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La résistance à l’inquisition naissante en France du Sud vue par un dominicain

La chronique de Guillaume Pelhisson († 1268)

p. 211-220

Remerciements

Mes remerciements à Jörg Feuchter de Berlin pour les nombreux renseignements fournis, très utiles, et à Alexandre Dafflon, archiviste de l’État de Fribourg, pour sa relecture attentive et efficace.


Texte intégral

Le dominicain Guillaume Pelhisson et sa chronique

1Guillaume Pelhisson est un frère du couvent des dominicains de Toulouse, fondé en 1215 par Dominique de Guzmann, en quelque sorte avant l’ordre des dominicains lui-même1. Guillaume Pelhisson y entre probablement un peu après le traité de Meaux-Paris de 1229, qui met un terme à la croisade albigeoise au bénéfice du roi de France et au détriment du comte de Toulouse, Raimond VII (1222-1249). Par la suite, la guerre contre les hérétiques – cathares et vaudois – continue sous une autre forme, celle de l’inquisition, et Guillaume Pelhisson sera lui-même choisi, comme nous le verrons, en qualité d’inquisiteur-adjoint en 12342, même si sa vocation n’est probablement pas celle d’un inquisiteur, mais plutôt celle d’un maître d’ouvrage (operarius) : c’est lui qui mène les deux premières campagnes de construction du couvent de Toulouse, soit celles des années 1229-1234 et 1242-12543. La raison pour laquelle il voit la résistance à l’inquisition naissante de manière très dramatique est qu’il a lui-même peur. Une peur qui n’est pas sans fondement, puisqu’en ces débuts de l’inquisition, qui est alors quelque chose de tout nouveau et qui frappe les esprits, les meurtres d’inquisiteurs sont assez fréquents4. Dans tous les cas, dans sa chronique, Pelhisson ne va pas au-delà du retour des frères dominicains à Toulouse en 1236, après leur expulsion l’année précédente ; la suite de l’histoire ne l’intéresse visiblement plus. Mais c’est probablement après la prise de Montségur (1244-1247) qu’il rédige ses « mémoires », et cela pour rappeler « une époque héroïque » « à une génération de frères qui peut difficilement imaginer que les dominicains aient été pauvres, qu’ils aient eu des débuts modestes, et qu’ils aient été honnis par la population5 » – toutes choses qu’on ne peut visiblement plus s’imaginer quelques années plus tard.

2Guillaume Pelhisson meurt en 1268 et sa chronique nous est parvenue par le truchement de deux manuscrits (voire trois témoins) ; le premier, provenant du fonds des dominicains d’Avignon, se trouve à la bibliothèque municipale d’Avignon, ancien musée Calvet (no 1437), et le second à la bibliothèque municipale de Carcassonne (no 67). Un troisième manuscrit a probablement été utilisé par Jacques Percin, dominicain toulousain, dans ses Monumenta conventus Tolosani Ordinis Praedicatorum primi…, paru en 1693. Après lui, la Chronique est publiée par Charles Molinier dans sa thèse latine De Fratre Guillelmo Pelisso veterrimo Inquisitore historico (Anicii, 1880), d’après le manuscrit de Carcassonne ; puis par Célestin Douais dans ses Sources de l’histoire de l’Inquisition dans le midi de la France au xiiie et au xive siècle (Paris, 1881), d’après le manuscrit d’Avignon avec les variantes de celui de Carcassonne ; et finalement par Jean Duvernoy dans les Sources d’histoire médiévale, publiées par l’Institut de recherches et d’histoire des textes, édition utilisée ici6. Dans sa chronique – ou ses mémoires – Guillaume Pelhisson raconte les événements des années 1229-1236 à Toulouse. Pour comprendre son point de vue, il nous faut tout d’abord nous pencher sur la situation de la ville de Toulouse, qui n’est pas seulement le siège d’un couvent de dominicains et d’une université assez précoces, mais aussi d’un comté, dont la ville cherche à s’émanciper, et d’un évêque qui a aussi son rôle à jouer.

