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Introduction

p. 7-20


Texte intégral

16 avril 1252. Sur la route qui le mène de Côme à Milan, dans le bois de Barlassina, l’inquisiteur dominicain Pierre de Vérone est sauvagement assassiné. Moins d’un an plus tard, le 24 mars 1253, la bulle de canonisation, la Magnis et crebis, est promulguée et contribue à installer durablement le culte du saint inquisiteur, très rapidement érigé en véritable martyr et héraut de la défense de la foi1. L’image de son assassinat se diffuse largement et inspire nombre de peintres, comme Gentile da Fabriano, qui immortalise le sacrifice de l’inquisiteur sur l’un de ses plus célèbres polyptiques2. L’Inquisition, on le sait, fut dès l’origine un tribunal d’une redoutable efficacité, dont l’action était aussi tournée, comme le rappelle Julien Théry dans sa contribution au présent volume, vers la répression de l’insoumission à l’ordre socio-religieux de l’Église romaine, en réalité bien plus large que la seule « hérésie ». Mais si son succès fut grand et s’explique en partie par les techniques de contrainte et de coercition mises en œuvre par les inquisiteurs, ce tribunal d’exception, loin de faire l’unanimité dans les lieux où il s’établit, suscita également des réactions parfois très hostiles et violentes dès les premiers moments de son existence, dans les années 1230.

2C’est précisément à ces réactions anti-inquisitoriales que le présent ouvrage est consacré. Les historiens, depuis le xixe siècle, n’ont bien entendu pas ignoré l’existence de ces formes de contestations ou de résistances, comme on peut le constater dès le xixe siècle dans les travaux de Barthélémy Hauréau ou Henry Charles Lea3. En revanche, la prise en compte de ces oppositions s’est faite en ordre très dispersé, de manière fragmentée, et leur étendue demeure certainement largement sous-estimée, pour des raisons d’ailleurs assez diverses, qui ne sont sans doute pas seulement documentaires. De tous les terrains où l’Inquisition a officié, le Languedoc demeure incontestablement la région pour laquelle ces formes de résistances individuelles ou collectives ont été le plus scrutées et le plus étudiées4. Telle est donc l’ambition de ce volume : non pas tant proposer une synthèse exhaustive, qui reste encore à écrire, mais jeter les bases d’une étude comparative et offrir pour la première fois un état des lieux assez large de la diversité des formes que prennent ces contestations dans les zones où l’Inquisition fut active. Par son ampleur chronologique, géographique et thématique, la démarche proposée ici s’inscrit dans le temps long de l’histoire de l’office d’Inquisition, entre les xiiie et xve siècle, depuis son émergence jusqu’à la reconfiguration de la sorcellerie comme hérésie au xve siècle. Elle s’inscrit par ailleurs dans des thématiques plus vastes qui connaissent un regain d’intérêt chez les historiens ces dernières années, comme celles de la contestation, du droit de résistance et des conflits d’autorité5. Dans ce renouveau, la question spécifique des résistances à la justice a notamment fait l’objet d’une publication récente qui aborde nombre de cas entre Moyen Âge et époque moderne et affiche la volonté d’aborder « les expériences multiscalaires de la résistance en justice6 ».

3Deux questions simples guident la réflexion tout au long de ces pages : tout d’abord, pourquoi contester, résister ou protester ?7 S’agit-il8 toujours d’un désaccord de fond sur l’objet-même des poursuites, à savoir l’hérésie ou l’hétérodoxie, au sens large ? Il est vrai que les protestations expriment parfois un certain scepticisme ou une forme d’incrédulité face aux incriminations : assimilée à l’hérésie, la sorcellerie démoniaque et le mythe du sabbat des sorcières qui en est la trame de fond est sans doute la plus célèbre infox (ou fake news) de la fin du Moyen Âge. Mais au-delà d’un questionnement sur la nature de l’hérésie – si tant est qu’elle existe vraiment et qu’elle puisse être saisie autrement que comme catégorie théologico-juridique permettant de penser et d’affirmer la norme et l’orthodoxie –, les oppositions signifient le plus souvent autre chose. La résistance peut traduire une forme de protection des « dissidents » par les autorités locales, comme aux grandes heures de la lutte contre l’hérésie vaudoise ou « cathare ». Elle peut être la manifestation de la puissance émergente des villes, comme plusieurs contributions de ce volume en feront la démonstration. Plus largement, les restrictions imposées à l’Inquisition, sans bloquer totalement les procédures, sont aussi l’occasion d’affirmer un pouvoir ou de défendre une souveraineté. Cela peut se traduire notamment par un marquage symbolique des espaces d’autorité par le biais du bûcher. On sait l’ampleur des enjeux que représente la poursuite d’un crime touchant à l’exercice de la haute justice, donc au pouvoir suprême (merum et mixtum imperium), et ceci surtout lorsque les velléités de répression s’inscrivent dans la construction ou l’affirmation de nouveaux États ou pouvoirs urbains, ou de toute autre entité politique et territoriale. L’examen des résistances à l’Inquisition nécessite à l’évidence de prêter attention aux contextes locaux, à l’équilibre des pouvoirs, aux questions d’ingérence et aux enjeux qui se cachent derrière la défense des droits et prérogatives, ainsi qu’aux acteurs de cette résistance.

