Lamennais et la Séparation de l’Église et de l’État
p. 119-127
Texte intégral
1Quand on évoque la Séparation de l’Église et de l’État en France, on pense, en général, à l’expulsion des congréganistes, aux inventaires dans les églises, avec la démission spectaculaire de certains officiers, refusant d’exécuter les consignes du gouvernement, démissionnant de l’armée et brisant ainsi leur carrière. Mais il ne s’agit là que d’un aspect de la question et l’encyclique du pape Pie X Vehementer nos du 11 février 1906, nous met, s’il en était besoin, les points sur les i :
« Vous avez vu, dit l’encyclique, violer la sainteté et l’inviolabilité du mariage chrétien par des dispositions législatives en contradiction formelle avec elles ; laïciser les écoles et les hôpitaux, arracher les clercs à leurs études et à la discipline ecclésiastique pour les astreindre au service militaire, disperser et dépouiller les Congrégations religieuses et réduire la plupart du temps leurs membres au dernier dénuement. D’autres mesures légales ont suivi que vous connaissez tous ; on a abrogé la loi qui ordonnait des prières publiques au début de chaque session parlementaire et à la rentrée des tribunaux ; supprimé les signes du deuil traditionnel, à bord des navires, le Vendredi saint ; effacé du serment judiciaire tout ce qui en faisait le caractère religieux ; banni des tribunaux, des écoles, de l’armée, de la marine, de tous les établissements publics enfin, tout acte ou tout emblème qui pouvait d’une façon quelconque rappeler la religion… Ces mesures etd’autres encore, qui, peu à peu séparent de fait l’Église et l’État, n’étaient rien d’autre que des jalons placés dans le but d’arriver à la Séparation complète et officielle : leurs promoteurs eux-mêmes n’ont pas hésité à le reconnaître hautement et maintes fois ».
2Comme le souligne fort bien l’encyclique, la Séparation de l’Église et de l’État n’implique pas seulement quelques mesures secondaires, elle modifie littéralement tout un style de vie. Après le cataclysme révolutionnaire, Napoléon avait pensé apaiser les esprits par son concordat. Celui-ci accordait aux ecclésiastiques un salaire, en compensation des charges exercées, salaire calculé militairement : un simple vicaire recevant le traitement d’un sous-officier, un curé celui d’un officier subalterne, lieutenant ou capitaine, un évêque celui d’un général. C’est le système qui a cours, aujourd’hui encore, en Alsace-Lorraine et que j’ai personnellement connu lorsque j’eus ma première nomination de professeur en Moselle, au lycée de Saint-Avold, dirigé à l’époque par René Haby, le futur ministre. Les cours d’instruction religieuse y étaient obligatoires – sauf dispense pour « athéisme » ! – et l’aumônier catholique, le pasteur protestant, le rabbin à l’occasion, participaient aux conseils de classe, au même titre que les autres professeurs et avec les mêmes prérogatives. On vivait en marge de la France – de « l’intérieur » comme ils disaient – mais au bout de quelques mois, on ne pensait plus aux différences, malgré quelques surprises quand même : ainsi, lorsque, par exemple le 26 décembre je voulais chercher un pain et un litre de lait et trouvais tout fermé : l’épicerie, la boulangerie, la station service. On ne travaillait pas alors le jour de la Saint Étienne, jour férié dans l’Empire austro-hongrois ! Prudent, je m’enquis quand même de savoir s’il y avait d’autres jours sacrés et c’est ainsi que je ne fus pas décontenancé d’une autre fermeture générale des magasins, le Vendredi saint suivant.
3Je ne pense pas que Lamennais, le chantre de la Séparation de l’Église et de l’État, dès 1825, ait été, quoi qu’on en ait dit, en théorie au moins, un fervent adepte de cette séparation, à beaucoup près. Poussé par la recherche d’une unité spirituelle entre les hommes, d’une vérité constante et universelle dans l’expérience et la raison humaine, il a toujours considéré le « christianisme comme l’expression fidèle des rapports qui dérivent de la nature de Dieu et de la nature de l’homme1 » : « Dieu et l’homme étant donnés, tout le christianisme s’en déduit, car le christianisme n’est que l’ensemble des lois qui dérivent de la nature de l’homme et de la nature de Dieu2 ». En fait, le « sens commun » dont Lamennais fit son « cheval de bataille », n’est que ce que la « raison humaine a de commun avec la raison divine », le socle sur lequel s’élèvent toutes ces grandes vérités nommées dans toutes les langues, proclamées dans tous les pays, attestées par tout l’univers, tous les dogmes nécessaires, magnifique héritage de la grande famille des hommes et toujours substitué 3 d’âge en âge, de génération en génération4 ».
