Introduction. Eugénisme, race et dégénérescence dans les pays latins (1850-1930)
p. 7-22
Texte intégral
La pensée raciale
1Au cours de la période (1850-1930) sur laquelle se concentrent l’essentiel des auteurs de ce volume, les questions de nature, de race, de biologie, d’hérédité, apparaissent comme centrales du point de vue de l’histoire des savoirs et des discours politiques. À une époque où histoire et politique souhaitent se définir comme des sciences, s’opère une forme de biologisation de la société. L’homme et la société sont assimilés à des organismes biologiques et physiologiques assujettis aux lois naturelles de l’évolution. En quelque sorte déifiée, la nature, à travers en particulier l’hérédité, conforte et légitime par la raison le monde social. Charles Darwin (1809-1882) déjà, au milieu du xixe siècle, avec la théorie de la sélection naturelle, a indiqué la façon dont l’homme, de plus en plus considéré d’abord dans sa nature biologique, est sujet aux lois naturelles. Lorsque le darwinisme devient ce que l’on peut appeler la « première grande mythologie culturelle de masse à base scientifique1 », beaucoup en viennent à soutenir l’idée selon laquelle l’histoire n’est rien d’autre que celle de la lutte des races entre elles pour leur survie. Dans un siècle où la méthodologie des sciences naturelles s’étend à toutes les autres branches du savoir, Herbert Spencer (1820-1903) transpose quant à lui le darwinisme sur le terrain social, en considérant la société comme partie de l’évolution cosmique et organique. Il affirme que la lutte représente le mode universel de rapport entre l’être et son milieu, et défend l’idée que la sélection naturelle doit jouer dans la société et permettre d’éliminer les membres les moins « aptes ». Dans la seconde moitié du xixe siècle en effet, la pensée qui met en avant la lutte des classes (Marx, Engels) se heurte à la pensée qui met en avant la lutte des races (Darwin, Lamarck, Spencer). Classe et corps tendent ainsi à devenir, parfois de façon opposée et parfois de façon complémentaire, le siège de l’identité individuelle. En Amérique latine en particulier, les courants positivistes, darwinistes et évolutionnistes, qui avaient déjà influencé une partie des élites intellectuelles depuis les années 1850, fonctionnent comme les principaux schèmes idéologiques des nouveaux partis désignés comme libéraux, et qui prennent le pouvoir à la fin du xixe siècle.
2Si la peur de la lutte des races est omniprésente, une autre crainte hante les élites du « siècle racial » : la crainte de la dégénérescence. Cette notion est introduite dans le débat médical par Benedict-Augustin Morel (1809-1873) en 1857 dans son Traité des dégénérescences physiques, intellectuelles et morales de l’espèce humaine, au moment de l’abandon de la notion de monomanie des premiers aliénistes au profit d’une approche plus biologique2. Chez Morel, évoqué en particulier dans notre ouvrage par Claude-Olivier Doron à propos de la question du crétinisme et de l’émergence du thème de la dégénérescence de l’espèce humaine dans le premier xixe siècle, celle-ci est entendue non comme le fait, pour un individu, d’être bloqué à un stade de développement arriéré, mais comme un éloignement par rapport à un type primitif. Certes, Morel croit pour sa part en la possibilité d’une régénération, à travers aussi le métissage, mais il n’en reste pas moins vrai que la dégénérescence représente la véritable hantise des élites intellectuelles et politiques du xixe siècle. Les bouleversements du Vieux Continent et de l’Amérique anglo-saxonne, les transformations sociopolitiques de l’Amérique latine, les crises identitaires face à la modernisation, les nouvelles pathologies industrielles et citadines liées à l’urbanisation incontrôlée, le spectacle des fléaux sociaux liés au paupérisme, raniment alors « le vieux concept théologique de dégénérescence3 ». En France, ces peurs sont alimentées par la défaite de 1870, par la crise du catholicisme et l’affirmation du matérialisme, mais également par le spectre de la dépopulation, ainsi que par le sentiment de la montée d’une « marée du crime ». En Europe, la crainte des classes populaires, assimilées aux classes dangereuses, à une cohorte de barbares menaçant la société, ainsi que la crainte des effets de l’industrialisation, jouent un rôle important. Dans l’Amérique dite désormais « latine », la composition ethnique de la population est considérée comme le principal obstacle à l’évolution des sociétés vers le degré de progrès et de civilisation visé. Émerge la double idée selon laquelle le mode de production capitaliste peut entraîner la dégradation de l’espèce, et selon laquelle des pans entiers de la population sont intrinsèquement voués à dégénérer.
3L’urgence à lutter contre la dégénérescence implique également, pour les médecins, la mission de pénétrer au cœur de la société et de la famille, à une époque où se renforce l’intervention de l’État dans les sphères privée et publique. Ce processus de contrôle médicalisé de la société permet la pénétration d’un pouvoir, devenu biopouvoir, dans un domaine jusque-là réservé aux instances religieuses4. À la fin du xixe siècle, les théories de l’hérédité fondées sur la biologie envahissent en effet le domaine de la sexualité et de la reproduction, le caractère privé de la vie de famille et du comportement sexuel étant désormais soumis à l’examen minutieux des biologistes et des médecins réformateurs. Dès lors que le souci de protéger la race devient primordial, des formes d’« interventionnisme planificateur5 » sont confiées à des experts en quête de professionnalisation, dans le cadre d’une « étatisation du biologique » évoquée par Michel Foucault dans ses hypothèses sur la biopolitique6. En se substituant au prêtre, le médecin se fait « le serviteur de l’État défenseur de la race7 ». Les nations deviennent elles-mêmes des objets de régulation et d’expertise scientifique, à un moment où elles sont assimilées, de plus en plus, à des corps vivants fonctionnant selon des lois biologiques. C’est ce qu’illustre ici le texte de Manuelle Peloille consacré à l’œuvre de Joaquín Costa (1846-1911), l’une des figures les plus visibles du « régénérationnisme » en l’Espagne, courant qui nourrira, dans les années qui suivirent, de nombreux débats intellectuels et politiques en Amérique latine8. Après 1898, lorsque les intellectuels espagnols voient souvent leur pays comme une « nation moribonde » qui a besoin de « se régénérer », Costa s’inspire pour sa part de la tradition organique médiévale et moderne qui consiste à comparer la nation avec un corps vivant, selon une représentation zoo ou anthropomorphique du corps politique, et estime que le problème est de remédier à la faiblesse de la nation dans sa lutte pour la vie. Lorsque le corps est atteint de parasites, la régénération suppose une amputation des parties malades, qui doit être confiée à ce que Costa appelle la main d’un « chirurgien de fer ».
