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Dita Parlo, avec ou sans accent, l’anti-star entre muet et parlant

p. 123-134


Texte intégral

1Dès les années 1920 l’acteur acquiert une nouvelle légitimé culturelle et artistique renforcée par une presse de plus en plus désireuse de prolonger et d’encourager l’admiration des publics pour de nouvelles stars. Parmi elles, Dita Parlo se distingue par une image, non moins paradoxale d’anti-star alors même qu’elle connaît de grands succès cinématographiques. Née Grethe Gerda Kornstädt, en septembre 1908, à Stettin dans l’Empire allemand, la jeune actrice est âgée de seulement 20 ans quand, en 1928, elle décroche son premier emploi dans l’opérette La Dame au masque de Wilhelm Thiele. Un début prometteur qui l’amène à jouer de multiples rôles dans plusieurs films muets lui valant une certaine renommée. Dans Shéhérazade, réalisé en 1929 par Alexandre Volkoff pour la UFA1, elle incarne une jeune esclave de la princesse. L’année suivante, elle endosse le rôle d’une jeune paysanne hongroise dans La Mélodie du cœur de Hanns Schwarz et tourne aux côtés de Brigitte Helm et d’Ivan Mosjoukine dans Manolesco de Victor Tourjansky. Lorsque le film sonore et parlant apparaît, le succès est quasi-total auprès des publics. Toutefois, il fait aussi l’objet de vives critiques. Par exemple, le manifeste du « contrepoint orchestral2 » signé par Sergueï Eisenstein, Vsevolod Poudovkine et Grigori Alexandrov en octobre 1928, en URSS, prévient des dangers de la sonorisation et défend l’idée selon laquelle les images et les sons ne doivent pas être synchronisés. La presse de l’époque, généraliste et spécialisée, s’empare du sujet et les débats sont nombreux. L’arrivée de la voix à l’écran bouleverse les imaginaires et les représentations construits jusqu’alors par le muet. Elle occupe désormais une place centrale dans les films, à la fois vectrice d’identité culturelle, et porteuse d’univers moraux et affectifs multiples3. La presse évoque alors la phonogénie4 qui renverrait à la qualité vocale de celles et ceux qui font entendre leur voix pour le cinéma, à travers les appareils d’enregistrement. C’est dans ce contexte que plusieurs actrices des années 1930 en France se démarquent par leurs accents qui fascinent autant les cinéastes que les spectateurs. L’accent de Dita Parlo, qui semblait être peu mentionné au début de sa carrière, serait, à en croire certains articles de l’époque, l’élément décisif qui l’empêche de poursuivre son aventure à Hollywood. Ainsi, alors même qu’elle se voit refuser un rôle de l’autre côté de l’Atlantique, l’actrice rentre-t-elle en France pour tourner son dernier film muet, Au Bonheur des Dames (1930) réalisé par Julien Duvivier. S’ensuivent L’Atalante (1934) de Jean Vigo, ou encore La Grande Illusion (1937) de Jean Renoir. Des films, le plus souvent dramatiques et historiques, qui contrastent avec les genres nouveaux des débuts des années trente davantage tournés vers les comédies musicales dans lesquels amours, danses, chansons et légèreté sont omniprésents5. Si l’on regarde l’ensemble des incarnations, souvent graves, parfois plus légères, de la jeune actrice allemande, ainsi que son parcours décrit par la presse de l’époque, un constat s’impose : Dita Parlo illustrerait la transition progressive de l’art muet vers l’industrie du parlant et opterait pour une posture « d’anti-star » qui lui permettrait de valoriser l’artiste de cinéma, sans chercher à tout prix le vedettariat.

2Star malgré elle, la jeune femme adopte un discours et une attitude à l’opposé des codes du star-système et impose aux spectateurs et aux journalistes une autre manière de se faire admirer. En effet, la figure de Dita Parlo ne suscite ni la fascination ni le mystère comme les autres étoiles de son époque. Ses interviews accordées à la presse dévoilent plutôt une personnalité humble et empathique désireuse d’échapper aux quelques futilités que lui réserve le milieu du 7e art. Elle semble aussi plus accessible et proche du public que ses camarades, n’hésitant pas à évoquer ses projets de changement de carrière pour une vie plus modeste ou encore abordant des sujets a priori épineux avec les journalistes de l’époque. S’il est difficile de déterminer qui de la presse, des maisons de production ou de Dita Parlo elle-même est à l’origine de cette image, on peut tout de même rappeler les intentions générales des critiques de l’époque. Emmanuelle Champomier indique d’ailleurs, dans sa thèse de doctorat, à propos des portraits de comédiens :

« Les articles sur une personnalité consistent le plus souvent en bio-filmographies […], accompagnées d’un portrait […]. Ce sont volontiers des articles hommages, des portraits élogieux d’une personnalité particulièrement appréciée par l’auteur de l’article6 […]. »

3Les affinités qu’entretiennent certains journalistes avec des acteurs et actrices mais aussi la promotion de films, amorcée par la presse corporative et les maisons de production, déterminent de fait une conduite éditoriale. Le plus souvent interrogées sur le cinéma et leurs actualités, les étoiles du cinéma se confient également sur leur vie privée7. Ce type de contenu est d’autant plus attractif qu’il fidélise un large lectorat, avide de détails inédits.

