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Mémoires d’exil

p. 275-288

Dédicace

À la mémoire de mes parents disparus, à jamais reconnaissante pour leur enseignement prodigué.
Hoàng Mai Nguyễn-Tôn Nữ, mars 2021.


Texte intégral

1Tout s’est bousculé.

2Le 18 janvier, avec mon père et ma sœur L., nous avons quitté Nha Trang quelques jours avant ma mère et ma sœur K., pour effectuer les dernières formalités administratives, confirmer nos billets d’avion, faire broder nos tuniques… Nous étions tous réunis dans cet appartement, au Chung Cư Minh Mng, prêté par le frère de H. pour quelques jours. Le 21 janvier, ma mère quitta exceptionnellement Nha Trang pour venir à Sai Gon et ainsi nous accompagner à l’aéroport.

3Des rares photos que je possède de ces instants, il y eut des clichés avec mon père, mon frère, et mon ami, mais aucun avec Maman ou avec ma sœur K. Clichés probablement pris avant leur arrivée. Plus aucune photo ne sera prise les jours suivants.

Sai Gon, 22 janvier 1975

4Qui s’est occupé de notre petit déjeuner ? De notre déjeuner ? Qu’avons-nous fait jusqu’au débarquement surprise de ma bande d’amis de l’École normale de pédagogie de Th Đc ? Dire que je ne les avais même pas prévenus en décembre, alors que je regagnai Nha Trang après avoir reçu les deux décrets ministériels autorisant notre départ pour la France, pour ma sœur et moi-même.

5Des embrassades, des larmes dans un brouhaha incontrôlé. Puis mon ami me fit signe de le rejoindre. Il m’emmena faire un fugace tour du quartier en moto pour simplement m’avoir quelques instants pour lui. Nous nous parlâmes peu, mais il me fit promettre de lui revenir plus tard.

6À notre retour, ma famille était déjà prête. Des taxis nous conduisirent à l’aéroport Tân Sơn Nht. Tout devint ensuite comme flou. J’étais sûrement assise à côté de ma mère. Je n’ai aucun souvenir de notre dernière conversation. Tétanisée, telle un automate, j’avançai. Ma sœur, de 2 ans et demi mon aînée, fit de même. Notre oncle H. était également présent, accompagné par je ne sais plus qui.

7Nous nous fîmes enregistrer ainsi que nos grosses valises, puis retournâmes auprès de nos proches. Ma mère me tenait la main, sans mot dire. Mon père me fit les dernières recommandations pour notre voyage, nos escales, les personnes qui viendraient nous attendre à Charles de Gaulle, les cadeaux à distribuer…

8L’heure approchait. Soudain, alors qu’on nous invitait à rejoindre notre porte d’embarquement, je criai à ma famille que je ne voulais plus partir, que c’était une mauvaise décision…

9Mes parents, tous, me regardèrent hébétés. Ma sœur L. se mit à pleurer, répétant la même chose. Notre oncle H. se leva alors pour me prendre par mes épaules. « Si tu n’y vas plus, qui va accompagner ta grande sœur à présent ? Tu t’es engagée à t’occuper d’elle. » Je pleurais à chaudes larmes. Quel inversement des rôles !

10Je n’avais plus aucune alternative. Aussi, je serrai mes parents dans mes bras pour la dernière fois, ma sœur K., mon frère N. en lui faisant promettre de s’assagir, effleurai la main de mon ami, ramassai mon sac de voyage tricolore ainsi qu’un autre panier, puis les abandonnai là. Tous. Ma sœur L. m’emboîta le pas, aussi effondrée que moi.

11Le vol fut très long. Sept escales au total : Bangkok, Bombay, Karachi, Téhéran, Rome… Nous passions tout notre voyage à pleurer, inconsolables. À Téhéran, on nous demanda de descendre de l’avion en annonçant qu’il faisait –2o. Nous n’avions jamais connu de température négative, aussi enfilâmes un gilet rouge assorti à notre col roulé. D’ailleurs, nous n’avions même pas de manteaux ! Les autres passagers nous dévisageaient, ahuris. Ce n’est qu’à la descente de l’avion que nous comprîmes ce que ces regards signifiaient : nous tremblions de tous nos membres, sans pouvoir nous contrôler. Nos dents claquaient bruyamment.