4Ensuite, comment contester l’office d’Inquisition ? La forme de la révolte sociale contre l’inquisiteur, allant dans les cas les plus extrêmes jusqu’à l’attentat et l’assassinat, est sans conteste l’un des aspects les plus visibles et spectaculaires de cette hostilité – et constitue en quelque sorte la partie émergée de l’iceberg. Mais les contestations se manifestent en réalité selon des modalités très diverses, et les stratégies de résistance peuvent être de nature offensives, défensives voire intégratrices9. La résistance à la persécution des hérétiques, ou des sorciers, s’exprime souvent sous la forme de protestations relatives au droit d’instruire la cause, de détenir et juger les accusés ou d’exécuter la sentence capitale. On dénonce alors par voie d’appel une usurpation des droits de juridiction, des vices de procédures, des irrégularités ou encore une violation des lois, coutumes ou franchises en matière de procédure judiciaire, qui servent indirectement au renforcement des justices et droits locaux. C’est le jeu des justices concurrentes, « l’affrontement des légitimités10 », face à l’intrusion de ce nouvel acteur qu’est l’inquisiteur, juge extraordinaire. Plus fondamentalement, c’est parfois l’application de la procédure inquisitoire en mode sommaire qui est contestée, dans la mesure où elle rompt avec les modes procéduraux ordinaires. Fréquemment enfin, la contestation vise la répartition des profits financiers provenant de la confiscation des biens des condamnés, par la dénonciation d’abus et de spoliations. Les interventions des représentants du fisc sont à cet égard hautement révélatrices des enjeux financiers sous-jacents aux actions inquisitoriales. Soupçonné de corruption ou de manquements, souvent impopulaire, l’inquisiteur « commet des abus », « usurpe » les droits en vigueurs, « spolie » les victimes : c’est le motif récurrent des contestations face à son ingérence et à l’autorité ecclésiastique qu’il incarne. Mais quelle que soit leur forme, les modalités de résistance doivent s’adapter à la phase procédurale à laquelle elle se manifeste : avant l’ouverture d’un procès ou d’une enquête, il peut s’agir de mettre en question le type de tribunal saisi et sa composition ; pendant la procédure, des démarches en marge du processus en cours peuvent viser à l’interrompre, ou à défaut à influer sur l’issue des incriminations, pour éviter une peine capitale ou bénéficier de sanctions plus modérées ; après la promulgation de la sentence, il est encore possible de dénoncer des vices de formes, de contester la validité du procès et de remettre en cause la sentence, en vue de son annulation, de sa révision ou de la réhabilitation des inculpés. Ainsi, observer les multiples manières dont les différents acteurs de la société médiévale ont parfois contesté l’office d’Inquisition favorise une lecture critique des faits. Traquer certains échecs de l’Inquisition oblige aussi à un renversement de perspective afin de mieux saisir la délicate insertion de ce tribunal extraordinaire au sein de la société. Guetter les éventuels silences de la documentation permet en outre de s’interroger sur les raisons d’une procédure soudainement interrompue. Enfin, examiner les formes de résistances actives nécessite aussi d’interroger l’inaction des populations, la non-résistance, et de prêter attention aux modes de coopération ou de collaboration avec les inquisiteurs.

5Pour saisir les résistances à l’Inquisition et les espaces de contestation, il est nécessaire de prêter attention à d’autres documents que les procédures judiciaires : lettres de protestation, tractations quant à l’instruction d’un procès, documentation comptable, chroniques ou récits, ou encore procédures d’enquêtes ouvertes contre des inquisiteurs, etc. Il faut également convoquer les traités et polémiques relatives à l’hérésie ou l’hétérodoxie, mais aussi les discours critiques, les manifestes ou tracts, pour tenter de reconstituer les débats sous-jacents, sans négliger les expertises juridico-théologiques ou les mémoires judiciaires, suivant la documentation conservée. Comme on le sait depuis les travaux de l’équipe de Monique Zerner, la rédaction de traités contre telle ou telle dissidence religieuse ou hétérodoxie sert à « inventer l’hérésie », et plusieurs récents travaux ne l’ont pas démenti, bien au contraire, notamment à propos des « cathares11 ». Cette « invention de l’hérésie » est d’ailleurs une évidence dans le cas du sabbat des sorcières. Dans ce sens, il faut penser une part de la production textuelle comme autant d’actes de réactions à des contestations ou à des résistances : un auteur, qu’il soit inquisiteur, théologien ou homme de loi, se voit contraint de prendre la plume pour justifier sa pensée ou son action. L’abondance de traités relatifs à la sorcellerie démoniaque, dès le xve siècle, est bien la preuve que l’idée du sabbat (ou du « jeu des striges » en Italie, ou du « Bouc de Biterne » en Catalogne, etc.) ne convainc pas : comment croire, ou faire croire, à la réalité du vol magique au sabbat et à l’union des sorcières avec le diable, corporellement présent au sabbat ? Comment justifier la compétence des inquisiteurs ou des juges d’Église en matière de délit de maleficium, qui s’accompagne souvent d’un homicidium, du ressort des cours laïques ? La concurrence entre les tribunaux laïques et ecclésiastiques a été forte. Ainsi, le débat sur cette nouvelle hérésie et apostasie que serait la sorcellerie démoniaque est incarné dans des personnes qui se répondent les unes aux autres : ils le font sans l’écrire explicitement, afin peut-être d’assurer une bonne diffusion de leur traité, au-delà de la polémique.

6Enfin, l’examen des contestations à l’Inquisition nécessite aussi de prendre en compte les moyens de défense de l’office ou du mode inquisitoire, par les acteurs eux-mêmes, et invite à saisir ses capacités de réaction face aux contestations ou hostilités qu’elle suscite. L’élaboration, en droit canon, de la qualification juridique d’entrave à l’Inquisition (impedimentum inquisitionis officii) en est l’exemple le plus manifeste. À titre de comparaison, on observe également dans l’Aragon du xve siècle l’élaboration progressive d’un crimen de resistencia, « qui désigne toutes les formes d’empêchement par opposition frontale ou par évitement, par les armes ou par le droit, au bon déroulement attendu de la justice, qu’elle soit royale, urbaine, seigneuriale, épiscopale, etc.12 ». Derrière la question de la défense de l’Inquisition, c’est aussi l’honneur et la prééminence des ordres mendiants qui sont en jeu, tant sur le plan moral que politique ; et surtout, derrière eux, l’autorité pontificale et son implantation dans la société et l’Église locale.

7Afin d’approfondir cet éventail de questionnements, les contributions du présent volume se répartissent en quatre parties : si la première se concentre sur les conflits juridictionnels entre l’Inquisition et les villes principalement, la deuxième examine les formes variées de résistances, par la violence, le droit ou les argumentations savantes. Le cas de la sorcellerie permet d’interroger les réactions à l’extension du domaine de compétence de l’office à la fin du Moyen Âge. Quant à la quatrième et dernière partie, elle permet d’observer la manière dont l’Inquisition a tenté d’assurer sa défense et d’affirmer sa légitimité face aux contestations.

L’Inquisition en question : entre conflits juridictionnels, négociation et collaboration

8Les villes, très largement représentées dans cette première partie, constituent sans aucun doute l’un des terrains d’observation les plus propices pour saisir toute la complexité du rapport à l’institution inquisitoriale. Au xiiie siècle, lorsque les premiers tribunaux inquisitoriaux se mettent en place, nombre de gouvernements urbains en Occident ont atteint une forme de maturité politique et ont alors souvent la capacité de résister à certaines évolutions de l’institution ecclésiale. La légitimité de l’intervention inquisitoriale est fréquemment mise en question et fait l’objet de négociations, au cœur de fortes tensions. L’attention portée aux contextes politiques locaux fournit donc le plus souvent des clés d’interprétation pour comprendre les motivations – profondes ou immédiates – qui poussent les communautés à résister plus ou moins activement à des inquisiteurs qui, on le sait, avaient besoin de la coopération des autorités laïques pour assurer pleinement et efficacement leurs missions. C’est ce que montrent les études proposées ici dans des contextes urbains différents.

