Conclusion. Révolte, religion et conflits politiques
Les Inquisitions à l’époque moderne
p. 273-282
Note de l’auteur
Traduction de Sylvain Parent.
Texte intégral
1Lorsque, après la translation du corps de Pierre de Vérone (Milan, 1737), Pier Tommaso Campana, inquisiteur de Crema, écrivit l’histoire de la vie et de la mort du saint, la dédiant au Commissaire du Saint-Office romain, il raconta avec beaucoup de détails l’attentat commis par les « hérétiques » contre ce juge zélé et polémiqua avec Pietro Giannone qui, dans son Istoria civile del Regno di Napoli (1723), avait décrit l’Inquisition – aussi bien celle de la période médiévale que celles créées à partir de la fin du xve siècle – comme une forme de tyrannie détestée par les peuples, légitimant ainsi les rébellions contre les tribunaux de la foi1. Giannone devait mourir quelques années plus tard dans une prison piémontaise (1748), où il était emprisonné depuis un certain temps en tant qu’hérétique ; son œuvre aurait cependant continué de circuler en dépit de la censure, à un point tel que l’exaltation des louanges de Pierre de Vérone par le dominicain Campana était aussi une manière de réagir aux attaques du juriste, ennemi du pape et de l’Inquisition2. Du reste, le juge-martyr Pierre de Vérone était devenu l’icône des tribunaux de la foi à l’époque moderne, à commencer par ceux implantés en Espagne (1478-1484) ; et depuis le xiiie siècle, il était devenu l’étendard des confréries qui étaient censées aider les juges à extirper l’hérésie, c’est-à-dire les familiae de l’Inquisition ; des confréries qui, à partir du xvie siècle, furent redynamisées au point d’enrôler des centaines de fidèles et se développèrent à certains endroits de la Péninsule italienne (après la naissance du Saint-Office romain en 1542), dans les domaines espagnols puis portugais après la naissance de l’Inquisition portugaise (1536-1547)3. Campana, qui se considérait comme un héritier de Pierre de Vérone, exaltait la mystique des tribunaux de l’Inquisition en recourant à un martyre emblématique : sous sa plume, l’assassinat du juge apparaît ainsi comme un moment sacrificiel et fondateur qui constitue une source d’inspiration pour tous les frères impliqués dans la lutte contre l’hérésie. Cependant, dès la fin du xvie siècle, le premier historien du Saint-Office, l’inquisiteur de Sicile Parámo, était allé encore plus loin, écrivant que le tribunal de la foi était intemporel parce que Dieu lui-même avait agi comme un proto-inquisiteur en chassant Adam et Ève du Paradis terrestre après les avoir interrogés4. Au-delà de la vision téléologique qui nous renseigne sur la manière par laquelle les inquisiteurs ont légitimé leur fonction, pour nous qui aujourd’hui en reconstituons l’histoire une question reste ouverte : celle de la continuité ou de la discontinuité entre les tribunaux médiévaux et les Inquisitions modernes. De ce point de vue, l’histoire des résistances, des révoltes et des attentats contre le Saint Tribunal est une clé utile pour comprendre ce qui a changé après le xvie siècle. L’Inquisition espagnole, peu après sa fondation, mit en avant, tout comme l’Inquisition médiévale, le sacrifice de l’un de ses serviteurs dans la lutte contre l’hérésie (il s’agissait du juge Pedro Arbués, assassiné dans la cathédrale de Saragosse en 1485, béatifié comme martyr de la nouvelle Inquisition en 1664 et canonisé en 1867)5, mais la puissance de ce tribunal et sa dépendance, au moins partielle, vis-à-vis de la Couronne, ouvrit une nouvelle saison par rapport à ce qui s’était passé dans les siècles précédents. Si à l’époque médiévale l’Inquisition pontificale, dépourvue d’une structure verticale, avait suscité des réactions hostiles mais géographiquement circonscrites, culminant dans certains cas par l’assassinat des juges les plus exposés dans la lutte contre l’hétérodoxie (c’est le cas de Pierre martyr), à l’époque moderne le rejet du tribunal et de ses méthodes judiciaires se manifesta surtout contre l’Inquisition espagnole et provoqua de véritables révoltes qui eurent de lourdes conséquences politiques. En effet, le nouveau tribunal fut le premier à adopter une structure centralisée, imitée ensuite par le Saint-Office romain et portugais, et constitua un instrument efficace pour le renforcement des pouvoirs d’une monarchie qui aurait eu bien du mal à s’imposer sur les différents domaines de la couronne de Castille et d’Aragon. Cela explique pourquoi résister à l’Inquisition espagnole signifia défendre des structures traditionnelles de pouvoir qui se sentaient menacées par une créature qui semblait être née de la volonté d’imposer l’obéissance à un unique État territorial aussi bien que de l’urgence d’inculquer une idée précise de l’orthodoxie catholique. Et cela explique donc pourquoi attenter à l’Inquisition espagnole conduisit à une superposition toujours plus nette de deux délits que le droit romain et le droit canonique avaient déjà associés depuis des siècles : la lèse-majesté divine et la lèse-majesté humaine. Mais il est un autre aspect qu’il convient de souligner ici : dans de nombreux cas, les trois Inquisitions modernes jouèrent l’une contre l’autre, si bien que celle qui profita de la terreur qu’inspirait le tribunal espagnol fut, au moins en Italie, le Saint-Office romain.
