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Que reste-t-il de Lise Laurent dans les portraits de Claude Mérelle ?

p. 75-88


Texte intégral

1L’expression « petits arrangements » évoque immanquablement l’image, très actuelle il est vrai, de la photographie de star retravaillée sur Photoshop pour gommer les rides et autres traces de vieillissement. Dans les années 1920, au moment où ce logiciel de retouche iconographique n’existe pas encore, bien évidemment, mais où émerge le vedettariat, les journalistes usent parfois de méthodes similaires pour effacer certains éléments peu élégants, voire même compromettants, de la vie d’une star. Comme un visage, un parcours de vie peut être embelli. Lorsque des événements sombres et embarrassants sont passés sous silence dans une biographie, l’image de l’actrice se trouve arrangée, améliorée. Dans une vie d’artiste, qui comprend parfois des accidents, des ratures, des erreurs, autrement dit des moments peu reluisants, les petits arrangements se présentent alors comme des moyens d’enjoliver le récit d’une trajectoire destinée à être lue et appréciée par le plus grand nombre.

2L’histoire de l’actrice Claude Mérelle, Lise Laurent de son vrai nom, au passé de criminelle, me semble intéressante à explorer sous l’angle de ces petits arrangements biographiques effectués par la presse. C’est pourquoi je tenterai, dans le cadre de cette contribution, de déceler ce qu’il reste de l’inculpée dans les portraits de la star. Lise Laurent est citée dans les pages de faits divers, car, le 23 janvier 1914, elle tente de tuer son amant, l’acteur Paul Guidé. Claude Mérelle est le nom de scène de la vedette de cinéma, qui enchaîne les rôles de méchantes à l’écran. Tout oppose ces patronymes qui n’apparaissent jamais en même temps dans la presse, et pourtant, ils appartiennent à une même personne. Les outils statistiques de Retronews, permettant de mesurer la fréquence des termes utilisés dans les journaux, révèlent que l’année 1919 marque une nette césure entre la période dite « Lise Laurent », et celle dite « Claude Mérelle1 » (ill. 1). Un nom chasse l’autre, comme s’il supprimait tout le passé honteux d’une personne destinée à un avenir davantage glorieux.

Ill. 1.  Graphique de la fréquence des termes « Lise Laurent » et « Claude Mérelle » dans la presse entre 1910 et 1940, réalisé à partir des données statistiques collectées sur Retronews

© Retronews.

3Pourtant, celle qui fut la « terrible Milady2 » en 1921 dans Les Trois mousquetaires d’Henri Diamant-Berger (ill. 2), endosse des rôles qui confortent son image de femme dangereuse. Elle est la redoutable espionne dans Chantecoq d’Henri Pouctal (1916) ; une vamp dans Le Roi de Camargue d’André Hugon (1921) ; elle est l’indomptable Coréto, la cheffe des bandits dans Rapa-Nui de Mario Bonnard (1928).

Ill. 2. – Claude Mérelle (Milady) dans Les Trois mousquetaires d’Henri Diamant-Berger, 1921.

© Jérôme Diamant-Berger, Le Film d’Art/ Ciné-Ressources.

4Lors des interviews, les journalistes ne manquent pas d’accentuer le caractère inquiétant du personnage : « Il faudrait bien, me dit mon très cher directeur, savoir si, oui ou non, Claude Mérelle est une femme fatale3 », écrit De Munto dans Cinémagazine du 23 novembre 1923.

5Le nom de scène a la vocation de faire oublier celui inscrit à l’état civil, qui, en principe, ne laisse pas (ou peu) de trace dans la presse, surtout lorsqu’il est lié à des événements qui risquent d’entacher la réputation de la star. Jeanne Roques, Jeanne Bourgeois, Suzanne Gueudret sont invisibles dans les pages des journaux. Seuls les noms de Musidora, Mistinguett et Suzanne Grandais font couler beaucoup d’encre. Par exemple, concernant une autre grande « méchante » de l’écran, la recherche de la fréquence des termes « Jeanne Roques » et « Musidora » ne présente pas les mêmes résultats4. Musidora a campé Irma Vep, la célèbre souris d’hôtel au collant noir dans Les Vampires de Louis Feuillade (1915-1916). Comme Claude Mérelle, elle n’a cessé, par la suite, d’enchaîner les rôles de criminelle5. En observant les courbes du graphique, on remarque que son vrai nom, Jeanne Roques, est pratiquement inexistant dans la presse entre 1900 et 1945. On arrive à la même constatation avec Mistinguett. Son nom de scène évince complètement son nom d’état civil, Jeanne Bourgeois6. Or, le patronyme Lise Laurent s’impose aux côtés de son homologue Claude Mérelle. Il le précède, sans jamais le rencontrer sur les courbes éditoriales de la renommée.