9Le cas des consulats du Midi de la France étudiés ici par Simone Balossino témoigne bien de la difficulté des élites dirigeantes urbaines à accepter l’imposition d’une nouvelle juridiction qui venait, dans certains cas, perturber les équilibres en place. Car l’un des points majeurs de friction est bien celui de l’ingérence juridictionnelle. En effet, dans le prolongement des travaux d’Yves Dossat13 ou de Jean-Louis Biget14, il souligne à quel point les élites urbaines voyaient dans l’Inquisition une intrusion incompatible avec les habitudes judiciaires locales, enracinées parfois depuis des siècles. En réalité, si depuis le xie siècle les sociétés urbaines de Provence ou du Languedoc avaient de manière récurrente résisté aux évolutions successives de l’institution ecclésiale, c’est sans aucun doute l’activité des inquisiteurs qui suscita les réactions les plus violentes dans les villes et villages. Le recours de plus en plus fréquent par la papauté à ces accusations d’hérésie vient donc s’inscrire dans un climat où les tensions entre citoyens et seigneurs sont déjà vives depuis longtemps – et notamment depuis la mise en place des premiers consulats au xiie siècle. En revenant sur certains épisodes de violences bien connus, comme ceux qui éclatent à Arles en 1235 et 1249, Simone Balossino rappelle que la lutte contre l’hérésie n’est en réalité le plus souvent qu’un révélateur de fractures parfois anciennes qui déchiraient la société arlésienne.

10Le cas de la Toscane, analysé par Riccardo Parmeggiani, offre également un autre observatoire intéressant, et les relations entre les communes et l’Inquisition y sont aussi particulièrement complexes et chaotiques. Là encore, les crispations se focalisent autour des problèmes d’ingérence et plus précisément autour de la volonté des souverains pontifes de faire insérer la législation pontificale contre les hérétiques dans les statuts communaux ; une volonté qui suscita une hostilité à peu près généralisée en Toscane comme en d’autres endroits d’Italie. L’adoption de cette législation pontificale fut l’une des priorités des premiers inquisiteurs en charge de l’office, et elle se fit souvent au prix de menaces et parfois de sanctions contre les communes trop réfractaires. Le cas de Florence est de ce point de vue exemplaire : la ville s’opposa violemment à l’inquisiteur délégué par le pape venu demander l’inscription de cette législation pontificale dans les statuts de la ville ; il fut malmené et chassé de la cité. La conséquence fut alors immédiate : Florence fut soumise à l’interdit, et il fallut attendre 1280 pour que ces constitutions soient finalement intégrées à la législation urbaine. Si les communes constituent en Toscane les principaux môles de résistance, l’opposition venait également parfois du monde ecclésiastique lui-même : à Volterra par exemple, c’est l’évêque en personne qui montra des signes d’opposition à l’Inquisition.

11À Tournai également, une affaire qui secoue la ville en 1423 permet à Georg Modestin d’interroger cette question de la résistance à l’Inquisition, dans une région où, comme le rappellent Jan Dumolyn et Jelle Haemers, « les rébellions formèrent un trait fondamental de la culture politique15 ». L’affaire implique un certain Gilles Meursault, propagandiste hussite arrêté après la diffusion d’un tract qui proposait une exégèse des quatre articles de Prague de juillet 1420. Après quelques péripéties, il finit par être condamné au bûcher au terme d’un procès pour hérésie et exécuté. Une fois de plus, la compréhension de l’arrière-plan politique, social et économique est ici cruciale pour démêler tous les fils de cette affaire ; une société alors marquée non seulement par des oppositions très marquées entre corporations et patriciat, mais aussi par un factionnalisme politique qui voit s’opposer pro-Bourguignons et pro-Armagnac.

Les résistances à l’Inquisition : entre violence, droit et argumentations savantes

12Dans un tel contexte de conflictualité et de tensions, les oppositions à l’office inquisitorial empruntèrent des chemins très variés, dont la violence physique n’est qu’une des dimensions.

13Le cas de la Couronne d’Aragon, étudiée par Sergi Grau Torras, permet en premier lieu de revenir sur l’une des manifestations les plus spectaculaires d’opposition, l’assassinat d’inquisiteurs : en s’intéressant à la communauté vaudoise de ce royaume, très disparate en réalité, il évoque ces moments de violence paroxystiques que constituent les assassinats de plusieurs de ces juges, Ponç de Planès, Bernat de Travesseres ou encore Pere de Cadireta, tout en rappelant dans le même temps que si les populations n’ont en général pas vu d’un bon œil l’activité et les pratiques de l’Inquisition, ces épisodes de tensions ne doivent pas masquer le fait que dans l’ensemble il n’y eut pas, de la part de ces communautés, d’opposition ou de résistance articulée, organisée et systématique à l’Église et aux tribunaux inquisitoriaux.

14Dans la plupart des cas cependant, les manifestations d’hostilité à l’égard de l’Inquisition et de ses hommes, passaient par d’autres canaux. Et en particulier par les discours et la parole. La parole, comme le montre bien Alberto Cadili, fut une arme parfois redoutable pour l’Inquisition. Redoutable parce qu’en réalité, les critiques pouvaient surgir de toutes parts : des communautés et élites urbaines, nous l’avons vu, des simples laïcs, du clergé séculier lui-même, qui voyait parfois d’un mauvais œil l’arrivée de ce tribunal d’exception, mais également du pape ou de ses représentants, décidés d’essayer de mettre un terme – ou du moins de freiner – certaines dérives. Alberto Cadili revient ainsi sur ces discours critiques en prenant notamment appui sur certains événements bien connus, comme ceux qui secouèrent Bologne en 1299 lors de la condamnation au bûcher de deux cathares, qui suscita la désapprobation de la foule. Les polémiques qui surgissent ainsi régulièrement voient souvent converger en réalité les discours anti-inquisitoriaux et anti-mendiants, et c’est souvent plus sur le terrain moral (dénonciation de la corruption ou de l’avidité des inquisiteurs) que sur le terrain juridique et doctrinal que ces critiques se focalisèrent.