Paris, 23 janvier 1975, 8 h 30

12Atterrissage à l’aéroport Charles de Gaulle. Après les formalités de sortie, nous suivîmes le flot des voyageurs. En levant les yeux, nous découvrîmes nos frères et sœur, beau-frère, belles-sœurs, neveu et nièce qui nous faisaient des gestes de bienvenue en haut de l’escalator.

13Escalator ? Nous n’en avions jamais vu ni emprunté de notre vie. J’observai les autres passagers l’emprunter. Puis, sac de voyage et panier de part et d’autre, je mis un pied sur la première marche. Déséquilibrée, sans pouvoir m’agripper nulle part, je tombai et lâchai mes affaires. Quand je parvins à les récupérer, je regardai en arrière pour trouver ma sœur dans d’aussi mauvaises postures que moi, sous les regards paniqués de toute la fratrie.

14Nous nous jetâmes dans les bras de notre grande sœur, la dernière à nous avoir quittées, celle que nous connaissions le plus, puisque nos frères étaient partis alors que nous n’étions qu’enfants ou à peine sorties de l’enfance. Elle avait pensé à nous apporter ses manteaux. Nous étions sauvées : il neigeait ce jour-là à Paris.

15Mais à peine les embrassades finies, nous leur fîmes part de notre intention de revenir au plus vite au Viêt Nam. Nous avions pris notre décision, unanime, en foulant le tarmac de Charles de Gaulle. Oh combien furent-ils stupéfaits !

16Nous découvrîmes l’appartement de notre sœur à Bois Colombes et l’organisation de famille à la française. Les retrouvailles ne furent pas des moins compliquées puisqu’il a fallu débattre rapidement d’une question cruciale : la répartition de la charge supplémentaire que représentaient ces deux petites sœurs. Nous comprîmes alors que tous ne baignaient pas dans l’opulence, que le coût de la vie en France et en Europe était très élevé, contrairement à ce que pensaient nos parents.

17Quelques jours après, notre frère B. et son épouse rentrèrent chez eux, à Ghlin en Belgique. Le 30 janvier 1975, nous suivîmes notre frère aîné, D., et sa femme en direction de Besançon.

18Dix jours plus tard, nous reprenions le train en direction de Bois Colombes pour y passer le Nouvel An vietnamien dans une tentative de nous distraire, alors que nous n’avions en tête que notre retour vers le Viêt Nam. Nous leur tenions immanquablement le siège avec nos pleurs et nos visages bouffis de larmes chaque matin.

19Ils étaient sur le point de nous donner satisfaction, ou du moins à moi seule, quand un ultime télégramme brisa tout espoir. En réponse à la question « doit-on les renvoyer au Viêt Nam ? », nos parents répondirent par un laconique « pointderetour ». Trois mots en un.

Nha Trang, 23 janvier 1975

20Pendant ce temps, brisés par le chagrin, nos parents étaient rentrés à Nha Trang. Papa entrepris alors de trouver deux carnets pour commencer sa correspondance avec chacune de nous. Il avait pour habitude de le faire pour chacun de ses trois autres enfants, déjà partis du Viêt Nam pour entreprendre leurs études et leur vie à l’étranger.

21Ainsi, D., notre frère aîné a conservé jusqu’à sa mort en 2008, ses 16 ans de correspondance avec notre père. Celle-ci débuta par une première lettre en août 1964 et ne s’acheva qu’au moment où Papa s’éteignit le 29 décembre 1980. Peu après le départ de D., mon frère H., le quatrième enfant de la fratrie, quitta Nha Trang en août 1967 pour Mons (Belgique). Puis, L.H., fille aînée de la famille, partit à son tour de Nha Trang pour s’installer avec son mari en France en 1970.

22Notre père avait instauré ce rituel pour préserver le lien avec ses enfants, par-delà les 14 000 km les séparant. Tant que nous restions au Viêt Nam, bien qu’installés dans d’autres villes pour nos études, cette correspondance n’avait pas lieu d’être. Mais une fois partis à l’étranger, elle s’imposait à lui, prenant sans doute conscience que dorénavant il ne pourrait plus venir à notre rencontre quand bon lui semblait, et que sans elle, il nous perdrait pour toujours.