6Le pic de 1914 correspond à l’année du drame. Le 23 janvier 1914, Lise Laurent, qui est alors une comédienne de 26 ans, tire sur son amant Paul Guidé, comédien lui aussi, et le blesse gravement. Ce drame de la jalousie fait la une. « Lise Laurent » est citée 191 fois dans la presse entre le 1er janvier et le 31 décembre 1914. En 1919, le patronyme de Claude Mérelle fait, quant à lui, timidement son apparition dans les journaux, comme on peut le constater sur le graphique de la fréquence des termes (ill. 1). La première mention de son nom de scène figure dans l’exemplaire de Comœdia du 9 novembre 1919 : « Dans Croisade, de M. Le Somptier (de la série Louis Nalpas), Mme Claude Mérelle tient également un rôle important7. » Enfin, on remarque en 1938 et 1939, la réapparition de la mention « Lise Laurent ». Or, la consultation des journaux de ces deux années révèle l’existence d’un homonyme : Lise Laurent-Martin, une poète angevine qui, d’après Le Petit Courrier du 2 juillet 1938, a reçu un prix. Cette anecdote rappelle ainsi au chercheur la nécessité de rester toujours vigilant à l’égard des données statistiques recueillies.

7À partir de 1919, le nom prestigieux de la vedette évince celui lié à la tentative de meurtre. Cette démarcation très nette entre les années « Lise Laurent » et les suivantes, associées à « Claude Mérelle », semble déjà raconter, au-delà de l’éviction du patronyme d’état civil, le voile mis sur les zones d’ombre d’une star.

8Que reste-t-il de Lise Laurent dans les portraits de Claude Mérelle ? Comment les rédacteurs procèdent-ils pour faire oublier cette nuit du 23 janvier 1914, où Lise Laurent tira sur son amant ?

9Cette contribution appréhende la manière dont la presse établit des « petits arrangements avec la biographie », afin de ne pas perturber le portrait de la star, par une ancienne affaire de tentative de meurtre. L’analyse des interviews de la vedette et des articles évoquant ses différents rôles permettra de déterminer si celle qui fut décrite comme « une femme sans guide, obligée de travailler durement dès sa plus tendre enfance8 », qui « aima […] Paul Guidé à la folie9 », et lui dit « je te suivrai partout, et il y aura du sang10 », ressurgit malgré tout. Les réalisateurs choisissent-ils Claude Mérelle pour ce qu’elle dégage de passionnel, notamment en raison de son passé de criminelle ? Il s’agira de voir s’il reste des traces de celle qui séjourna à la prison de Saint-Lazare dans des écrits dont la principale vocation est de nourrir les fantasmes des lecteurs.

Lise Laurent à la une des pages de faits divers

« Tout le monde y vient !
On se souvient du drame sanglant où l’acteur Guidé fut grièvement blessé par sa maîtresse, Mlle Lise Laurent. Mise en liberté provisoire pour raison de santé et sur la demande de sa victime, Mlle Laurent vient gagner sa vie au cinéma. Elle va tourner plusieurs petits rôles chez Gaumont11. »

10Cet article publié dans Le Film du 10 juillet 1914, cinq mois avant que l’actrice soit acquittée, le 7 décembre 1914, est le seul texte qui associe le passé criminel à la carrière cinématographique de celle qui interprète Milady dans Les Trois mousquetaires. Son titre « tout le monde y vient ! » retient l’attention, car il sous-entend : « même les criminelles deviennent des actrices ! » Au moment où ces lignes sont publiées, la comédienne occupe une place insignifiante sur l’échelle de la célébrité, en endossant des petits rôles, ce qui incite probablement le journaliste à employer un ton condescendant à son égard. La manière dont on parle d’une personnalité dans les journaux évolue en fonction du parcours de vie et de l’aura.

11Au moment du drame, survenu dans la nuit du 23 janvier 1914, les faits sont ainsi décrits :

« Un artiste du théâtre Sarah Bernhardt, M. Paul Guidé quittait cette nuit le théâtre, après la représentation et, en compagnie d’une dame, prenait le chemin de son domicile rue du Faubourg Saint-Honoré, numéro 14.
Parvenu rue de Rivoli, à l’angle de la rue Mondovi, M. Guidé appela un taxi. Au moment où il se disposait à monter dans la voiture, sa maîtresse tira sur lui six coups de revolver puis s’enfuit par la rue Mondovi12. »