15En Bohême également la contestation prit des chemins discursifs. L’Inquisition y fut surtout active à partir du xive siècle, et ce sont alors principalement les évêques suffragants qui exercèrent la charge d’inquisiteur. Si au xive siècle leur activité s’était surtout tournée contre les vaudois, à partir de la fin du siècle, elle le fut désormais vers les protagonistes de la réforme à Prague, contaminée par le wicléfisme. En convoquant ici certains mécanismes de la critique hussite de l’Inquisition, Pavel Sokup montre que la résistance passait en particulier par la diffusion de manifestes, comme celui des chefs militaires de Tabor dans la première moitié des années 1430, et qu’elle prit ici surtout la forme de l’argumentation savante. Et contrairement aux discours moraux que l’on avait pu observer dans le contexte italien analysé par Alberto Cadili, les critiques ne visaient pas tant le concept d’hérésie en lui-même, mais plutôt les moyens de répression utilisés par l’Église, comme la torture ou la mise à mort, considérés comme disproportionnés.

16L’accumulation des critiques de toutes sortes au fil du temps pose évidemment la question des recours juridiques qui pouvaient être mobilisés contre les inquisiteurs eux-mêmes. À partir de l’extrême fin du xiiie siècle, mais surtout au xive siècle, la papauté devint de plus en plus un interlocuteur et un recours de premier plan dans la dénonciation des dérives de l’Inquisition. À travers l’étude de plusieurs cas français qui se déroulent dans la première moitié du xive siècle, Irene Bueno revient donc sur les démêlés judiciaires de ces juges et parfois de certains membres de leur tribunal et interroge notamment les opportunités que pouvaient représenter ces sollicitations présentées au siège apostolique. Si beaucoup de ces inquisitiones lancées contre des inquisiteurs ne nous sont connues que grâce aux seules mentions qui en sont faites dans les registres de lettres pontificales, nous conservons tout de même çà et là quelques beaux restes de telles procédures, très majoritairement italiennes : c’est notamment le cas à Florence en 1346, étudié ici par Sylvain Parent et Cédric Quertier, où l’inquisiteur franciscain Pietro dell’Aquila subit une enquête autour des finances de son tribunal, ce qui n’était pas inhabituel à cette époque ; mais la procédure visant à savoir si l’inquisiteur a effectivement fraudé la Chambre apostolique finit par se transformer en un procès au cours duquel les justiciables viennent l’accabler et dénoncer sa corruption, témoignant au passage de sa grande impopularité à Florence. Prolongeant ainsi les réflexions engagées par Riccardo Parmeggiani dans la première partie, cet épisode montre que les déboires de l’inquisiteur s’expliquent en partie par les tensions que son action avait engendrées au sein de la commune, dans un contexte de grande effervescence politique et de faillite de certaines grandes compagnies bancaires. Si nombre d’inquisiteurs sont ainsi poursuivi au pénal, il est au final frappant de constater que dans toutes ces affaires, les poursuites engagées ne mettaient que rarement un terme à la carrière des inculpés ; un certain nombre seront certes condamnés à des peines pécuniaires – dont on ne sait pas par ailleurs dans quelle mesure elles finirent par été payées ou non, voire firent un passage par la case prison, mais la plupart furent simplement mutés ou poursuivirent leur carrière à d’autres postes. Pietro dell’Aquila, après son limogeage, n’exerça certes plus la fonction d’inquisiteur, mais très peu de temps après son exfiltration de Florence, il fut nommé évêque, charge qu’il occupa jusqu’à sa mort.

17Si les inquisiteurs en poste, on le voit, durent parfois faire face à ces discours critiques ou aux manifestations d’hostilité plus ou moins violentes des populations, les procès qu’ils avaient engagés et les sentences qu’ils avaient rendues furent parfois remises en causes et contestées a posteriori. Une fois encore, c’est sur le terrain du droit que la résistance à ce qui était perçu parfois comme une forme d’arbitraire judiciaire pouvait se faire. Marina Benedetti revient ainsi sur ce champ très vaste des procès d’annulation, plus nombreux qu’on ne pourrait le penser aux xive et xve siècles, à travers trois exemples : le cas du procès des frères mineurs de Todi (1329-1356), dans le duché de Spolète, le procès du vénitien Amedeo Landi à Milan (1437-1447), et enfin le cas des vaudois alpins (1487-1509). La réouverture de certains casus judiciaires donnait l’occasion aux plaignants, qu’ils soient laïcs ou ecclésiastiques, de faire entendre leur voix et de dénoncer publiquement les manquements ou les irrégularités qui avaient entaché les procédures antérieures16.

Le cas de la sorcellerie : délimitation du champ de compétence de l’office d’inquisition

18L’hérésie ne cesse de se reconfigurer, au point de sembler en expansion continue17. Elle tend à conquérir de nouveaux territoires plus incertains, plus occultes, caractérisés notamment par l’invocation (réelle ou supposée) des démons ou le pacte diabolique. Il est établi désormais que le processus d’assimilation de la sorcellerie et de la magie à l’hérésie s’amorce dès le début du xive siècle, en particulier sous Jean XXII18. Cependant, même au siècle suivant, il est loin d’être complètement ni unanimement accepté. L’inquisition, dans ses velléités de poursuites contre les sorciers, les sorcières ou les magiciens, ne parvient pas toujours à faire prévaloir ses vues conquérantes et elle se heurte alors bien souvent à de fortes résistances de la part d’autres tribunaux, aussi bien laïques qu’ecclésiastiques, sans compter les moyens de défense employés par les accusés eux-mêmes.

19L’étude de cas présentée par Olivier Silberstein illustre les fortes tensions susceptibles de se manifester entre différentes autorités, au moment des premières chasses aux sorciers marquées par l’imaginaire du sabbat. Elle éclaire aussi la diversité des voies de résistance à l’inquisition, par le recours à une instance relativement inhabituelle. Dans le comté de Neuchâtel, à la fin des années 1430, les bourgeois et le conseil de ville de Neuchâtel tentent de s’opposer de plusieurs manières à la répression menée par l’Inquisition, fortement soutenue par le pouvoir comtal : négociation avec le seigneur et son vassal, consultation des villes alliées, recherche des voies d’appel possible. Dans la tourmente des procès qui ont mené à l’incrimination et à la condamnation au bûcher de plusieurs bourgeois influents de Neuchâtel entre 1438 et 1439, un marchand de Valangin, Antoine Mathey, se confronte avec succès au dominicain Ulric de Torrenté, connu pour avoir intenté les premières procédures judiciaires pour faits de sorcellerie dans les diocèses suisses romands de Lausanne et de Sion. Pour éviter la citation à comparaître de l’inquisiteur apostolique, Mathey adresse une supplique au concile de Bâle. Le 4 août 1439, par une lettre restée jusqu’à ce jour inédite, le cardinal Louis Aléman, alors président du concile de Bâle et juge dans la députation de la foi pour l’assemblée conciliaire, restitue l’honneur d’Antoine Mathey et lui offre la protection d’un procureur de la foi en la personne du théologien Nicolas Lamy. Plus encore, il défend à quiconque de soutenir et d’aider « celui que se dit inquisiteur » sous peine d’excommunication, et ordonne la comparution judiciaire d’Ulric de Torrenté devant l’assemblée conciliaire. L’affaire se déroule à un moment particulier de l’affirmation de l’autorité du concile, entre la déposition du pape par les Pères (18 juin 1439) et l’élection de Félix V (le duc de Savoie Amédée VIII, en novembre 1439). Si l’issue de l’affaire n’est pas documentée, on sait que le marchand poursuit une activité commerciale florissante ; il est d’ailleurs attesté en 1453 comme prévôt des marchands. Quant à Ulric de Torrenté, force est de constater qu’il s’est fait bien plus discret à partir de cette date dans l’exercice de ses fonctions inquisitoriales. En dépit de cet épisode, la répression de la sorcellerie ne tarira pas. Au contraire, elle connaîtra même un grand essor dans les diocèses de la Suisse occidentale et dans le nord-est du duché de Savoie, bénéficiant de l’appui et de la détermination des pouvoirs tantôt laïcs, tantôt ecclésiastiques. Cependant, et souvent parallèlement, elle suscite aussi régulièrement des réactions de résistance, des contestations et des blocages à différents niveaux, tant juridiques que théologiques.