23Inlassablement, chaque lettre commençait toujours par « Titi con » (« Titi, mon enfant », nos parents nous appelaient toujours par nos surnoms) pour se terminer par Ba ou Paman, suivie de sa belle signature. Ses lettres sont toutes écrites sur des feuilles de papier pelure fine : il écrivait tous ses courriers avec une feuille carbone afin de consigner soigneusement chacun de ses écrits, habitude probablement conservée des années où il officiait en tant que greffier au Tribunal de Nha Trang. Toute la famille avait ainsi la possibilité d’aller consulter sa correspondance écrite.

24Chaque lettre avait sa propre référence. Aussi, quand nous répondions à ses lettres, nous devions y rapporter la référence de ses courriers, et gare à nous de nous contredire dans nos propos car il serait capable de citer tous nos écrits.

Figure 1. – Lettre du père de Nguyn-Tôn N no 1/75/HM du 27 janvier 1975.

Numérisation : Ofpra/Marie Gonzalez-Perez.

25Pour ma part, sa première lettre datait du 27 janvier 1975, avec pour référence « lettre No 1/75/HM, 27 janvier 1975 » qu’il disait écrire le soir, après avoir trouvé un carnet pour entamer sa correspondance avec sa benjamine.

« Nha trang, ti th hai 27-01-1975
Titi con,
Khi xế, viết xong t thơ cho anh T. là Ba fi đi tìm mt quyn v cartonné cũ đ làm copie de lettres thơ gi cho Titi k t hôm nay… »

[« Nha trang, lundi soir du 27 janvier 1975
Titi, mon enfant,
Cet après-midi, après avoir terminé ma lettre pour T. j’étais à la recherche d’un vieux cahier cartonné pour en faire un carnet de copie de lettres pour toi (Titi) dorénavant… »]

26Ainsi, j’entrais dans la ronde de ses enfants en exil.

27Pour l’avoir vécue, je connaissais la joie exquise que générait la réception des courriers venus de l’étranger. Toute la famille avait alors droit à une lecture collégiale, à l’heure des repas. Parfois, nous pouvions nous rendre par deux ou trois reprises dans la même journée à la boîte restante de la poste centrale dans l’espoir de les récupérer. Les guichetiers, connaissant notre impatience, nous rapportaient occasionnellement à la maison nos courriers reçus le jour même, sur leur trajet de retour, une fois leur journée terminée.

« Tìm được v là ti gi fi đi Poste xem th có thơ t chi khg trước khi h đóng ca (18 g). K.N. đã ch nhau đi Poste lúc hơn 15 gi và đã v khg. BaM may mn hơn nên va nhn được tm carte postale ca L. T. gi t Bangkok… »

[« Quand j’ai enfin pu trouver un carnet pour toi c’est déjà l’heure d’aller à la Poste pour voir s’il y a du courrier ou pas avant qu’elle ne ferme. K. et N. s’y sont rendu vers 15 h et sont rentrés bredouille mais nous avons eu plus de chance car nous avons reçu la carte postale que vous nous aviez postée de Bangkok… »]

28Autant dire que cette forme de correspondance était tout aussi vitale pour lui comme pour nous.

29Dès sa première lettre, à peine revenu à Nha Trang, et pour se consoler de notre absence, mais aussi pour nous consoler, il nous relatait déjà les changements politiques qui s’opéraient déjà, informations partagées par les collègues de ma mère.

« Thay vì t oán như cách đây vài hôm, gi này M li có v phn khi, vì v đến NT, đến s làm, M đã nghe các bn đng nghip cho xem mt cái cnh min Nam rt là rùng rn vào nhng ngày đu năm con Mèo. Tình thế biến chuyn mau l tng gi và không đoán được nó s ra sao ? Nhưng có th đi v hn lon thì chc hơn. Bng c là bây gi h không còn cho SV (sinh viên) đi du hc na mc dù trước kia đã cp ngh đnh hn hoi… »

[« Au lieu d’être de mauvaise humeur comme ces derniers jours, Maman semble être plus réconfortée car en revenant à Nha Trang et en se rendant à son travail, ses collègues lui ont présenté de sombres perspectives pour le Sud Viêt Nam, très dramatiques, les premiers jours de l’an du Chat. La situation évolue très rapidement, qui pourrait prévoir les retombées ? Mais ce serait plus dans le sens de chaos. La preuve c’est qu’à présent, ils n’autorisent plus la sortie des étudiants à l’étranger alors qu’il y a eu des décrets ministériels. »]

30En corroboration de tous ces bruits qui couraient, vint l’annulation de tous les décrets ministériels autorisant les étudiants à quitter le Viêt Nam pour suivre leurs études à compter du 27 janvier 1975. Tous étaient soulagés, nous étions partis in extremis. Sauvées !