4À cette époque finiséculaire, les élans humanitaires de la première moitié du siècle, propres à un « libéralisme émancipateur9 », cèdent la place à un programme d’identification des individus atteints de pathologies incurables et des déviants sociaux. Dans le domaine de la criminologie – représenté dans notre ouvrage, à propos de la France et de l’Italie, à travers les textes de Silvano Montaldo, de Xavier Tabet et d’Ernesto De Cristofaro –, ce pessimisme apparaît comme très marqué chez l’italien Cesare Lombroso (1835-1909). La catégorie de « criminel né » (delinquente nato) est développée par Lombroso à partir de sa propre interprétation de l’hypothèse biologique de l’atavisme, élaborée par Darwin dès L’origine des espèces (1859). En élargissant la signification de l’atavisme à la psychologie et à la morale, le médecin et psychiatre italien considère que certains caractères – anatomiques, biologiques et psychiques – présents chez les ancêtres de l’homme, et naturellement associés à des manifestations violentes, réapparaissent parfois chez certains êtres humains, et sont la cause de leur comportement criminel. À partir de la publication de L’uomo delinquente (1876), la notion de « criminel né » permet en effet de classer dans une catégorie anthropologique à part ces êtres humains porteurs d’un certain nombre de caractères physiques et psychiques déterminant leurs instincts « anti-sociaux », violents, criminels, innés et transmissibles héréditairement10.
5Au début du xxe siècle, ce pessimisme est accentué par la publication des travaux du biologiste prussien August Weismann (1834-1914), à la suite de ceux du botaniste et généticien autrichien Gregor Mendel (1822-1884), qui remettent en question les certitudes du néolamarckisme. Avec la découverte du chromosome, et la distinction entre le germen (qui assure la stabilité des espèces et se loge dans les chromosomes) et le soma (soumis aux vicissitudes du vivant), le gène, localisé dans le chromosome, devient l’atome de l’hérédité. Or, si l’hérédité des caractères est entièrement contrôlée par quelques cellules germinales, l’hypothèse d’une transmission des traits favorables acquis grâce à l’influence du milieu disparaît au profit d’un déterminisme biologique qui explique à lui seul le comportement pathologique et éclipse les notions de libre arbitre et de responsabilité. L’idée selon laquelle l’acquis n’est pas transmissible, et tout est inné, entraîne une sorte de fatalisme héréditaire11.
6Très diffuse au cours de la seconde moitié du xixe siècle apparaît également l’idée selon laquelle la sélection naturelle peut parfois être entravée par la civilisation. À l’époque de Darwin, l’optimisme prévaut et le jeu « naturel » de la sélection semble suffire à assurer le progrès de l’humanité. Par la suite, le discours sur le progrès laisse la place à un discours d’angoisse face au déclin constaté, un discours sombre et « accumulatif12 ». La fonction épuratrice de la lutte apparaît comme entravée par la civilisation et par la société, dès lors que, dans la vie moderne, semblent contrecarrés les facteurs d’endurcissement qui sont nécessaires à la vigueur du corps et de la race. Émerge ainsi l’idée selon laquelle il s’opère une forme de sélection à rebours, lorsque la sélection naturelle n’agit plus, à cause en particulier de l’assistance qui est donnée aux faibles. Le mythe de la sélection naturelle pervertie par une sélection à rebours fait naître une fascination pour la nature, mais également un rejet de la civilisation. Lorsque la philanthropie et la médecine faussent la sélection sociale, les « vaincus » du combat social se reproduisent en définitive davantage que les « vainqueurs ». C’est ainsi que les élites ne parviennent pas à se renouveler car elles ne se reproduisent pas suffisamment, contrairement aux « bas-fonds » où la multiplication des dégénérés menace de submerger la société. Dans certains cas européens, l’immigration peut également menacer la race en contribuant à sa dégénérescence.
7Inversement, en Amérique latine, l’immigration européenne est ce qui peut sauver la race, si elle permet de blanchir des races dites faibles. Ce blanchiment semblait en bonne voie dans les pays accueillant, dans la deuxième moitié du xixe siècle, des vagues migratoires européennes, comme l’Argentine ou le Chili. Il s’agissait toutefois de bien choisir leur provenance et leur phénotype, comme le montre le chapitre d’Iván Olaya dans le cas de la Colombie, pour parer efficacement à « l’affaiblissement racial » et ne pas laisser le déterminisme climatique prendre le dessus. Ailleurs, il faut parfois parier sur une disparition progressive des plus faibles. Ainsi en Bolivie, souligne Françoise Martinez, les élites intellectuelles, scientifiques et politiques, très marquées par l’influence de Spencer, relèvent avec un certain soulagement la disparition des Indiens, attestée par des recensements nationaux qui semblent confirmer les lois naturelles de l’évolution. Les protéger pourrait bien être contre-nature.
8En France, l’idée est déjà présente chez Clémence Royer, la première traductrice de Darwin en français : le christianisme et la démocratie contreviennent au sens naturel de l’évolution en protégeant les faibles. Néanmoins il convient de rappeler que si l’on trouve surtout chez Spencer une critique virulente de la pitié et de l’altruisme, Darwin estime pour sa part que la sélection naturelle produit une sorte de retournement contre ses propres effets éliminatoires. La sélection naturelle finit en effet par produire des conduites altruistes contre les rivalités égoïstes de base. Travaillant à son propre déclin, la sélection naturelle fait apparaître le devoir d’assistance, par une sorte d’« effet réversif de l’évolution13 ». Certes l’altruisme est second par rapport à l’égoïsme, mais pour Darwin, la protection et la sauvegarde des faibles sont constitutives de notre humanité, de sorte que l’empathie envers ceux qui souffrent renvoie, en fin de compte, à la partie la plus noble de notre nature.
