Croisements et régénération chez les saint-simoniens
p. 47-64
Texte intégral
1« Les races humaines actuelles les plus inférieures ne sont pas destinées à périr, mais à s’élever par des transformations, suites de croisements1. » Ces mots d’Ange Guépin, de Nantes, trouvent un écho chez un autre médecin saint-simonien, François Ribes : « Dans le grand drame que jouent les races et les nations, comme dans celui qui se joue au théâtre dans l’intérêt de nos plaisirs, le dénouement est un mariage. — Oui, Messieurs, désormais la main blanche ne doit plus repousser la main noire ; la poignée de main est le symbole de l’alliance des races et des partis2. » Cette transformation que les saint-simoniens appellent de leurs vœux, c’est la « grande œuvre de la régénération humaine3 », obtenue par le métissage de toutes les races de la Terre4. Celles-ci, associées, re-liées entre elles par ces incessants mélanges, connaîtront une nouvelle ère en s’ouvrant à une nouvelle vie. Cette transfusion annoncée, cette communion célébrée achèveront l’histoire en créant ce corps auquel l’humanité était destinée de toute éternité. Le génie du saint-simonisme se révèle dans cet eugénisme. Pour en mesurer les enjeux, on étudiera d’abord le sens de cette régénération. On examinera ensuite la forme économique et géographique qu’elle prend d’abord chez les saint-simoniens. Elle impose une domination de l’Occident sur tous les continents. On montrera enfin comment l’hybridation vient refonder cette régénération en l’inscrivant, non plus dans le corps du globe, mais dans le corps des hommes. Le mélange des sangs doit servir, lui aussi, les conquêtes sans limite de la race blanche. Régénération, domination, hybridation : telle est la trinité qui va nous occuper ici.
Régénération
2Tout part de la parole. En « travaillant à régénérer la langue », affirment les saint-simoniens, « nous travaillons à la régénération du monde5 ». Les mots ne décrivent pas seulement le réel. Ils ne le peuplent pas seulement de leur sonore présence. Ils l’écrivent, le prescrivent. Ils l’adoubent et l’accouchent. À eux revient la tâche d’enfanter un Nouveau Monde.
3Régénérer, c’est donc d’abord parler : « Marchons ensemble, unis dans un même vœu et dans un même langage, vers cette société régénérée6. » Le mal du temps est d’abord un mal du sens. Si les humains peinent en ce siècle, ils ne manquent pas seulement de pain. Si leur ventre a faim, leurs yeux cherchent une lueur en vain. Ils attendent ce « signal de la régénération7 » qui guidera leurs pas. À quoi le reconnaître ? Ce signe ne viendra pas de loin, ne rayera pas le ciel dans une traînée de feu. Si tout part de la parole, tout part aussi de soi. Ce signe viendra du plus bas comme une flamme libératrice. Il s’élèvera des entrailles et naîtra d’une transformation intime. C’est cette brûlante présence qu’éprouvent prophètes et croyants qui voient le ciel en eux. Chacun se trouve alors foudroyé et saisi par « un amour nouveau », écrit Enfantin, amour « prenant possession de son être, […] régénérant son esprit et sa chair, tuant le vieil homme et enfantant l’homme nouveau8 ». Cette voix efface les vieux dogmes : elle n’est « réellement régénératrice qu’à la condition de contrarier les préjugés qui sont le plus fortement enracinés9 ». Ce signe éprouvé en soi est partagé ensuite. L’être inspiré inspire ses proches : sa parole se fait d’or. Ce soleil levé illumine alors toute vie. Les saint-simoniens ne se fixent pas d’autre mission : répandre dans le monde « la parole de régénération10 » qui a brillé en eux de tous ses feux.
4Qu’il est grand ce pouvoir du verbe ! Régénérer, c’est retrouver sa magie biblique. Dire, c’est faire ! Parler, c’est ressusciter. Ces mots font lever les morts, ils ramènent à la vie, à cette vie qui s’est enfuie. Car tous s’accordent sur ce constat : la société du xixe siècle est morte. Elle n’est plus depuis qu’elle a perdu son unité. Si régénérer, c’est ressusciter, opérer une palingénésie au sens de Bonnet et Ballanche, cette résurrection ne peut venir que d’une parole qui vient unifier, re-lier tous les êtres défaits. Elle annonce « la conception régénératrice qui […] rendra l’ensemble et la vie11 ». Et cette voix qui re-lie, recrée ces liens brisés, porte un nom précis : la religion. « Pour nous, qui cherchons et trouvons la vie dans la foi en Dieu12 », écrivent les saint-simoniennes. Le latin religare le dit assez : « La religion consiste à relier les hommes entre eux et l’humanité au monde13. » Les saint-simoniens évoquent sans fin un « principe régénérateur ou coordonnateur14 », une « religion régénératrice15 », une « régénération religieuse16 », autant de formulations qui traduisent chez eux cette identité de la régénération et de la religion.
5Si la régénération s’identifie à la religion, elle se confond aussi avec l’association, puisque « c’est l’association qui doit présider à la régénération des sociétés17 ». Associer, c’est apporter l’« arche régénératrice18 ». Ce pouvoir ne célèbre pas seulement les vertiges du verbe. S’il lui appartient de rendre vie à l’être, c’est qu’il l’inscrit dans l’être de la Vie. La Nature doit inspirer le genre humain, elle qui meurt et revit sans fin : « Et l’éternelle jeunesse de la nature sans cesse renaissante » donne à voir « le symbole de la régénération que l’humanité attendait19 ». Cette Vie universelle n’est elle-même que le visage de Dieu : « TOUT n’est qu’un seul être, un être infini, immuable, éternel, simple, unique, indivisible, VIVANT ! vivant d’une vie qui lui est propre : et c’est lui que nous appelons DIEU20. » Dieu est présent en tout lieu, il est aussi parlant en tous sens. Il ne suffit pas d’imiter le Créateur en créant, comme lui, par la parole, mais de recueillir Sa parole qui s’incarne dans tout ce qui existe. La Vie est la forme visible de Dieu, le Verbe révélé pour ceux qui savent le déchiffrer.
6Si Dieu est la Vie, toute vie se trouve donc sacrée. Le corps se montre aussi pur que l’esprit. Pourquoi diaboliser cette chair au nom de l’esprit ? Pourquoi crucifier le corps pour libérer l’âme de sa cage vivante ? Il est urgent, écrit Enfantin dans une série d’équivalences, d’accomplir « la réhabilitation, régénération et sanctification de la chair21 ». Régénérer, c’est relever et libérer du même coup cette matière honnie et tous ces damnés de la chair – les femmes, les prolétaires, les Noirs –, chez qui le corps dominerait l’esprit et seraient, pour cette raison, condamnés à une perpétuelle oppression.