4De fait, je tenterai ici de mettre au jour le portrait que la presse généraliste et spécialisée française de l’époque brosse de Dita Parlo afin de voir quelle place y occupent ses origines et son accent. Mon objectif sera aussi de comprendre en quoi Dita Parlo incarne l’anti-star, durant les années 1920-1930.

Avec ou sans voix : entre espoir et promesse d’une carrière durable

5Entre 1928 et 1930, Dita Parlo endosse de nombreux rôles dans des films muets allemands, notamment pour la société de production UFA avec laquelle elle est sous contrat depuis peu. En effet, la jeune femme saisit une occasion nouvelle, celle d’entrer dans « l’école de technique cinématographique de Berlin », lui offrant ainsi la possibilité de suivre des cours de danse, d’escrime ou encore de patinage8 et d’intégrer au plus tôt les plateaux de tournage. Myriam Juan rappelle que les années 1920 voient l’éclosion d’institutions de formation au métier d’acteur, plus ou moins pertinentes. Si l’idée de créer un conservatoire du cinéma en France émerge pour empêcher d’éventuelles escroqueries provenant d’écoles privées, elle demeure en débat9. Du côté de Berlin, le phénomène semble réussir à certains comédiens. Dita Parlo explique à ce propos, à la fin de l’année 1932, pour la revue Cinémonde, qu’ayant terminé ses études elle se dirigea vers la UFA qui avait « créé une école d’artistes d’écran, […] Les cours groupaient douze jeunes gens et douze jeunes filles10 ». Elle poursuit et précise : « Ils durèrent six mois, au bout desquels j’obtins un contrat11. » Un parcours valorisé par Paris-soir dès 1930 alors que Dita Parlo, cantonnée jusque-là aux seconds rôles, dévoile progressivement ses attraits d’« étoile de l’écran12 ».

6Si elle occupe toujours un rôle secondaire dans La Dame au masque (1928) opérette de Wilhelm Thiele, l’actrice est en tête d’affiche la même année dans Le Chant du prisonnier de Joe May, film dans lequel elle joue l’épouse d’un homme incarcéré. L’année suivante, elle campe le rôle d’une bonne à tout faire, devenue fille de joie dans son premier film parlant, La Mélodie du cœur de Hanns Schwarz, toujours pour la UFA. Dans cette dernière fiction, son rôle est plus important mais ne s’éloigne pas totalement des précédents. Dans un entretien accordé à l’hebdomadaire Bordeaux-Ciné, elle explique d’ailleurs :

« Autrefois, j’ai rêvé de rôles entièrement différents de ceux que l’on me donne aujourd’hui. […] J’ai toujours voulu jouer le rôle d’une femme, voyons, comment vous dire…, une femme qui serait, disons, pécheresse en appartenant en même temps bien à ce monde. Aussi lorsque Schwarz, mon metteur en scène, m’expliqua le rôle qui m’était destiné dans “Mélodie du cœur” […] j’appris mon rôle ; parfaitement, […] Mais voyez, cette Julischka, en voilà encore une qui n’est pas “humainement pécheresse”13 ! »

7D’abord cataloguée comme jeune ingénue, l’interprète change d’image lorsqu’elle se dévoile dans des incarnations sinon de pécheresses, du moins de personnages dramatiques exigeant une certaine agilité technique. Pour La Mélodie du cœur, elle profite de ses talents de polyglotte pour tourner trois versions différentes en plus de la version allemande. Elle indique dans ce même entretien, avoir pris soin de jouer « avec quatre tempéraments différents14 » correspondants aux caractéristiques de chacun des quatre pays. Décrite par la presse de l’époque comme curieuse et avide de connaissances, la jeune comédienne, qui parle couramment l’allemand, le hongrois, le français, l’anglais et l’espagnol, ne cache pas son désir d’apprendre le russe15. Dita Parlo s’affranchit des limites qu’imposerait un cinéma parlant en apprenant davantage de langues et poursuit ainsi sa carrière. Bénéficiant du système des versions multiples, la vedette, tout comme d’autres actrices de l’époque telle Lilian Harvey, s’offre une visibilité large et privilégiée, proche de celle des acteurs renommés du temps du muet.