Dégénérescence et régénération
9Entre la fin du xixe et le début du xxe siècle, le scientisme représente une sorte de substitut à la religion. À une époque qui est marquée par une internationalisation rapide de la science occidentale, on estime souvent que la science dissipera les tensions entre la nature et les effets corrupteurs de la société industrielle. Alors que la biologie tend, nous l’avons dit, à englober la politique et l’histoire, la rencontre entre science et politique advient à propos de la possibilité de perfectionner l’être humain en agissant sur sa réalité biologique. Face à la peur de la dégénération biologique, la protection et l’amélioration de la race apparaissent dès lors comme une nouvelle foi, une religion de l’avenir, héritière du projet de perfectionnement humain élaboré par des philosophes du xviiie siècle comme Condorcet et Cabanis. Capable de fournir une réponse efficace à la crise de l’occident ébranlé par la poussée de la modernisation, cette religion positiviste naît d’une critique biologique de la modernité dégénérative et représente en même temps un aspect très important de cette modernité. Elle se caractérise par l’affirmation d’une solidarité avec les descendants, d’un devoir envers la postérité. Expression des idéaux progressistes et humanitaires de la modernité, l’eugénisme remplace la peur du déclin par l’espoir d’une amélioration des qualités, physiques ou mentales, des générations futures. Le terme « eugenics », forgé par Francis Galton en 1883, un an après la mort de son cousin Charles Darwin, désigne alors « la science de l’amélioration du cheptel, qui ne se limite nullement à des questions d’accouplement judicieux, mais qui, surtout dans le cas de l’homme, tient compte de toutes les influences qui tendent, à quelque degré que ce soit, à conférer aux races et aux souches (strains of blood) les plus adaptées (suitable) une probabilité plus élevée de prévaloir sur les moins aptes plus rapidement qu’elles ne l’auraient fait autrement14 ». Lorsque s’affirme une forme de biopolitique, la population, sa santé et sa vigueur deviennent des objets et des enjeux politiques nouveaux. À travers le déplacement des religions traditionnelles du salut éternel vers « les néo-religions de la santé absolue15 », la « qualité » de la vie l’emporte sur le sacré de la vie. À une époque où l’on assiste à une sorte de biologisation de l’appartenance nationale, et où le concept même de peuple se naturalise, la nation est devenue un objet de régulation et d’expertise scientifique, et l’eugénisme inscrit le corps individuel et national dans un discours scientifique visant à améliorer la qualité raciale de la population et à protéger sa santé.
10Galton lui-même avait hésité entre plusieurs terminologies. Après avoir parlé en 1873 de « viriculture », il affirma également, en 1904, avoir préféré abandonner le terme de « stirpiculture16 ». En français, si le terme eugénisme, ou eugénique, est rare avant la création de la Société française d’eugénique en 1912-1913, d’autres termes tels que « sélection artificielle », « élevage de l’homme », « viriculture », « puériculture », « hominiculture », « eugenétique », ont circulé, renvoyant tous à la science des « bien nés », à l’art de bien engendrer, visant un but pratique, l’amélioration, et ne prévoyant pas à l’origine de mesures coercitives. Dès lors que le discours selon lequel il faut préserver la « qualité raciale » de la population devient monnaie courante dans les milieux scientifiques et politiques, l’eugénisme est conçu comme la science de l’amélioration des populations humaines au moyen de pratiques permettant aux « races ou lignées les plus convenables » de prévaloir rapidement par rapport aux « moins bonnes ». En lien avec la vision héréditariste, il est conçu comme une technique d’auto-sélection volontaire censée garantir la transmission et l’amélioration des aptitudes intellectuelles, jugées pour l’essentiel héréditaires. L’intervention humaine vise dès lors à protéger sa « qualité », celle de populations considérées comme des « stocks », comme une sorte de « capital humain », de « cheptel » à contrôler et bonifier.
11À vrai dire, les cadres intellectuels de l’eugénisme, qui correspond bien à une volonté d’appliquer la biologie aux affaires humaines, étaient en place dès les années 1860, au moment du contexte d’émergence de ce que l’on peut appeler un proto-eugénisme. Trois concepts forts de la moitié du xixe siècle sont à la base du discours eugéniste, en lien étroit avec la théorie darwinienne de l’évolution : la dégénérescence et son pendant nécessaire, la régénération ; l’hérédité ; et la race. Lorsque l’on passe d’une société aristocratique fondée sur la prééminence du sang, et du revenu de la terre, à une société bourgeoise et marchande, où la « méritocratie biologique » remplace l’aristocratie de sang, on peut affirmer qu’« à l’aristocratie de droit divin succède une “méritocratie” fondée sur la nature17 ». Si bien que l’hérédité biologique est désormais conçue comme l’élément déterminant des inégalités naturelles.
12L’eugénisme ne prend néanmoins son essor que dans les années 1880 et connaît son apogée dans les années 1920, après le premier congrès international d’eugénisme en juillet 1912, sous la direction de Leonard Darwin (1850-1943), fils de Charles Darwin. Même si le terme apparaît peu jusqu’à la Première Guerre mondiale, c’est durant cette période que l’eugénisme, en tant que projet d’amélioration raciale, se présente à la fois comme un « lieu commun18 » et comme un « langage partagé19 ». Il est devenu populaire parce qu’il a rencontré les inquiétudes et les aspirations sociales profondes de la fin du xixe siècle, lorsqu’il y eut un « enthousiasme transpolitique international sur l’eugénisme avant la Première Guerre mondiale20 ». L’eugénisme est « le sourire de l’hérédité comme la dégénération est sa malédiction », comme l’affirme en 1888 Georges Vacher de Lapouge (1854-1936), qui estime qu’il faut remplacer la sélection naturelle défaillante, ou interrompue, par la sélection artificielle, celle de l’homme par l’homme. Pensé comme une « biomédecine préventive21 », son urgence se justifie par le dogme de la dégénérescence. C’est alors que prospère tout un ensemble de discours idéologiques originellement issus de la crainte d’une partie des élites de se voir démographiquement submerger par des populations dangereuses, ou indésirables22. L’eugénisme se présente comme la réponse, le remède, à une angoisse de la submersion, vécu par ces élites inquiètes face à l’angoisse du déclin.
13Par la suite, ces angoisses seront accentuées par la saignée de la Première Guerre mondiale. Loin de représenter une « hygiène du monde », comme l’avaient proclamé les futuristes, celle-ci sera perçue comme une sorte de sélection à rebours, comme une forme de « dysgénie » qui élimine les plus forts, les plus jeunes. Après la guerre, l’eugénisme se présentera résolument comme une éthique volontariste où la liberté individuelle doit être limitée si l’instinct collectif l’exige. Il se présentera comme un interventionnisme scientifique, où l’État a un devoir de préservation sociale. Entendu comme un instrument d’ingénierie sociale basée sur la régulation des processus de reproduction, il sortira renforcé de la première guerre, en s’alimentant des processus de démocratisation et de massification survenus à partir de 1920, lorsque le vieil individualisme libéral cède le pas à des formes de collectivisme23. L’appel à la régénération de la race est associé, dès la fin du xixe siècle, à l’effort de réflexion engendré par la défaite, dans les nations européennes, et au devoir de réélaboration d’une conscience nationale. On assiste alors à une sorte de nationalisation de l’eugénisme, et à sa transformation en une science vouée à protéger la santé de la population. Celle-ci devient partie prenante d’une culture nationaliste de plus en plus étrangère aux sphères scientifiques dans lesquelles elle avait vu le jour24.