7Les rapports de la science et de la foi s’en trouvent également bouleversés. Si Dieu est la Vie, connaître la Vie c’est bien connaître Dieu. Le rôle de la science consiste, rappelle la doctrine, à découvrir « les lois par lesquelles Dieu gouverne le monde, en un mot, le plan providentiel22 ». Tout savoir doit révéler les volontés du Ciel qui ordonnent le réel. Et c’est au nom de leur foi que les saint-simoniens vont réformer les sciences de leur temps. Celles-ci ne pourront régénérer l’humanité que si elles sont elles-mêmes régénérées par le dogme. Les disciples d’Enfantin s’y emploient, notamment en 1832, pendant leur retraite à Ménilmontant. « DIEU reparaîtra dans la science, plus éclatant que jamais pour animer toutes les conceptions23 », affirment-ils. « L’introduction dans les sciences de ce sentiment d’union, d’harmonie, de ce lien religieux qui doit leur rendre la vie, voilà notre œuvre24 », proclament-ils de même. C’est cette inflexion religieuse qu’ils vont donner, quelques années plus tard, à la science des races.
8Chez les saint-simoniens, la régénération possède ainsi une forme générique. Elle donne lieu à « une transformation, une évolution qu’elle vient prédire et accomplir25 ». Elle se présente comme le passage d’un état à un autre : de la mort à la vie, de la division à l’unité, du désordre à l’ordre, de la servitude à la liberté, de la physique à la métaphysique, de la religion à la science. Déplier les sens de cette régénération conduit, on le voit, à parcourir la doctrine en entier, que le mot résume à sa façon. C’est suivre le circuit de ses termes, les méandres de ses acceptions.
9Quelle sera la forme de cette humanité régénérée ? Quel sera le signe de son unité réalisée ? Les temps seront accomplis quand tous formeront un seul être. Alors on pourra dire, écrit Enfantin, que « Dieu vous a faits, par Jésus-Christ, membres d’un seul corps, le corps du Christ lui-même, l’humanité régénérée, recréée, naissante26 ». Qu’est-ce qu’un corps, si ce n’est une association physique et mystique d’organes ? Et ce corps ainsi conçu n’est-il pas aussi une famille ? Eichthal l’affirme dans un manuscrit : « Partout aussi, famille, organisme sont des mots pour ainsi dire, identiques, car tout organisme est une famille, et toute famille est un organisme. Partout donc la Vie est la même et aussi la Famille27. » Ainsi, répète-t-il, « tout organisme individuel est une famille d’organes28 ». Ces acceptions sont de la même veine. La régénération signifie la réunion de la famille humaine, « l’affamiliation29 », disent les saint-simoniens, affamiliation des peuples, des nations et des races. Tous ces êtres collectifs, précise Enfantin, sont « les divers organes, d’un être vivant, l’humanité. Il faut les associer les uns aux autres ; aucun d’eux n’est d’une espèce différente de celle des autres ; chacun d’eux a sa fonction propre, sa destination spéciale, dans la vie commune de ce grand être à qui Dieu a confié la culture de la terre et a révélé le mouvement des astres30 ». Cette politique, en somme, ambitionne de faire « vivre la famille humaine comme un seul corps31 ».
10Si « l’ère régénératrice est venue32 », si « le grand drame de l’affranchissement et de la régénération des peuples33 » s’annoncent à l’horizon, qu’il y a loin pourtant des mots au monde ! La régénération nous dit tant de ses fins et si peu de ses moyens. Comment mener à bien cette « œuvre gigantesque34 » ? Par où commencer ? C’est dans la nature du monde, puis dans la nature des hommes que les saint-simoniens veulent forger les liens qui donneront vie à l’humanité nouvelle.
Domination
11Le monde n’existe pas : ce monde est double en vérité. Régénérer, re-lier l’humanité revient à unir ces deux opposés – l’Orient et l’Occident – pour les apaiser : « La guerre fut le signe de la vieille humanité, la paix est celui de l’humanité régénérée […]35. » Comment pacifier ces deux mondes qui se font face ? En trouvant leur lien. Et ce lien est d’abord un lieu, que les saint-simoniens cherchent éperdument. Ils fixent d’abord en Méditerranée cet espace idyllique. Elle met en contact l’Orient et l’Occident afin que ses eaux salées scellent leur alliance. Ses rives sont les lèvres qui murmurent ce rêve : « La Méditerranée va devenir le lit nuptial de l’Orient et de l’Occident36 », s’enflamme Michel Chevalier.
12Cazeaux commente cette prophétie. « L’humanité ne se recommence pas37 », objecte-t-il. Chevalier cherche à faire renaître en vain un foyer depuis longtemps éteint. La Méditerranée d’autrefois ne renaîtra pas. Mare Nostrum relève du Muséum. L’aube des temps nouveaux ne s’élève pas de ces eaux. C’est vers l’ouest plutôt que cette aube se perçoit. L’humanité nouvelle s’invente déjà dans ce Nouveau Monde. Elle se crée dans cette Amérique qui ouvre ses bras à la Terre entière. « Là est bien la couche nuptiale de la liberté38 », répond Cazeaux à Chevalier.
13Chevalier se convertit à ce territoire où se fondent tant d’espoirs. C’est là-bas, par-delà l’Atlantique, que l’Orient et l’Occident se rencontrent déjà, explique-t-il après un voyage d’études aux États-Unis. La civilisation occidentale suit la marche du soleil d’Orient en Occident, et accoste depuis peu sur les rivages américains. Du Nouveau Monde, son périple va se poursuivre et rejoindre l’Orient. Là-bas, les opposés vont s’allier, se compléter, se marier. Là-bas s’annonce « l’association de tous les peuples, l’équilibre du monde39 ».
14Qu’il est long ce chemin qui mène à l’hymen ! Qu’on peine à suivre ce jeu de l’oie qui cherche en vain sa voie ! Ce rêve de régénération, parti de Méditerranée, s’aventure vers le Nouveau Monde, puis revient sur ses pas et s’installe au cœur de l’Europe. C’est là, pour Eichthal, qu’entre Les Deux Mondes, titre du livre qu’il lui consacre en 1836, cette refonte universelle va s’accomplir. Cette perspective est statique, immobile comme la géographie qui lui sert de cadre. L’Orient et l’Occident possèdent chacun leur centre : à l’ouest, la France et Paris sa capitale ; à l’est, la Turquie et Constantinople sa capitale. Entre ces contraires, la Providence a créé une « force d’équilibre40 » : l’Autriche. Sa place la destine à devenir le centre d’une nouvelle hiérarchie des peuples. Cette balance suppose la distance. « Le monde doit se compléter, non plus se mutiler41. » Aucune fusion, aucun mélange ne sont envisageables : ils rompraient l’équilibre, briseraient cette divine harmonie qui divise ces mondes. « Il y aura toujours des traits distinctifs, des contrastes, des incompatibilités entre les peuples d’Orient et d’Occident. La Providence a tracé de sa main ces différences, et ne les effacera pas ; notre devoir est de les respecter42. »
15En 1840, la quête reprend sa route et se fixe en Syrie et en Palestine. Là réside désormais ce « point dominant », écrit maintenant Eichthal, ce « point central entre l’Orient et l’Occident, entre l’Asie, l’Afrique et l’Europe, par les Phéniciens et les Israélites, le commerce, les lettres, et surtout les doctrines religieuses, qui sont devenues la base de nos sociétés modernes43 ».