Toulouse : le comte, la ville, l’évêque, le couvent des dominicains

3D’après Philippe Wolff (1913-2001), pionnier de l’histoire urbaine du Moyen Âge et titulaire de la chaire d’histoire médiévale de l’université de Toulouse à partir de 1963, « Toulouse présente un des exemples les plus complets de cet affranchissement urbain qui est, aux xie et xiie siècles, un phénomène général dans nos pays d’Occident », qui plus est un exemple particulièrement réussi. L’évêque de Toulouse est, depuis la réforme grégorienne, privé de tout pouvoir temporel. Les comtes ont bien leur château à Toulouse, le château Narbonnais, mais ils en sont souvent absents, engagés dans des luttes féodales ou dans les croisades ; ils ont donc « trop besoin de l’appui de Toulouse pour se montrer des maîtres bien ombrageux ». Ainsi la ville peut « non seulement acquérir une indépendance presque totale, devenir de fait une “république urbaine” à l’italienne », mais aussi se créer un territoire assez vaste, un « contado », un phénomène extrêmement rare dans la France médiévale, mais plus fréquent en Italie du Nord ou, plus tard, dans les villes d’Empire7.

4Ce qui change tout, c’est la croisade albigeoise déclenchée par le meurtre du légat pontifical, Pierre de Castelnau, un cistercien, en janvier 1208, au lendemain d’une entrevue avec Raimond VI, comte entre 1198 et 1222. « L’extension exacte de l’hérésie à Toulouse reste un problème presque insoluble. » Dans la Nouvelle histoire de Toulouse, parue en 2002, Gérard Pradalié parle de 5 % d’une population estimée de 35 000 à 40 000 personnes en 1335. D’après Philippe Wolff, « l’hérésie comptait beaucoup de partisans dans le petit peuple, parmi les artisans, particulièrement les tisserands, qu’impressionnait la vie digne et ascétique des Parfaits. Les vieilles familles bourgeoises […] fournissaient les principaux chefs du mouvement », tandis que les nouveaux riches, comme Pons de Capdenier, penchaient plutôt vers l’orthodoxie. Mais le nouvel évêque, Foulque de Marseille (1205-1231/1232), un Cistercien, se met résolument du côté des catholiques (et des croisés)8. Pour lui, il s’agit de regagner le pouvoir que ses prédécesseurs ont perdu depuis la réforme grégorienne, avec l’aide des légats pontificaux, des croisés et plus tard des dominicains et de l’inquisition. C’est lui qui prend possession, après la bataille perdue de Muret (12 septembre 1213), du château comtal de Narbonnais pour le nouveau comte, Simon de Montfort, désigné par le Concile de Latran IV (1215). Quand la ville se soulève contre le nouveau comte durant l’été 1216, le soulèvement est vaincu grâce à l’aide de l’évêque Foulque. C’est lors d’un deuxième siège de Toulouse que Simon de Montfort est tué, le 25 juin 12189.

5Mais la paix de Meaux-Paris, en avril 1229, est très dure pour le dernier comte de Toulouse, Raimond VII, qui ne garde que le comté de Toulouse. Sa fille Jeanne est promise à Alphonse de Poitiers, frère du nouveau roi, Louis IX (saint Louis), et c’est à ce couple « qu’à la mort de Raimond VII passera ce comté réduit, puis à leurs descendants et, à défaut, au roi de France lui-même » (ce qui arrivera en 1271). Raimond VII doit s’engager à entretenir les maîtres d’une nouvelle université à fonder à Toulouse, et le château Narbonnais est remis aux gens du roi. « Une fois de plus, les remparts de la ville doivent être détruits, et ses fossés comblés. » Dans la suite, trois nouveaux éléments changent la donne : les dominicains, l’université et l’inquisition – c’est ce que nous allons voir avec la chronique de Guillaume Pelhisson, qualifiée de « partiale, mais pleine de candeur, et d’une grande précision » par Philippe Wolff10.

Les événements d’après la chronique de Guillaume Pelhisson

6Ce que Guillaume Pelhisson entend mettre par écrit, ce sont « certains faits accomplis par le Seigneur à Toulouse et dans le pays toulousain par l’intermédiaire des frères de l’ordre des Prêcheurs », au fond rien de moins que des Gesta Dei per Praedicatores11. D’après lui, Dominique aurait institué son ordre « contre les hérétiques et leurs croyants » et avec « l’aide, venant du cœur, de monseigneur Foulque, évêque de Toulouse ». Néanmoins, Pelhisson n’écrit pas pour rechercher la gloire de son ordre, « mais pour que nos successeurs dans notre ordre et les autres fidèles, en le voyant, sachent ce qu’ont souffert nos prédécesseurs pour la foi du Christ » et qu’ils « se préparent, si besoin et en cas de nécessité, à en faire ou plutôt en endurer autant ou plus ». Ici déjà, les dominicains sont présentés non comme des acteurs, mais bien comme des victimes.