L’eugénisme « latin »
14Comme le résume de façon efficace l’historienne Anne Carol, l’eugénisme représente à la fois un projet (améliorer les races futures), un champ de recherches scientifique et technique (avec des connaissances et des outils pour y parvenir), une idéologie (qui affirme que la procréation est affaire publique), un mouvement (avec ses hommes et institutions) et enfin une pratique (avec des lois eugéniques)25. Ce sont ces différents aspects et versants qui représentent l’objet principal de ce volume. Néanmoins, à travers l’insistance sur les cas français, italien, espagnol et sur différents cas latino-américains, c’est en vérité la question de « l’eugénisme latin » qui se trouve au cœur de notre enquête. Les débats relatifs à la catégorie d’eugénisme latin sont du reste évoqués expressément dans ce volume par les textes de Luc Berlivet et de Robert Wegner. Ceux-ci donnent à voir l’importance du travail de mobilisation qui permit de faire exister, dans les années 1930, mais aussi dans les débats historiographiques actuels, cette « identité stratégique » représentée par la catégorie d’eugénisme latin. C’est ainsi que, tout en revenant sur les formes spécifiques de l’eugénisme au Brésil, Robert Wegner s’emploie à « dés-essentialiser » et à historiciser la catégorie d’eugénisme latin, en insistant en particulier sur le fait que celle-ci est tout autant une catégorie « native », mobilisée par les eugénistes dans les pays latins, qu’un « assemblage » élaboré par l’historiographie anglo-saxonne à partir des années 1970, afin de regrouper des formes d’eugénismes éloignés, comme on le redira, du déterminisme mendélien.
15Il est courant de distinguer, comme le fit Galton lui-même à la fin de sa vie, un eugénisme négatif, et punitif, visant à empêcher la multiplication des êtres inférieurs en postulant cette « infériorité » héréditaire, et un eugénisme positif, ou préventif, proche de l’hygiène sociale et de la santé publique, et visant à améliorer la société en encourageant la reproduction des individus réputés supérieurs. Au xxe siècle, certaines des solutions préconisées par l’eugénisme négatif ont été de fait mises en pratique aux États-Unis et dans l’Europe du Nord, à partir de la première loi de stérilisations eugéniques promulguée dans l’Indiana en 1907, jusqu’à celle de 1928, établie en Suisse dans le canton de Vaud, puis à celles adoptées à partir de 1929 dans tous les pays nordiques, et jusqu’aux stérilisations des anormaux réalisées en Allemagne à partir de 1934 et de la mise en œuvre en 1939 de la sinistre Aktion T426. Or, en 1937, le congrès latin d’eugénique, qui s’est tenu à Paris, sous le patronnage du président de la Société française d’eugénique, Eugène Apert (1868-1940), prend ses distances par rapport aux pays pratiquant une politique « sélectionniste » : « Nous n’avons pas la prétention d’être des directeurs de peuples ou des législateurs. Nous cherchons seulement les règles concrètes qui régissent, dans les populations, les conditions soumises au contrôle social grâce auxquelles sont susceptibles d’être améliorées les générations successives », déclare à cette occasion Apert. En affirmant la foi dans l’amélioration par le milieu social et l’hygiène, le congrès représente la réponse aux tensions entre pays plus catholiques, hostiles à la diffusion de la stérilisation, et pays protestants où était fort le rôle de l’État dans la sphère privée, et qui pratiquaient un eugénisme lié à une vision déterministe de l’hérédité et prônant l’élimination de certaines personnes de la société et de la chaîne reproductive27.
16Le fait est que, dans un pays comme la France – où en 1942, sous le régime de Vichy, la simple consultation prénuptiale obligatoire constitue la seule loi eugénique adoptée –, la peur de la dénatalité et l’opposition au malthusianisme déterminent le refus de l’euthanasie, de l’avortement, et de la stérilisation, des mesures pourtant prônés par de prestigieux eugénistes français comme Charles Richet (1850-1935), qui fut lui aussi président de la Société française d’eugénique entre 1920 et 1926, ou par le célèbre Alexis Carrel (1873-1944). Dans une France parfois présentée, en dépit de l’importance indéniable de la pensée eugéniste, comme « immunisée » contre les tentations de l’eugénisme négatif, le républicanisme a en partie fait obstacle aux aspirations inégalitaires du crédo scientiste. Et surtout, le néolamarckisme des hommes de science, qui donnait de l’importance aux facteurs dépendant du milieu, les a tenus éloignés du déterminisme strict, et rendus peu réceptifs à un eugénisme nordique plus enclin au contrôle de l’hérédité humaine. Il y aurait ainsi eu, en France, un eugénisme « à la française », essentiellement préventif, fortement teinté d’hygiène sociale, et concentré sur les déterminants « environnementaux » plutôt qu’innés des comportements humains28.
17Concernant l’Espagne, on a longtemps pensé, suivant la définition de Maeztu de la « raza » comme communauté de religion et de langue29, qu’il n’existait pas vraiment de pensée raciste au sens de défense de la race pure à l’allemande. Pourtant, Joshua Goode, dans Impurity of Blood. Defining Race in Spain, 1870-1930, retrace l’évolution de la pensée raciale et eugénique depuis les années 1840, fondée sur un métissage, un mélange des sangs assumé. Ce qui fait la spécificité de l’Espagne, c’est l’appropriation des courants eugéniques pour expliquer sa faiblesse au moment de défendre ses dernières colonies contre les États-Unis entre 1895 et 1898. Dès lors, la pensée raciale et eugénique ne sert donc plus pour ce pays à justifier la conquête mais, dans un premier temps, à expliquer pourquoi le pays est devenu colonisable, dans une position défensive qui est celle de Joaquín Costa, encore ancrée dans la technique, le social et le politique, comme le montre Manuelle Peloille dans sa contribution. Les thèses eugénistes prennent leur essor à partir de 1900, dans des ouvrages tels que Cultivo de la especie humana: herencia y educación, ideal de la vida, d’Enrique Diego Madrazo (1904) ou, plus tard, En defensa de la raza, d’Andrés Martínez Vargas (1918), puis dans le cadre de l’Institut de médecine sociale (1919)30.