16La Terre n’est pas seulement le théâtre physique de cette association, l’espace passif de ce mouvement. Elle en est aussi le théâtre symbolique. Car ces continents ont un sens. Ils dessinent les hiéroglyphes d’une géo-graphie, c’est-à-dire d’une graphie de terre, d’une écriture faite Terre. Ces continents sont une énigme à déchiffrer pour ces saint-simoniens qui pensent qu’à toute forme correspond une formule, à toute physique une méta-physique, à toute science une religion. Le monde enferme une signification dans son ombre.
17Les contrastes écrivent le livre de la Terre. Tout y est opposé, balancé, équilibré. Son ordre est celui des oxymores. Elle est soumise, à un « dualisme éternel44 », un « Dualisme universel45 », au physique comme au moral. La géographie physique trace une géographie morale. L’opposition entre l’Occident et l’Orient se traduit par d’autres oppositions, « sous les noms d’esprit et de chair, de pensée et d’acte, d’intelligence et de matière46 », écrit Barrault, mais aussi de force et de faiblesse, d’activité et de passivité, d’égalité et d’inégalité. Cette opposition se montre également dans la lutte entre la Croix et le Croissant, la chrétienté et l’Islam. Ces antithèses annoncent la synthèse finale. Elles sont le signe d’une opposition présente et la promesse d’une réconciliation à venir.
18La Terre, régie par ces dualités, subit la loi d’une nécessité supérieure. Sa géo-graphie relève d’une théo-graphie. Elle se trouve partagée dès l’origine pour être réconciliée selon les vœux de Dieu. Sa disposition la prépare depuis toujours à cette mission. Ce lieu – la Méditerranée, l’Amérique du Nord, l’Autriche ou la Palestine – n’est pas fait que de boue et d’eau. Il est créé à dessein. Cet espace sur la Terre est un écho d’en haut, un battement de cil du Ciel, un écrin choisi par le divin. C’est bien pourquoi les saint-simoniens le cherchent avec tant de passion. Au point de se perdre en chemin. Leur boussole s’affole. Dés-orientés, ils reviennent sur leurs pas comme des voyageurs aveuglés. On peut douter de son existence. Ce lieu de Dieu, ce lieu des lieux n’est-il pas un non-lieu, une utopie introuvable, une Atlantide engloutie ? Ce centre divin doit pourtant bien exister. Sans lui, l’histoire humaine ne voudrait rien dire. Il doit donner sens au passé de ces peuples qui, longtemps isolés, convergent vers lui pour se rassembler. Loin d’être un non-lieu, il serait plutôt un lieu à part, non pas nulle part mais à nul autre pareil, un sur-lieu, un hyper-lieu où les contrastes se contractent et s’associent, où s’abolissent toutes les haines et se guérissent toutes les plaies. Toute la structure du monde attend cette suture prochaine, cet Équateur écartant les antiques rancœurs. Là se renversera le vieux monde en soudant les deux mondes. Là aussi se courbera le temps, qui prendra un nouveau cours. De ce nouvel Éden s’écrira une nouvelle histoire. De ce lieu, l’œil verra au-delà, verra l’au-delà.
19Une fois ce centre trouvé, la régénération pourra s’enclencher, le corps universel se former. Les énergies s’y concentreront puis étendront ce cercle au monde entier. C’est de là qu’il faudra lancer les grands travaux qui tisseront les fils de fer et de feu, les rails et les câbles qui feront communiquer les hommes dispersés. Alors, comme électrisé, galvanisé par ces nerfs d’acier, ce corps de l’humanité va s’animer selon les plans de la divinité. « En fait, les chemins de fer, la marine à vapeur, les communications électriques, constituent déjà, en quelque sorte, un appareil nerveux nouveau, merveilleux signe du lien que Dieu veut établir entre tous les organes47. » Et grâce à ce réseau nerveux, « l’électricité vitale se communique[ra] instantanément à tous les organes, pour y porter non la mort, mais la vie48 ». C’est le corps de ce globe transformé qui donnera corps à cette humanité refondée.
20Il appartient à la France d’accomplir ce destin divin. Il lui faut lancer « le signal de cette magnifique régénération49 ». Elle doit devenir « le pacificateur du monde », puisqu’elle est « le Christ des nations50 ». À tous, « peuples, classes et individus », ce nouveau messie « assignera, suivant leur vocation, une place distincte, une œuvre distincte dans l’œuvre commune51 ». La France ne pourra, seule, réaliser cette œuvre titanesque. Sans doute devra-t-elle unir d’abord « la famille européenne52 ». Enfantin rappelle que les principales puissances du continent ont des facultés qui les destinent à s’associer entre elles pour mieux associer le monde. Il est temps de réaliser « l’affamiliation des trois grands peuples européens, en les rattachant à notre trinité, RELIGION, Science, Industrie, savoir : La FRANCE, l’Allemagne et l’Angleterre53 ».
21Cette régénération consacre la domination du continent européen. Ce corps de l’humanité possède sa hiérarchie. Pour Enfantin, si la France peut être nommée « le cœur de l’humanité54 », Londres et Paris sont les « cervelet et cerveau du monde55 ». La France et l’Angleterre s’imposent comme les centres pensants d’un globe dépendant. Construire le corps de l’humanité nouvelle revient à le coiffer d’un esprit, appelé à commander ce corps : pas d’organisation sans cette direction, de chair sans cette âme, de physiologie sans ce cerveau. La régénération conduit à la génération d’un pouvoir total, c’est-à-dire étendu à la totalité du globe. La communion n’est pas une mise en commun, un partage pour tout le monde, mais un partage du monde au profit de quelques-uns. Ce réseau de communication, comme une prothèse de fer, jette les mailles d’un réseau de soumission. Ces liens sont les laisses, les rênes avec lesquelles un monde dirige l’autre. Ils sont le moyen « le plus aisé de communiquer l’impulsion du centre jusqu’à l’extrême circonférence56 ». Étrange mariage finalement qui conduit les Occidentaux à porter leurs anneaux aux doigts et les Orientaux aux pieds57.
22Unifier l’humanité, la réconcilier dans une paix perpétuelle consiste à l’industrialiser. Car l’industrie et le commerce, selon une thèse ancienne, créent la paix ; « l’industrie est éminemment pacifique. Instinctivement elle repousse la guerre. Ce qui crée ne peut se concilier avec ce qui tue58 », soutient Chevalier. Il faut se lancer dans « une complète régénération industrielle59 » des peuples, en commençant par « la régénération, la réorganisation du monde oriental60 ». L’humanité sera une quand elle formera un seul marché. Elle aura accompli son destin. Son organisme formera une seule économie, aux sens physiologique et industriel du terme.