2Une fois l’Inquisition de Castille introduite comme un nouveau tribunal doté d’un sommet et soumise aux souverains, à la fin du xve siècle et au cours du xvie siècle sa diffusion dans les autres domaines européens de la Couronne espagnole suscita des mécontentements et des réactions violentes, se révélant, presque partout, impossible. On craignait, en effet, que l’Inquisition « à la manière castillane » puisse se révéler comme l’arme avec laquelle la monarchie entendait vaincre les résistances et limiter les libertés des membres d’un corps politique assez composite. En outre, les procédures considérées comme typiques du tribunal depuis son implantation et depuis les premières condamnations infligées aux conversos suscitaient l’hostilité : la capacité de jeter la diffamation sur les familles, le recours sans distinction aux séquestrations préventives et à l’expropriation des biens, l’anonymat des accusateurs, le caractère secret des procès, la violation de la traditionnelle juridiction dont jouissaient non seulement les ordres diocésains mais également les tribunaux séculiers qui, hors de Castille, étaient l’expression d’autonomies très anciennes. Pour cette raison, il n’est guère surprenant que les domaines du royaume d’Aragon aient été les premiers à se révolter contre la volonté de leur souverain, le très catholique Ferdinand, déterminé à étendre dans ses domaines les réseaux de tribunaux déjà expérimentés en Castille. À Teruel, on en arriva ainsi à une révolte qui fut combattue à coups d’excommunications et éteinte quasi manu militari (1484). Les Cortes s’inclinèrent devant l’Inquisition et en appelèrent au roi contre les procédures secrètes, le châtiment des repentants, les saisies, l’expropriation des dots et l’annulation des contrats conclus par les personnes incriminées. Néanmoins, si Innocent VIII prit deux dispositions pour limiter les excès du tribunal (1485), l’initiative du pape poussa le roi à s’accrocher à la défense d’une institution qu’il considérait comme sa propre créature et comme un atout dans ses projets de contrôle absolutiste sur les fueros6.
3À l’inverse, Ferdinand ne réussit pas à imposer la juridiction du tribunal dans le Royaume de Naples. Une fois l’Inquisition espagnole introduite en Sicile (1500), non sans les fortes résistances du parlement de l’Île et deux épisodes de rébellions (1511, 1516)7, le roi tenta d’étendre la main de ses juges au-delà du détroit de Messine, dans les territoires à peine conquis du Sud de l’Italie. L’entreprise se révéla cependant inefficace, si bien que les pouvoirs concédés à Pedro Bellorado, déjà investi de la charge d’inquisiteur de Sicile, en restèrent sur le papier, notamment à Naples (1504). En 1507, au cours de la visite de la ville, Ferdinand reconnut les droits du frère dominicain Barnaba Capograsso, juge délégué par le pape, et pendant plusieurs années il n’y eut aucune innovation, peut-être en raison de la résistance des classes dirigeantes de Naples et du Siège apostolique, qui défendirent les anciennes prérogatives des offices inquisitoriaux et des tribunaux épiscopaux du Royaume. Le conflit, toutefois, explosa de nouveau en 1509, lorsque se répandit à Naples la rumeur selon laquelle l’évêque de Cefalù, le dominicain Rainaldo di Montoro, ancien bras droit de l’inquisiteur Pedro Bellorado, et Andrea Palazzo, un collaborateur de Juan de Enguera, inquisiteur d’Aragon, avaient été délégués comme juges de la foi par Ferdinand et le pape Jules II. Peut-être alarmés par les récits des conversos réfugiés dans le sud de l’Italie, les barons et les seggi, qui représentaient les différents quartiers de Naples, demandèrent au vice-roi de ne pas permettre aux deux hommes d’exercer leur juridiction, par crainte des confiscations et de procès diffamants (4 janvier 1510). D’après les chroniques écrites au cours du xvie siècle (celles de Notar Giacomo et de Tristano Caracciolo, et plus tard de Jerónimo Zurita et de Juan de Mariana), tandis que la « plèbe » descendait dans la rue, on envoya en Espagne un orateur, Francesco Filomarino, afin de supplier le souverain de ne pas introduire le tribunal. Le conflit se prolongea encore durant quelques mois et en septembre il fut sur le point de dégénérer lorsqu’on apprit que le roi n’avait pas accepté les requêtes de la ville. Les représentants du peuple et ceux de la noblesse décidèrent de faire front de concert contre les juges « à la manière espagnole » ; alors, les troupes de Ferdinand se positionnèrent aux alentours de la ville pour tenter de l’intimider. Le conflit ne se résolut que le 24 novembre 1510 lorsque deux pragmatiques royales ordonnèrent d’expulser les conversos du Royaume et renoncèrent à introduire le tribunal. L’intervention du pape joua un rôle dans une telle issue, lui qui était hostile à légitimer les pouvoirs de l’Inquisition espagnole sur le sol de la Péninsule italienne8.