18Auparavant, l’anthropologie médicale, qui commence à se développer dans les années 1860, sert d’étai à la diffusion d’une idée unifiée de la nation espagnole, reposant sur un type spécifique issu d’un mélange de races (Federico Oloriz). Un peu plus tard, les régionalistes galiciens et basques s’emparent de cette science pour défendre leur spécificité raciale, concurrente du type espagnol : en Galice, Manuel Murguía évoque dans El regionalismo gallego (1889) la présence de crânes auvergnats en Galice, tandis que Sabino Arana s’appuie dans son journal Bizkaitarra sur la pureté du sang des Basques pour défendre les droits de sa nationalité. Parallèlement, l’anthropologie criminelle se développe, avec une traduction dans le code pénal de 1870. Le Dr Esquerdo répond à Lombroso, avec la conférence « Locos que no lo parecen » (1880), dans laquelle il soutient que tous les traits de la folie ne sont pas apparents sur le simple visage.
19Après le Désastre de 1898, l’armée s’empare des thèses eugénistes pour améliorer la qualité des troupes recrutées en majorité parmi un peuple mal nourri. Mary Nash, Joshua Goode et Francisco Vázquez García retracent une transition de la lutte contre la pauvreté par des moyens économiques et politiques vers une intervention dans la santé des individus, tant dans les secteurs libéraux que chez les conservateurs31. Aucun secteur visant à améliorer la société espagnole d’alors n’échappe à la pénétration des courants eugéniques, qui se diffusent pleinement sous la Seconde République (1931-1939)32.
20Quant à l’Italie fasciste, elle fut véritablement la chef de file d’une version latine de l’eugénisme, dont il convient de rappeler, comme le souligne ici Luc Berlivet, que « ses théoriciens n’existèrent […] jamais véritablement que de manière réactive, en opposition aux “anglo-saxons” et aux “nordiques” ». Ainsi à partir de 1924, le démographe italien Corrado Gini (1884-1965) fut celui qui représenta l’eugénisme latin, néolamarckien, pronataliste, positif, et catholique33. Luc Berlivet évoque, dans son chapitre, le rôle que joua le savant italien dans la constitution, au Mexique, de la Fédération internationale latine des sociétés d’eugénique dont il fut élu président en 1935. Membre de la délégation italienne au congrès international d’eugénisme de 1912, Gini fut vice-président de la Società Italiana di Genetica ed Eugenetica lors de sa création, en 1919, avant d’en prendre la direction en 1924. Cet eugénisme était en phase avec la politique des naissances voulue par le régime fasciste à partir du discours de l’Ascension de Mussolini qui prônait, en 1927, une politique pronataliste. Cet eugénisme déboucha très rarement sur la pression en faveur des pratiques coercitives qui, dans le contexte américain, scandinave et allemand, étaient en train de se mettre en place34. C’était aussi un eugénisme qui s’accordait avec les stratégies de diplomatie culturelle du régime fasciste, fondées sur l’exaltation de la latinité et de la mediterraneità, dont on opposait « l’équilibre » au « mysticisme aryen » des Allemands35. En outre, il était compatible avec les orientations de l’église catholique exprimées en décembre 1930 par l’encyclique Casti connubii qui condamnait la stérilisation, l’avortement, ainsi que les certificats prématrimoniaux.
21La distinction entre deux formes d’eugénisme est certes valable et il existe de fait, dans l’entre-deux-guerres, des différences évidentes entre un eugénisme nordique et un eugénisme latin. Ce dernier est souvent réduit, dès son affirmation au cours des années 1930, à deux dénominateurs communs : la suprématie de l’eugénisme « positif » (en particulier la puériculture) sur son versant « négatif » (la stérilisation des « tarés ») ; et la défiance vis-à-vis des théories néomendéliennes de l’hérédité, au profit d’une série d’approches désignées sous le terme polysémique de néolamarckisme. Il convient cependant de rappeler que, de façon générale, il existe une unité entre eugénisme positif et eugénisme négatif. Ces deux formes sont liées et participent d’un ensemble, comme ils l’ont été dans le nazisme où l’eugénisme négatif fut pratiqué au nom de la protection de la vie de la population et de la défense de la race. Le discours d’exclusion pure et dure – qui représente, nous dit l’historienne Anne Carol à propos de la France, « l’avant-garde, bruyante et tapageuse, d’une conception globale de l’homme et de la médecine36 » –, fait partie d’un tout, d’un projet fondé sur l’idée que « l’individu n’est rien et l’espèce est tout », comme l’affirmait Charles Richet, partisan de la « sélection humaine37 ».
22Il faut donc, comme l’affirme Silvano Montaldo, « rappeler la pluralité des croisements concernant les débats relatifs à la vie et à la mort à l’intérieur de chaque pays38 ». Ainsi, en Italie, l’eugénisme s’affirma à l’intérieur du courant positiviste, lombrosien et socialiste, parmi lesquels figurent des personnages comme Giuseppe Sergi (1841-1936), Enrico Ferri (1856-1929), ou encore Alfredo Niceforo (1876-1960), évoqués dans plusieurs des chapitres de notre volume (par Ernesto De Cristofaro, Elena Bovo et Xavier Tabet). En outre, le fait est que l’eugénisme eut, en Italie comme ailleurs, des liens étroits avec l’affirmation du féminisme, comme le montre ici Laura Fournier, à propos toujours de l’Italie. La convergence s’opéra sur le terrain de la protection de la maternité et de l’enfance, sur la base donc d’un eugénisme de la « quantité » et de l’assistance, et non d’un eugénisme de la « qualité » et de la sélection. Quant au néomalthusianisme, dont l’objectif est d’œuvrer en vue de l’instance eugéniste en prônant l’amélioration de l’espèce par l’hygiénisme, l’éducation sexuelle et la procréation contrôlée, il rencontra plusieurs types de résistances dans le contexte de la péninsule où, contrairement à d’autres pays européens (France, Angleterre, Allemagne), la participation féminine et féministe fut quasiment inexistante, et où le rôle de l’Église fut important dans la conservation des structures familiales traditionnelles. En même temps, dans l’évocation du cadre complexe et nuancé qui est celui de l’eugénisme et de ses différentes origines et formes, il ne faut pas sous-estimer l’importance d’un eugénisme à proprement parler catholique, incarné en Italie par le médecin et psychologue franciscain Agostino Gemelli (1878-1959) qui présida, à partir de 1937, l’Académie pontificale des sciences. Et il ne faut pas non plus sous-estimer la résistance à l’eugénisme exprimée, dans les pays latins, par des représentants de la culture laïque elle-même, comme l’illustrèrent, toujours en Italie, dès la fin du xixe siècle, les critiques à la « panacée régénératrice » formulées par Luigi Lucchini (1847-1929), et évoquées ici par Xavier Tabet39.