Février 1975

31J’étais loin d’imaginer le tournant que prendrait la République du Viêt Nam, tandis que j’entamais mes études universitaires à Besançon le 24 février 1975.

32Au fil des quatre premières lettres de mon père, datant de la période précédant la chute de la République du Sud Viet Nam le 30 avril 1975, référencées « lettre no 1/1975/HM du 27 février 1975 » à « lettre no 4/1975/HM du 18 mars 1975 », je suivais la tournure des évènements se déroulant au Viêt Nam.

33J’appris que la vie reprenait après un nouvel an passé dans la morosité et l’inquiétude, où les soldats et les fonctionnaires n’eurent le droit qu’à un jour et demi de trêve (l’après-midi de la veille du Nouvel An et le premier jour de l’an) au lieu des trois jours habituels. La population restait à l’écoute des nouvelles sur le front des combats qui faisaient rage au sud du Viêt Nam.

34Au travers de ses deux dernières lettres du 6 et 18 mars 1975, nous apprenions le chaos que traversait le Viêt Nam, avec l’abandon des provinces des hauts plateaux : Ban Mê Thut, Pleiku, Kontum, Da Lat… Une débandade totale. Tandis que les villages tombaient successivement aux mains de l’ennemi, vint l’ordre de retrait des troupes des villes frontalières au nord puis au nord-ouest de la République du Viêt Nam, entraînant la chute inévitable des villes côtières. Un demi-million de personnes cherchaient désespérément à s’enfuir des hauts plateaux du Centre Viêt Nam, pour se rendre au sud, plus au sud encore.

35Parallèlement, à Besançon, je restais scotchée devant la télévision à suivre les événements retransmis, à scruter chaque visage apparaissant à l’écran dans l’espoir d’apercevoir le visage d’un proche, d’une connaissance.

36Cette prise de conscience sur la situation par lettre interposée ne faisait que m’alarmer davantage. Les accès aux villes étaient coupés, on s’inquiétait, sans possibilité de communiquer (ni télégramme ni courrier). La route nationale était coupée entre Nha Trang et Sai Gon depuis le 15 mars 1975. Les autres axes en partance vers le nord, vers les hauts plateaux étaient totalement encombrés. La population, tétanisée, attendait son heure ou tentait de s’enfuir par tous les moyens.

Lettre no 4/1975/HM du 18 mars 1975
J’appris que tous les membres de notre famille étaient restés à Nha Trang. Mon père me raconta que depuis une semaine tout le monde vivait dans la peur et l’angoisse. Lui-même n’arrivait pas à s’installer à son bureau pour nous écrire, tournant en rond. Ce fut sa dernière lettre avant un long silence.

30 avril 1975 : chute de Sai Gon

37La République du Viêt Nam disparaissait aux yeux du reste du monde. Par des amis partis du Viêt Nam pour rejoindre Guam et les USA, j’appris que lors de la chute de Nha Trang le 4 avril 1975, dans la cohue, la bousculade, la peur et l’égarement, et qu’entre les prises de décisions rapides et irréfléchies, ma sœur et mon frère s’étaient retrouvés à Sai Gon. Ils avaient finalement rebroussé chemin, n’ayant pu prendre l’ultime décision de quitter le Viêt Nam en laissant derrière eux nos parents, alors qu’ils étaient déjà embarqués vers l’île de Phu Quoc. Cette décision, mue par un sentiment de piété filiale, sera lourde de conséquences, tant pour eux que pour mes parents.

38Silence

39Plus rien. Plus aucun courrier. Le 27 mai 1975, folle d’inquiétude, j’envoyai un télégramme à mon père, demandant de leurs nouvelles. Le 29 mai, la poste de Besançon me retourna l’information « Untransmitted line interrupted ». La ligne de communication vers le Viêt Nam était coupée !

Figure 2. – Réponse de la poste de Besançon, télégramme du 29 mai 1975.

Numérisation : Ofpra/Marie Gonzalez-Perez.