7Pelhisson enchaîne avec « la paix faite à Paris à la semaine sainte de 1229 entre monseigneur le roi de France et l’Église d’une part, et le noble comte Raimond (VII) et ses alliés de l’autre », qu’il décrit comme une paix entre égaux, et non pas entre vainqueurs et vaincus. L’auteur n’entre pas dans les conditions de la paix, c’est-à-dire les obligations faites à Raimond VII de poursuivre les hérétiques, de payer les professeurs de l’université de Toulouse, etc., mais il accuse tout de suite les hérétiques de rompre la paix :

« Alors qu’à cette époque l’Église crut avoir la paix dans ce pays-là, les hérétiques et leurs croyants s’armèrent de plus en plus de maints efforts et ruses contre elle et les catholiques, au point de faire plus de mal à Toulouse et dans ces terres-là qu’ils n’en avaient fait à l’époque de la guerre12. »

8Les hérétiques se seraient aussi moqués des maîtres qui avaient été envoyés en grand nombre de Paris à Toulouse, « pour qu’il y eût là une Université et que la Foi y fût enseignée13 ».

9Pelhisson décrit ensuite le couvent des dominicains de Toulouse, situé encore auprès de l’église Saint-Rome (Romain), que l’évêque Foulque, leur ami, leur a donné. Mais comme cette église est devenue trop petite, les frères doivent déménager, le 23 décembre 1230, en un jardin qu’ils ont acheté, l’année précédente, à un certain Bernard Raimond, du côté de la Cité, et en un autre jardin, du côté du Bourg, qu’un riche bourgeois de Toulouse, Pons de Capdenier, a acheté pour eux. Même si on déménage pour avoir plus de place – et le couvent y restera pendant des siècles, on doit se contenter « de très pauvres bâtiments, petits et modestes, en raison du manque de place et d’argent ». Pelhisson parle de la « vie étroite et pauvre pour le manger et le vêtement » que les Frères mènent longtemps « avec allégresse et dévotion ». Les choses commencent à bouger quand « un jour, un de nos Frères qui prêchait dit dans son sermon qu’il y avait des parfaits cathares en ville, qu’ils y tenaient leurs réunions et semaient leurs hérésies ». C’était une très classique provocation par la prédication14 – on provoque les réactions du public pour voir si les parfaits cathares qui, selon le traité de Paris, auraient dû être bannis par le comte et la ville de Toulouse15, sont vraiment partis. La provocation ne manque pas sa cible, « les gens de la ville […] sont très agités et choqués » de ce sermon16, et les consuls convoquent le prieur à la Maison de commune et lui ordonnent « de dire aux Frères de ne plus se permettre de prêcher ainsi »; ils disent « qu’ils le prendraient très mal, si l’on disait qu’il y avait des parfaits, alors qu’il n’y en avait aucun parmi eux, à ce qu’ils affirmaient17 ».

10Prochain événement rapporté par Pelhisson : la mort de Foulque, évêque de Toulouse et grand ami des dominicains. Il est remplacé, « à la Noël de la même année 1231 », par frère Raimond du Fauga de Miremont, provincial des dominicains, intronisé comme évêque le 14 mars 1232. Cela signifie que le siège épiscopal est dorénavant aussi entre les mains des dominicains. De plus, les frères Pierre Cellan (Seilhan), de Toulouse, et Guillaume Arnaud, juriste, de Montpellier, sont nommés inquisiteurs par le légat pontifical, et cela aussi bien pour le diocèse de Toulouse que pour celui de Cahors. Il s’agit là de deux des inquisiteurs les plus connus de la première inquisition en France du Sud. D’après Pelhisson, ils ont peu de succès parce que « les croyants des hérétiques ne voulaient à peu près rien dire à l’époque, mais se liguaient au contraire pour nier18 ». Il va même jusqu’à prétendre que « les catholiques étaient opprimés dans le pays, et ceux qui poursuivaient les parfaits étaient assassinés en maint endroit ». Le chroniqueur se plaint aussi que « les grands et les puissants du pays, chevaliers, bourgeois et autres, défendaient ces parfaits et les cachaient, frappaient, blessaient et tuaient ceux qui les poursuivaient », et le coupable est selon lui « le Conseil du prince […] notablement corrompu dans sa foi19 ».