4Et Lamennais d’écrire ces pages éloquentes sur le rôle du christianisme dans l’évolution de l’humanité :
« Cette belle civilisation européenne, qui n’eut point de modèle dans l’antiquité, à qui en sommes-nous redevables, si ce n’est au christianisme ? Cela souffre si peu de doute, que l’auteur de l’Histoire philosophique des établissements des Européens dans les deux Indes en convient formellement, au moins pour les peuples du Nord. Partout où s’introduit le christianisme, il y produit les mêmes effets ; et aussitôt qu’il se retire, la barbarie le remplace. Il civilisa jadis une partie de l’Afrique et de l’Asie : quinze siècles après, il fit des hommes des anthropophages du Nouveau Monde ; et par les merveilles qu’on le vit opérer au Paraguay, on peut juger de ce que serait devenue l’Amérique entière sous son influence, si une fausse et cruelle politique n’avait arraché à la religion ces peuples enfants, qu’avec l’autorité du ciel et la douceur d’une mère elle conduisait vers l’ordre, par la voie de la vérité. Tandis que la philosophie, armée de la science et de la force, et disposant en souveraine de vingt-cinq millions d’hommes et de leurs biens, dans un pays riche et fertile, n’a pu réaliser que l’anarchie, l’indigence et tous les maux, quelques pauvres prêtres, pénétrant, une croix de bois à la main, dans des contrées incultes, habitées par de féroces sauvages, y créèrent, par le seul pouvoir de la vérité et de la vertu, une république si parfaite que, dans ses rêves brillants, l’imagination ne s’était jamais représenté rien de semblable5. »
5D’où l’indignation de Lamennais devant les attaques, dont le christianisme fut l’objet, au xviiie siècle en particulier :
« Grand Dieu ! cette religion à qui l’Europe doit ses lois, ses mœurs, sa civilisation ; cette religion qui a aboli parmi nous l’esclavage, l’infanticide, les sacrifices humains, les guerres exterminatrices ; cette religion, toute dévouée au soulagement des misères humaines, qui ordonne au riche de nourrir le pauvre, au pauvre de respecter les propriétés du riche ; qui, dans les trésors de son immense charité a des secours pour tous les besoins, des consolations pour toutes les blessures ; qui défend la pensée même du mal, et ne connaît point de crimes inexpiables, parce qu’elle peut appliquer des mérites infinis ; qui offre le pardon au repentir, et à la vertu une récompense digne d’elle ; religion sublime de sainteté et d’amour, c’est elle que l’on veut ravir à l’humanité, c’est elle que l’on nomme infâme !… Ah ! je le dis à mon tour, je le dis aux gouvernements instruits par l’expérience : je le dis à tous les hommes à qui la tranquillité, l’ordre, la morale, la société sontchères : “Écrasez l’infâme ! Écrasez cette philosophie destructive qui a ravagé la France, qui ravagerait le monde entier, si l’on n’arrêtait enfin ses progrès : encore une fois, écrasez l’infâme6 !” »
6Parce que l’on avait, après le xviiie siècle et la Révolution, une société à reconstruire, il ne faut pas s’étonner que Lamennais, comme ses contemporains en général, ait mis l’accent sur le côté proprement social de l’obéissance qui est due aux autorités et cela ne fut pas sans résultats incontestables, puisque Lacordaire déclarera lui-même, dans sa lettre célèbre de 1824, qu’il est arrivé à ses croyances catholiques par ses croyances sociales.
7Pour Lamennais, toute société étant fondée sur le droit de commander et le devoir d’obéir, l’Église se conçoit – mais c’est là une idée traditionnelle de la théologie, au moins depuis Bossuet – comme une monarchie absolue, possédant une souveraineté infaillible, contre qui la révolte s’appelle, dans le domaine spirituel, l’hérésie, comme elle se nomme sur le plan temporel la révolution.