12Cette brève, qui fait la une du Petit Caporal, est reprise dans divers journaux, avec des variantes : parfois, on lit cinq coups de revolver, et non six. Le portrait dressé de la meurtrière est, dans un premier temps, physique. De nombreux détails sont donnés sur son apparence, avec, à l’appui, des illustrations. « C’est une assez jolie personne, brune, longue, mince et souple, très élégante13 », selon Le Petit Parisien. Elle est « une belle fille », « la jolie brune », dans Le Journal14 ; « une élégante […] adulée pour sa beauté, sa grâce et son chic tout parisien15 », dans Le Petit Journal. « Elle est grande, svelte16 », note Le Figaro. Les images montrent systématiquement le visage d’une femme avec le regard en coin, comme si elle préparait un mauvais coup (ill. 3). Ses cheveux bien coiffés et brillants, sa boucle d’oreille apparente dévoilent une certaine coquetterie. La photographie publiée dans Le Petit Journal, où elle tient un éventail d’une manière précieuse, en lançant des yeux langoureux à l’objectif, dévoile tout son pouvoir de séduction. Ces représentations font écho aux termes employés pour décrire celle qui se lança « dans le monde de la galanterie17 », et était « richement entretenue18 ».

Ill. 3. – Le regard en coin de Lise Laurent persiste, d’un journal à l’autre, sur les unes du 27 janvier 1914. De gauche à droite : Le Journal, Le Petit Journal, Le Matin.

© BnF Gallica.

13Dès la titraille, les termes péjoratifs sont mis en avant pour présenter la coupable. Quelle que soit l’orientation politique du journal, les titres et chapeaux trahissent le regard moralisateur porté sur la criminelle. Pour Le Matin, quotidien nationaliste connu pour ses romans feuilletons, qui fait partie des quatre grands journaux de l’époque, avec Le Journal, Le Petit Journal et Le Petit Parisien19, elle est « l’amie délaissée », « la demi-mondaine », qui « ne semble pas se rendre compte de l’horreur de son acte20 ». Selon Le Figaro, conservateur, « elle n’a pas manifesté de regret, mais a seulement affirmé que son acte n’était pas prémédité21 ». Le très nationaliste L’Action française s’appuie, quant à lui, sur les propos de la victime hospitalisée, Paul Guidé, qui « a déclaré au magistrat que, quelques instants avant la tentative de meurtre, Lise Laurent l’avait menacé dans sa loge et lui avait dit “qu’elle le suivrait partout et que ça finirait par du sang”22 ». Est incriminée « la passion de la jeune femme23 » qui « vi[t] rouge et tira […]24 », parce qu’elle avait trouvé dans les vêtements de son amant « une lettre de rupture25 » selon les uns, « une lettre de femme26 » selon les autres.

14Les journalistes dévoilent des éléments sur la vie privée de la criminelle, pour tenter de comprendre son geste. Ils évoquent son passé lointain, son divorce, mais aussi son enfant, confié à une grand-mère à Vaucresson27. Ils décrivent aussi sa profession et sa situation financière difficile : « mannequin28 » ; « sans ressources29 » ; « elle essaya d’entrer au théâtre […] Sarah Bernhardt. C’est là qu’elle connut M. Guidé30 ». Les plus indulgents, comme Le Journal, semblent davantage compréhensifs à l’égard de celle qui « après une vie mouvementée, s’est lancée dans la haute galanterie31 ». Les plus inflexibles, comme L’Intransigeant, journal nationaliste, remettent en cause la sincérité de la criminelle :

« D’ailleurs, son récit est fait avec un calme qui jure un peu avec l’émotion qu’elle voudrait y mettre et qui permet de douter de la véracité de certaines de ses allégations32. »

15On ressent dans ces lignes le peu de considération porté à l’époque aux comédiennes, perçues comme des filles de mauvaise vie33. Enfin, la vulnérabilité de la criminelle est mise sous les projecteurs. Sa « santé chancelante, comme la Dame aux camélias34 », est abordée par L’Intransigeant. Lise Laurent est décrite dans Le Matin « Très malade, quelque peu neurasthénique35 ». Le même journal retrace le passé lointain de « la jolie divorcée », dont l’ex-mari jaloux et violent « avait fait feu sur elle, la blessant légèrement36 ». Lise Laurent confie d’ailleurs au commissaire Jublin que, depuis cette agression, elle sort toujours avec un revolver sur elle37. Enfin, lors de son procès, les journalistes s’attardent sur les larmes de celle qui est assise sur le banc des accusés :

« Je ne voulais pas lui faire mal, dit-elle, j’ai tiré sans savoir comment. Je l’aimais beaucoup.
Et elle éclata en sanglots38. »

16Finalement, à l’issue de son procès à la Cour d’assises de la Seine, Lise Laurent est acquittée le 7 décembre 1914, comme l’énonce l’arrêt de jugement signé par le Président Tournade39.