4Tandis que ces bouleversements se produisaient à Naples, en Castille l’interrègne de Philippe Ier le Beau (1504-1506) s’était déjà achevé sans que n’ait été mise en place une réforme de ce tribunal, dont on dénonçait les abus. Et quand, en 1506, Ferdinand prit le contrôle du royaume qui avait été celui de sa femme Isabelle, morte en 1504, la reprise des procès, à Córdoba, conduisit à une révolte guidée par le marquis de Priego. Les prisons furent prises d’assaut et les prisonniers libérés, mais le tumulte n’eut pas de prolongements9. Quelques années après cette révolte, des comuneros castillans et des germanías aragonais affichaient parmi leurs objectifs politiques celui de modérer les tribunaux de la foi ; néanmoins, dans les études récentes, l’analyse du rôle joué par l’opposition anti-inquisitoriale et par les conversos durant le conflit plus âpre qui enflamma l’Espagne après l’accession au trône de Charles Quint est l’objet de controverses10.
5Hors de la Péninsule ibérique, l’hostilité à l’égard du tribunal inquisitorial se développa surtout dans les années 1540 sous l’effet de la propagande réformée et anti-espagnole11 et de la tentative – réelle ou simplement redoutée – d’introduire aux Pays-Bas, dans l’Italie habsbourgeoise et au Nouveau Monde ce tribunal centralisé, à la fois politique et religieux, avec ses procédures qui inspiraient la crainte. Mais ce fut surtout dans les Flandres que le renforcement de la législation anti-hérétique et la révocation des anciennes lois qui empêchaient les confiscations finirent par mettre en difficulté la ligne modérée de la régente Marie de Hongrie (1531-1555), sœur de Charles Quint, exacerbant le conflit avec les magistratures locales et la noblesse (catholique et réformée), sans toutefois que naisse un tribunal dépendant de la Couronne ibérique, en dépit de la nomination de quelques inquisiteurs et de la faveur que rencontra la répression anti-hérétique auprès d’une partie du clergé local (1545-1550). Ainsi, les nouvelles lois et les réactions qu’elles suscitèrent constituèrent le simple prélude de la rébellion qui devait conduire sept provinces des Pays-Bas à prendre les armes contre le souverain. En effet, lorsque Philippe II – qui contrairement à son père connaissait peu la réalité flamande – imposa la ligne dure en nommant comme gouverneur Fernando Álvarez de Toledo, duc d’Albe, la révolte éclata au grand jour. La peur qu’un tribunal « à la manière espagnole » ne conduise également dans les Flandres à la persécution d’innocents et à des confiscations systématiques qui auraient porté atteinte aux activités commerciales florissantes dans cette partie de l’Europe contribua certainement dans une large mesure au déclenchement d’une telle révolte. Depuis l’époque moderne, la guerre de Quatre-vingt ans a fait couler des fleuves d’encre parmi les historiens ; je me contente ici de rappeler que le rejet de l’Inquisition, entre le xvie et le xviie siècle, contribua à la naissance d’une puissante confédération républicaine qui agita le « mythe noir » de l’Inquisition dans une perspective anti-catholique12.