40Pendant plus de six mois, je restais ainsi sans nouvelles de ma famille restée au Viêt Nam, tandis que j’étais à Besançon, déchirée. Il était pourtant initialement prévu que je ne resterais que quatre ans, le temps de terminer ma Maîtrise avant de revenir au Viêt Nam pour devenir professeure de français langue étrangère.

41Malgré tout, fidèle aux promesses faites à mes parents, j’obligeais ma sœur à assister à ses cours, elle qui ne songeait qu’à fuir la réalité dans le sommeil. Pour oublier mes chagrins, pour cacher mes inquiétudes, je m’étourdissais dans mes études, avec succès.

42Plus tard, cette habitude restera toujours le remède à tous mes maux : l’hyper activité deviendra ma seconde nature.

Septembre 1975 : « Lettre no 1/GP/M »

43Avec la chute de Sai Gon, les communistes sont arrivés, et avec eux, les membres de notre famille éloignée, restés coincés au nord après la partition du pays en 1954. Par la force des choses ceux-ci ont adhéré aux idées communistes. Toutefois, c’est par leur intermédiaire que nous obtiendrons des nouvelles de nos parents et de nos frères et sœur.

44La première lettre référencée « lettre no 1/GP/M » (GP pour Gii Phóng/Libération) toujours écrite par mon père, nous est parvenue en septembre 1975 après avoir transité par Ha Noi par l’entremise de mes oncles. Mon père utilisait dans ses lettres des références à des personnes que nous connaissions, et dont la mention renvoyait implicitement à leur mentalité, leur situation sociale ou leur appartenance politique.

45Je découvris à travers ces lettres que ceux qui étaient coincés au Vietnam vivaient un enfer. Outre la pauvreté, la misère, ce qui les marquait le plus était leur manque de liberté. Pour alimenter leur déchéance morale, ils vivaient des moments d’exactions, de terreur, d’insécurité, de défiance envers tout leur entourage. C’est l’époque des délations et des vengeances personnelles, avec à côté des goulags, des camps de rééducation, des emprisonnements, des exécutions sommaires, fondements des bouleversements moraux de toute une société.

30 avril 1976 : « Lettre no 11/GP/M »

Figure 3. – Lettre du père de Nguyn-Tôn N no 11/GP/M du 30/04/1976.

Numérisation : Ofpra/Marie Gonzalez-Perez.

46Dans sa lettre, mon père illustrait ce climat en me citant un passage extrait de Boule de Suif de Guy de Maupassant. Par ce passage écrit en français et noyé dans du vietnamien avec des références codées s’y rapportant, mon père me faisait ainsi comprendre à mots couverts la souffrance, la misère, leur manque de liberté, leur rage contre les spoliations, les incompétences, les exactions morales et discriminations entre vainqueurs et vaincus.

« Le tremblement de terre écrasant sous les maisons croulantes un peuple entier ; le fleuve débordé qui roule les paysans noyés avec les cadavres des bœufs et les poutres arrachées aux toits, ou l’armée glorieuse massacrant ceux qui se défendent, emmenant les autres prisonniers, pillant au nom du Sabre et remerciant un Dieu au son du canon, sont autant de fléaux effrayants qui déconcertent toute croyance à la justice éternelle, toute la confiance qu’on nous enseigne à la protection du Ciel et en la raison de l’homme. »

47Aussi, la seule issue possible était de se nourrir d’espoir. Espoir pour mon père, un jour, de quitter le Viêt Nam. Espoir un jour de nous rejoindre en France. Espoir fragile, face au sort de mon frère emprisonné en camp de rééducation à son retour à Nha Trang, après l’abandon de son projet de quitter le Viêt Nam le 30 avril 1975. Tels des maillons d’une même chaîne, étroitement dépendants les uns des autres, mon père était lié à ma mère, elle-même liée à sa propre mère, à sa fille et plus encore à son fils.

Sai Gon, juin 1978

48Après deux ans en camp de rééducation, un miracle se produisit : mon frère, parvenu à s’échapper, était revenu se réfugier auprès de notre famille. Cependant, sur notre livret de famille (le fameux « h khu »), était mentionné « détenu en camp de rééducation » et il ne possédait aucun document justifiant de sa libération. Afin de protéger notre frère, nos parents n’avaient pas eu d’autre choix que de brader la maison qu’ils avaient mis toute une vie à bâtir, afin de s’enfuir vers Sai Gon. Ils vécurent des années de galère, squattant un petit temple Cao Đài abandonné, tels des parias.