23Dans cette politique nouvelle, les peuples, les nations, les races – les termes sont interchangeables – vont donc s’associer et réaliser l’exploitation de l’Orient par l’Occident. Eichthal s’enthousiasme à cette idée : « […] et y a-t-il aujourd’hui un plus beau champ à exploiter que l’Orient ? N’y a-t-il pas là une puissance productive qui sommeille61. » L’humanité ne formera plus qu’un seul être, mais que sera-t-il en vérité ? Un corps oriental couronné par une tête occidentale.
24Un tout autre modèle est ensuite proposé, qui relève d’une autre rationalité. La quête du centre devient celle du sang. Ce n’est plus la géographie mais l’ethnologie qui dessine cette humanité nouvelle. Cette formule n’annule pas la précédente, elle la complète au contraire en se greffant, s’élevant sur elle. C’est en aménageant le globe par d’immenses réseaux de communication que les ethnies vont se rencontrer et se croiser pour devenir les « membres d’un même corps62 », corps commandé là aussi par l’Occident.
Hybridation
25La régénération ne s’opère plus à la surface des choses. Elle ne se contente plus d’aménager le corps du globe. La quête du lieu cesse sa désespérante errance. L’être remplace le lieu. Les saint-simoniens déchiffrent désormais ce lien dans la nature des humains. Ils ne mobilisent plus la géographie et l’économie politique, mais la science des races, l’ethnologie telle qu’on l’entend au xixe siècle63. La « monade race64 », selon l’expression d’Euryale Cazeaux, devient le point focal, le concept nodal de cette régénération repensée.
26La race accomplit ce rêve d’éternité des aristocraties d’autrefois. Elle vit éternellement dans le temps, sans se perdre ou se flétrir. Quand les individus, les familles, les nations mêmes s’affaissent parfois et s’affaiblissent sans voix, quand leurs vies déclinent et dégénèrent, la race, elle, reste ce que la Nature l’a faite. Dans un manuscrit, Eichthal rappelle cette vérité biologique et biblique, scientifique et religieuse : « La Genèse nous dit, qu’au commencement Dieu créa chaque chose suivant son espèce ; les peuples aussi ont été créés chacun suivant son espèce ; et les espèces sont impérissables65. » Ces races immortelles ne font-elles pas justement leur retour ? Car « si le siècle dernier a été le siècle de l’insurrection le nôtre pourra s’appeler celui de la résurrection », continue Eichthal. Partout, ces races éternelles « sortent du tombeau, […] reprennent leur indépendance66 ». Ces résurrections biologiques éclatent dans les révolutions démocratiques. Ces races disparues, qu’on croyait emportées pour toujours par les loups de l’oubli, réclament leur souveraineté. Leurs sangs se lèvent contre les Léviathans et renversent avec fracas les lourds édifices des États. Le Printemps des Peuples est le nom qu’on donne à cet événement, biologique avant d’être historique.
27Cette théorie de la race immuable est empruntée à William-Frédéric Edwards. Elle est, selon lui, le fondement de l’ethnologie. À travers les temps et les tempêtes, parmi les transformations qui les tenaillent et les retaillent sans fin, les peuples peuvent bien changer de territoire, de mœurs, de langue, d’État même, ils restent toujours de même race. Celle-ci est la véritable demeure, la chair de pierre dans laquelle ces peuples vivent sans le savoir. Comme les « maisons » des aristocraties du passé, ils vivent moins sur leur terre que dans leur race qui demeure et ne meurt jamais.
28La pertinence de la race tient donc à sa permanence. Elle est, pour Edwards, l’unique fondement d’une histoire qui aspire à la positivité. Il le souligne avec conviction, en 1829, dans sa célèbre lettre adressée à Amédée Thierry : Des caractères physiologiques des races humaines considérés dans leurs rapports avec l’histoire. Puisque la race est l’unique réalité intangible, elle seule peut retracer l’histoire de ces multitudes. Cette idée d’une science de l’histoire fondée sur la science des races, donc d’une histoire naturelle de l’histoire, devient rapidement à la mode, chez les savants et les saint-simoniens.
29Edwards fonde, en 1839, la Société ethnologique de Paris pour mener à bien ce projet67. Sa lettre à Amédée Thierry en fixe le programme. Les saint-simoniens investissent en nombre la société savante. Gustave d’Eichthal en devient le secrétaire-adjoint puis le secrétaire à partir de 1846, Victor Courtet son vice-secrétaire à partir de 1847. L’ethnologie se fait maintenant le guide des saint-simoniens. L’affamiliation et la régénération sont conçues par les races. Pour cela, Eichthal infléchit cette science des races pour la marier au dogme saint-simonien. La mission de l’ethnologie devient clairement religieuse : re-lier les races dispersées, réconcilier les races ennemies. Elle constitue bien une « physiologie religieuse68 », pour reprendre une expression d’Enfantin, une ethno-théologie ou bien encore une ethnologie transcendante, comme on réfléchit à une anatomie transcendante.
« Dans ce mouvement qui aujourd’hui rapproche et met en contact les diverses populations de notre globe, nous avons à examiner, à déterminer quelles sont entre les diverses races les conditions d’association, quelle part spéciale est réservée à chacune d’elles dans l’œuvre commune, en raison de ses facultés morales et physiques. Sous ce rapport, l’Ethnologie arrive à se confondre avec la Science sociale, avec la politique et touche à la religion elle-même.
En ce moment, en effet, les plus grandes questions sociales sont des questions ethnologiques. […] Le glaive autrefois tranchait ces questions ; mais aujourd’hui le glaive n’est plus souverain. L’oppresseur est trop puissant, ou l’opprimé est trop timide ; la loi tend à remplacer la force ; et qu’est-ce que la loi appliquée aux rapports des races, sinon le dernier mot de l’Ethnologie69. »
30Or un problème épistémologique survient immédiatement. Peut-on fonder une science de l’histoire et de la politique sur une race… qui n’a pas d’histoire ? La théorie de la race-demeure s’enferme dans une antinomie. Soit la race se modifie et la scientificité attachée à sa permanence disparaît, soit elle reste invariable et l’historicité s’évanouit. Entre la race et l’histoire, il faut choisir ! C’est soit une science de l’histoire, soit une science des races, mais pas les deux… Aussi certains auteurs vont-ils rapidement abandonner le projet de fonder, comme Edwards, une histoire et une politique positives sur ces momies vivantes. Ils vont chercher, au contraire, dans les modifications de ces races la racine des évolutions historiques et politiques. C’est dans ce dispositif nouveau que le saint-simonisme va jeter les bases de son ethnologie religieuse.