20Si l’on trouve bon nombre de traces documentaires de ces conflits juridictionnels, les réflexions savantes clairement hostiles à l’inquisition sont plus rares. Parmi celles-ci, le Tractatus de haeresi du juriste italien Ambroise (Ambrogio, Ambrogius) de Vignate se distingue par la radicalité de son propos, comme le démontre l’analyse proposée ici par Franck Mercier. Composé vers 1468 et probablement à Turin où son auteur enseigne le droit, ce petit traité sur les hérésies vise à circonscrire les compétences juridictionnelles de l’inquisiteur au seul domaine de la foi, à l’exclusion notamment de la magie et de la divination. Mais, plus qu’une réponse systématique à la volonté déjà ancienne d’étendre la compétence inquisitoriale à d’autres activités adjacentes de l’hérésie traditionnelle, comme on le trouve en particulier sous la plume de Nicolau Eymerich, ce discours s’impose comme une réaction à l’émergence de l’imaginaire du sabbat, caractéristique du début du xve siècle. Consacrée à la sorcellerie marquée par sa dimension collective et démoniaque (witchcraft), la quaestio XII constitue la clé de voûte du traité d’Ambroise de Vignate, sans laquelle son projet de limiter l’hérésie ne ferait pas sens. Le juriste, qui sait aussi se faire théologien, formule sa réponse autour de deux problèmes principaux : le premier concerne la possibilité théorique du sabbat, qu’il considère en fin de compte comme « peu vraisemblable », sans céder à la peur panique des complots de sorciers. Le second porte sur la validité des aveux extorqués aux accusés. S’inscrivant dans la controverse sur le sabbat en Italie du Nord vers 1460-1470, la résistance du juriste de l’université de Turin face à l’inquisition se comprend aussi d’une façon plus générale face au régime d’exception.

21La démonstration juridico-théologique d’Ambroise de Vignate à l’encontre de la nouvelle conception de la sorcellerie franchira les Alpes. Ses positions sont en effet partiellement reprises dans un traité récemment découvert par Franck Mercier et Martine Ostorero. Le De synagoga demonum (« De la synagogue des démons ») du carme lyonnais Humbert de Costa, daté du tout début des années 1470, apporte à cet égard un éclairage nouveau sur les formes intellectuelles prises par la « résistance au sabbat » dans le cadre du royaume de France. Repéré par Gabriel Naudé en 1636, mais tombé depuis lors dans l’oubli, ce petit ouvrage identifié pour l’heure dans trois manuscrits se présente comme une réfutation systématique de la chasse aux sorcières et de ses fondements à la fois théoriques et pratiques. Franck Mercier et Martine Ostorero livrent ici les premiers résultats d’une recherche actuellement en cours sur ce traité méconnu, ainsi que sur les documents qui l’accompagnent. Le traité est en effet suivi de la copie d’un ensemble de pièces qui révèlent pour leur part que la diffusion des positions d’Humbert de Costa a suscité de vives réactions et que le carme a tenté d’obtenir l’appui du roi Louis XI et de l’université de Paris, afin de construire une série de digues intellectuelles et juridiques autour de la « folie » du sabbat. Plus encore, le traité du carme se lit comme une machine de guerre à l’encontre du traité d’un des plus fervents défenseurs de la réalité du sabbat et de la nécessité de l’incrimination des sorciers pour hérésie et apostasie, l’inquisiteur dominicain Nicolas Jacquier, auteur du Flagellum fascineriorum (1458).

22Les trois contributions de cette section permettent ainsi d’entrer au cœur des controverses et des tensions, souvent très vives et radicales, qui se sont manifestées autour de la poursuite de la sorcellerie démoniaque et collective, crime énorme, abominable, inimaginable, et qui devient par la force des choses matière à penser et à débattre. Elles cassent aussi certaines idées reçues en rappelant que les résistances aux prétentions de l’inquisition à occuper le terrain de la répression de la sorcellerie se sont manifestées très tôt, au xve siècle, dès les premières décennies des chasses aux sorciers et sorcières fondées sur le mythe du sabbat. Ces controverses entre hommes de la pratique (inquisiteurs, juges, etc.) et/ou entre intellectuels, qu’ils soient théologiens ou juristes – et médecins un peu plus tardivement, à l’exemple de Jean Wier –, doivent se comprendre dans leur contexte géographique, politique et culturel, dont il est nécessaire de préciser à chaque fois les contours et les enjeux. Au-delà des argumentaires qui tendent parfois à se répéter d’un traité à l’autre, c’est bien le contexte qui donne sens aux débats, et qui permet d’expliquer la géographie contrastée dans l’espace et dans le temps de la grande chasse aux sorcières.

La défense du mode inquisitoire et de l’office d’inquisition

23Enfin, la quatrième et dernière partie du volume vise à interroger comment l’office d’inquisition, face aux attaques et critiques dont elle a pu être la cible, a cherché à justifier son action, à affirmer sa légitimité, à restituer son honneur entaché ou encore à fourbir ses armes juridiques pour faire face aux formes de résistance qui lui étaient opposées. Quatre études de cas permettent d’observer des modalités d’expression de cette défense, dans des contextes bien différents.