49Sans papiers, mon frère ne pouvait pas rester dormir avec mes parents au risque de se faire prendre lors d’une rafle. La famille éloignée ne fut pas non plus d’un plus grand secours, craignant d’héberger les fuyards et d’entraîner ainsi leurs familles vers leur propre perte. C’est ainsi que tous les soirs, une natte roulée sous le bras, ma mère accompagnait son fils à la recherche d’un endroit où il pourrait passer sa nuit. Elle se disait qu’ainsi, elle saurait s’il s’est fait prendre ou non, qu’elle pourrait alors aller le ravitailler dans son camp de rééducation ou d’emprisonnement le cas échéant.

50Camp de rééducation. Nouvelles zones économiques. Il n’y avait plus que ces mots dans leurs esprits. C’était devenu leur hantise.

51Un malheur n’arrivant jamais seul, ma sœur attrapa la méningite et tomba gravement malade. Entrée dans le coma, elle se réveilla diminuée.

Europe, juin 1978

52Depuis l’étranger, nos colis, nos médicaments et nos envois d’argent se multipliaient, aussi bien pour tenter d’extraire mon frère par voie maritime vietnamienne que pour soigner ma sœur. Mes parents âgés tous les deux de 65 ans étaient accablés, à la fois par ce fardeau et par la terreur de ne plus revoir leurs enfants, tant ceux installés en Europe que ceux restés au Viêt Nam.

53De l’Europe, mes frères et ma sœur ainée établissaient des certificats d’hébergement à tout-va, renouvelant sans cesse leurs démarches auprès des administrations françaises et belges. Parallèlement au Viêt Nam mon père se démenait auprès des autorités vietnamiennes pour tenter de « régulariser » la situation de mon frère.

54Le 21 décembre 1979, le ministère belge des Affaires étrangères délivra deux visas. Un visa pour chacun de mes parents. Il était pourtant inenvisageable pour mes parents de laisser derrière eux ma sœur et mon frère. S’ensuivit alors une nouvelle série de démarches. Le 25 mars 1980, les visas d’entrée en Belgique furent finalement octroyés pour nos parents, ainsi que notre frère N. et notre sœur K., inscrits sur le même dossier.

55Pourtant, la situation complexe de mon frère, sans papier, compromettait inexorablement leur départ. Il avait été rayé du livret de famille (« h khu ») puisque déclaré comme « disparu » à la suite de sa désertion d’un camp de rééducation. Ce fameux lien indestructible, époux-épouse, parents-enfants les entravait.

56De notre côté, nous les attendions. Désespérément.

Europe, septembre 1980 : « Lettre no 62/M »

Figure 4. – Lettre du père de Nguyn-Tôn N no 62/M du 29/09/1980.

Numérisation : Ofpra/Marie Gonzalez-Perez.

57Sa dernière lettre « lettre no 62/M » (étrangement sans mention de GP/Libération) datait du 29 septembre 1980. Prémonitoire ? Il devait se sentir « libéré » déjà. Pouvoir entrevoir la sortie hors de ce « goulag » gigantesque devait être salutaire. Il me parlait de son espoir de nous rejoindre prochainement mais également de son désespoir car ils n’avaient toujours pas trouvé de solution pour mon frère, ni pour le faire sortir du pays, ni pour le faire régulariser. Il m’indiqua devoir se rendre à Nha Trang pour un « ultime » voyage, pour régler tous les tracas administratifs avant leur départ. Ce fût effectivement son ultime voyage.

58Il y discutait aussi de mes projets de rendre leur vie plus vivable au cas où ils devaient continuer leur vie là-bas, en attendant de trouver une solution pour mon frère. Puisque comme à mon habitude, j’échafaudais pour eux de nombreux plans de secours.

59En Europe, nous nous saignions pour les transferts d’argent à réaliser d’urgence, les besoins étant codés dans les courriers reçus par l’utilisation des mots « vitamines », « comprimés » ou encore « boutons1 », à lire en lieu et place d’« argent », de « francs français ». Nous ne comptions plus les sommes versées à X, Y ou Z pour des transactions ratées, départs clandestins avortés, ou passeurs malhonnêtes profitant sans scrupule de la situation.