8L’incarnation de cette souveraineté est le pape lui-même, conçu essentiellement comme le protecteur des faibles et des opprimés, garant du droit international. C’est ainsi que le Lamennais de la Religion considérée dans ses rapports avec l’ordre politique et social (1826) retrouve Chateaubriand et son Génie du christianisme :
« Quel beau rôle que celui d’un pape vraiment animé de l’esprit apostolique ! Pasteur général du troupeau il peut “ou le contenir dans le devoir”, “ou le défendre de l’oppression”… C’est donc une chose assez généralement reconnue, que l’Europe doit au Saint-Siège sa civilisation, une partie de ses meilleures lois, et presque toutes ses sciences et tous ses arts. […] S’il existait au milieu de l’Europe un tribunal qui jugeât, au nom de Dieu, les nations et les monarques, et qui prévînt les guerres et les révolutions, “ce tribunal serait sans doute le chef-d’œuvre de la politique et le dernier degré de la perfection sociale”. Les papes ont été au moment d’atteindre à ce but7. »
9Après le gallicanisme parlementaire en France, le césarisme napoléonien, le joséphisme autrichien et le despotisme éclairé de divers pays d’Europe qui, les uns et les autres, ont tenté de régenter la religion et d’imposer le cujus regio, ejus religio, faut-il s’étonner que Lamennais se soit particulièrement intéressé à l’histoire des grands papes, défenseur de la doctrine spirituelle, Innocent III, adversaire de Philippe-Auguste et de Jean sans Terre, de Grégoire VII qui infligea au roi Henri l’humiliation de Canossa :
« Il [le christianisme] enseigne aux hommes qu’aucun autre homme n’a sur eux, par lui-même, d’empire légitime et naturel ; qu’à Dieu seul appartient la vraie souveraineté. Mais, comme il veut l’ordre et que nul ordre ne serait possible sans un pouvoir qui le conserve, il a préposé sur chaque nation un chef pour la conduire. Ce chef est le ministre pour le bien et il n’a de puissance que celle qu’il lui communique : car c’est de lui que toute paternité, tout pouvoir sur la terre et dans le ciel tire son nom, c’est-à-dire, son droit, son autorité ; et quand l’antiquité païenne prononçait cette sentence : le roi est l’image vivante de Dieu, elle énonçait le même dogme proclamé en tous lieux par la tradition. Il y a donc pour les chrétiens des souverainetés légitimes, parce qu’elles dérivent de la souveraineté primitive et absolue, exclusivement propre à Dieu ; en obéissant au pouvoir qui vient de lui, c’est à lui seul qu’ils obéissent et ils peuvent et doivent dire ce que disait, au second siècle, l’auteur de l’Apologétique : “Je consens à reconnaître César, pourvu qu’il n’exige rien de contraire aux droits de celui dont il exerce l’autorité”, car du reste je suis libre ; je n’ai d’autre maître que le Dieu tout-puissant, éternel, qui est aussi le maître de César8 ».
10Idéalement donc, l’alliance de l’Église et de l’État serait pour Lamennais la meilleure des solutions :
« Sans des croyances communes d’où dérivent des devoirs communs, nulle société stable, et même nulle société possible ; car il n’existe de vraie société qu’entre les êtres intelligents, et si les intérêts peuvent momentanément rapprocher les hommes, le nœud qui les unit doit, pour employer cette expression de Pascal, prendre « ses plis et replis » dans quelque chose de bien autrement profond, dans ce que leur nature recèle à la fois de plus intime et de plus noble. Ce lien des esprits à l’unité sociale est ce que tous les peuples appellent religion…
… Nous croyons fermement que le développement des lumières modernes ramènera un jour, non seulement la France, mais l’Europe entière à l’unité catholique, qui, plus tard et par un progrès successif, attirant à elle le reste du genre humain, le constituera par une même foi dans une même société spirituelle : Et fiet unum ovile, et unus pastor9 ».