23Pour l’Italie, en surestimant le rôle du catholicisme dans la résistance à l’eugénisme négatif, on finit par alimenter le mythe du « bon Italien » et par fournir une version édulcorée du fascisme. On risque en effet de sous-estimer l’importance, en 1938, de la promulgation des Lois raciales, de la fondation de la revue raciste La difesa della razza, qui marque un rapprochement avec la rassenhygiene nazie, ainsi que de la rédaction du Manifesto della razza, qui affirme l’existence d’une race pure italienne, dans la lignée désormais du radicalisme biologique nazi. Le manifeste fut signé, entre autres, par l’endocrinologue Nicola Pende (1880-1970), le chef de file de l’école italienne de biotypologie. Ce dernier avait théorisé, au cours des années 1930, une, « biologie politique » dont la tâche était de mesurer et classer les individualités psycho-physiques, pour une utilisation rationnelle de ces informations par l’État, afin de réaliser, pour tous les Italiens, des fiches biotypologiques de la personnalité, utiles au projet totalitaire de bonifica umana40. En 1938, le tournant totalitaire et le rapprochement de l’Italie avec l’Allemagne nazie posent donc la question de la continuité par rapport à l’eugénisme latin promu auparavant par le Régime.
24La première véritable synthèse sur l’histoire de l’eugénisme publiée par Daniel Kevles en 1995 et intitulée In the Name of Eugenics: Genetics and the Uses of Human Heredity41, puis The Oxford Handbook of the History of Eugenics édité en 2010 par Alison Bashford et Philippa Levine42, ainsi que l’ouvrage de Marius Turda et Aaron Gillette publié en 2014 et intitulé Latin Eugenics in Comparative Perspective43, ont contribué à l’élaboration d’une histoire globale des théories et expériences eugénistes dans les pays de l’Europe centrale, de la Méditerranée et de l’Amérique latine, moins connues que celles, plus tristement célèbres, des USA, de la Scandinavie, de la Suisse, et surtout de l’Allemagne nazie.
25Depuis une vingtaine d’années au moins, comme le rappelle l’historien Paul-André Rosental dans un ouvrage intitulé Destins de l’eugénisme (2016), « une série de travaux a entrepris la tâche difficile d’exhumer le continent qu’a représenté l’eugénisme au xxe siècle au-delà de ses usages criminels ». Il s’agit là d’une entreprise qui requiert « un véritable travail d’archéologie des savoirs et des politiques44 ». Ce travail, auquel notre volume entend contribuer, oblige à retracer la diffusion des idées par des personnes, des milieux, des institutions multiples. Il oblige à être attentif à la façon dont la notion d’eugénisme a été effectivement utilisée par une pluralité d’acteurs, dans la diversité de leurs stratégies et oppositions. Il nécessite également de mettre en contact la notion d’eugénisme avec d’autres notions et concepts, et d’évoquer, le cas échéant, sa mise en pratique et sa traduction dans la réalité des pratiques et des lois. Cet objet nécessite, en somme, de réaliser une analyse attentive à la pluralité et complexité de ses usages sociaux, en prêtant attention à la façon dont la notion a été mobilisée en concurrence avec d’autres notions, telles que la dégénérescence et la régénération, l’hérédité et la race. Il s’agit de saisir la cohérence, en termes de doctrines et de réseaux, d’un eugénisme qui a fait l’objet de querelles d’interprétations quant à son domaine d’extension ; et ceci « tout en le voyant se mêler et se transformer dans un tourbillon d’aspirations racistes, hygiénistes, nationalistes, progressistes, féministes et autres », comme le dit encore Paul-André Rosental dans son discours de la méthode45. Cet objet est difficile à cerner parce que le discours eugéniste est tenu non seulement par des médecins et des généticiens, mais aussi des statisticiens et économistes, des juristes, des criminalistes, des philosophes, des anthropologues, etc. Et il n’est pas tenu que par des sociétés d’eugénique, et ne porte pas seulement sur les stérilisations mais également, pour évoquer certains des versants travaillés dans notre ouvrage : sur l’orientation scolaire et l’éducation (Françoise Martinez, Ombeline Anderouin), sur l’éducation sexuelle (Laura Fournier), sur les soins prénataux, la puériculture et la maternité (Lissell Quiroz, Ernesto De Cristofaro, Iván Olaya), sur la psychologie des foules (Elena Bovo), sur la criminalité (Xavier Tabet), et sur la sélection des immigrants (Iván Olaya).
26Dans un ouvrage pionnier consacré à l’Amérique latine, The Hour of Eugenics: Race, Gender and Nation in Latin America (1991), qui porte sur le discours des eugénistes des pays d’Amérique latine, Nancy Leys Stepan a pour sa part proposé le concept de preventive eugenics, afin de dépasser la distinction entre pratiques positives et négatives46. Ainsi, dans de nombreux autres pays d’Amérique latine analysés ici, les politiques publiques pour la protection de l’enfance, pour l’éducation, pour la santé, les lois nationales d’immigration ou d’accès à la citoyenneté devinrent le point d’intersection entre l’eugénisme en tant que mouvement international et la volonté locale de mener à terme la construction d’un État-nation conforme à l’imaginaire des élites scientifiques et politiques du moment.
27Cet ouvrage entend restituer le rôle de ces savants « latins » et de leurs théories, dont la circulation et la diffusion suscitent débats et nouvelles façons de penser l’évolution des sociétés humaines. Leurs concepts furent débattus dans la seconde moitié du xixe siècle et les premières décennies du xxe, dans les pays latins, pour reconfigurer ou infléchir différentes politiques de « civilisation et de progrès », qu’elles soient juridiques, éducatives, migratoires ou de santé. Ils servirent les diagnostics posés, orientèrent les projets des élites intellectuelles et conditionnèrent les politiques menées vers leurs ambitions de civilisation, de progrès et d’amélioration raciale. Cet ouvrage en présente diverses modalités connectées.
Notes de bas de page
1Galli della Loggia Ernesto, Prefazione, in Claudia Mantovani, Rigenerare la società. L’eugenetica in Italia dalle origini ottocentesche agli anni Trenta, Soveria Mannelli, Rubbettino, 2004, p. 7.
2Morel Benedict-Augustin, Traité des dégénérescences physiques, intellectuelles et morales de l’espèce humaine et des causes qui produisent ces variétés maladives, Paris, J. B. Baillière, 1857.
