La lutte clandestine en France. Une histoire de la Résistance 1940-1944, Paris, Seuil, 2019. Voir également Marcot François, Leroux Bruno et Levisse-Touzé Christine (dir.), Dictionnaire historique de la Résistance, Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 2006. On se reportera aussi à Wieviorka Olivier, Histoire de la Résistance (1940-1945), Paris, Perrin, 2013.
8Voir notamment Jennings Eric, La France Libre fut africaine, Paris, Perrin, 2014.
9Voir par exemple Cornil-Frerrot Sylvain et Oulmont (dir.), Les Français libres et le monde, Paris, Nouveau Monde Éditions, 2015.
10Cassin René, Les Hommes partis de rien : le réveil de la France abattue, 1940-1941, Paris, Plon, 1975.
11À cet égard, on ne saurait trop conseiller de lire Albertelli Sébastien, Elles ont suivi de Gaulle. Histoire du Corps des Volontaires françaises, Paris, Perrin, 2020. On se reportera aussi aux communications présentées lors du colloque international « Les Françaises libres. Spécificités d’un engagement hors norme(s) » organisé par la Fondation de la France Libre au musée de l’Armée les 12 et 13 novembre 2021, ainsi qu’aux actes qui en seront publiés.
12Vistel Alban, Héritage spirituel de la Résistance, Lyon, Éditions Lug, 1955, p. 29.
13Albertelli Sébastien, Elles ont suivi de Gaulle…, op. cit.
14Voir par exemple Brosset Diégo, « La conquête de Koufra par Leclerc », 3 mars 1941, p. 786-788, in Pessis Jacques (éd.), Les Français parlent aux Français, t. I : 18 juin 1940-18 juin 1941, Paris, Omnibus, 2010. Voir aussi Pessis Jacques (éd.), Les Français parlent aux Français, t. II : 19 juin 1941-7 novembre 1942, Paris, Omnibus, 2011 ; Crémieux-Brilhac Jean-Louis (dir.), Les Voix de la liberté. Ici Londres, 1940-1944, Paris, La Documentation française, 1975, vol. 1 à 5 ; Luneau Aurélie, Radio Londres : les voix de la liberté (1940-1944), Paris, Perrin, 2005.
15Sur ces questions, voir par exemple O’Connor Steven, « The Free French and British Forces in the Desert War, 1942: the learning curve in interallied military cooperation », in O’Connor Steven et Piketty Guillaume (dir.), Special Issue « Foreign fighters and multinational armies: from civil conflicts to coalition wars, 1848-2015 » / « Combattants étrangers et armées multinationales : des conflits civils aux guerres de coalition, 1848-2015 », European Review of History. Revue européenne d’histoire, vol. 27, no 1-2, mars 2020, p. 176-198 ; « Fighting a coalition war: the experience of the Free French soldier in the British 8th Army », in Miot Claire, Piketty Guillaume et Vaisset Thomas (dir.), Militaires en résistances en France et en Europe, Villeneuve-d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2020, p. 151-165.
16Pour reprendre le titre du livre publié en 1948 par Sir Basil Liddell Hart.
17À titre d’exemples, on consultera certains des écrits publiés dans Piketty Guillaume (éd.), Français en résistance. Carnets de guerre, correspondances, journaux personnels, Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 2009. Voir également Piketty Guillaume, « From the Capitoline Hill to the Tarpeian Rock? Free French Coming out of War », European Review of History. Revue européenne d’histoire, vol. 25, no 2, 2018, p. 354-373.
18Crémieux-Brilhac Jean-Louis, La France Libre. De l’appel du 18 juin à la Libération, op. cit., p. 96. Par-delà cette simple définition, on consultera avec profit l’intégralité du portrait de groupe présenté p. 95-101.
19Sur cette notion pour la période qui nous intéresse, on se reportera notamment à Cohen Yves, Le siècle des chefs. Une histoire transnationale du commandement et de l’autorité (1890-1940), Paris, Éditions Amsterdam, 2013.
20Crémieux-Brilhac Jean-Louis, La France Libre. De l’appel du 18 juin à la Libération, op. cit., p. 100.
21Ibid., p. 100.
22Ibid., p. 97.
23Scherrer Pierre, Royal Morvan. Infanterie 44, Paris, G. Durassié, 1949, p. 32.
24Brosset Diégo, Carnets de guerre, correspondances et note (1939-1944), 19 juillet 1944, in Piketty Guillaume (éd.), Français en résistance. Carnets de guerre, correspondances, journaux personnels, op. cit., p. 375.
25Gras Yves, La 1re DFL. Les Français libres au combat, Paris, Presses de la Cité, 1983, p. 441.
26Ibid., p. 441.
27Venayre Sylvain, La gloire de l’aventure. Genèse d’une mystique moderne 1850-1940, Paris, Aubier, 2002, p. 16-17.