31Deux formulations voient le jour la même année. Elles révolutionnent l’ethnologie. 1838 est le 89 de la science des races. Soit l’évolution historique est inscrite dans le développement même de la race. Ce développement forme une série qui se déchiffre dans la forme de la boîte crânienne. Celle-ci devient le livre des destinées humaines. Ce système est proposé par l’abbé Frère-Colonna70. Soit l’évolution historique se comprend, non dans cette force logée dans la race, mais dans le mélange des races. C’est le système proposé, en 1838, par le saint-simonien Courtet de l’Isle dans La Science politique fondée sur la science de l’homme. Son système repose sur trois thèses qui s’enchaînent logiquement.
32Thèse I. L’inégalité naturelle des races humaines
33L’Univers est une infinie hiérarchie. L’humanité elle-même en subit la loi. Les races, dit Courtet, sont inégales entre elles. Cette inégalité est attestée par l’Histoire. Les batailles en signent la vérité : le simple fait qu’une race en asservisse une autre témoigne, pour lui, de cette supériorité. Le sang se mesure en se versant.
34Thèse II. La hiérarchie des classes reflète la hiérarchie des races
35L’inégalité des classes dérive de l’inégalité des races. Les races vaincues forment les classes dominées, les races vainqueurs les classes dominantes. Dans ce schéma, comment l’histoire est-elle possible ? Comment passe-t-on d’une société inégalitaire à une société égalitaire ? Par le métissage.
36Thèse III. L’égalité et la liberté par le croisement des races
37Si le biologique détermine le social, seule une transformation biologique peut donner lieu à une transformation sociale. C’est là que réside la grande innovation introduite par Courtet dans la science. Contre l’idée défendue par Edwards d’une permanence des races, le croisement devient le véritable moteur de l’histoire. Là où les mariages entre les races rivales sont interdits, comme dans le régime des castes en Inde, la société reste prise dans les banquises de la hiérarchie. La même organisation sociale se reproduit indéfiniment. Là où, à l’inverse, les croisements sont permis, ils opèrent, par une dialectique implacable, un mouvement vers l’égalité physiologique, sociale et politique. La Révolution française est née de ce mouvement. C’est la fusion des descendants Gaulois et Francs qui l’a rendue possible.
38Depuis Buffon et Vandermonde, et jusqu’au milieu du xixe siècle au moins, les médecins et les naturalistes militent en faveur des croisements pour retremper l’humanité. Ces croisements lavent les sangs des tares héréditaires, les perfectionnent et les anoblissent même. Courtet est sans doute le premier à faire de ce précepte hygiénique, le mélange des sangs, un concept historiographique. C’est dans la chair que se lit le destin humain. Les thèmes qui occupent alors l’ethnologie – la querelle du polygénisme et du monogénisme et les débats sur la craniométrie, par exemple – ne mobilisent guère les saint-simoniens. La portée eugénique des croisements les fascine bien davantage. L’évolution entre la précédente régénération et la nouvelle est frappante de ce point de vue. La technologie en dit la vérité. La première technologie entend transformer cette matière brute, le fer et l’acier, pour unifier l’humanité et l’appeler à une nouvelle vie. Dans cette régénération par la science des races, cette nouvelle vie n’est plus créée par la transformation du milieu extérieur. Elle naît d’une transformation intérieure. Par le métissage, elle agit sur les forces enfouies dans les organismes. Elle ne remue plus la surface du globe, elle remue la profondeur des corps. Elle relève d’une « Biotechnie anthropologique71 », selon l’heureuse expression de Virey. La corporation économique fait place à une incorporation biologique.
39Cette technologie du vivant fonde un mouvement politique et même religieux. Ces croisements sont le ressort du progrès humain. Ils élèvent les faibles comme les puissants. Ribes en donne la formule générale :
« Par l’échange des éléments de race, l’activité physiologique se régénère : on donne et l’on reçoit des qualités que l’on n’avait point, et l’on passe à des états vivants dont on n’avait pas joui. Une race, comme un individu, après avoir appliqué ses forces et ses facultés suivant un mode particulier et en avoir perfectionné l’exercice, ne pouvant plus grandir, commençait à décroître, lorsqu’une nouvelle association et l’infusion d’un sang différent sont pour elle l’occasion d’une évolution nouvelle. Les alliances et le mariage des castes ou races dans une nation, dans l’humanité, sont donc le secret naturel par lequel la vie se perfectionne, c’est-à-dire devient à la fois plus une et plus variée. Supérieurs et inférieurs, tous gagnent par le mélange72. »
40L’hybridité devient nodale chez Gustave d’Eichthal et Ismaÿl Urbain. En 1839, dans les Lettres sur la race noire et la race blanche, le mélange commande toute l’analyse. Le dualisme universel s’en trouve modifié. La distinction essentielle devient celle des sexes. Pour mieux penser l’union de l’Orient et de l’Occident, Eichthal et Urbain classent toutes les races du globe en mâles et femelles73. « Le noir me paraît être la race femme dans la famille humaine, comme le blanc est la race mâle74. » Le mariage de l’Orient et de l’Occident prend désormais la forme d’un métissage. Celui-ci exerce une fonction non plus seulement politique mais religieuse. Le métis re-lie la race blanche et la race noire, l’Occident et l’Orient pour former la trinité de la Famille humaine : père, mère, enfant. Traçant ainsi sur « la terre le sublime symbole de la trinité divine75 », la régénération aura accompli son œuvre. Elle aura scellé dans la chair cette réconciliation universelle. Leur lien s’incarnera dans un être : l’enfant né de leur union.
41Pour Eichthal, c’est par la colonisation que s’accomplira ce métissage général. En 1847, il lance un grand débat devant la Société ethnologique de Paris. Comment associer la race noire et la race blanche, c’est-à-dire comment libérer la race avilie ? Après de longs échanges, Eichthal dégage un consensus. La race considérée comme supérieure doit éduquer l’autre en la colonisant. La race noire sortira de l’esclavage par une nouvelle domination. Elle sera conquise pour mieux être libérée ! C’est bien le croisement qui justifie cette conquête nécessaire qui régénèrera le genre humain. Les races ne se sont-elles pas mélangées dans le passé à la suite d’invasions ? Et c’est donc par de nouvelles invasions qu’elles se croiseront de nouveau. N’est-ce pas déjà ce spectacle qu’offre le monde ? On y voit que partout « la race la plus avancée envahit les autres, les use en les transformant, et [que] toutes se perfectionnent par le progrès continu du corps humanitaire et la libre communication de ses parties76 ».