60J’appris plus tard que sur son chemin de retour à Sai Gon, mon père fut victime d’un simple accident, mais c’est finalement une pleurésie qui l’emporta, malgré tous les médicaments que nous nous empressâmes de lui faire parvenir.

61Entre sa dernière lettre du 29 septembre 1980 et son décès, durant trois mois, les mauvaises nouvelles du Viêt Nam nous parvinrent sous la plume de ma sœur ou de ma mère. Le simple fait que notre mère nous écrive ne nous rassurait aucunement, c’était si inhabituel.

29 décembre 1980

62« Papa est décédé le 29 décembre à 13 h 15. » C’est par un télégramme laconique, que nous apprenions que Papa ne nous rejoindrait plus jamais, son rêve de finir ses jours en France auprès de ses enfants et petits-enfants, brisé.

63Ce soir du 29 décembre 1980, en rentrant de mon travail, l’annonce de cette nouvelle, sans ménagement, me frappa en pleine figure. Je ne le reverrais donc plus jamais. Il était si près d’atteindre son but. Malheureusement, le destin en aura décidé autrement.

1981

64Par un miraculeux concours de circonstances mon frère a pu s’embarquer quelques mois après le décès de mon père pour une traversée périlleuse en mer, qui a failli lui coûter la vie ; il fut recueilli à Pulau Galang en Indonésie.

65Nous avons alors pressé Maman de partir aussitôt, trop inquiets pour l’état de santé de notre sœur. À contrecœur et la mort dans l’âme, Maman revint à Tam Ky faire ses adieux à sa propre mère, très âgée, et à sa sœur aînée, ne sachant quand elle pourrait les revoir. Nos propres tourments, nos propres déchirements lors de notre départ en 1975 firent alors écho pour elle. De fait, elle ne les reverrait pas avant leurs morts respectives, en 1982 et 1992.

66Maman et ma sœur K. arrivèrent finalement en Belgique le 26 septembre 1981, et rejoignirent la France deux mois après. Mon frère N., boat people, quitta l’Indonésie pour nous rejoindre entre-temps, à la fin du mois d’octobre.

67Ainsi toute la famille fut protégée par l’Ofpra depuis.

Engagement

68Avec la chute de Sai Gon, devant ces sentiments dévastateurs de déracinement et l’impression de me faire spolier de mon pays, de ma famille, de mes attaches, ma première réaction a été de me recentrer sur ce qui m’était le plus précieux. J’ai eu de la chance d’avoir des frères et des sœurs à mes côtés car la tentation aurait été grande de revenir au Viêt Nam, pour me faire une idée sur la survie du reste de la famille.

69Rares sont ceux qui peuvent se représenter notre profonde angoisse, lorsque toutes les communications furent coupées entre la République du Viêt Nam et le reste du monde.

70À Besançon, en dehors du noyau familial, je me regroupais avec d’autres étudiants vietnamiens pour nous retrouver à travers notre culture mais aussi à travers une meurtrissure commune. Ce même sentiment de perte. Comme si nous n’appartenions à rien ni à personne. Les liens avec mes amis se sont renforcés au travers d’activités culturelles, de débats, de soirées travail et de révision.

71Puis les premiers boat people sont arrivés, plus égarés, plus perdus que nous-mêmes, sans aucun bagage linguistique, déboussolés par tout ce qu’ils avaient perdu au cours de leur exil.

72Avec une amie, je les aidais dans leurs démarches administratives en leur servant d’interprète ou de traductrice. Puis l’idée d’organiser des cours de français s’imposa comme une évidence. J’initiais ainsi des cours de français langue étrangère.

73Ayant décroché mon diplôme de linguiste, je suis devenue enseignante de vietnamien au lycée Louis le Grand à Paris, où j’ai transmis les ancrages de la culture vietnamienne à toute une génération de jeunes Vietnamiens réfugiés à la recherche de leur identité.

74En 1992, en revenant à Nha Trang pour la première fois depuis mon départ, j’ai pu constater un nombre d’analphabètes accru en comparaison à ce qu’il était avant 1975, alors que le pays, communiste, affichait un taux de scolarisation très honorable.

75Les causes en étaient multiples :

  • l’école publique y était payante ;

  • la non-scolarisation des enfants issus de parents ayant travaillé pour l’ancien régime ;

  • les spoliations successives, laissant des familles très appauvries ;

  • la peur de l’endoctrinement des enfants par le système éducatif ;

  • le phénomène des enfants sans papier, clandestins dans leur propre pays, pour avoir fui les « nouvelles zones économiques » et leur village de misère, et se retrouvant ainsi sans livret de famille les localisant à vie à une adresse donnée.