8Forte de son succès et dans le sillage des parcours traditionnels d’une vedette de son rang, la jeune actrice se voit d’ailleurs proposer un rôle par la maison Paramount qui la fait émigrer aux États-Unis. La presse française salue ce qu’elle perçoit d’abord comme gage de talent et de réussite. Comœdia annonce, dès octobre 1928, le partenariat entre Dita Parlo et l’acteur non moins célèbre Maurice Chevalier :

« Dita Parlo, qui vient de remporter dans toute l’Europe un si beau succès dans le film d’Erich Pommer, Le Chant du prisonnier, vient de recevoir la suprême consécration à laquelle aspirent toutes les vedettes européennes : une maison de production américaine l’a engagée pour trois mois dans l’intention de tourner avec elle un grand film où elle aura pour partenaire Maurice Chevalier16. »

9Un voyage aux allures de détour dans la carrière de la jeune femme qui ne verra finalement pas son nom sur l’affiche dudit grand film. Les raisons évoquées sont multiples et relèvent aussi bien de « petits arrangements » que d’un manque d’informations. Le quotidien Le Figaro explique, en septembre 1929, que Dita Parlo n’a pas tenu son rôle « à cause de son léger accent17 », Comœdia préfère, quant à lui, évoquer une erreur de calendrier :

« Comme les prises de vues du film de Maurice Chevalier […] à Hollywood ont été renvoyées à une date ultérieure et que, d’autre part, un rôle important a été confié à Dita Parlo dans un film pour lequel la Ufa fera exécuter les prises de vues au commencement de janvier, la charmante vedette rentrera sous peu à Berlin18. »

10C’est finalement la thèse de l’accent qui est confirmée par la revue Mon Ciné quelques années plus tard, en 1931, le journaliste précisant que « la petite Dita, qui parle couramment l’anglais, a cependant gardé l’accent de son pays, qui ne s’accorde guère avec le “parigot” de Maurice19 ». Quoi qu’il en soit, la presse française, qui avait vu dans ce départ une preuve de notoriété, s’empare de ce retour avec enthousiasme. La concurrence cinématographique entre la France et les États-Unis a des répercussions positives, car certains journalistes profitent de cette occasion pour rappeler en quoi la belle artiste est de toute façon mieux en Europe, voire en France, que dans le nouveau monde20. Cette idée est d’autant plus plébiscitée qu’à peine rentrée à Berlin, Dita Parlo se voit offrir l’un des premiers rôles dans un film français réalisé par Julien Duvivier. Au bonheur des dames, adaptation muette du roman éponyme d’Émile Zola, sort au début de l’année 1930. Si le personnage de Denise Baudu lui plaît, la jeune actrice regrette pourtant qu’il soit encore trop innocent21 et surtout muet22. Rendu absent, comme pour taire tout soupçon de mauvaise interprétation après l’échec hollywoodien, l’accent de Dita Parlo est de fait inaudible dans ce long métrage. Plus tard, au milieu des années 1930, le cinéma parlant s’impose mais les rôles proposés à Dita Parlo dans L’Atalante23 et Rapt ne font pas beaucoup entendre les particularités vocales de la jeune femme, et ce même si, dans ce dernier long métrage, son personnage vient d’une région où l’on parle allemand24. Le journaliste René Jeanne regrette pourtant sa présence dans le film de Jean Vigo où elle incarne Juliette, une villageoise française, rôle pour lequel un accent étranger pourrait « gêner le spectateur25 ». Si les personnages qu’elle campe par la suite lui offrent des lignes de dialogues plus importantes, la presse n’en fait pas mention. Cette dernière préfère s’attarder sur les transformations physiques que la comédienne opère pour chacune de ses incarnations.

« Qui reconnaitrait Dita Parlo, la fille aux cheveux de lin, sous les traits de Mahlia la métisse ? […] une perruque noire de jais encadre son visage pur de madone flamande ; une natte cercle sa tête ; mais ses yeux, quoique légèrement bridés, ne peuvent se départir de leur nostalgie, de cet éclat rêveur, chargé d’infini, qui fait penser aux grandes plaines des Flandres26. »

11Sur les pages de couverture des revues spécialisées (ill. 1), le portrait de la jeune interprète change également selon les films promus. La belle brune au regard profond et séducteur évoquant le séjour à Hollywood27 devient une charmante et souriante femme blonde en 1937 à l’occasion de la sortie de La Grande Illusion28. Dans le film de Jean Renoir, l’actrice incarne une jeune fermière allemande, qui accueille deux prisonniers de guerre en fuite vers la Suisse. L’année suivante, à l’occasion de la sortie d’Ultimatum, Dita Parlo « prête son visage pathétique et tourmenté29 » à son personnage, Anna Salic, une Autrichienne dont le mari, emprisonné, perdra finalement la vie.

Ill. 1. a. – Couvertures du magazine Pour Vous consacrées à Dita Parlo.

© Bibliothèques spécialisées de la Ville de Paris.