42Comme dans la régénération économique, cet organisme fait de tous les hommes unit des organes inégaux entre eux. Tous sont soumis à la tête blanche. Verrollot, médecin saint-simonien lui aussi, en donne une représentation frappante. Dans une lettre à Enfantin, il considère que les races sont les tissus de ce grand Être : « La race ou espèce noire me représente dans l’humanité ce qu’est le tissu cellulaire dans l’homme ; la race ou espèce jaune, le tissu vasculaire ; la race ou espèce blanche, le tissu nerveux77. » Cette physiologie consacre des supériorités. Les races européennes forment, là encore, le cerveau de cet organisme, les races asiatiques le cœur, les races africaines l’abdomen. Et pour les races d’Amérique…. le médecin saint-simonien n’en sait encore rien !
43Cette régénération naît bien d’une transfusion générale. Elle culmine dans une théologie biologique, une hématologie sacrée. Toute une mystique s’attache à ce corps devenu Église. La race blanche part à l’abordage et se porte sur tous les rivages. En versant son sang dans tous les sangs, elle s’élève comme un nouveau Christ et offre sa vie dans cette eucharistie. Elle irrigue, écrit Enfantin, « ce grand corps, l’humanité, dans lequel Dieu nous a révélé, par Jésus, que tous les membres sont frères78 ». Cette eucharistie n’est pas celle de l’ancien dogme. La « Présence réelle » des chrétiens n’est qu’une absence réelle. Leur sang consommé n’est qu’un mot vide, un mot sans vie, une métaphore stérile. Leur transsubstantiation n’est pas une transfusion digne de ce nom. Ce sang n’est pas non plus ce sang qui n’est déjà plus, celui des aristocraties blanchies, sang rare et précieux comme l’or qui ne pouvait se mêler sans se corrompre. Ce sang bleu a vu rouge, a noirci puis s’est tari. Il n’en reste que des taches au bas des échafauds. Ce sang nouveau n’a, lui, rien de symbolique. Son vermeil fait merveille. Il bout de toutes ses violences, brille de toutes ses envies. Il tape aux tempes et frappe au cœur. Il s’épure toujours et jamais ne s’épuise. Partout il s’étend, partout il serpente, d’autant plus puissant qu’il est plus rampant. Ce sang vivant est le visage de l’avenir. Oui, un jour, pensent les saint-simoniens, tous seront de même sang, ce sang de l’Occident, chantant tous cet aveinement !
44Cette affamiliation n’est-elle qu’une affabulation ? Ce beau présage n’est-il qu’un « enfantinage » ? Non sans doute. L’idée d’une affamiliation des races se montre d’une grande normalité épistémologique. La vertu des croisements, prônés par les saint-simoniens, est communément admise dans la science. N’en déplaise aux historiens du saint-simonisme qui s’entêtent à voir une « innovation considérable, [d’une] audace rare, sinon unique79 », à voir « une position originale [dans] l’apologie du métissage80 ». Quelle audace ou originalité y a-t-il donc à dire comme toute la pensée savante de son temps ? Ces historiens du saint-simonisme sont eux-mêmes victimes d’un préjugé… sur un préjugé. Ils prêtent aux ethnologues du passé un préjugé contre les croisements que ces ethnologues n’ont pas, puisqu’ils en font au contraire l’éloge. Ce faisant, ces historiens sont eux-mêmes victimes d’un préjugé. Ils font comme s’il existait une race des théoriciens des races, comme si, parlant du même sujet, ces théoriciens étaient tous condamnés à en dire la même chose et à rejeter les croisements. Ces ethnologues ont eu, c’est le moins qu’on puisse dire, de nombreux préjugés, mais longtemps ils ont échappé à celui-là.
45« Donnez-moi des hommes et des terres, et je vous ferai une société81 », s’exclame Courtet dans un songe de toute-puissance. Ce croisement fonderait une technologie anthropologique, capable d’engendrer, par de savants calculs, une humanité à volonté. Il serait aussi une méta-technologie, une technologie religieuse qui accomplirait cette mission divine : re-lier toutes les vies par cette eucharistie. Le croisement serait le lien de tous les liens. Il tiendrait entre ses mains l’avenir du genre humain. Ce sang-mêlé pourrait même assécher le sang versé dans les batailles. Il annoncerait la paix perpétuelle.
46Il n’en est rien. Le croisement n’apporte pas cette harmonie promise. Il se lie au colonialisme de son temps, aux entreprises les moins utopiques, que les saint-simoniens accompagnent le cœur battant. Peut-on, sans abus de langage, présenter cette entreprise comme une « utopie fusionniste82 » ? La véritable utopie ne conduisait-elle pas à refuser plutôt ce colonialisme fusionnel, pâle humanisation du colonialisme ambiant ? Cet altercolonialisme n’est certes pas un anticolonialisme. Une domination d’une autre nature reste une domination… Celle-ci est inscrite, du reste, dans le saint-simonisme depuis l’origine. Sa pureté initiale n’est pas trahie, abîmée par la pratique, comme si sa blancheur était salie par les mains grises du pouvoir, déchirée par les ongles noirs de l’histoire. Depuis Saint-Simon, le dogme s’offre comme l’évangile d’une domination qui tait son nom, l’évangile d’une hiérarchie validée par la Nature. Quand les saint-simoniens souhaitent forger un Nouveau Monde, ils créent seulement ailleurs et à nouveau… un monde de sujétion. Celle-ci est même plus profonde : elle s’imprime dans le corps même des dominés. C’est là qu’il faut faire l’anatomie du saint-simonisme, là qu’il faut trouver l’hybris réelle de son hybridité rêvée, quand les balles de fusil se mêlent aux cymbales de l’« utopie ».
Notes de bas de page
1Guépin Ange (Dr), Philosophie du socialisme ou Étude sur les transformations dans le monde et l’humanité, Paris, Gustave Sandré, 1850, p. 48.
2Ribes François, Des races humaines. Discours prononcé à l’ouverture des leçons d’hygiène de la faculté de médecine de Montpellier, Montpellier, Jean Martel aîné, 1848, p. 31.
3Rodrigues Eugène, Lettres sur la religion et la politique (1829), suivies de L’Éducation du genre humain, traduit de l’allemand de Gotthold Ephraim Lessing, Paris, au bureau de L’Organisateur, 1831, p. 112.
4J’ai montré l’ambition savante des premiers socialistes, des saint-simoniens en particulier, dans mon ouvrage Les Hiéroglyphes de la Nature. Le socialisme scientifique en France dans le premier xixe siècle, Dijon, Les Presses du réel, 2014. Philippe Régnier a proposé une lecture de l’ethnologie saint-simonienne dans deux études : « Du côté de chez Saint-Simon : question raciale, question sociale et question religieuse », Romantisme. Revue du dix-neuvième siècle, no 130, 2005, p. 23-37, et « L’abbé Grégoire, Saint-Simon et les saint-simoniens, entre droits de l’homme et prise en compte des altérités dites “raciales” », in Sarga Moussa et Serge Zenkine (dir.), L’Imaginaire raciologique en France et en Russie, xixe-xxe siècles, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 2018, p. 29-48.