6Dans les années 1540, en Sicile, le fonctionnement du tribunal reprit son cours après quelques années d’interruption, tandis qu’éclata à Naples un nouveau et plus sanglant tumulte (1547), né de la crainte que la nomination d’un inquisiteur par le pape ne conduise à la naissance d’un tribunal calqué sur le modèle espagnol. Cette résistance (qui provoqua des dizaines de morts et fut punie par Charles Quint par de nombreuses condamnations de nobles et de gens du peuple) eut pour effet, au moins en apparence, de sauvegarder la juridiction ordinaire des tribunaux épiscopaux et, par la suite, de pousser Jules III à la rédaction d’un bref qui, sur le papier, garantissait aux Napolitains l’exemption des confiscations (1554). Si ce mouvement empêcha, une fois encore, l’introduction de l’Inquisition espagnole dans le Royaume, la solution adoptée prévoyait que la répression anti-hérétique, y compris dans l’Italie du sud, comme c’était déjà le cas au Centre-Nord, fusse guidée par Rome et non par l’Espagne, et que les évêques agiraient de fait et en secret comme des inquisiteurs et comme des diffuseurs périphériques du Saint-Office romain, institué peu de temps auparavant. Le Siège apostolique, en somme, sortit vainqueur de la révolte de 1547, tandis que le vice-roi Pedro de Toledo et Charles Quint se trouvaient en grande difficulté et se voyaient contraints de recourir à la force13.
7Telles furent les réactions aux tentatives d’étendre le tribunal espagnol ; pour ce qui est de l’Inquisition romaine, nous ne relevons pour le xvie siècle qu’un seul épisode significatif, celui qui fit suite à la mort de Paul IV (1559), le détesté fondateur du Saint-Office : les prisons à Rome furent prises d’assaut, le siège du tribunal fut incendié et les archives des procès conduits par la Congrégation du Saint-Office depuis sa création furent détruites14. Il n’y a pas lieu ici d’évoquer l’origine et les conséquences de cette violente réaction, qui servit aussi à se débarrasser du poids de la famille du pontife (les Carafa). Il convient plutôt de porter notre attention sur ce qui se produisit peu de temps après, durant le pontificat de Pie IV (1559-1565). En 1563, tandis que se déroulait l’ultime et mouvementée phase du concile de Trente et que dans les Flandres grossissait la réaction anti-espagnole, alimentée par la crainte que le roi ne se prépare à introduire le Saint-Office, le pape concéda à Philippe II la nomination d’un inquisiteur général non dominicain (Gaspar Cervantes de Gaete, archevêque de Messine) destiné à assurer la coordination des tribunaux de la foi dans le duché de Milan pour le compte de l’Espagne. Le brusque changement d’attitude dans le duché s’explique par la crainte que la Réforme puisse se propager depuis les domaines voisins de la maison de Savoie et par l’impression que la répression mise en place jusqu’alors par les frères prêcheurs avait été un peu molle. La manœuvre ne put cependant aboutir à cause de la résistance du Sénat milanais et d’une partie des évêques italiens réunis à Trente pour le concile, qui convainquirent le pape de faire marche arrière. Peut-être, comme cela a pu être avancé, la complaisance de Pie IV et de son neveu, le futur archevêque Carlo Borromeo, ne fut-elle seulement qu’un subterfuge pour exciter l’âme des Milanais contre Philippe II et préserver ainsi le pouvoir des magistratures ecclésiastiques ordinaires – à Milan les procédures espagnoles et le fréquent recours aux confiscations étaient perçus comme un danger pour le commerce et comme une arme du pouvoir monarchique pour supprimer les privilèges des anciennes magistratures locales. À coup sûr, en cherchant à sauvegarder la « liberté » de la papauté, le Siège apostolique parvint au cours de ces années à empêcher que les révoltes anti-inquisitoriales dans les territoires italiens sous domination Habsbourg ne prennent une dimension anti-pontificale, évitant ainsi qu’à la soumission politique d’une grande partie de la Péninsule italienne ne s’ajoute la soumission de la justice ecclésiastique à l’Inquisition espagnole15. C’est ce que prouve également l’évènement qui se déroula à Naples l’année suivante (1564). Depuis quelque temps, le Siège apostolique avait intensifié la lutte dans le Royaume de Naples pour liquider les dissensions religieuses, y déléguant ses propres juges qui agissaient en plein accord avec le vice-roi, au point d’envoyer à la mort divers accusés et d’ordonner des confiscations sans prendre en considération les privilèges accordés à la cité. Dans ce contexte, la crainte de nouvelles révoltes apparut comme une conséquence de ce qui était en train de se produire à Milan. Cependant, ce ne fut pas l’autorité de Rome qui fut contestée, car les seggi napolitains tournèrent leurs protestations contre Madrid et envoyèrent en Espagne le théatin Paolo Burali – qui reçut également des instructions secrètes de Rome – pour obtenir que ne soit pas introduit le tribunal « à la manière espagnole » et qu’on n’ait plus recours aux confiscations. Il est difficile d’établir dans quelle mesure cette ambassade dépendait de l’initiative du Siège apostolique aussi bien que de celle de la cité, mais il est certain que Burali n’obtint pas du souverain un engagement à interdire les confiscations, tandis que Rome parvint à éviter une fois pour toutes le risque que Philippe II n’implante l’Inquisition espagnole dans le Royaume, fief de l’Église. Le Siège apostolique avait soutenu les peurs de la ville et avait ainsi obtenu que la Congrégation du Saint-Office puisse intervenir dans le Royaume grâce au réseau des évêques et à un véritable « ministre » résidant à Naples16.