3Léonard Jacques, « Eugénisme et darwinisme. Espoirs et perplexité des médecins français du xixe et du début du xxe siècle », in Yvette Conry (dir.), De Darwin au darwinisme. Science et idéologie, Paris, Vrin, 1983, p. 189.
4Jorland Gérard, Une société à soigner. Hygiène et salubrité publique en France au xixe siècle, Paris, Gallimard, 2010.
5Weindling Paul, L’Hygiène de la race. Hygiène raciale et eugénisme médical en Allemagne, 1870-1933, t. I, Paris, La Découverte, 1998, p. 95.
6Voir en particulier : Foucault Michel, La volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1976 ; Foucault Michel, « Il faut défendre la société », Cours au Collège de France. 1976, Paris, Gallimard/Seuil, 1997.
7Carol Anne, Histoire de l’eugénisme en France. Les médecins et la procréation xixe-xxe siècle, Paris, Seuil, 1995, p. 232.
8Pour les liens avec l’Amérique latine, voir entre autres Martinez Françoise, « Du “régénérationnisme espagnol” à la régénération éducative bolivienne : avatars d’un concept politique », Crisol (Nanterre Université), série numérique no 6, mai 2019.
9Weindling Paul, L’Hygiène de la race. Hygiène raciale et eugénisme médical en Allemagne, 1870-1933, op. cit., p. 95.
10Pour une reconstruction et analyse de la catégorie lombrosienne de « criminel né », voir entre autres : Montaldo Silvano, « Le début de la pensée raciste de Lombroso (1860-1871) », et Tabet Xavier, « “Costrutto diversamente dagli altri”: criminalité, atavisme et race chez Lombroso », in Aurélien Aramini et Elena Bovo (dir.), La pensée de la race en Italie. Du romantisme au fascisme, Besançon, PUFC, 2018.
11Selon Weismann, le « plasma germinal » (les chromosomes) étant localisé dans le noyau cellulaire, il est protégé des influences environnementales par l’enveloppe nucléaire (la double membrane) : « de ces recherches, il découle au moins un résultat certain, et ce résultat, c’est l’existence d’une substance héréditaire, d’un véhicule matériel des tendances héréditaires, et le fait que cette substance est contenue dans le noyau de la cellule germinative et dans cette partie du filament nucléaire qui, à certains moments, revêt la forme d’anses ou de baguettes courtes », Weismann August, Essais sur l’hérédité et la sélection naturelle, Paris, Reinwald, 1892, p. 267.
12Carol Anne, Histoire de l’eugénisme en France. Les médecins et la procréation xixe-xxe siècle, op. cit., p. 105.
13Tort Patrick, Spencer et l’évolutionnisme philosophique, Paris, PUF, 1996, p. 84 ; voir aussi Tort Patrick (dir.), Dictionnaire du darwinisme et de l’évolution, Paris, PUF, 1996.
14Galton Francis, Inquiries into Human Faculty and its Development, Londres, Macmillan, 1883, p. 17, n. 1.
15Taguieff Pierre-André, L’eugénisme, Paris, PUF, 2020, p. 43.
16Galton Francis, The American Journal of Sociology, vol. 10, no 1, 1904, p. 24.
17Pichot André, La société pure. De Darwin à Hitler, Paris, Flammarion, 2000, p. 78.
18Carol Anne, « Eugénisme : corriger la nature », in Christophe Charle et Daniel Roche (dir.), L’Europe. Encyclopédie historique, Paris, Actes Sud, 2018, p. 2010.
19Bashford Alison et Levine Philippa, « Introduction : Eugenics and the Modern World », in Alison Bashford et Philippa Levine (dir.), The Oxford Handbook of the History of Eugenics, New York, Oxford University Press, 2010, p. 7.
20Taguieff Pierre-André, L’eugénisme, op. cit., p. 4.
21Ibid., p. 14.
22Cette crainte sera exprimée par Freud lui-même, en 1932, dans une lettre à Albert Einstein où il affirme qu’« aujourd’hui les races non civilisées et les couches sociales attardées s’accroissent plus vite que les plus civilisées ».
23Voir pour l’Italie : Cerro Giovanni (dir.), L’eugenetica italiana e la Grande Guerra, Pise, Edizioni ETS, 2017.
24Turda Marius, Modernisme et eugénisme, Paris, L’Harmattan, 2011, p. 65.
25Carol Anne, « Eugénisme : corriger la nature », art. cité, p. 2010.
26Tel était le nom de code donné par le gouvernement nazi à un vaste programme visant à éliminer physiquement les malades incurables, les handicapés physiques ou mentaux, les sujets souffrant de graves troubles émotionnels ainsi que les personnes séniles.
27Turda Marius, « Unity in Diversity. Latin Eugenics Narratives in Europe, 1910-1930 », Contemporanea, XXe année, no 1, janvier-mars 2017, p. 10.
28Voir en particulier Carol Anne, Histoire de l’eugénisme en France. Les médecins et la procréation, xixe-xxe siècle, op. cit. ; mais également, parmi les travaux pionniers pour la France : Schneider William H., Quality and Quantity. The Quest for Biological Regeneration in Twentieth-Century France, New York, Cambridge University Press, 1990.
29Maeztu Ramiro de, Defensa de la Hispanidad, Madrid, Gráfica Universal, 1934.
30Alvarez Pelaez Raquel, « El Instituto de Medicina Social, primeros intentos de institucionalizar la eugenesia », Asclepio: Revista de historia de la medicina y de la ciencia, vol. 40, fasc. 1, 1988, p. 343-358.
31Goode Joshua, Impurity of Blood. Defining Race in Spain, 1870-1930, Baton Rouge (USA), Presses de l’université de Louisiane, 2009 ; Nash Mary, « Social Eugenics and Nationalist Race Hygiene in Early Twentieth Century Spain », History of European Ideas, vol. 15, no 4-6, janvier 2012, p. 741-748 ; Vázquez García Francisco, La invención del racismo. Nacimiento de la biopolítica en España, 1600-1940, Madrid, Akal, 2008.
32Alvarez Pelaez Raquel, « Eugenesia y darwinismo social en el pensamiento anarquista », in Bert Hofmann, Pere Joan Tous et Manfred Tietze (dir.), El anarquismo español y sus tradiciones, Francfort, Iberoamericana Vervuert, 1995, p. 29-40.
33Cassata Francesco, Il fascismo razionale: Corrado Gini fra scienza e politica, Rome, Carocci, 2006.