11Les inquisiteurs Pierre Cellan et Guillaume Arnaud dirigent aussi l’inquisition à Toulouse même et citent, entre autres, un certain Jacques le Tisserand, du Faubourg, qui a « beaucoup de défenseurs parmi les plus grands de la ville, partisans de l’hérésie20 ». Cela l’amène probablement à proclamer devant tout le monde : « Messeigneurs, écoutez-moi ! Je ne suis pas hérétique : j’ai une femme, je couche avec elle, je mens et je jure : je suis un fidèle chrétien. […] Prenez-garde, car ces mauvaises gens veulent détruire la ville et les braves gens, et enlever la ville à son maître21. » Quelle caricature d’un fidèle chrétien et d’un bon catholique ! Il faut lire ce passage à la lumière de l’hérésie des parfaits cathares, qui ne toucheraient pas aux femmes et qui essaieraient, d’après les prescriptions de la Bible, de ne pas mentir ni jurer. Il y a quelque chose d’authentique dans cette défense, et on n’a pas l’impression que Guillaume Pelhisson ait inventé le personnage de Jacques le Tisserand du Faubourg, qui semble être plus subtil que le chroniqueur lui-même. Le message de Jacques ne concerne pas seulement l’hérésie, mais aussi la politique : il a bien vu que la ville de Toulouse risque d’être enlevée à son vrai maître, soit le comte ou les consuls (ou les deux) et de tomber dans les mains de l’évêque et des dominicains, ce qui revient finalement au même. Dans tous les cas, il ne reste rien d’autre au chroniqueur que de montrer, dans la suite, que le tisserand est bien un vrai hérétique qui se moque des catholiques.

12Le 13 juillet 1234, le fondateur de l’ordre des dominicains, Dominique de Guzmann, mort en 1221 à Bologne, est canonisé. C’était un de ces « saints immédiats » (santo subito) comme les connaît avant tout le xiiie siècle – et à nouveau le xxie siècle22. Les dominicains de Toulouse fêtent cette canonisation de manière terrifiante, même si tout semble d’abord se passer dans la norme. L’évêque de Toulouse, le dominicain Raimond du Faga de Miremont, célèbre « solennellement la messe pour la première fois dans la maison des frères Prêcheurs. Quand l’office divin était dévotement et solennellement achevé, ils se lavèrent les mains pour manger au réfectoire, c’est-à-dire monseigneur l’évêque, sa suite, et les Frères », quand tout à coup, « par action de la divine Providence et par les mérites de saint Dominique, dont on célèbre la fête », quelqu’un de la ville vint trouver le prieur pour lui dire « que des hérétiques étaient entrés (en ville) pour hérétiquer (donner le consolamentum à) une malade à proximité23 ». Il s’agit de la belle-mère de Peytavi, « qui avait longtemps été en quelque sorte l’agent général des parfaits à Toulouse24 ». Le prieur et l’évêque s’y précipitent, de manière à ce qu’on ne puisse pas annoncer à la malade que c’est l’évêque catholique qui lui rend visite, et non pas un parfait cathare. L’évêque catholique s’assoit près d’elle et commence à lui parler « du mépris du monde et des choses terrestres25 », probablement pour simuler un parfait cathare. La malade tombe dans le piège et révèle sa croyance hérétique. L’évêque convoque le viguier, qui la fait porter au Pré du Comte, « avec le lit dans lequel elle était, et la fait brûler sur-le-champ ». C’est seulement après cette scène que l’évêque et les dominicains retournent au réfectoire et mangent « ce qui avait été préparé avec joie, rendant grâce à Dieu et à saint Dominique26 » !