11Vœu pieux, dira-t-on, mais, en théorie, au moins, tout irait assez bien si les dés n’étaient pipés. Le roi de France est bien, de fait, représentant du Dieu sur terre, mais Louis XVIII est un voltairien qui ne fait pas mystère de ses convictions, et les évêques, nommés par le gouvernement et rétribués par lui, sont devenus de simples serviteurs d’un pouvoir exercé par des indifférents, voire des athées. Car, écrit Lamennais, « pendant que le pouvoir nommera les évêques, naturellement il fera ce que, dans sa position, chacun ferait comme lui, c’est-à-dire que son choix ira chercher les hommes qui lui offriront le plus de garantie d’une soumission implicite, les hommes les plus propres à servir ses vues, ou à devenir les instruments, soit actifs, soit passifs, de son système de domination sur l’Église et sur ses ministres, en un mot des vicaires dociles du pape administratif dont ils recevront à genoux les ordres, et qui disposera dès lors à son gré de la foi et de la conscience de vingt-cinq millions de Français voués sans retour à la plus ignoble et à la plus détestable servitude, la servitude morale et intellectuelle10 ».
12Le seul remède possible, pour rendre à l’Église, sa puissance morale et sa liberté est donc l’abandon de son traitement par le clergé :
« Le morceau de pain qu’on jette au clergé sera le titre de son oppression : libre par la loi, il sera, quoi qu’il fasse, esclave par le traitement ; et n’est-ce pas déjà le moyen qu’emploient quelques préfets pour obtenir ce qu’il leur plaît d’exiger illégalement de lui11 ? Il est temps, grand temps que le prêtre rentre dans son indépendance et sa dignité : nul avantage ne saurait jamais en compenser la perte. Il faut qu’il vive, cela est vrai ; mais avant tout il faut que l’Église vive, et sa vie, nous le répétons, est attachée au sacrifice qui lui rendra la liberté. Alors se renouvelant en elle-même par la discipline et par la science, elle se présentera aux yeux des peuples telle qu’elle est, telle que Dieu l’a faite, élevée au-dessus de la terre pour répandre sur elle les lumières, les consolations du Ciel, riche de son dénuement, forte de la seule puissance qui n’excite pas l’envie et ne provoque point l’opposition, celle de la vertu. » […] « Ministres de celui qui naquit dans une crèche et mourut sur une croix, remontez à votre origine ; retrempez-vous volontairement dans la pauvreté, dans la souffrance, et la parole du Dieu souffrant et pauvre reprendra sur vos lèvres son efficace première. Sans aucun autre appui que cette divine parole, descendez, comme les douze pêcheurs, au milieu des peuples et recommencez la conquête du monde. Une nouvelle ère de triomphe et de gloire se prépare pour le christianisme. Voyez à l’horizon les signes précurseurs du lever de l’astre, et, messagers de l’espérance, entonnez sur les ruines des empires, sur les débris de tout ce qui passe, le cantique de vie12. »
13Force est de constater qu’en France, en particulier, il s’est constitué, sous le nom de gouvernement représentatif une grande république, que la royauté n’est plus qu’une apparence, une pure fiction13 », qu’elle a cessé d’être légitime, au sens chrétien du mot, pour devenir simplement « légale ». Renverser une telle souveraineté, c’est donc renverser un ordre « légal » et non un ordre « divin », puisqu’il n’y a « d’ordre divin que sous l’empire du christianisme, qu’en Jésus-Christ et par Jésus-Christ, à la fois Pontife et roi ». Séparer l’Église et l’État exprime donc plutôt une nécessité qu’un idéal à atteindre : « Naturellement, la société religieuse et civile, l’Église et l’État sont inséparables : ils doivent être unis comme l’âme et le corps, voilà l’ordre14 ». Nous dirions, après Mgr Dupanloup, c’est la thèse, l’idéal à atteindre, mais, compte tenu des circonstances, « la transaction avec une société qui a brisé l’ordre de foi et au sein de laquelle existent côte à côte des cultes, négation réciproque les uns des autres », devient nécessaire.