17Alors qu’au moment du drame, la criminelle était présentée comme une galante, une demi-mondaine, une maîtresse jalouse, ou encore un mannequin, au lendemain de son acquittement, la presse mentionne enfin son statut de comédienne : Elle est « du théâtre Sarah-Bernhardt40 », précise Le Figaro ; « la théâtreuse41 », indique Le Petit Journal ; « la pensionnaire du théâtre Sarah-Bernhardt42 », annonce Le Temps. Elle est présentée comme comédienne de théâtre, mais pas comme actrice de cinéma. Pourtant, dès 1912, Lise Laurent est une fidèle de l’écran muet, habituée à jouer devant la caméra. Elle tourne essentiellement avec Louis Feuillade et Gaston Ravel durant les années 1913-1918. En 1914, elle travaille aussi avec Léonce Perret, sur le tournage du Roman d’un mousse43.

18Étant donné que l’accusée est une comédienne, les articles s’amusent à mettre en scène les points de rapprochement entre le fait divers, dont elle est la principale protagoniste, et ce qui aurait pu constituer une bonne histoire pour une scène de théâtre. « La vengeance : encore un drame dans le monde des théâtres44 », titre Le Matin. « Le drame du théâtre Sarah-Bernhardt45 », s’amuse Excelsior. « Gazette des Tribunaux – Cour d’assises : des acteurs, un drame46 », écrit Le Figaro.

19Dans sa carrière, l’actrice a multiplié les rôles de méchantes. Elle commet des meurtres dans les films, tout comme elle a tenté d’en perpétrer un le 23 janvier 1914. Il est ainsi légitime de se demander si son passé de criminelle a influencé par la suite, de près ou de loin, la manière dont la presse parle de l’interprète de la terrible Milady.

Claude Mérelle, l’éternelle méchante de l’écran, chasse-t-elle Lise Laurent ?

20Le nom de scène a pour vocation de faire oublier les mauvais souvenirs associés au patronyme qui circulait dans les pages de faits divers. Claude Mérelle a-t-elle changé de nom pour mieux effacer cette partie de sa vie, peu avouable ? La nette démarcation de 1919 entre les années « Lise Laurent » d’un côté et les années « Claude Mérelle » de l’autre semble suggérer une réponse affirmative (ill. 1).

21En 1919, la fameuse nuit du 23 janvier 1914 est déjà loin, la Première Guerre mondiale a laissé d’autres types de traces dans les vies et dans les mémoires. C’est une année chargée pour l’actrice. Elle tourne Travail d’Henri Pouctal et La Croisade de René Le Somptier. À l’occasion de la sortie de La Croisade, Ciné pour tous utilise le nom de scène Claude Mérelle pour désigner celle qui campe le rôle de Betty Isvalow. À l’inverse, dans L’Avenir du 12 août 1919, le nom de Lise Laurent apparaît dans la liste des interprètes de Travail. Pourtant, dans la plaquette de présentation du film, éditée par Pathé-cinéma Le Film d’art, le nom de Claude Mérelle est bien associé au rôle de Fernande Delaveau. On constate ainsi, sur certains documents, une persistance du nom de Lise Laurent, aux côtés du nouveau patronyme attribué à la vedette, Claude Mérelle. Parfois, cette cohabitation des noms provoque une certaine confusion sur l’identité même de la personne, comme le démontrent également deux photographies publiées dans un même exemplaire du Film47, dirigé par Henri Diamant-Berger. Dans le numéro spécial Noël de décembre 1919, une galerie de portraits d’artistes est présentée. Or, il est particulièrement troublant de constater la présence d’un doublon : deux photographies d’une même actrice sont publiées à quelques pages d’intervalle. Au-dessous de l’une, page 105, la légende indique « Claude Mérelle » ; et, au-dessous de la seconde, page 114, on peut lire « Lise Laurent » (ill. 4). Cet incident est révélateur de la confusion qui peut exister autour de l’identité d’une actrice lorsque celle-ci change de nom. La présence dans le journal des deux portraits, due vraisemblablement à une erreur de la part de l’équipe rédactionnelle, donne l’impression qu’il existe deux personnes, et non une seule. Cette coquille met aussi en évidence la difficulté d’effacer complètement un passé qui fait partie de l’histoire de l’actrice.

Ill. 4. – Deux photographies sèment le trouble dans Le Film no 166 de décembre 1919, en associant deux noms à une même actrice, comme s’il s’agissait de deux personnes différentes.

© Jérôme Diamant-Berger, Le Film d’Art/Ciné-Ressources.

22Lorsqu’elle multiplie les rôles de méchantes, de femmes fatales ou de jalouses, qui rappellent sa propre expérience fâcheuse avec Paul Guidé, le lecteur ne peut s’empêcher de faire des liens entre la criminelle de la nuit du 23 janvier 1914 et les personnages qu’elle incarne par la suite.