24Kathrin Utz Tremp se penche sur la chronique de Guillaume Pelhisson († 1268), un exemple patent des fortes tensions politiques et juridictionnelles qui se manifestent au temps de l’installation des Prêcheurs à Toulouse, après la croisade albigeoise. L’œuvre permet de saisir comment sont vécues de l’intérieur les résistances à l’instauration de l’Inquisition, et surtout comment elles sont mises en récit par le dominicain. Rédigée probablement après la prise de Montségur (1244-1247), la chronique retrace les débuts compliqués de l’installation des Prêcheurs à Toulouse, les premières interventions des inquisiteurs, qui suscitent l’expulsion des dominicains en novembre 1235, avant leur retour quelques mois plus tard, sur ordre de Grégoire IX. Pelhisson fait le récit des épreuves, des échecs et des succès de la première inquisition en Languedoc (Pierre Ceillan, Guillaume Arnaud), autant d’étapes sur le chemin de l’affirmation à la fois de l’Ordre et de l’office inquisitorial. Il décrit les dominicains victimes des ruses et de l’oppression des « parfaits cathares », qui commanditent des assassinats d’inquisiteurs, avec le soutien des consuls de Toulouse et des élites du pays. Son récit, que l’on peut lire comme naïf et plein de candeur, participe aussi d’une forme d’hagiographie de l’ordre des Prêcheurs, par la mise en scène des tribulations de l’inquisition : des débuts difficiles et modestes, vécus dans la peur, qui sont autant d’épreuves traversées par les frères de Toulouse et vécues comme des actes de martyrs, avant le triomphe, les victoires sur des hérétiques confondus et mis au bûcher, notamment à l’occasion de la fête de la canonisation de saint Dominique (13 juillet 1234)… L’identification des dominicains à l’inquisition commence avec Guillaume Pelhisson, dont la chronique doit aussi se lire en écho à la construction hagiographique qui entoure la canonisation de Pierre Martyr.

25Thomas Girard examine pour sa part comment toute obstruction à l’institution inquisitoriale s’est progressivement constituée en droit canonique comme crime d’entrave à l’office (impedimentum officio inquisitionis). Cette qualification permet, par la sanction de l’excommunication, de contraindre les laïcs et surtout les potentats locaux à prêter main-forte au tribunal inquisitorial. Elle a pour effet de rabattre quiconque ne soutient pas les inquisiteurs ou ne leur prête pas assistance, que ce soit par négligence, par impiété ou par volonté politique, du côté des suspects d’hérésie ou des quasi-hérétiques (hereticales). Concept labile, il permet mieux que tout autre d’engager des poursuites contre tous ceux qui résistent aux injonctions de l’Église militante. Les contours de cette entrave, élaborés lors de la croisade albigeoise et par Grégoire IX, se fixent avec Innocent IV (bulle Licet ex omnibus, 1254, continuellement réitérée) lors du conflit entre Pierre de Vérone et les communes lombardes, associées à des fautores et impeditores de l’inquisition. Certains développements par les papes Alexandre IV, Urbain IV et Clément IV de la matrice de Licet ex omnibus trouveront leur place dans la décrétale Ut officium inquisitionis du Sexte, qui vient parachever l’édifice, alors que Boniface VIII, à travers Ut inquisitionis negotium, rattache plus formellement encore à l’hérésie ces délits d’entraves. Ces élaborations doctrinales sont étroitement liées à des conflits de juridiction entre inquisition et pouvoirs locaux ; c’est d’ailleurs cette qualification d’entrave à l’office qui est employée à l’encontre de Bernard Délicieux en 1319. Ainsi soigneusement retracée par Thomas Girard, la généalogie de ce crime dessine un champ d’application beaucoup plus large, et permet de voir comment l’un des outils du répertoire inquisitorial déborde pour s’étendre à tous les ennemis, ou presque, de l’Église romaine.

26C’est d’ailleurs bien cette qualification d’entrave à l’office qui est employée à l’encontre de Bernard Délicieux (déjà en 1304 et surtout en 1319). À l’aide de documents inédits ou négligés par l’historiographie, Julien Théry éclaire d’un jour nouveau la revanche de l’Inquisition en Languedoc entre les années 1316 et 1330. Affaiblis ou désavoués suite aux revers éprouvés par l’office dès 1280 – et notamment suite à l’assaut de la prison de l’Inquisition par les « rebelles » de Carcassonne en 1303, les inquisiteurs de Toulouse et de Carcassonne profitent du pontificat de Jean XXII et de la normalisation des relations entre la royauté française et la papauté pour rétablir leur autorité en Languedoc. Au-delà des procès de Bernard Délicieux, Castel Fabre et Guilhem Garric, l’étendue de cette revanche se mesure à plusieurs indices dont le premier est la rédaction d’un mémoire (inédit) de Bernard Gui et Geoffroy d’Ablis adressé en 1316 au Saint-Siège, juste avant l’élection de Jean XXII. Il vise à défendre les intérêts de l’office d’inquisition et à revenir sur les limitations imposées aux inquisiteurs par le concile de Vienne (Multorum querela, qui contraint les inquisiteurs à obtenir l’accord des ordinaires locaux lors de toute procédure, et Nolentes). Avec la promotion de Bernard de Castanet au titre cardinalice de Porto (décembre 1316), Jean XXII envoie un message politique clair en faveur de l’évêque qui avait été accusé d’abus et d’excès par le prédécesseur de Jacques Duèze. Un autre indice significatif est la présence dans la Practica de Bernard Gui d’un formulaire de réconciliation des « empêcheurs » (impeditores), associés à tous les hereticales (« sympathisants » de l’hérésie, selon le néologisme de Bernard Gui et Goeffroy d’Ablis) qui avaient osé s’opposer à la toute-puissance de l’Inquisition : celui-ci serait la trace d’actions inquisitoriales plus larges menées vers 1318-1320, passant par des actes de réconciliation individuels et publics des « empêcheurs » carcassonnais.