14Et si l’on objecte que priver le clergé de son traitement c’est le mettre sur la paille, Lamennais, comme son disciple Montalembert, cite l’exemple de l’Irlande :
« Né le plus souvent sous le chaume », le prêtre irlandais, après quelques années de séminaire à Maynooth ou Carlow, où il « médite sur les mystères de sa foi et sur les solennels devoirs qu’il va s’imposer », devient vicaire de quelque paroisse :
« Le jeune lévite en devient aussitôt le père, le consolateur, le médecin, l’avocat, à vrai dire le souverain. Inconnu dans les habitations des gens riches de la paroisse qui sont presque toujours protestants, complètement étranger à leurs joies et à leur bien-être, il appartient tout entier aux pauvres qui ont conservé la vieille foi et qui le nourrissent. Il vit exclusivement, lui et ses vicaires, s’il en a, des dons de son troupeau… L’argent qu’il recueille ainsi, il l’emploie à pourvoir avec une simplicité excessive, à ses besoins, puis à entretenir la petite et grossière chapelle de pierres mal jointes où il célèbre les saints mystères, puis encore à payer un maître d’école pour l’aider à instruire l’enfance et enfin à soulager tous ceux d’entre ses paroissiens dont le dénuement exige des secours15. »
15Ce tribut qu’il reçoit de ses fidèles constitue pour le curé un lien supplémentaire avec ses ouailles : « Il comprend qu’il ne peut faire autrement que de dévouer sa vie et toute l’énergie de ses forces physiques et morales à des êtres fervents qui se sont si généreusement dépouillés pour Dieu et pour lui16 ». Aussi se dévoue-t-il, corps et âme, à sa paroisse, et Montalembert nous le montre, en période d’épidémie, s’incliner « sur la couche pestiférée pour y recevoir la dernière confession du mourant […]. Qu’importe au prêtre de Dieu si, rentré chez lui, il se couche, languit à son tour et meurt ? Il a sauvé une âme à Dieu17 »
16Quant aux évêques – il est fort probable que Montalembert pense à des hommes comme Mgr Murray, de Dublin, le vénérable chef de l’Église irlandaise, ou à Mgr Doyle, évêque de Kildare qui, en 1830, ôtait les couvertures de son propre lit pour les donner aux pauvres – désignés qu’ils sont, en général, par le Pape entre trois candidats proposés par le clergé irlandais lui-même, ils sont « liés à leur clergé, comme celui-ci l’est au peuple, par les liens d’une confiance et d’une affection inaltérable et par ceux d’une origine conforme aux premiers usages du christianisme ».
17Ils ne se distinguent des simples prêtres que par leur « plus grande part de devoirs et de travaux », vivent dans la paroisse qu’ils administrent et comme ils n’observent « aucune pompe extérieure, la plus grande partie de leur revenu est consacrée au soulagement des indigents, à l’entretien des cathédrales et à l’éducation des jeunes prêtres18 ». Et Montalembert d’ajouter : « Je ne crois pas qu’il puisse se trouver dans toute la catholicité un corps de prélats plus remarquable sous tous les rapports que celui des évêques d’Irlande ». Tout cela a été pour le jeune Charles d’un grand réconfort et il clame sa joie d’appartenir à l’Église universelle du Christ, toujours vivante :
« L’étranger qui vit ces choses, s’était aussi agenouillé avec ces pauvres chrétiens et il s’était relevé le cœur plein de fierté, de bonheur, en songeant que lui aussi était de cette religion qui ne meurt point, qui a survécu aux gigantesques triomphes du moyen âge, aux luttes cruelles de la réforme, aux perfides splendeurs de Louis XIV, à l’impitoyable persécution du dernier siècle, et qui, au moment où l’incrédulité que son éternité fatigue, se hâte de lui creuser un tombeau, se retrouve dans les déserts de l’Irlande et de l’Amérique, libre et pauvre, comme à son berceau19. »
18Liberté et pauvreté sont donc les conditions de ce lien qui unit les individus et les nations, de l’amour, car « c’est l’amour qui a créé le genre humain ; c’est l’amour qui l’a sauvé et c’est l’amour qui, consommant son unité terrestre, lui montrera, même ici-bas, comme une magnifique image de ce qu’il est destiné à devenir dans une autre patrie20 »
19Pour Lamennais, l’histoire du catholicisme n’est autre que l’histoire de l’amour, centre autour duquel se fera l’unité du genre humain. Une très belle page illustre ce point de vue et, parce qu’elle est très révélatrice, nous la citons tout entière :