13Cette confusion malheureuse entre un évêque catholique et un parfait cathare par une croyante semble avoir fait une profonde impression et délié les langues. Par la suite, le beau-fils de la malheureuse malade brûlée et son adjoint avouent « beaucoup de choses en matière d’hérésie » et dénoncent « courageusement des personnes nombreuses et importantes27 ». Quand les inquisiteurs apprennent les faits, ils retournent tous à Toulouse pour convoquer beaucoup de gens à la confession, « en leur donnant un délai de grâce à l’intérieur duquel, s’ils avouaient bien et complètement, sans fraude, on leur donnerait un ferme espoir de ne pas être emprisonnés ni exilés, ni de perdre leurs biens, car monseigneur le comte Raimond (VII) avait accordé aux Frères (dominicains) que quiconque, en se repentant, avouerait la vérité, ne perdrait rien28 ». Nous avons là deux éléments qui auront, par la suite, beaucoup contribué au succès de l’inquisition, d’une part le régime du repentir et de la clémence, et d’autre part le temps de grâce29, un délai dans lequel on peut avouer et surtout dénoncer à discrétion, sans être puni et surtout sans perdre ses biens par la confiscation en faveur du comte.

14Néanmoins, la résistance de la population de Toulouse n’est pas encore vaincue, bien au contraire. « Toute la cité était émue et agitée contre les Frères (dominicains) à cause de l’inquisition, et ils envoyèrent une délégation au Comte. » Celui-ci demande « aux inquisiteurs d’arrêter un moment » (quod cessarent ad tempus), mais en vain. Alors le comte se plaint auprès du légat, « disant même que F. Pierre Cellan, qui avait été de la Cour de ses pères et était citoyen de Toulouse, était maintenant son ennemi30 ». Suite à cette plainte, Pierre Cellan est banni au diocèse de Cahors, en Quercy, où il mène l’inquisition avec les frères Pons de Mons et Guillaume Pelhisson31. De plus, les consuls font « proclamer à son de trompe par la ville de la part du Comte et de la leur, sous peine de la vie et des biens, l’interdiction à quiconque, du monde entier, de donner, vendre, prêter quoi que ce soit aux frères Prêcheurs ou de leur faire du bien de manière quelconque. » Il ne s’agit donc de rien de moins que d’affamer les dominicains. L’évêque de Toulouse (dominicain) et ses chanoines ne sont pas exemptés de ces mesures, ce qui les force à quitter la ville, parce que « personne en effet n’osait lui cuire le pain ni rien faire de semblable ». En revanche, les frères dominicains – et Pelhisson parle ici à la première personne du pluriel – sont bien pourvus, parce que leurs amis et les catholiques leur apportent, non sans danger, « du pain, des fromages, des œufs », et cela « par les murs du jardin ». Cela n’échappe pas à l’attention des consuls, qui mettent « du côté jardin leurs gardes, qui surveillaient la maison jour et nuit ». Et ils privent les frères de l’eau de la Garonne, de manière à ce que ceux-ci n’aient même pas l’eau pour cuire leurs légumes… Toujours d’après Pelhisson, « les catholiques se lamentaient, les matrones fidèles pleuraient, soupiraient, murmuraient et gémissaient ». Cela ne les empêche pourtant pas de lancer, de nuit, « de bons et grands pains, des galettes et des fromages dans le jardin par-dessus les murs, en prenant soin que les gardes ne les voient pas32 ». De cette manière, les frères tiennent pendant trois semaines.

15Le conseil décide alors « d’expulser tous les Frères de la ville, puisqu’ils continuaient et n’avaient pas l’air de craindre la mort33 ». Les consuls préfèrent chasser les Frères plutôt que de les tuer, ce qui leur offrirait le martyre ! Le prieur est mis au courant de cette décision et il s’accorde avec ses Frères « pour retirer de la maison tous les livres, les calices et les effets ecclésiastiques, et pour confier tout cela à des amis pour un temps ». Le lendemain (5 ou 6 novembre 1235), après la messe conventuelle, « le prieur engagea les Frères à se comporter en tout avec dignité et patience, et à ne pas partir avant d’en avoir été sommés à trois reprises34 ». Ensuite, ils se mettent à table – ils sont une quarantaine – mais doivent interrompre leur repas quand les consuls arrivent avec une foule bruyante. Les frères se rendent en procession (et en chantant le Miserere mei Deus) à l’église et y demeurent, pendant que les gardes vont au réfectoire et se servent des restes du repas ! Après l’église, le prieur et les frères se rendent au cloître et demeurent là assis « devant les consuls et leurs complices ». C’est une sorte de « sit-in », et les frères se font porter, « par la tête et les pieds », hors du couvent par les agents des consuls, tout en chantant le Credo, le Te Deum laudamus et le Salve regina. Ils laissent dans le couvent les Frères malades, qui seront aussi « chassés de la ville quelques jours après35 ».