5Le Livre nouveau des saint-simoniens, édition, introduction et notes par Philippe Régnier, Tusson, Du Lérot, coll. « Transferts », 1991, p. 83.
6Barrault Émile, « Le sacerdoce », in Religion saint-simonienne. Recueil de prédications, t. I, Paris, aux bureaux du Globe, 1832, p. 229.
7Barrault Émile, « La hiérarchie », ibid., p. 201.
8Enfantin Prosper, Science de l’homme. Physiologie religieuse. Lettre au docteur Guépin (de Nantes) sur la physiologie (1858), in Œuvres de Saint-Simon et d’Enfantin, réimpression photomécanique de l’édition de 1865-1878, t. XLVI, Aalen, Otto Zeller, 1964, p. 264.
9Transon Abel, « Politique. – Morale. – Religion », in Religion saint-simonienne. Recueil de prédications, t. II, Paris, Chez Johanneau, 1832, p. 72.
10Charton Édouard, « Le monde », in Religion saint-simonienne. Recueil de prédications, op. cit., t. I, p. 463.
11Exposition de la doctrine de Saint-Simon. Première année (1829), Paris, Librairie nouvelle, 1854, p. 290.
12Voilquin Suzanne, « Considérations sur les idées religieuses du siècle », La Femme nouvelle. Tribune des femmes, vol. I, 1832-1833, p. 185.
13Enfantin Père, Religion saint-simonienne. Réunion générale de la famille. Séances des 19 et 21 novembre 1831. Enseignements faits par le Père suprême, Paris, au bureau du Globe, 1832, p. 120.
14Exposition de la doctrine de Saint-Simon. Première année, op. cit., p. 246-247.
15Exposition de la doctrine de Saint-Simon. Deuxième année (1830), Paris, Librairie nouvelle, 1854, p. 350.
16Rodrigues Eugène, Lettres sur la religion et la politique, op. cit., p. 122.
17Enfantin Prosper, « Considérations sur l’organisation féodale et l’organisation industrielle. Comment l’esprit d’association se substitue graduellement dans les rapports sociaux à l’esprit de conquête », Le Producteur. Journal philosophique de l’industrie, des sciences et des beaux-arts, Paris, Sautelet et Cie, vol. III, avril-juin 1826, p. 73.
18Barrault Émile, « Les femmes », in Religion saint-simonienne. Recueil de prédications, op. cit., t. II, p. 123.
19Rodrigues Eugène, Lettres sur la religion et la politique, op. cit., p. 19.
20Transon Abel, « Aux élèves de l’École polytechnique. De la religion saint-simonienne. Second discours. Dieu », L’Organisateur. Journal de la doctrine de Saint-Simon, 1re année, vol. I, no 49, 24 juillet 1830, p. 2.
21Enfantin Prosper, « À M. Michelet, professeur au Collège de France. Lyon, le 28 février 1845 », Correspondance philosophique et religieuse, 1843-1845, Paris, typographie Lacrampe fils et Cie, 1847, p. 36.
22Exposition de la doctrine de Saint-Simon. Première année, op. cit., p. 255.
23Le Livre nouveau des saint-simoniens, op. cit., p. 79.
24Ibid., p. 68.
25Exposition de la doctrine de Saint-Simon. Première année, op. cit., p. 154.
26Enfantin Prosper, « Note B. Lettre au Courrier français. Numéro du 8 février 1844 », Correspondance philosophique et religieuse, op. cit., p. 213.
27Eichthal Gustave d’, « De la Famille religieuse, politique et scientifique. Lettre à Isidore », Bibliothèque de l’Arsenal, Fonds Enfantin, ms. 7826 fo 2 (souligné par l’auteur).
28Ibid. (souligné par l’auteur).
29Enfantin Prosper, « CCXLe lettre. Lettre à Arlès. Alger, 31 janvier 1840 », Correspondance inédite d’Enfantin, in Œuvres d’Enfantin, publiées par les membres du comité institué par Enfantin pour l’exécution de ses dernières volontés, Paris, E. Dentu, 1865-1878, t. XII, p. 13-14.
30Enfantin Prosper, « À sa Majesté Napoléon III, empereur des Français », in Henri de Saint-Simon et Prosper Enfantin, Science de l’Homme. Physiologie religieuse, Paris, Librairie Victor Masson, 1858, p. xvi-xvii.
31« Allocution de Moïse Retouret », in Religion saint-simonienne. Recueil de prédications, op. cit., t. II, p. 138.
32Barrault Émile, « L’art », in Religion saint-simonienne. Recueil de prédications, op. cit., t. I, p. 506.
33Barrault Émile, « Les trois familles. Articles extraits du Globe », Morale. Réunion générale de la famille. Enseignements du Père suprême. Les Trois Familles, Paris, Librairie saint-simonienne, 1832, p. 7.
34Chevalier Michel, Religion saint-simonienne. Politique industrielle et Système de la Méditerranée, Paris, impr. d’Éverat, 1832, p. 24.
35Barrault Émile, « La loi de sang », in Religion saint-simonienne. Recueil de prédications, op. cit., t. I, p. 272.
36Chevalier Michel, Religion saint-simonienne. Politique industrielle et Système de la Méditerranée, op. cit., p. 126.
37Cazeaux Euryale, « Du système méditerranéen de M. Michel Chevalier », Revue encyclopédique, publié par MM. Carnot et P. Leroux, Paris, au bureau de la Revue encyclopédique, vol. LV, livraison de septembre 1832, p. 606.
38Ibid., p. 609.
39Chevalier Michel, Lettres sur l’Amérique du Nord, avec une carte des États-Unis d’Amérique, édition spéciale, revue, corrigée et augmentée de plusieurs chapitres (1836), t. I, Paris, Librairie de Charles Gosselin et Cie, 1837, « Introduction », p. vii.
40Eichthal Gustave d’, Les Deux Mondes, servant d’introduction à l’ouvrage de M. Urquhart, la Turquie et ses ressources (1836), Leipzig, F. A. Brockhaus, 1836, p. 57.
41Ibid., p. 47.
42Ibid., p. 164.
43Eichthal Gustave d’, De l’unité européenne, Paris, Tuchy, 1840, p. 10.
44Barrault Émile, « L’Orient et l’Occident », art. cité, p. 359.
45Eichthal Gustave d’, « Extrait d’une lettre à Mr… à Paris, Vienne le 15 janvier 1837 », Bibliothèque de l’Arsenal, Fonds Enfantin, ms. 7825 fo 15 (souligné par Eichthal).
46Barrault Émile, « L’Orient et l’Occident », art. cité, p. 373.
47Enfantin Prosper, « À sa Majesté Napoléon III… », op. cit., p. xiii-xiv.
48Ibid., p. xv.
49Laurent, « Notre politique est religieuse », in Religion saint-simonienne. Recueil de prédications, op. cit, t. II, p. 89.