27Faire de Jean Bréhal († 1479) un défenseur de l’inquisition peut a priori surprendre, puisque celui-ci est connu comme l’un des maîtres d’œuvre de l’annulation de la condamnation de Jeanne d’Arc en 1456. Pour autant, la Recollectio de l’inquisiteur dominicain s’offre bel et bien comme un « plaidoyer pour une autre inquisition », pour reprendre le titre de la contribution que Laurence Silvestre consacre à cette œuvre. Chargé de récapituler tous les arguments en faveur de l’annulation du procès, Bréhal y développe une apologie de la Pucelle et y dénonce les vices de forme justifiant cette via extraordinaria nullitatis. Le cas est exceptionnel, et le théologien normand est en mission commandée pour le roi Charles VII. Mais, ce faisant, il défend aussi une vision normée et mesurée de l’inquisition, respectueuse des règles civiles, romaines et canoniques – notamment des droits de l’accusé –, qui constitue une forme de résistance interne et théorique à des pratiques considérées jusqu’alors comme dominantes. Il insiste sur la nullité des aveux extorqués sous la torture et sur les irrégularités de la procédure, basée sur de simples présomptions de culpabilité. Il dénonce le mode d’emprisonnement – punitif et non uniquement préventif –, le fait que la Pucelle ait été privée des moyens de défense et d’appel, alors que ceux-ci ne peuvent être refusés aux accusés, même en cas de crime occulte, et il considère au final son abjuration comme illégitime. Selon lui, le procès n’est pas parvenu à établir l’hérésie de Jeanne ni son opiniâtreté, qui auraient pu autoriser le recours à un régime procédural d’exception. Cette opposition à l’inquisition doit être appréhendée dans un contexte géographique particulier et dans la perspective d’une cogestion des procès in materia fidei, imposée par les décrets du concile de Vienne. Bréhal ne remet pas en cause la collaboration des prélats, mais en soulignant les manquements de l’évêque Pierre Cauchon, il les remet fermement à l’ordre, en rappelant leur champ d’action restreint à l’espace du diocèse, alors qu’un inquisiteur tel que Bréhal exerce « dans le royaume de France ». Dans la Recollectio, au-delà de la casuistique et des stratégies éventuelles de l’ordre des frères Prêcheurs, Bréhal propose un modèle de justice inquisitoriale « modérée ». Le discours du dominicain s’inscrit ici, sans doute, dans une aspiration réformatrice plus générale de l’institution face aux abus du passé, mais peut-être aussi, indirectement, dans une perspective de résistance, ou du moins de critique, face aux procédures inquisitoires extraordinaires menées depuis quelques décennies contre d’autres formes d’hérésie, telle celle de la sorcellerie démoniaque et du sabbat, crime énorme et débordant s’il en est (et totalement imaginaire).

28L’histoire des contestations et des violences à l’encontre de l’Inquisition ne s’arrête évidemment pas à la fin du xve siècle. En guise de conclusion, Vincenzo Lavenia propose une ouverture sur les tribunaux modernes, tels l’Inquisition espagnole (fondée en 1478-1484) ou portugaise (1536-1547) et le Saint-Office romain (1542). Il interroge les continuités et les ruptures entre leurs formes médiévales et modernes tout en observant l’histoire des résistances ou des révoltes contre l’Office de la foi. Ce nouveau pouvoir, à la fois religieux et politique, s’affirme aux xviie-xviiie siècles comme un fort instrument de lutte politique, à différents niveaux. Très fortement imbriqué dans les structures de la monarchie, le modèle d’organisation centralisée et verticale de l’Inquisition espagnole, aux méthodes très radicales, va susciter défiance et hostilité des élites locales non seulement contre elle-même, mais contre la Couronne et sa volonté de domination sur toutes ses terres et ses corps politiques. Dans la plupart des cas, les contestations et réactions à l’office d’Inquisition poursuivent les mêmes objectifs : il s’agit de sauvegarder la juridiction ordinaire des tribunaux épiscopaux, d’éviter l’instauration d’un tribunal « à l’espagnol », marqué par sa rigueur et ses spectaculaires rituels infamants, et d’interdire les confiscations. Pour y répondre, et par jeu de concurrence, l’Inquisition romaine s’efforce d’appliquer des mesures plus tempérées, impartiales et pénitentielles, qui deviennent la caractéristique du « style du Saint Office ». L’auteur rappelle encore brièvement les origines de la légende noire de l’Inquisition et ses protagonistes anti-catholiques, réformés et anti-espagnols, notamment dans les Flandres. Pour terminer, il compare les différentes modalités de la suppression des tribunaux au cours du xixe siècle : abolition par le haut ou démantèlement progressif, parfois accompagnées de manifestations de joie, de libérations de prisonniers ou de la destruction par le feu des archives de l’Inquisition, en signe de retournement expiatoire contre les bûchers des hérétiques impénitents, qui entachent toujours symboliquement la mémoire de l’office de la foi.

29Au milieu du xve siècle, le dominicain milanais Girolamo Visconti livre un traité contre les sorcières dans le but de démontrer les compétences de l’Inquisition en matière de sorcellerie et de faire taire les oppositions : au terme de son Opusculum de striis (vers 1460), il souligne : « Beaucoup de choses peuvent être dites à l’encontre de ceux qui empêchent l’office d’Inquisition, mais je les passe ici sous silence par souci de brièveté19. » Contrairement à lui, nous souhaitons proposer ici un ample éventail de contributions relatives aux multiples modalités d’entraves à l’Inquisition…

Notes de bas de page

1Pour une mise au point autour de cette affaire complexe sur laquelle il existe une bibliographie pléthorique, voir par exemple Benedetti Marina, Inquisitori lombardi del duecento, Rome, Edizioni di Storia e Letteratura, 2008, p. 5-73 ; pour un survol synthétique de l’affaire voir ead., « Pietro da Verona », in Dizionario biografico degli Italiani, 83, 2015, ad vocem. Une traduction en français de la bulle de canonisation est disponible dans Gilli Patrick et Théry Julien, Le gouvernement pontifical et l’Italie des villes au temps de la théocratie (fin xiie-mi xive siècle), Montpellier, Presses universitaires de la Méditerranée, 2010, p. 637-652. Voir aussi Trivellone Alessia, « Qui a tué Pierre de Vérone ? Conflits et résistance anti-inquisitoriale à Milan au xiiie siècle. Premier jalon d’une recherche en cours », in Contester au Moyen Âge : de la désobéissance à la révolte, XLIXe Congrès de la SHMESP (Rennes, 24-27 mai 2018), Paris, Éditions de la Sorbonne, 2019, p. 77-93.

2Il s’agit du polyptique de Valle Romita, qui avait à l’origine été conçu vers 1410 pour l’ermitage franciscain de Val di Sasso (également appelé Valle Romita), non loin de Fabriano, et qui se trouve désormais à Milan à la Pinacoteca di Brera.

3Hauréau Barthélémy, « Bernard Délicieux et l’inquisition albigeoise », Revue des deux mondes, no 75, 1868 ; Lea Henry Charles, A History of the Inquisition of the Middle Ages, New York, Harper & Brothers, 1887 (trad. fr. Reinach Salomon, Histoire de l’Inquisition au Moyen Âge, Grenoble, Jérôme Millon, 1990).

4Given James B., Inquisition and Medieval Society. Power, Discipline and Resistance in Languedoc, Ithaca/Londres, Cornell University Press, 1997, et en particulier les chapitres 4, « Forms of individual resistance », p. 93-110, et 5, « Forms of collective resistance », p. 111-140.