34Berlini Alessandro, ll filantropo e il chirurgo. Eugenetica e politiche di sterilizzazione tra XIX e XX secolo, Turin, L’Harmattan Italia, 2004, p. 156. Voir également, à propos de l’eugénisme italien, avant et durant le fascisme : Cassata Francesco, Molti, sani e forti. L’eugenetica in Italia, Turin, Bollati Boringhieri, 2006 ; « Dall’uomo di genio all’eugenica », in Silvano Montaldo et Paolo Tappero (dir.), Cesare Lombroso cento anni dopo, op. cit. ; « Rigenerare la razza: la “via italiana” all’eugenica tra Lombroso e Pareto », in Marie-Anne Matard-Bonucci, Marcello Flores, Simon Levis Sullam et Enzo Traverso (dir.), La Shoah in Italia, Turin, UTET, 2010, p. 115-138 ; « Verso l’uomo nuovo. Il fascismo e l’eugenica latina », in Francesco Cassata et Claudio Pogliano (dir.), Annale Storia d’Italia Einaudi 26. Scienze e cultura dell’Italia unita, Turin, Einaudi, 2011, p. 131-156. Pour les travaux antérieurs à ceux de Francesco Cassata, cf. entre autres, outre ceux déjà cités : Pogliano Claudio, « Scienza e stirpe: Eugenica in Italia (1912-1939) », Passato e presente, année III, vol. 5, 1984, p. 61-98 ; Pogliano Claudio, « Eugenisti, ma con giudizio », in Alberto Burgio (dir.), Nel nome della razza, Bologne, Il Mulino, 1999, p. 423-442 ; Bosc Olivier, « Eugénisme et socialisme en Italie autour de 1900. Robert Michels et l’“éducation sentimentale des masses” », Mil neuf cent. Revue d’histoire intellectuelle, no 18, 2000, p. 81-108.
35Cassata Francesco, « Verso l’uomo nuovo. Il fascismo e l’eugenica latina », art. cité, p. 135.
36Carol Anne, Histoire de l’eugénisme en France…, op. cit., p. 187.
37Cité ibid., p. 239.
38Montaldo Silvano, « Eugenica “latina”? Criminologia e sterilizzazioni femminili in Italia a fine ‘800 », Passato e presente, no 104, mai-juin 2018, p. 21.
39Lucchini Luigi, I semplicisti (antropologi, psicologi e sociologi) del diritto penale, Turin, UTET, 1886, p. 231.
40Pende Nicola, « La scheda biotipologica individuale nella medicina preventiva e nella politica sociale », in Lucio Silla (dir.), Atti della Società Italiana per il Progresso delle Scienze, XXVI riunione (Venezia, 12-18 settembre 1937), 1938, p. 284-285.
41Kevles Daniel, In the Name of Eugenics: Genetics and the Uses of Human Heredity, New York, Alfred A. Knopf, 1985.
42Bashford Alison et Levine Philippa, The Oxford Handbook of the History of Eugenics, op. cit.
43Turda Marius et Gillette Aaron, Latin Eugenics in Comparative Perspective, Londres/New York, Bloomsbury Academic, 2014. Cf également : Adams Mark (dir.), The Wellborn Science. Eugenics in Germany, France, Brazil e Russia, New York, Oxford University Press, 1990 ; Cleminson Richard, Catholicism, Race and Empire. Eugenics in Portugal, 1900-1950, Budapest/New York, CEU Press, 2014.
44Rosental Paul-André, Destins de l’eugénisme, Paris, Seuil, 2016, p. 22.
45Ibid., p. 27.
46Stepan Nancy Leys, The Hour of Eugenics: Race, Gender and Nation in Latin America, Ithaca/Londres, Cornell University Press, 1991.
Auteurs
Université Paris 8.
Xavier Tabet est professeur au département d’études italiennes de l’université Paris 8. Ses travaux portent sur les rapports entre droit, politique et littérature, des Lumières jusqu’au fascisme, en particulier la question des usages de la pensée de Machiavel, celle du mythe politique de Venise, de l’Ancien Régime à aujourd’hui, et celle de la naissance du droit pénal contemporain, de Cesare Beccaria à Cesare Lombroso. Parmi ses derniers ouvrages parus : Lombroso et la France. Criminologie, littérature, politique, Genève, Georg Éditions, 2021 (en collaboration avec Silvano Montaldo et Michel Porret) ; Lockdown. Diritto alla vita e biopolitica, Dueville, Ronzani Editore, 2020 ; Le Bonheur du plus grand nombre. Beccaria et les Lumières, Lyon, ENS Éditions, 2017 ; Rethinking Antifascsim. History, Memory and Politics. 1922 to the present, New York, Berghahn, 2017.
Université de Tours, Université Paris Diderot.
Françoise Martinez est agrégée d’espagnol, docteure en études latino-américaines (université de Tours) et habilitée à diriger des recherches en histoire et sciences humaines (université Paris Diderot). Elle est actuellement professeure des universités en histoire et civilisation de l’Amérique latine à Sorbonne Université, chercheure au CRIMIC (Centre de recherches interdisciplinaires sur les mondes ibéro-américains contemporains) et coresponsable de son axe IBERHIS (Histoire et cultures des mondes ibéro-américains). Depuis 2019, elle est rédactrice en chef pour l’Amérique latine de la revue quadrilingue Ideas. Idées d’Amériques de l’Institut des Amériques. Ses recherches portent sur l’histoire politique de l’Amérique latine, l’histoire de l’éducation bolivienne et l’histoire des politiques symboliques menées au Mexique et en Bolivie. Elle a dirigé divers programmes de recherche sur ces thématiques et a notamment publié les ouvrages « Régénérer la race ». Politique éducative en Bolivie, 1898-1920 (IHEAL, 2010), traduit et publié en espagnol (CIS-Vicepresidencia de Bolivia, 2022), et Fêter la nation. Mexique et Bolivie pendant leur premier siècle de vie indépendante, 1810-1925 (Nanterre, Presses de Nanterre, 2017), traduit en espagnol.
Université d’Angers.
Manuelle Peloille est professeure de civilisation espagnole contemporaine à l’université d’Angers et membre du 3L.AM (Littératures, langues et linguistique des universités d’Angers et du Mans). Ses recherches portent sur l’histoire politique de l’Espagne, notamment sur la réception du fascisme et du communisme. Parmi ses ouvrages figurent Positionnement politique en temps de crise (2015) et Les Fantômes de l’Empire. L’Espagne après 98 (2017). Elle dirige depuis 2012 la revue en ligne Cahiers de civilisation espagnole contemporaine.
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