16Les dominicains se réfugient d’abord à la ferme de Saint-Étienne, possession du chapitre cathédral, de l’autre côté de la Garonne. Le lendemain, le prieur renvoie ses Frères dans les couvents de la Province, et il reçoit dans l’ordre un homme de Toulouse, Raimond Thomas, probablement un clerc séculier, qui souhaite partager « leurs tribulations » avec les dominicains. Le prieur se rend lui-même à Rome « et raconta à monseigneur le Pape Grégoire IX (1227-1241) et aux cardinaux ce qui avait été fait dans ce pays contre la foi, et comment les Frères s’étaient comportés dans l’affaire ». De son côté, le pape ordonne « au Comte de Toulouse, le dernier Raimond, de ramener les Frères à Toulouse et de permettre l’inquisition contre les hérétiques dans ses terres, en aidant les Frères pour le faire36 ». Le légat pontifical, archevêque de Vienne, convoque le comte et les inquisiteurs à Carcassonne, et le comte ramène l’évêque et les inquisiteurs à Toulouse, l’année suivante, le 7 mars 1236. Les Frères peuvent revenir au couvent de Toulouse, depuis les couvents où ils sont allés se réfugier. Le récit de Guillaume Pelhisson est très naïf, effet sans doute d’une mauvaise connaissance des sphères de la haute politique.

17Après le retour des dominicains à Toulouse, l’inquisiteur Guillaume Arnaud peut reprendre sa mission à Carcassonne avec frère Étienne de Saint-Thibéry – qui sera assassiné avec lui à Avignonet, en 1242. L’inquisiteur Pierre Cellan rentre un moment à Toulouse pour assumer la charge de prieur (1235-1237 ou 1237-1238), et retourne ensuite, avec Guillaume Arnaud, « à Montauban au diocèse de Cahors pour y faire l’inquisition contre les hérétiques ». Néanmoins, Cellan et Arnaud semblent avoir tiré quelques leçons de la situation intenable à Toulouse : ils entrent en négociation avec les consuls de Montauban qui ouvrent leur ville aux inquisiteurs sous condition que les habitants pénitents puissent profiter du temps de grâce37. En même temps, le couvent de Toulouse peut fêter, en avril 1236, un grand succès parce que « Raimond Gros de Toulouse, qui avait été hérétique parfait dans ce pays pendant vingt-deux ans ou environ38 », « se rendit dévotement et humblement » aux dominicains. Sur la base de ses dénonciations, le prieur et l’inquisiteur Guillaume Arnaud citent les dénoncés, parmi lesquels beaucoup de grands personnages. Par peur d’être arrêtés, beaucoup viennent d’eux-mêmes. Le problème dans cette affaire est qu’on ne dispose que d’un seul témoin, Raimond Gros, alors qu’il faut en avoir deux ou plusieurs d’après les règles de l’inquisition. Mais, ô miracle, personne ne contredit ce seul témoignage. « Au contraire, ils étaient très nombreux à dire : “Messeigneurs, sachez que tout est comme dit monsieur Raimond”, et ils lui demandaient même de leur dire ce qu’ils devaient dire de plus dans leurs aveux, car il connaissait la vérité entière39 » – une confiance incroyablement naïve, probablement encore un réflexe d’ancienne vénération à l’égard d’un parfait. En tant que parfait, Raimond Gros peut naturellement révéler « beaucoup d’hérétications de défunts, de grands et d’autres, qui avaient été faites à Toulouse ou ailleurs hors de la ville » par lui-même pendant vingt-deux ans. Se déroule ensuite une grande et horrible campagne d’exhumations, « au point que de grands bourgeois, des nobles et de nobles dames, et quelques autres, furent condamnés par sentence, exhumés et sortis honteusement des cimetières de la ville par lesdits Frères, en présence du viguier et de la population : leurs os et leurs corps puants furent traînés par la ville, nommés et claironnés par la voix du crieur public, qui disait : “Qui aytal fara, aytal perira” (Qui fera ainsi, périra ainsi)40 ». Leurs restes sont finalement brûlés au Pré du Comte.