8En somme, si l’Espagne n’eut pas de mal à introduire le tribunal de la foi en Amérique et aux Philippines, en Sardaigne et en Sicile (domaines directs de la Castille ou de l’Aragon), au contraire dans les Flandres et à Milan (territoires impériaux), sans parler du Royaume de Naples (fief pontifical), le projet échoua à cause des révoltes des élites locales, de la « légende noire » anti-espagnole et des manœuvres du Siège apostolique pour affaiblir l’Inquisition née à la fin du xve siècle au profit de l’Inquisition romaine. Le conflit entre les deux tribunaux surgit à nouveau à la fin du xvie siècle avec le cas d’Antonio Pérez. Ex-secrétaire d’État, tombé en disgrâce politique, Pérez fut accusé d’hérésie en 1591 et condamné à la prison. Cette décision provoqua cependant un mouvement qui conduisit à l’assassinat du vice-roi d’Aragon et à la libération de l’accusé. Furieux contre l’arrogance de ces rebelles, Philippe II envoya l’armée à Saragosse, mais Pérez réussit à s’enfuir, trouva refuge en France, et fit appel auprès du Siège apostolique pour être réhabilité de cette accusation d’hérésie17. Les nobles impliqués dans la révolte – durant laquelle la « sécession » vis-à-vis de l’Aragon et de la Castille fut même projetée – furent châtiés et l’Inquisition fut immédiatement renforcée ; à partir de ce moment, et au cours des xviie et xviiie siècles, le tribunal s’affirma toujours plus comme un instrument de lutte politique. Au contraire, à partir des années 1580, après que la dissension religieuse ait été supprimée avec succès de la Péninsule italienne, le Saint-Office fit en sorte de se construire une image plus tempérée et impartiale, attitude qui contribua à mettre les tribunaux locaux de l’Inquisition romaine à l'abri des attentats, des révoltes et des réactions violentes18. Des pratiques judiciaires discrètes, modérées et pénitentielles inspirées par la Congrégation (qualifiées de « style » du Saint-Office) permirent ainsi aux cardinaux de discipliner les fidèles italiens en supervisant une machine pénale qui à coup sûr exerça un contrôle omniprésent, mais qui en de nombreuses occasions renonça à la rudesse des châtiments et à leur exaltation infamante sur les places publiques.
9Pour conclure, il convient de dire quelques mots de la période au cours de laquelle les tribunaux inquisitoriaux furent supprimés, après des années d’attaques juridictionnelles de la part des États séculiers et de polémiques anti-inquisitoriales lancées par les défenseurs de la culture des Lumières. Dans la Péninsule italienne, le processus de démantèlement des tribunaux locaux du Saint-Office se fit à des rythmes différents : il fut conduit d’abord par les souverains temporels et ensuite par les autorités napoléoniennes, et il ne s’accompagna ni de révoltes ni de mouvements de rue, mais seulement de manifestations sporadiques de joie. De manière symbolique, dans quelques localités italiennes, les documents de l’Inquisition finirent sur le bûcher, subissant ainsi le sort que les tribunaux de la foi avaient réservé aux hérétiques impénitents au cours des siècles précédents. Au Portugal, le processus d’abolition des tribunaux fut mené par le haut et s’acheva en 1821 sans révolte ni agitations populaires19. Quant à l’Inquisition espagnole, si sa fin ne fut effective qu’en 1834, elle fut précipitée d’abord par l’invasion française (1808) et par les débats constitutionnels de 1812. Les Cortes en décrétèrent la suppression le 22 février 1813, mais la mesure suscita d’âpres oppositions et rencontra la résistance d’une partie du clergé, soutenue par le nonce apostolique et par le chapitre de la cathédrale de Cadix. Restaurée par le roi en 1814, l’Inquisition espagnole fut de nouveau abolie suite aux mouvements insurrectionnels de 1820, année au cours de laquelle, dans plusieurs villes d’Espagne, les sièges des tribunaux inquisitoriaux furent pris d’assaut et les prisonniers libérés. Et si encore de nos jours on rappelle le souvenir du 10 mars 1820 comme un « jour de furie » pour la ville de Barcelone, c’est parce que la fin de l’Inquisition – imbriquée dans l’histoire et dans les structures de la monarchie depuis le xve siècle – contribua à polariser la société espagnole20, exacerbant une nette division idéologique qui devait s’achever dans la Guerre civile au xxe siècle.