23De même, les réalisateurs n’oublient pas le passé des actrices lorsqu’ils les choisissent pour un rôle. Henri Diamant-Berger fait partie de ceux qui connaissent parfaitement l’histoire de Claude Mérelle. Dans ses mémoires, il confie d’ailleurs :

« Milady de Winter sera Claude Mérelle. Claude n’est autre que Lise Laurent, la superbe créature que j’ai déjà fait tourner et dont l’allure est telle qu’elle ne soit pas une véritable artiste, je n’hésite pas à en faire une grande séductrice aux roueries infernales campée par Dumas48. »

24Henri Diamant-Berger a déjà travaillé avec Lise Laurent à l’occasion de Paris pendant la guerre en 1916, avec Henri Debain et Marguerite Moreno. Dans ce paragraphe, le cinéaste ne mentionne pas l’affaire, mais sa tournure de phrase « Claude n’est autre que Lise Laurent » semble davantage faire allusion à la popularité de son nom, entaché par le fait divers, qu’à sa célébrité d’actrice, encore inexistante à l’époque. Par contre, lorsque le réalisateur décrit le tournage des Trois Mousquetaires, qui se déroule de décembre 1920 à septembre 1921, il raconte une anecdote liée au passé de criminelle de son actrice :

« La bonne entente de règle dans la troupe manque d’être rompue le jour où de Max49 reconnaît en Claude Mérelle l’ex-Lise Laurent. C’était en effet à cause de lui, dont les mœurs spéciales étaient publiquement affichées, que l’acteur Guidé avait quitté Lise Laurent. Ce pour quoi elle l’avait gratifié de deux balles de revolver qui ne lui firent pas trop de mal. Elle obtint un acquittement triomphal en cour d’assises où ses avocats flétrirent la dépravation de sa victime. Claude, ex-Lise, avait gardé une dent contre de Max, qui, de son côté, ne la tenait pas en très grande estime. J’ignore les détails scabreux de cette vieille affaire quand je les mets en présence dans le cabinet de Richelieu50. »

25Lise Laurent n’est donc pas totalement oubliée, et empoisonne les relations entre celui qui campe Richelieu et l’interprète de Milady pendant le tournage… La criminelle réapparaît dans les souvenirs des comédiens et des réalisateurs, mais aussi à travers certains rôles.

26Ses personnages démontrent parfois une même jalousie, telle Coreto, la cheffe des bandits dans Rapa-Nui, qui brutalise sa rivale, éprise du même homme. Lors de la sortie des films, dans lesquels Claude Mérelle agit avec violence comme elle l’a fait elle-même par le passé, les journalistes auraient matière à lui poser certaines questions. Ses erreurs de parcours pourraient resurgir dans les articles de presse, a fortiori lorsque les rôles interprétés ravivent leurs souvenirs.

27D’ailleurs, dans les années 1920, les journalistes qui ont l’occasion d’interviewer Claude Mérelle ne se privent pas, pour qualifier l’actrice, d’user de noms et d’adjectifs hérités des emplois de garces qu’elle a interprétés : « Très éprise de son art, Claude Mérelle excelle dans les rôles de femmes méchantes et haineuses51 », peut-on lire dans L’Écho de Paris du 31 mars 1922. Selon Ciné pour tous du 10 février 1922, « Claude Mérelle pour qui les rôles de méchante femme semblent être une seconde nature, est toute désignée pour le rôle de Milady de Winter52 ». Cinémagazine du 23 novembre 1923 la qualifie de « femme fatale », « vamp dans Le Roi de Camargue d’André Hugon », mais aussi de « terrible Milady »53. En 1924, dans Le Vert galant de René Leprince, elle est ensuite « l’autoritaire duchesse de Montpensier54 », comme le précise Le Matin du 12 septembre. Lorsqu’en 1926, elle tourne dans Jean Chouan de Luitz-Morat, on la qualifie d’« amazone intrépide, [qui] ne recule devant rien pour satisfaire à la fois ses rancunes et ses caprices55 ». En 1928, à la sortie de Rapa-Nui, Le Matin déclare « Claude Mérelle est une farouche Coreto56 ».

28Les journalistes soulignent la noirceur des personnages qu’elle a interprétés par le biais des mots, mais aussi des caricatures (ill. 5). Les trois dessins décrivent, à l’aide des sourcils froncés, un regard dur et un air renfrogné qui donnent ainsi l’impression d’une femme à fort caractère, antipathique. Claude Mérelle, revêtue de ses costumes de scène, apparaît à chaque fois sous les traits de ses personnages, et non sous sa véritable identité. Néanmoins, des éléments propres au passé criminel de l’actrice ressurgissent parfois au détour de coups de crayon ou de mots. Par exemple, un article en particulier, celui de Cinémagazine du 23 novembre 1923, consacre tout un dossier à Claude Mérelle, et semble faire ressurgir Lise Laurent entre les lignes (ill. 6).