« Ce serait un bien bel ouvrage que l’histoire de la charité, c’est-à-dire de l’amour le plus universel, le plus pur, le plus saint, chez les nations chrétiennes. On le verrait, d’âge en âge, combattant la férocité native qu’elles apportèrent des forêts du Nord, adoucir leurs mœurs et leurs lois, produire le sentiment que nous appelons humanité, inspirer au riche la pitié, la tendresse pour le pauvre, au puissant le respect pour le faible, rapprocher tout ce que divisent les intérêts, les préjugés, l’orgueil ; prêter aux larmes une force divine, élever les haillons de l’indigent au-dessus de la pourpre impériale, faire de la souffrance et de la misère une dignité sublime, devant laquelle il était ordonné aux rois de tomber à genoux […]
« […] L’esprit de persécution, relégué chez un petit nombre d’hommes, s’éteint et bientôt cèdera tout à fait aux justes idées de liberté qui se propagent et prévalent déjà dans l’opinion publique. Les derniers restes de la barbarie disparaissent peu à peu de la législation. Plus de torture et prochainement, on doit l’espérer, plus de peine de mort. Parmi les enfants de la même patrie, il existe une tendance visible à s’associer, à se protéger, à se défendre mutuellement, et cette tendance se manifeste d’une manière plus frappante encore de peuple à peuple, dans ces relations d’un genre nouveau qui s’établissent entre les opprimés et les infortunés de tous les pays, une sympathie active et touchante. Le patriotisme exclusif, principe de tant de calamités et de tant de crimes, s’affaiblit et fait place à un sentiment généreux de fraternité universelle, qui diminuera les causes de guerre et rendra la guerre elle-même moins atroce et moins désastreuse. Ce sont là, certes, de grands pas vers une immense amélioration sociale21. »
20Voilà donc, pour Lamennais, le vrai sens de l’histoire et l’Église devrait s’identifier toujours plus aux faibles, aux pauvres, aux persécutés : « La question des pauvres qui n’est pas seulement une question d’économie politique, mais une question de vie et de mort pour les cinq sixièmes du genre humain est plus que jamais l’une de celles qui appellent en Europe une prompte solution22 ».
21Je me suis souvent demandé quelle aurait été l’attitude de Lamennais – s’il avait été encore de ce monde – en 1905, au moment des inventaires, après la Séparation des Églises et de l’État. Mon hypothèse – même s’il est bien difficile, comme on l’a dit bien des fois, de faire parler les morts – c’est que Lamennais, homme des libertés – n’oublions pas que, dans le programme de l’Avenir, il y a, outre la Séparation de l’Église et de l’État, la revendication des libertés de presse, d’association, d’éducation, de conscience – aurait approuvé, tout en blâmant, bien sûr, les excès qui l’ont accompagnée. La Séparation rendait à l’Église sa liberté perdue par son alliance avec le pouvoir temporel.
Notes de bas de page
1 Mémorial catholique, janvier 1825.
2 Premiers Mélanges, p. 504.
3 Le mot est pris ici dans son sens juridique : « disposition par laquelle on appelle successivement un ou plusieurs héritiers à succéder pour que celui qu’on a institué le premier ne puisse aliéner des biens »
4 Premiers Mélanges, p. 504.
5 Essai sur l’indifférence, 1817, Tournachon-Molin, t. I, p. 332.
6 Réflexions sur l’état de l’Église, 1808, p. 42.
7 Citation du Génie dans De la Religion considérée…, p. 113.
8 Des progrès de la Révolution et de la guerre contre l’Église, 1829, p. 39-40
9 L’Avenir du 18-10-1830. Article « De la Séparation de l’Église et de l’État ».
10 L’Avenir du 6-1-1831. Article « De la position de l’Église de France ».
11 « La religion figure dans le budget au même titre que les beaux-arts, les théâtres, les haras. Elle dépend de la même manière de l’administration qui la salarie. On règle sa dépense, on détermine le mode de comptabilité, on nomme aux emplois » (De la Religion considérée…)
12 L’Avenir du 18-10-1830. Article « De la Séparation de l’Église et de l’État ».
13 Des Progrès de la Révolution…, p. 117.
14 L’Avenir du 18-10-1830, article « De la Séparation de l’Église et de l’État ».
15 Montalembert, dans L’Avenir du 5 janvier 1831, article « Du catholicisme en Irlande. »
16 Ibid.
17 Ibid.
18 Ibid.
19 L’Avenir du 18 janvier 1831, ibidem.
20 Ibid.
21 Ibid.
22 Ibid.
Auteur
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