Notes de bas de page
1Pier Tommaso Campana, Vita di S. Pietro Martire di Verona del Sagro Ordine de’ Predicatori, Milan, Malatesta, 1741, libro III, cap. 1, p. 115-124. Selon les biographes et les hagiographes, tout comme Pierre de Vérone, Michele Ghislieri, inquisitor maior du Saint-Office avant de devenir pape sous le nom de Pie V (il fut canonisé en 1712), fut lui aussi la victime d’un attentat raté alors qu’il n’était qu’un simple frère et juge de la foi à Côme, en 1550 : Girolamo Catena, Vita del gloriosissimo papa Pio V, Rome, per Alessandro Gardano & Francesco Coattino, 1587, p. 8.
2Giannone Pietro, Istoria civile del Regno di Napoli, dir. Antonio Marongiu, Milan, Marzorati, 1970-1972, libro XV, cap. 4 : libro XIX, cap. 5 (sur les rébellions et les attentats contre les inquisiteurs au cours du Moyen Âge) ; libro XXXII, cap. 5 (sur les résistances anti-inquisitoriales dans le Royaume de Naples au xvie siècle). Sur les prises de position de cet auteur, voir Schluter Gisela et Ricuperati Giuseppe (éd.), L’affaire Giannone face à l’Europe. Vie de Pietro Giannone, Profession de foi et Abjuration, choix de textes, Paris, Honoré Champion, 2019.
3Au sujet des confréries de l’Inquisition à l’époque moderne, je renvoie à Solera Dennj, «Sotto l’ombra della patente del Santo Officio». I «familiares» dell’Inquisizione romana tra xvi e xvii secolo, Florence, FUP, 2020, avec une vaste bibliographie qui intègre également les Inquisitions ibériques.
4Hossain Kimberly Lynn, « Was Adam the First Heretic? Diego de Simancas, Luis de Páramo, and the Origins of Inquisitorial Practice », Archiv für Reformationsgeschichte, no 97, 2006, p. 184-210.
5Sur l’attentat, sur le fait de savoir si les instigateurs en ont été ou non les clans locaux de conversos, et sur l’usage de cet assassinat pour légitimer l’Inquisition espagnole en Aragon, voir Alcalá Ángel, Los orígenes de la Inquisición de Aragón. S. Pedro Arbués, mártir de la autonomía aragonesa, Saragosse, Diputación General de Aragón, 1984, et Netanyahu Benzion, The Origins of the Inquisition in Fifteenth-Century Spain, New York, Random House, 1995.
6Je me limite ici à citer Contreras Jaime, « La Inquisición de Aragón: estructura y oposición (1500-1700) », Estudios de Historia Social, no 1, 1977, p. 113-141 ; id., « La Inquisición aragonesa en el marco de la monarquía autoritaria », Hispania Sacra, no 37, 1985, p. 489-540 ; Sesma Muñoz Angel J., El estabelecimiento de la Inquisición en Aragón, 1484-1486. Documentos para su estudio, Saragosse, Institución Fernando el Católico-CSIC-Diputación Provincial, 1987 ; García Cárcel Ricardo, « La Inquisición en la Corona de Aragón », Revista de la Inquisición, no 7, 1998, p. 151-163 ; Martínez Díez Gonzalo, « Los pontífices romanos ante la Inquisición española (Hasta la muerte de Fernando el Católico) », Revista de la Inquisición, no 7, 1998, p. 81-108.
7Voir à ce sujet Rivero Rodríguez Manuel, « La Inquisición española en Sicilia (siglos xvi a xviii) », in Joaquín Pérez Villanueva et Bartolomé Escandell Bonet (éd.), Historia de la Inquisición en España y América, 3 vol., Madrid, BAC/Centro de Estudios Inquisitoriales, 1984-2000, vol. 3, p. 1045-1222 ; Sciuti Russi Vittorio, « La Inquisición española en Sicilia », Studia Historica. Historia Moderna, no 26, 2004, p. 75-99 ; La Motta Valeria, «Contra haereticos». L’Inquisizione spagnola in Sicilia, Palerme, Istituto Poligrafico Europeo, 2019.