5Au sein d’une ample bibliographie, voir par exemple Violence et contestation au Moyen Âge, Paris, Éditions du CTHS, 1990 ; Lecuppre Gilles, La contestation (Moyen Âge et Temps Modernes), Paris, Kimé, 2016 ; Résister au Moyen Âge, Questes. Revue pluridisciplinaire d’études médiévales, no 39, 2018. Pour un panorama historiographique récent, voir aussi Mazel Florian, Stella Alessandro et Tixier du Mesnil Emmanuelle, « Contester au Moyen Âge : de la désobéissance à la révolte », in Contester au Moyen Âge, op. cit., p. 11-44. Sur le droit de résistance, voir par exemple Zancarini Jean-Claude (éd.), Le droit de résistance, xiie-xxe siècle, Lyon, ENS Éditions, 1999 ; le dossier Résistance et droit de résistance, in Mémoires de la Société pour l’Histoire du Droit et Institutions des anciens pays bourguignons, comtois et romands, t. 69, 2012 ; dans ce volume, une seule contribution concerne l’Inquisition : Modestin Georg, « Volumus eum habere ! Une émeute contre l’évêque de Lausanne et l’Inquisition en 1487 », p. 243-262.

6Charageat Martine, Ribémont Bernard, Soula Mathieu et Vivas Mathieu (dir.), Résister à la justice. xiie-xviiie siècles, Paris, Classiques Garnier, 2020, p. 8 pour la citation ; deux contributions de ce volume abordent l’Inquisition : Fois Luca, « L’inquisiteur mis en échec. Savoir juridique et contrôle des informations, l’exemple d’un procès pour hérésie dans la Lombardie du xiiie siècle », p. 45-58, et Romeo Giovanni, « Résister à l’Inquisition, résister à la justice de l’Église. Le cas de l’Italie de la Contre-Réforme », p. 121-133.

7Nous ne reviendrons pas ici sur le lexique de la contestation ou de la résistance, préférant renvoyer simplement aux stimulantes parties qui leur sont consacrées dans les récents volumes Contester au Moyen Âge, op. cit., p. 11-44, et Charageat Martine et al. (dir.), Résister à la justice, op. cit., p. 9-11.

8Saluons le fait que cette thématique est désormais prise en compte dans plusieurs chapitres du fort utile bilan historiographique des inquisitions médiévales et modernes, qui inaugure la nouvelle série INQUIRE (International Centre for Research on Inquisition, Bologne) : Current Trends in the Historiography of Inquisitions. Themes and Comparisons, Bueno Irene, Lavenia Vincenzo et Parmeggiani Riccardo (éd.), Rome, Viella, 2023.

9Charageat Martine et Soula Mathieu, « Introduction. L’affrontement des légitimités », in Martine Charageat et al., Résister à la justice, op. cit., p. 7.

10Ibid.

11Zerner Monique (éd.), Inventer l’hérésie ? Discours polémiques et pouvoirs avant l’Inquisition, Turnhout, Brepols, 2005 ; Brunn Uwe, Des contestataires aux « cathares ». Discours de réforme et propagande antihérétique dans les pays du Rhin et de la Meuse avant l’Inquisition, Paris, Institut d’études augustiniennes, 2006 ; Sennis Antonio (éd.), Cathars in Question, Woodbridge, York Medieval Press, 2016 ; Le « catharisme » en questions, Cahiers de Fanjeaux, no 55, Toulouse, Privat, 2020.

12Charageat Soula, « Introduction. L’affrontement des légitimités », art. cité, p. 8.

13Dossat Yves, Les crise de l’Inquisition toulousaine au xiiie siècle (1233-1273), Bordeaux, Imprimerie Bière, 1959.

14Biget Jean-Louis, Hérésie et Inquisition dans le midi de la France, Paris, Picard, 2007 ; id., Église, dissidences et société dans l’Occitanie médiévale, Lyon, CIHAM-Éditions, 2020.

15Dumolyn Jan et Haemers Jelle, « Patterns of urban rebellion in medieval Flanders », Journal of Medieval History, no 31, 2005, p. 369-393, ici p. 370.

16Dans certains cas, des inquisiteurs eux-mêmes pouvaient casser ou tenter de casser les jugements émis par leurs prédécesseurs, comme on le voit avec l’affaire Lorenzo d’Ancona sous Jean XXII et Benoît XII : Parent Sylvain, « L’annulation d’une sentence de condamnation pour hérésie contre les seigneurs d’Osimo sous Benoît XII (1335) : du nouveau sur l’affaire Lorenzo d’Ancona », Mélanges de l’École française de Rome-Moyen Âge, no 123/1, 2011, p. 191-241.

17Mercier Franck, Rosé Isabelle (dir.), Aux marges de l’hérésie. Inventions, formes et usages polémiques de l’accusation d’hérésie au Moyen Âge, Rennes, PUR, 2017, en particulier p. 13-14 et p. 360-364 ; Chiffoleau Jacques, « L’hérésie de Jeanne. Note sur les qualifications dans le procès de Rouen », in Jean-Patrice Boudet et Xavier Hélary (dir.), Jeanne d’Arc. Histoire et mythes, Rennes, PUR, 2014, p. 13-55.

18Boureau Alain, Satan hérétique. Naissance de la démonologie dans l’Occident médiéval (1280-1330), Paris, Odile Jacob, 2004 ; Boudet Jean-Patrice, Entre science et « nigromance ». Astrologie, divination et magie dans l’Occident médiéval, xiie-xve siècle, Paris, Publications de la Sorbonne, 2006, p. 446-466 ; Véronèse Julien, « Nigromancie et hérésie : le De jurisdictione inquisitorum in et contra christianos demones invocantes (1359) de Nicolas Eymerich (O.P.) », in Martine Ostorero et Julien ronèse (dir.), Penser avec les démons. Démonologues et démonologies (xiiie-xviie siècles), Florence, Sismel/Edizioni del Galluzzo, 2015, p. 5-56 ; Ostorero Martine, « Witchcraft », in Sophie Page et Catherine Rider (éd.), The Routledge History of Medieval Magic, Londres/New York, Routledge, 2019, p. 502-522.

19« Multa alia dici possunt adversus eos qui officium inquisitionis impediunt, que gracia brevitatis ommitto […] » : Belli Alessia, Estuardo Flaction Astrid, Les striges en Italie du Nord. Édition critique et commentaire des traités de démonologie et sorcellerie de Girolamo Visconti (Milan, c. 1460) et de Bernard Rategno (Côme, c. 1510), Florence, Sismel/Edizioni del Galluzzo, 2019, p. 127-128.

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