50Chevalier Michel, Religion saint-simonienne. Politique industrielle et Système de la Méditerranée, op. cit., p. 121.
51Ibid., p. 122.
52Barrault Émile, « L’Orient et l’Occident », art. cité, p. 370.
53Enfantin Prosper, De l’Allemagne. Réponse de B.-P. Enfantin à Heine (1835), publiée par Duguet, Paris, impr. de E. Duverger, s. d., p. 10.
54Enfantin Prosper, « À sa Majesté Napoléon III… », op. cit., p. xvii.
55Ibid., p. xv.
56Chevalier Michel, Religion saint-simonienne. Politique industrielle et Système de la Méditerranée, op. cit., p. 133.
57Sur cette question, voir notamment Kaegi Pascal, « “L’Orient” des saint-simoniens dans les Enseignements d’Enfantin et Le Globe (É. Barrault, M. Chevalier), entre fin novembre 1831 et mi-février 1832 », in Michel Levallois et Sarga Moussa (dir.), L’Orientalisme des saint-simoniens, Paris, Maisonneuve & Larose, 2006, p. 113-129.
58Chevalier Michel, Religion saint-simonienne. Politique industrielle et Système de la Méditerranée, op. cit., p. 107.
59Ibid., p. 24.
60Eichthal Gustave d’, Les Deux Mondes…, op. cit., p. 315.
61Ibid., p. 295-296.
62Ribes François, Traité d’hygiène thérapeutique ou Application des moyens de l’hygiène au traitement des maladies, Paris, J.-B. Baillière et fils, 1860, p. 588.
63Sur la science des races au xixe siècle, voir notamment Reynaud Paligot Carole, La République raciale, 1860-1930, préface de Christophe Charle, Paris, Presses universitaires de France, 2006 ; Blanckaert Claude, De la race à l’évolution. Paul Broca et l’anthropologie française (1850-1900), Paris, Éditions L’Harmattan, 2009 ; et surtout la somme de Doron Claude-Olivier, L’Homme altéré. Races et dégénérescence (xviie-xixe siècles), Ceyzérieux, Éditions Champ Vallon, 2016.
64Cazeaux Euryale, « Lettre sur le programme à suivre par la Société ethnologique, Paris, le 20 mai 1839 » (lue à la séance du 27 mars 1846), Bulletin de la Société ethnologique de Paris, année 1846, E. Thurnot et Cie, Paris, 1846, vol. I, p. 20.
65Eichthal Gustave d’, « Extrait d’une lettre à Mr… à Paris, Vienne le 15 janvier 1837 », Bibliothèque de l’Arsenal, Fonds Enfantin, ms. 7825 fo 15.
66Ibid., ms. 7825 fo 15.
67Sur cette société savante, voir en particulier Bernon Thomas, « La science des races : la Société ethnologique de Paris et le tournant colonial (1839-1848) », La Révolution française. Cahiers de l’Institut d’histoire de la Révolution française, no 15, 2018, [http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lrf/2448].
68C’est tout le sens de la polémique d’Enfantin avec Ange Guépin, qui sert d’introduction à la première publication du Mémoire sur la science de l’homme de Saint-Simon. Voir Enfantin Prosper, Science de l’homme. Physiologie religieuse. Lettre au docteur Guépin (de Nantes) sur la physiologie (1858), in Œuvres de Saint-Simon et d’Enfantin, réimpr. photomécanique de l’édition de 1865-1878, Aalen, Otto Zeller, 1964, t. XLVI.
69Eichthal Gustave d’, « Discours d’inauguration du nouveau local de la Société ethnologique de Paris » (26 février 1847), Ethnologie, s. l. n. d., Bibliothèque de l’Arsenal, p. 11-12.
70Frère abbé Ph.-A., Principes de la philosophie de l’Histoire, Paris, Gaume frères, 1838.
71Virey Julien-Joseph, Hygiène philosophique, appliquée à la politique et à la morale, nouvelle édition augmentée de notes, première partie, Paris, Librairie de Crochard, 1831, « Introduction », p. vi.
72Ribes François, Des races humaines, op. cit., p. 29-30.
73Le phrénologiste Demangeon est sans doute le premier à identifier la race au sexe. Voir Demangeon Jean-Baptiste, Physiologie intellectuelle ou Développement de la doctrine du professeur Gall sur le cerveau et ses fonctions considérés sous le rapport de l’anatomie comparée, de l’histoire naturelle, de l’éducation, de la morale, de la physionomie, etc., seconde édition revue et corrigée, Paris, Impr. de Delance, 1808, p. 287.
74Eichthal Gustave d’ et Urbain Ismaÿl, Lettres sur la race noire et la race blanche, Paris, Paulin, 1839, p. 22.
75Eichthal Gustave d’, « La Famille humaine », Bibliothèque de l’Arsenal, Fonds Enfantin, ms. 7825 fo 25.
76Ribes François, Hygiène. Premier enseignement fait à l’ouverture des leçons d’hygiène de la faculté de médecine de Montpellier, Montpellier, Castel, Sevalle, avril 1837, p. 6.
77Verrollot Pierre, « Lettre à Enfantin, Marseille, 10 mars 1840 », Bibliothèque de l’Arsenal, Fonds Enfantin, ms. 7630 fo 238.
78Enfantin Prosper, « Lettres à un catholique. Sixième lettre. Paris, 23 mai 1843 », Correspondance philosophique et religieuse, op. cit., p. 155.
79Lemaire Sandrine, « Gustave d’Eichthal, ou les ambiguïtés d’une ethnologie saint-simonienne : du racialisme ambiant à l’utopie d’un métissage universel », in Philippe Régnier (dir.), Études saint-simoniennes, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 2002, p. 173.
80Le Bret Hervé, Les Frères d’Eichthal. Le saint-simonien et le financier au xixe siècle, préface de Dominique Barjot, postface de Philippe Régnier, Paris, Presses universitaires Paris-Sorbonne, 2012, p. 275.
81Courtet de l’Isle Victor, La Science politique fondée sur la science de l’homme…, op. cit., p. 395.
82Marçot Jean-Louis, Comment est née l’Algérie française (1830-1850). La belle utopie, Paris, Éditions de la Différence, 2012, p. 613.
Auteur
Laboratoire Logiques de l’agir de l’université de Franche-Comté.
Loïc Rignol est historien et enseignant dans le secondaire, chercheur associé au laboratoire Logiques de l’agir de l’université de Franche-Comté. Il étudie d’abord l’ambition scientifique des premiers théoriciens socialistes. Ces premières recherches donnent lieu à la publication, en 2014, d’un livre tiré de sa thèse : Les Hiéroglyphes de la Nature. Le socialisme scientifique en France dans le premier xixe siècle. Dans le cadre de son habilitation, il explore depuis quelques années l’historiographie de Jules Michelet.
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