8Le premier à reconstruire l’histoire de cet épisode en s’appuyant sur les chroniques et les archives fut Amabile Luigi, Il tumulto napoletano dell’anno 1510 contro la Santa Inquisizione, Naples, Tipografia della Regia Università, 1888. Plus récemment, voir les observations de Pastore Stefania, « Le immagini dell’Inquisizione spagnola in Italia », in Carlos Hernando Sánchez (éd.), Un crisol de la cultura europea en la edad moderna, Madrid, Seacex, 2008, p. 264-285. Parmi les sources moins connues, je me contente ici de mentionner une chronique achevée en 1526 et publiée au xviiie siècle : Passero Giuliano, Storie in forma di giornali, Naples, Orsino, 1785, p. 167-171.
9Cuadro García Ana Cristina, « Acción inquisitorial contra los judaizantes en Córdoba y crisis eclesiástica », Revista de Historia Moderna. Anales de la Universidad de Alicante, no 21, 2003, p. 7-46.
10Voir au moins ce qu’écrivent Pérez Joseph, Los comuneros, Madrid, La Esfera de los Libros, 2001 ; Rizzuto Claudio César, « Conversos, judíos y conspiración diabólica en la revuelta de las Comunidades de Castilla, 1520-1521 », Cuadernos de Historia Moderna, no 43, 2018, p. 65-84 (avec d’autres contributions de ce même auteur).
11García Cárcel Ricardo, La leyenda negra. Historia y opinión, Madrid, Alianza, 1992 ; Moreno Martínez Doris, La invención de la Inquisición, Madrid, Fundación Carolina-Marcial Pons, 2004 ; Bethencourt Francisco, The Inquisition. A Global History, 1478-1834, Cambridge, Cambridge University Press, 2009, en partculier p. 364 et suivantes ; Valente Michaela, Contro l’Inquisizione. Il dibattito europeo (secc. xvi-xviii), Turin, Claudiana, 2009.
12La bibliographie sur la révolte est immense. Voir au moins Duke Alastair, Reformation and Revolt in the Low Countries, Londres/Ronceverte, The Hambledon Press, 1990 ; Thomas Werner, « De mythe van de Spaanse inquisitie in de Nederlanden van de zestiende eeuw », Bijdragen en Mededelingen betreffende de Geschiedenis der Nederlanden, no 105, 1990, p. 325-353 ; Beemon Fred E., « The Myth of the Spanish Inquisition and the Preconditions for the Dutch Revolt », Archiv für Reformationsgeschichte, no 85, 1994, p. 246-264 ; Goosens Aline, Les inquisitions modernes dans les Pays-Bas méridionaux, 1520-1633, 2 vol., Bruxelles, université de Bruxelles, 1997-1998 ; Gielis Gert et Soen Violet, « The Inquisitorial Office in the Sixteenth-Century Habsburg Low Countries: A Dynamic Perspective », Journal of Ecclesiastical History, no 66, 2015, p. 47-66 (qui invitent à réfléchir sur la pluralité des juridictions inquisitoriales réellement actives dans les Flandres).
13Sur la révolte de 1547, voir par exemple Del Giudice Giuseppe, I tumulti del 1547 in Napoli pel Tribunale dell’Inquisizione. Processo rinvenuto nell’Archivio di Stato di Napoli, Naples, D’Auria, 1893 ; Pedio Tommaso, « Napoli contro l’Inquisizione spagnola nel 1547 nella cronaca di Antonino Castaldo », in Scritti in memoria di Leopoldo Cassese, 2 vol., Naples, Libreria Scientifica Editrice, 1971, vol. 1, p. 33-78 ; Cernigliaro Aurelio, « La rivolta napoletana del 1547 contro l’Inquisizione », in Aurelio Musi et Antonio Lerra (éd.), Rivolte e Rivoluzione nel Mezzogiorno d’Italia 1547-1799, Manduria, Lacaita, 2009, p. 13-72 ; Pilati Renata, « Arcana seditionis ». Violenze politiche e ragioni civili: Napoli 1547-1557, Naples, Istituto Italiano per gli Studi Filosofici, 2015 ; D’Amico Juan Carlos, « Medios de comunicación y difusión de las reivindicaciones en Nápoles durante la rebelión de 1547 », in Alain Hugon et Alexandra Merle (éd.), Soulèvements, révoltes, révolutions dans l’empire des Habsbourg d’Espagne, xvie-xviie siècle, Madrid, Casa de Vélazquez, 2016, p. 101-117. Une première édition de chroniques et d’histoires datée du xvie siècle autour des révoltes de 1509-1510 et de 1547 fut entreprise à l’époque de l’absolutisme bourbon : Raccolta di tutti i più rinomati scrittori dell’historia generale del Regno di Napoli, tome 6, Naples, Gravier, 1769. Celle-ci, outre le bref récit de Caracciolo, inclut le remarquable récit d’Uberto Foglietta, Tumultus Neapolitani sub Petro Toleto Prorege (1570 ca.). Importantes aussi sont les pages de Camillo Porzio, La congiura de’ baroni del Regno di Napoli contra il Re Ferdinando Primo e gli altri scritti, dir. Ernesto Pontieri, Naples, Edizioni Scientifiche Italiane, 1964, en particulier p. 191 et suivantes.