Ill. 5. – L’air renfrogné de Claude Mérelle est présent sur chaque dessin, quel que soit le caricaturiste. De gauche à droite : Comœdia du 2 novembre 1921, Le Journal du 25 novembre 1921, Le Journal amusant du 10 mars 1923.

© BnF Gallica.

Ill. 6. – Une de Cinémagazine du 23 novembre 1923, consacrée à Claude Mérelle.

© Ciné-Ressources.

29Le journaliste De Munto cite la réponse écrite de la vedette à sa demande d’interview, dans laquelle le Théâtre Sarah-Bernhardt est mentionné :

« “Cher Monsieur,
En réponse à votre aimable lettre, et pour ne pas trop vous déranger, je vous serais infiniment reconnaissante de bien vouloir venir au Théâtre Sarah-Bernhardt, dans la loge de mon mari, mardi, 6 courant, à partir de huit heures un quart du soir”.
[…]
Cette lettre, n’est-ce pas, est celle d’une femme charmante, et je commençais à envoyer au diable la stupide légende57. »

30Cette référence au Théâtre Sarah-Bernhardt rappelle étrangement la nuit du 23 janvier 1914, lors de laquelle l’actrice trouva dans la loge de son amant Paul Guidé, la lettre qui allait la conduire à la tentative de meurtre. Il est troublant de constater que l’histoire se répète. Claude Mérelle aime à nouveau un comédien du Théâtre Sarah-Bernhardt : Albert Decœur58. Le profil similaire de l’homme aimé et le lieu choisi pour l’interview ravivent les souvenirs liés à l’affaire Lise Laurent. Quant à « la stupide légende », on se demande s’il s’agit de l’image de « femme fatale » attribuée à l’artiste en raison de ses multiples rôles de vamps, ou s’il est question du passé criminel de Lise Laurent. En dévoilant le mariage de Claude Mérelle et Albert Decœur, les deux jeunes premiers du film La Bouquetière des innocents, le journaliste évoque « un conte de fée ». Mais il ajoute « L’héroïne de cette jolie histoire, une femme fatale ? Allons donc ! » Le journaliste s’amuse à brouiller l’identité de la vedette, en jouant sur les deux registres opposés : la belle d’un côté, la méchante de l’autre. Quelques lignes après, De Munto surenchérit :

« Claude Mérelle m’accueille du charmant sourire que j’espérais et me souhaite la bienvenue d’une petite voix douce. Comment se fait-il que certaines réputations soient si mal établies59 ?… »

31Il parle DES réputations de l’actrice. Mais lesquelles ? Il prend soin d’utiliser un pluriel pour semer le doute. Fait-il là encore allusion à celle établie au fil de ses rôles de méchantes ? Ou bien à son passé de criminelle ?

32Le journaliste, de par son métier, composé d’enquêtes et de recherches, connaît forcément la véritable histoire de Claude Mérelle, entachée par l’épisode de l’affaire Lise Laurent. Il est alors légitime de s’interroger sur ses intentions réelles. Cherche-t-il à jouer avec les nerfs de l’actrice en brouillant la frontière entre la fiction et la réalité ? Entre la lumière et l’obscurité ? S’amuse-t-il à faire ressurgir Lise Laurent à travers les allusions à ses rôles passés ? Il aurait été intéressant de savoir comment l’actrice a réagi en découvrant cet article qui mentionne, la concernant, « certaines réputations […] si mal établies ». Ou alors, elle est de connivence, pleinement complice de ces petites allusions. Malheureusement, rien dans les archives ne permet de répondre à ces questions.

33Comme le caméraman, les journalistes laissent hors champ certains faits, lorsqu’ils estiment qu’ils nuiraient aux intérêts de « l’usine à rêves60 ». La difficulté de retrouver Lise Laurent dans les portraits de Claude Mérelle illustre parfaitement la réussite des rédactions à établir des « petits arrangements avec la biographie » de celles et de ceux qui sont destinés à rester des stars étincelantes, sans zone d’ombre. Néanmoins, pour entretenir le mystère autour de leur identité, et nourrir la persona acquise au fil des rôles, au service de leur propre publicité, les vedettes se prêtent aisément au jeu des allusions des rédacteurs.