18Par la suite, Guillaume Pelhisson n’hésite pas à inscrire dans sa chronique les noms des exhumés, suivis de ceux d’hérétiques vivants qui sont également condamnés et dont quelques-uns s’enfuient et deviennent hérétiques parfaits, pour finalement être brûlés à Montségur. C’est sur cette note triomphale que se termine la chronique de Guillaume Pelhisson, qui nous laisse choqués devant un fanatisme religieux qui inverse les rôles : les victimes (les hérétiques) sont présentées comme des acteurs, et les acteurs (les inquisiteurs, les dominicains) comme des victimes, d’abord contraintes au jeûne dans leur couvent de Toulouse, puis expulsées. C’est cette perspective étroite, le point de vue des dominicains du couvent de Toulouse, qui change tout, qui fait d’un hérétique un bon catholique ou vice versa, et d’un parfait cathare un évêque catholique (ou vice versa). Et Pelhisson ne sort jamais de cette perspective effrayante, qui s’explique peut-être par le fait qu’il est meilleur maître d’ouvrage qu’inquisiteur et qu’il doit se donner du courage à lui-même41.

19Mais il y a plus : la chronique de Guillaume Pelhisson peut être un témoin précoce de cette identification – et sur-identification – des dominicains à l’inquisition, que l’on ne rencontre « normalement » qu’au début du xive siècle, surtout chez Bernard Gui, inquisiteur de Toulouse (1307-1316 et 1319-1323) et historien, qui considère et traite comme « hérétisant » (hereticales) tout contestataire et résistant à l’inquisition ; en même temps, l’entrave (impedimentum) à l’inquisition est classée comme un crime42. C’est au fond déjà avec Pelhisson que commence cette histoire des « tribulations de l’inquisition », qui s’empare tout de suite du mémoire de l’inquisiteur dominicain Pierre Martyr, assassiné en 1252 à Milan et canonisé déjà une année après. Pour les dominicains, l’activité inquisitoriale équivaut à l’imitatio Christi et, par conséquent, la mort de l’inquisiteur dans l’exercice de son office est à rapporter à la passion du Christ, supportée sans peur (une qualité qui manque encore à Pelhisson !). Le dominicain Thomas d’Aversa n’hésite pas à comparer, en 1291, les blessures de Pierre Martyr avec les stigmates de François d’Assise, mais au désavantage de ce dernier ; d’après lui, les blessures de Pierre sont les signes d’un dieu vivant tandis que les stigmates de François sont les signes d’un dieu mort. L’ordre des dominicains n’hésite pas non plus à transformer son fondateur, Dominique, qui n’a jamais été un inquisiteur, mais plutôt un prédicateur, en un persécuteur d’hérétiques – même s’il est mort en 1221, bien avant l’installation de l’inquisition dans le Midi de la France. C’est dans ce contexte que la chronique de Pelhisson trouve sa place, même si son auteur est encore loin de s’identifier lui-même complètement à la tâche inquisitoriale de son ordre et de s’en faire une gloire. Il reviendra à Bernard Gui d’accomplir l’identification de Dominique à un premier inquisiteur43. Mais pour l’inquisition naissante à Toulouse (et en France du Sud), nous restons dépendants de la chronique de Guillaume Pelhisson, qu’il faut bien lire à rebrousse-poil.

Notes de bas de page

1Feuchter Jörg, « The Albigensian Crusade, the Dominicans and the Antiheretical Dispositions of the Council », in Gert Melville et Johannes Helmrath (éd.), The Fourth Lateran Council. Institutional Reform and Spiritual Renewal, Affalterbach, Didymos/Verlag, 2017, p. 225-241.

2Pelhisson Guillaume, Chronique (1229-1244), suivie du récit des troubles d’Albi (1234), texte édité, traduit et annoté par Jean Duvernoy, Paris, CNRS Éditions, 1994, introduction, p. 7-8.

3Vicaire Marie-Humbert OP, « Les “Jacobins” dans la ville de Toulouse aux xiiie et xive siècle », Archivum Fratrum Praedicatorum, no 57, 1987, p. 1-24, p. 9.

4Caldwell Ames Christine, Righteous Persecution. Inquisition, Dominicans, and Christianity in the Middle Ages, Pennsylvania, University of Pennsylvania Press, 2009, en particulier p. 48 et suivantes.

5Pelhisson Guillaume, Chronique, op. cit., introduction, p. 8, voir également p. 12.

6Ibid. Jean Duvernoy avait déjà publié une traduction française en 1958 : Chronique de Guillaume Pelhisson, traduite et commentée par Jean Duvernoy, Toulouse, Ousset, 1958.