14Pour une belle fresque de ces tumultes, voir Firpo Massimo et Maifreda Germano, L’eretico che salvò la Chiesa. Il cardinale Giovanni Morone e le origini della Controriforma, Turin, Einaudi, 2019, p. 538-541. De manière plus générale, voir Pattenden Miles, Pius IV and the Fall of the Carafa. Nepotism and Papal Authority in Counter-Reformation Rome, Oxford, Oxford University Press, 2013.
15Verga Ettore, « Il municipio di Milano e l’Inquisizione di Spagna. 1563 », Archivio Storico Lombardo, no 24, 1897, p. 86-127 ; Giannini Massimo C., « Fra autonomia politica e ortodossia religiosa: il tentativo d’introdurre l’Inquisizione “al modo di Spagna” nello Stato di Milano (1558-1566) », Società e Storia, no 91, 2001, p. 79-134 ; id., « “Per beneficio della Città e Religione”. Governo politico e Inquisizione nello Stato di Milano a metà Cinquecento », in Francesca Cantù et Maria A. Visceglia (éd.), L’Italia di Carlo V. Guerra, religione e politica nel primo Cinquecento, Rome, Viella, 2003, p. 303-336 ; id., « Un tribunale bicefalo ? Il caso dell’Inquisizione dello Stato di Milano tra Cinque e Seicento », in Alejandro Cifres (dir.) L’Inquisizione romana e i suoi archivi. A vent’anni dall’apertura dell’ACDF, Rome, Gangemi, 2019, p. 387-412.
16Cappelletti Gino, Gianfrancesco Alois e l’agitazione napoletana dell’anno 1564 contro la Santa Inquisizione. Studio con documenti inediti, Urbino, Arduini, 1913 ; Monti Gennaro Maria, « Il B. Card. Burali d’Arezzo e l’ambasceria napoletana contro l’Inquisizione di Spagna del 1564-65 », in id., Studi sulla riforma cattolica e sul papato nei secoli xvi-xvii, Trani, Vecchi & C., 1941, p. 119-166 ; Pontieri Ernesto, « L’agitazione napoletana del 1564 contro il Tribunale dell’Inquisizione e la missione del teatino Paolo Burali d’Arezzo presso Filippo II », in id., Nei tempi grigi della storia d’Italia. Saggi storici sul predominio straniero in Italia, 2e éd., Naples, Morano, 1957, p. 231-288 ; Romeo Giovanni, « Una città due Inquisizioni. L’anomalia del Sant’Ufficio a Napoli nel tardo ‘500 », Rivista di Storia e Letteratura religiosa, no 24, 1988, p. 42-67.
17Toujours essentiel est l’ouvrage de Marañon Gregorio, Antonio Pérez, Madrid, Espasa-Calpe, 1998.
18Sur l’Inquisition romaine en général, voir Tedeschi John, The Prosecution of Heresy. Collected Studies on the Inquisition in Early Modern Italy, Binghamton, Medieval & Renaissance Texts & Studies, 1991 ; Prosperi Adriano, Tribunali della coscienza. Inquisitori, confessori, missionari, Turin, Einaudi, 1996 ; Romeo Giovanni, L’inquisizione nell’Italia moderna, Rome/Bari, Laterza, 2002 ; Del Col Andrea, L’Inquisizione in Italia. Dal xii al xxi secolo, Milan, Mondadori, 2006 ; Black Christopher F., The Italian Inquisition, New Haven/Londres, Yale University Press, 2009 ; Bonora Elena, « The takeover of the Roman Inquisition », in Donald Prudlo (éd.), A Companion to Heresy Inquisitions, Leyde/Boston, Brill, 2019, p. 247-279.
19Pour une vision d’ensemble, voir Marcocci Giuseppe et Paiva José P., História da Inquisição Portuguesa 1536-1821, Lisbonne, Esfera dos Livros, 2013.
20Luttikhuizen Frances M. (éd.), Un dia de fúria. Barcelona, 10 de març de 1820, Barcelone, Publicacions de l’Abadia de Montserrat, 2020. Pour un cadre général, Escudero José Antonio, « La abolición de la Inquisición española », in id., Estudios sobre la Inquisición, Madrid, Marcial Pons-Colegio Universitario de Segovia, 2005, p. 351-438.
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Contester l’Inquisition (xiiie-xve siècle)
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