76Ce fut un constat douloureux que de penser que l’on puisse laisser des familles démunies et des enfants croupir dans leur triste sort. Laissés pour compte. Pourquoi les punir ? Ont-ils réellement eu d’autre choix que de rester au Viêt Nam ? Qu’aurais-je pensé à leur place d’un régime qui organise ainsi mon exclusion ?

77De ce premier voyage de retour émouvant, où j’ai pris conscience de ce que subissaient mes compatriotes, a émergé une nouvelle question, plus prégnante encore. Quel avenir réserve-t-on à un peuple en partie analphabète ? Comment peut-on élaborer l’avenir sans instruction suffisante pour concevoir des alternatives, pour prendre des décisions concernant sa vie propre ou l’organisation de la vie sociale ?

78C’est ainsi qu’après avoir combattu pour préserver la culture sud vietnamienne en créant une bibliothèque vietnamienne avec mes jeunes élèves à Paris en 1984, j’ai fondé, dix ans après, l’association l’École sauvage qui vient en aide aux familles démunies au Viêt Nam pour la scolarisation de leurs enfants. Chaque année, plus de trois cent cinquante jeunes, du CP à l’université arrivent ainsi à poursuivre leurs études grâce à une forme de parrainage. Nous créons un lien entre les parrains et les filleuls apprenants. Grâce à l’aide financière, ces derniers poursuivent leurs études, se construisent un avenir tandis que les parrains par ce même geste, participent à la reconstruction d’un pays. En aidant à la scolarisation d’un enfant, nous contribuons à préserver son propre avenir, l’avenir de sa famille et possiblement la destinée d’un peuple, d’un pays.

79En 26 ans d’actions, ponctuées par de nombreuses conférences et activités culturelles, mais surtout par les cours de vietnamien prodigués avec l’École sauvage auprès des enfants, adolescents et adultes d’origine vietnamienne ou non, je cherche à faire la jonction entre deux mondes, à renouer ou faire (re)découvrir leur culture d’origine pour les uns, et assurer un avenir plus serein pour les autres.

80Je me suis longtemps cherchée à travers ma culture d’origine et ai essayé de transmettre cette culture à toute une génération de jeunes vietnamiens à la recherche de leur propre identité. Puis, j’ai finalement renoué avec ma vocation première : j’enseigne le français langue étrangère à des jeunes étrangers, réfugiés, déracinés, pour les aider à se construire un avenir en France ou plus tard, dans leur pays.

81Que serais-je devenue sans ces 66 lettres écrites entre janvier 1975 et septembre 1980, à travers lesquelles mon père me retraçait aussi bien les tourments du Viêt Nam que celles de ma famille ? Elles m’ont précieusement démontré tout l’amour que me portaient mes parents, à travers leur bienveillance et leur éducation, en m’inculquant le sens des responsabilités, des engagements, des valeurs morales, en m’incitant à poursuivre mes études encore et encore, car c’est la seule voie de réussite et de reconnaissance sociale à leurs yeux, à bien me comporter envers ma fratrie comme envers autrui, à être instruite et forte, tout en restant sensible à mon entourage, à « bien faire et laisser dire », comme il me le martelait souvent. Tout un enseignement prodigué sous une forme de discours libre et à cœur ouvert, alors que dans le même temps, il subissait tant de vicissitudes…

82Ces 66 lettres sur papier pelure constituent encore à présent l’héritage inestimable que m’ont légué mes parents à travers les écrits de mon père. Ce sont les traces écrites d’une période de vie mémorable, riche en émotions et en souffrances, témoignage du vécu de notre famille, mais aussi de la vie sous la République du Viêt Nam.

83Ces lettres sont précieusement conservées comme les vestiges des instants qui vous font brusquement grandir, en un rien de temps. Qui vous apprennent à vous relever, à assumer votre propre vie et celle des autres, à vous sacrifier pour vos idéaux tout en sachant qu’il s’agit parfois de causes perdues. Elles valent cependant la peine que l’on se batte pour elles.

Notes de bas de page

1Espiègle, fait-il allusion à la Guerre des boutons de Louis Pergaud ?

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