28Sur cette question, on pourra notamment se reporter à Piketty Guillaume, « Français libres entre traditions et innovation (1940-…) », in Drévillon Hervé et Ebel Édouard (dir.), Symbolique, traditions et identités militaires, Vincennes, Pôle graphique de Paris, 2020 p. 198-213.
29Par-delà sa contribution au présent volume, on lira avec profit la thèse de doctorat de Létang, Mirages d’une rébellion. Être Français libre au Tchad (1940-1943), thèse d’histoire, dir. Guillaume Piketty, Institut d’études politiques de Paris, 2019.
30Cornil-Frerrot Sylvain et Oulmont Philippe (dir.), Les Français libres et le monde…, op. cit.
31Voir Venayre Sylvain, La gloire de l’aventure. Genèse d’une mystique moderne 1850-1940, op. cit.
32Michelet Edmond, Le gaullisme, passionnante aventure, Paris, Fayard, 1962, p. 11 et 13.
33Gaulle Charles de, Mémoires de guerre, t. I : L’Appel, 1940-1942, Paris, Plon, 1954 ; rééd. Presses Pocket, 1980, p. 89.
34Selon l’expression du sociologue Paul Yonnet popularisée par Pierre Nora dans sa conclusion aux Lieux de mémoire. À titre d’illustration, on se reportera au chapitre v : « Histoire-mémoire : les romans nationaux de la France et des États-Unis », in Joutard Philippe, Histoire et mémoires, conflits et alliance, Paris, La Découverte, coll. « Poche », 2015, p. 101-124.
35Brossolette Pierre, « Hommage aux morts de la France Combattante », in Brossolette Pierre, Résistance (1927-1943), textes rassemblés et commentés par Guillaume Piketty, Paris, Odile Jacob, 1998, p. 213-216.
36Sur l’« imaginaire du retour », voir Cabanes Bruno, La victoire endeuillée. La sortie de guerre des soldats français 1918-1920, Paris, Seuil, 2004, p. 18, et plus largement le chapitre i : « Finir la guerre », p. 23-95.
37Crémieux-Brilhac Jean-Louis, La France Libre. De l’appel du 18 juin à la Libération, op. cit., p. 97.
38Van Ypersele Laurence, « Des mythes contemporains aux représentations collectives », in Van Ypersele Laurence, Questions d’histoire contemporaine. Conflits, mémoires et identités, Paris, Presses universitaires de France, 2006, p. 36-37.
39Sur le parcours de Pierre de Chevigné pendant et après la Seconde Guerre mondiale, nous nous permettons de renvoyer à notre biographie de l’intéressé, Piketty Guillaume, Français, libre. Pierre de Chevigné, Paris, Tallandier, 2022.
40Entretien de Pierre de Chevigné avec Jean-Christophe Notin le 21 janvier 1998. Nous tenons à remercier ici Jean-Christophe Notin de nous avoir permis de découvrir et d’exploiter ce riche entretien.
41Lettre en date du 13 juillet 1950 adressée par Henri Frenay au colonel Passy et publiée par celui-ci en annexe du tome III de ses Mémoires : colonel Passy, Missions secrètes en France (novembre 1942-juin 1943). Souvenirs du BCRA, Paris, Plon, 1951, p. 389-415 (les mots cités ici sont extraits de la page 390). Cette lettre a été reproduite p. 756-778 dans la réédition des Mémoires du colonel Passy, Paris, Odile Jacob, 2000.
42À ce sujet, on lira avec profit Cordier Daniel et Crémieux-Brilhac Jean-Louis, « La France Libre, un héritage intransmissible ? », Esprit, no 275, juin 2001, p. 96-120.
43Nous empruntons ici au titre du livre de Broche François, La cathédrale des sables. Bir Hakeim (26 mai-11 juin 1942), Paris, Belin, 2019. Nous ne saurions trop conseiller de lire le beau et troublant prologue de cet ouvrage (p. 9-20), intitulé : « La cathédrale engloutie », il fait écho à quelques-uns des thèmes développés dans la dernière partie de la présente conclusion.
Le texte seul est utilisable sous licence Creative Commons - Attribution - Pas d'Utilisation Commerciale - Pas de Modification 4.0 International - CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Françaises et Français libres
Ce livre est diffusé en accès ouvert freemium. L’accès à la lecture en ligne est disponible. L’accès aux versions PDF et ePub est réservé aux bibliothèques l’ayant acquis. Vous pouvez vous connecter à votre bibliothèque à l’adresse suivante : https://0-freemium-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/oebooks
Si vous avez des questions, vous pouvez nous écrire à access[at]openedition.org
Référence numérique du chapitre
Format
Référence numérique du livre
Format
1 / 3