7Wolff Philippe (dir.), Histoire de Toulouse, Toulouse, Privat, 1974, p. 67-177 et 119-181.

8Ibid., p. 104-107 ; voir aussi la contribution de Gérard Pradalié, dans Taillefer Michel (dir.), Nouvelle histoire de Toulouse, Toulouse, Privat, 2002, p. 85. Pour le catharisme à Toulouse, voir les nombreux travaux de John Hine Mundy, en dernier lieu Society and Government at Toulouse in the Age of the Cathars, Toronto, Pontifical Institute of Medieval Studies, 1997.

9Wolff Philippe (dir.), Histoire de Toulouse, op. cit., p. 107-112.

10Ibid., p. 122-126.

11Nous suivons ici et par la suite Pelhisson Guillaume, Chronique, op. cit., p. 34 et suivantes.

12Ibid., p. 37-39.

13Ibid., p. 39.

14Utz Tremp Kathrin, « Predigt und Inquisition. Der Kampf gegen die Häresie in der Stadt Freiburg (erste Hälfte des 15. Jahrhunderts) », in Paul-Bernard Hodel et Franco Morenzoni (éd.), Mirificus praedicator. À l’occasion du sixième centenaire du passage de saint Vincent Ferrier en pays romand, Rome, Istituto storico domenicano, fasc. 32, 2006, p. 205-232.

15Pelhisson Guillaume, Chronique, op. cit., introduction, p. 13-14.

16Ibid., p. 41.

17Ibid., p. 43.

18Ibid., p. 47.

19Ibid., p. 49.

20Ibid., p. 53.

21Ibid.

22Vauchez André, La sainteté en Occident aux derniers siècles du Moyen Âge, d’après les procès de canonisation et les documents hagiographiques, édition revue et mise à jour, Rome, École française de Rome, 1988, passim.

23Pelhisson Guillaume, Chronique, op. cit., p. 61.

24Ibid., p. 63.

25Ibid.

26Ibid., p. 65.

27Ibid.

28Ibid., p. 69.

29Utz Tremp Kathrin, Von der Häresie zur Hexerei. »Wirkliche« und imaginäre Sekten im Spätmittelalter, Hannovre, Hahnsche Buchhandlung, MGH Schriften, vol. 59, 2008, p. 391, avec renvoi à Kolmer Lothar, Ad capiendas vulpes. Die Ketzerbekämpfung in Südfrankreich in der ersten Hälfte des 13. Jahrhunderts und die Ausbildung des Inquisitionsverfahrens, Bonn, L. Röhrscheid, 1982, p. 145-150.

30Pelhisson Guillaume, Chronique, op. cit., p. 69.

31Feuchter Jörg, Ketzer, Konsuln und Büsser. Die städtischen Eliten von Montauban vor dem Inquisitor Petrus Cellani (1236/1241), Tübingen, Mohr Siebeck, 2007, p. 288 et suivantes.

32Pelhisson Guillaume, Chronique, op. cit., p. 79.

33Ibid., p. 83.

34Ibid., p. 85.

35Ibid., p. 87.

36Ibid., p. 89.

37Feuchter Jörg, Ketzer, Konsuln und Büsser, en particulier p. 303-305.

38Pelhisson Guillaume, Chronique, op. cit., p. 93.

39Ibid., p. 95-97.

40Ibid., p. 97.

41Puylaurens Guillaume de, Chronique. Chronica magistri Guillelmi de Podio Laurentii, texte édité, traduite et annoté par Jean Duvernoy, Paris, CNRS Éditions, 1976, introduction, p. 7 : « Guillaume Pelhisson, un médiocre qui ne voit guère au-delà des murs de son couvent ».

42Voir les contributions de Julien Théry et Thomas Girard dans le présent volume.

43Caldwell Ames Christine, Righteous Persecution, op. cit., p. 64 et ss., p. 72 et ss., p. 94 et ss., p. 114-118, p. 126 et ss. Les dominicains ne sont pourtant pas les premiers à s’accommoder et à s’identifier à la violence dans la lutte pour la foi ; ils ont des prédécesseurs assez remarquables dans les papes de la réforme grégorienne : Althoff Gerd, « Selig sind, die Verfolgung ausüben ». Päpste und Gewalt im Hochmittelalter, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 2013. Je remercie Ernst Tremp pour cette référence et pour m’avoir accompagné à Lyon.

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