Notes de bas de page

1L’outil statistique de Retronews mesurant la fréquence des termes « Lise Laurent » et « Claude Mérelle » prend en compte le nombre de pages par année sur 30 ans (1910-1940). La période dite « Lise Laurent », où la fréquence du nom est la plus importante, s’échelonne sur 1910-1919, et celle dite « Claude Mérelle » sur les années suivantes (1919-1950). Résultats globaux pour « Lise Laurent » : 309 pages dans 303 fascicules, 78 titres de presse. Résultats pour « Claude Mérelle » : 1 392 pages dans 1 375 fascicules, 98 titres de presse, [https://www.retronews.fr/frequence_terme#terms[0]=%22Lise%20Laurent%22&terms[1]=%22Claude%20Mérelle%22&dateStart=1910&dateEnd=1940].

2Munto J. A. de, « Claude Mérelle, Les vedettes de l’écran », Cinémagazine, no 47, 23 novembre 1923, p. 285-287.

3Ibid.

4L’outil statistique de Retronews mesurant la fréquence des termes « Jeanne Roques » et « Musidora » prend en compte le nombre de pages par année sur 45 ans (1900-1945). Résultats globaux pour « Jeanne Roques » : 121 pages dans 121 fascicules, 30 titres de presse. Résultats pour « Musidora » : 11 366 pages dans 10 971 fascicules, 195 titres de presse, [https://www.retronews.fr/frequence_terme#terms[0]=%22Jeanne%20Roques%22&terms[1]=%22Musidora%22&dateStart=1900&dateEnd=1945].

5Après Irma Vep dans Les Vampires (Louis Feuillade, 1915-1916), Musidora interprète successivement Diana Monti dans Judex (Louis Feuillade, 1917), Juana dans Soleil et Ombre (Musidora et Jacques Lasseyne, 1922).

6L’outil d’analyse de Retronews permet d’établir les résultats suivants concernant la fréquence des termes « Jeanne Bourgeois » : 410 pages dans 409 fascicules, 120 titres de presse ; « Mistinguett » : 69 669 pages dans 64 824 fascicules, 340 titres de presse (sur la période 1900-1950), [https://www.retronews.fr/frequence_terme#terms[0]=%22Jeanne%20Bourgeois%22&terms[1]=%22Mistinguett%22&dateStart=1900&dateEnd=1950].

7Nau Eugénie, « On va sortir », Comœdia, 9 novembre 1919, p. 3.

8La Gazette des tribunaux, 7, 8 et 9 décembre 1914, p. 887-888.

9« Chronique judiciaire : Lise Laurent est acquittée. Elle avait tiré sur l’acteur Paul Guidé », Le Petit Parisien, 8 décembre 1914, p. 2.

10Gatineau R., « Nouvelles judiciaires : le meurtre de l’acteur Guidé », Gil Blas, 28 janvier 1914, p. 3.

11« Tout le monde y vient ! », Le Film, no 20, 10 juillet 1914, p. 8.

12« Drame de la jalousie », L’Ordre de Paris, 26 janvier 1914, p. 1.

13« Une demi-mondaine tire sur un acteur et le blesse grièvement », Le Petit Parisien, 27 janvier 1914, p. 1.

14« Pourquoi et comment Lise Laurent voulut tuer l’acteur Paul Guidé ? », Le Journal, 27 janvier 1914, p. 1-2.

15« Les tribunaux : amours d’artistes », Le Petit Journal, 8 décembre 1914, p. 2.

16« Gazette des Tribunaux – Cour d’assises : des acteurs, un drame », Le Figaro, 8 décembre 1914, p. 4.

17« Drame de la jalousie. Un acteur blessé », Le Figaro, 27 janvier 1927, p. 6.

18« Acteur et demi-mondaine. L’acte de Lise Laurent aurait été prémédité », Le Petit Parisien, 28 janvier 1914, p. 2.

19Kalifa Dominique, La Culture de masse en France, t. I : 1860-1930, Paris, La Découverte/Syros, 2001, p. 10.

20« La vengeance : encore un drame dans le monde des théâtres », Le Matin, 27 janvier 1914, p. 1-2.

21« Drame de la jalousie. Un acteur blessé », Le Figaro, 27 janvier 1927, p. 6.

22« À l’instruction : une tentative d’assassinat », L’Action française, 28 janvier 1914, p. 3.

23« Drame de la jalousie », Le Petit Caporal, 27 janvier 1914, p. 3.

24« La vengeance : encore un drame dans le monde des théâtres », Le Matin, 27 janvier 1914, p. 1-2.

25« Drame de la jalousie », Le Petit Caporal, 27 janvier 1914 ; « L’acteur Guidé grièvement blessé par l’amante jalouse », L’Intransigeant, 27 janvier 1914, p. 1.

26« Drame de la jalousie. Un acteur blessé », Le Figaro, art. cité, p. 6.

27« Drame de la jalousie. Un acteur blessé », art. cité, p. 6 ; « La vengeance : encore un drame dans le monde des théâtres », Le Matin, 27 janvier 1914, p. 2.

28« Une demi-mondaine tire sur un acteur et le blesse grièvement », art. cité, p. 1.

29« L’acteur Guidé grièvement blessé par l’amante jalouse », L’Intransigeant, 27 janvier 1914, p. 1.

30« La meurtrière de Paul Guidé est interrogée par le juge », Le Journal, 31 janvier 1914, p. 3.

31« Pourquoi et comment Lise Laurent voulut tuer l’acteur Paul Guidé ? », Le Journal, 27 janvier 1914, p. 1-2.

32« L’acteur Guidé grièvement blessé par l’amante jalouse », art. cité, p. 1.

33Martin-Fugier Anne, Comédiennes. Les actrices en France au xixe siècle, Paris, Éditions Complexe, coll. « Historiques », 2008, p. 330-342.

34« L’acteur Guidé grièvement blessé par l’amante jalouse », art. cité.

35« La vengeance : encore un drame dans le monde des théâtres », Le Matin, 27 janvier 1914, p. 2.

36Ibid.

37Ibid.

38R. M., « Gazette des Tribunaux – Cour d’assises : des acteurs, un drame », Le Figaro, 8 décembre 1914, p. 4.

39Affaire Lise Laurent – arrêt de jugement no 235 du 7 décembre 1914, Cour d’Assises de la Seine, Archives de Paris, D1U8-145.

40« Gazette des Tribunaux – Cour d’assises : des acteurs, un drame », art. cité, p. 4.

41« Les tribunaux : amours d’artistes », Le Petit Journal, 8 décembre 1914, p. 2.

42« Mme Lise Laurent est acquittée », Le Temps, 9 décembre 1914, p. 4.

43Lise Laurent n’est pas créditée au générique, puisqu’elle ne fait qu’une courte apparition dans ce film.

44« La vengeance : encore un drame dans le monde des théâtres », Le Matin, 27 janvier 1914, p. 1-2.

45« Le drame du théâtre Sarah-Bernhardt », Excelsior, 28 janvier 1914, p. 2.

46« Gazette des Tribunaux – Cour d’assises : des acteurs, un drame », art. cité, p. 4.

47Le Film, no 166, décembre 1919. Source : Ciné-Ressources, [http://www.cineressources.net/consultationPdf/web/o002/2347.pdf], consulté le 21 juillet 2022.

48Diamant-Berger Henri, « Mémoires », in Jérôme Diamant-Berger, Le Cinéma d’Henri Diamant-Berger, Paris, Blaq out, 2018, p. 93-94.

49Il s’agit du comédien Édouard de Max.

50Diamant-Berger Henri, « Mémoires », in Jérôme Diamant-Berger, Le Cinéma d’Henri Diamant-Berger, op. cit., p. 95-96.

51« Nos vedettes : Claude Mérelle », Le Petit Marseillais, 2 mai 1922, p. 2.

52« Claude Mérelle », Ciné pour tous, no 84, 10 février 1922, p. 4-6.

53Munto J.-A. de, « Claude Mérelle, Les vedettes de l’écran », Cinémagazine, no 47, 23 novembre 1923, p. 285-287.

54« Une grande présentation : Le Vert-galant (Henri IV), première époque », Le Matin, 12 septembre 1924, p. 4.

55« Les premières de l’écran », Le Journal, 22 janvier 1926, p. 4.

56« La présentation de Rapa-Nui à l’Empire », Le Matin, 17 février 1928, p. 4.

57Munto J. A. de, « Claude Mérelle, Les vedettes de l’écran », art. cité, p. 285-287.

58Une lettre de Claude Mérelle adressée à René Jeanne, datée du 23 janvier 1923, mentionne le « mariage avec Monsieur Decœur du théâtre Sarah-Bernhardt ». Dans cette missive, elle écrit : « Cher Monsieur, Je serais très heureuse que par votre intermédiaire, le nombreux public qui a bien voulu m’adresser ses marques d’amitié à mon égard, à l’occasion de mon mariage avec Monsieur Decœur du théâtre Sarah-Bernhardt soit remercié, aussi vous demanderai-je de bien vouloir me consacrer quelques mots dans Le Petit Journal ». Cette lettre de Claude Mérelle est conservée à la BnF, département des Arts du spectacle, Mn3(24).

59Munto J. A. de, « Claude Mérelle, Les vedettes de l’écran », art. cité, p. 286.

60Powdermaker Hortense, Hollywood The Dream Factory: An Anthropologist Looks at the Movie-Makers, New York, Martino Fine Books, 2013 (1951).

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