Ill. 1. b. – Couvertures du magazine Pour Vous consacrées à Dita Parlo.

© Bibliothèques spécialisées de la Ville de Paris.

Ill. 1. c. – Couvertures du magazine Pour Vous consacrées à Dita Parlo.

© Bibliothèques spécialisées de la Ville de Paris.

12La jeune vedette apparaît alors dans des films dramatiques, dans lesquels ses personnages sont souvent ceux de femmes victimes de situations familiales et conjugales complexes. Elle oscille entre les incarnations de sauveuses, d’espionnes ou de criminelles, parfois sur fond de guerre, mais reste sympathique et attachante dans chacune de ses compositions. Sa voix et son accent qui contribuent à la construction de ses rôles font l’objet de rares questionnements qui suffisent à renforcer finalement le caractère international de la jeune vedette.

Un vedettariat européen et un attachement pour la France !

13Alors que les origines de l’artiste sont davantage évoquées dans les années 1920 au moment où la voix, vectrice d’identité, n’est pas encore perceptible à l’écran, son accent est, quant à lui, indéterminé dans les années 1930 : à peine perceptible pour les uns, allemand pour les autres. L’incapacité à définir l’accent de la jeune femme rappelle les enjeux soulevés par Myriam Juan autour de l’actrice Lilian Harvey30. La star des opérettes-filmées, rattachée elle aussi à la UFA, bénéficie d’un parcours international dès le plus jeune âge. Née à Londres, elle part en Allemagne alors que la Première Guerre mondiale éclate, l’obligeant à séjourner longuement en Suisse et en Allemagne. Les journalistes de l’époque lui prêtent avec peu de précision des accents allemands et anglais. N’ayant pas connu un itinéraire semblable, Dita Parlo est pourtant sujette à cette même ambiguïté, comme l’atteste le commentaire du journaliste Jean Méry pour Cinémonde en 1932 : « dans la voix [de Dita Parlo] on perçoit à peine, sous l’accent anglais, des réminiscences d’accent allemand31 ». Des réminiscences qui, comme le rappelle Myriam Juan, peuvent être très mal accueillies dans un contexte particulièrement xénophobe et dans lequel « l’accent résonne sinistrement en France32 ». Les origines germaniques de la jeune femme et sa nationalité allemande ne sont pas oubliées par les journalistes mais ne font pas pour autant l’objet de remarques négatives. L’incertitude quant à son accent semble donc d’autant plus permise que la vedette cultive son apprentissage des langues et l’art du voyage.

14Expatriée en Amérique, de passage à Berlin, la jeune femme part en croisière, en 1932, au Proche-Orient, mais ce sont ses escales à Paris, ville dont elle est passionnée33, qui sont les plus relatées. D’ailleurs, Jean Lenauer, de Pour Vous, n’hésite pas à donner son opinion sur la star de passage dans la Ville Lumière :

« J’ai eu l’occasion de la voir à Berlin, sa ville natale. Mais chaque fois que je l’ai rencontrée à Paris je me suis rendu compte qu’elle a une “âme française”. Elle est à Paris si prodigieusement différente, si visiblement heureuse, aérée, que je reste toujours confus devant ce spectacle si difficilement explicable34. »

15Bien que Dita Parlo soit née dans l’Empire allemand en 1908, c’est à Stettin exactement qu’elle voit le jour. Située à la frontière de l’actuelle Allemagne, Stettin est l’une des principales villes de la Pologne, pays qui retrouve son indépendance en novembre 1918. En assignant ainsi à Dita Parlo une « âme française », et en accentuant son affection pour Paris, le journaliste contribue à rendre l’actrice parisienne de cœur. De sorte que, tout en étant assimilée à l’Allemagne et sa capitale, Dita Parlo semble en être bien éloignée, au moment où Hitler devient chancelier en janvier 1933. « Internationale en raison de ses voyages35 », la jeune femme exprime elle-même un détachement vis-à-vis de son propre pays et n’hésite pas, en avril 1933, à parler d’Hitler dans Paris-Midi :

« Je n’étais pas allée dans mon pays depuis près de trois ans. Comme c’est changé. Plus rien ne compte là-bas, sauf Hitler. Les studios de cinéma sont fermés. C’est extraordinaire. Je n’ai pas compris. Je ne pouvais pas comprendre. J’avais vu l’Amérique, la France et l’Orient. Je sais qu’il y a d’autres pays que le mien. Il n’y a pas que l’Allemagne. J’étais à Berlin le jour du boycottage des juifs. […] il faut essayer de comprendre et de pardonner. Les Allemands ont été extrêmement malheureux depuis la guerre. Ils ne croyaient à rien et ils ont besoin de croire. Alors Hitler est venu. Il leur a donné une foi. C’est peut-être une foi naïve, mais c’est une foi quand même36. »

16En évoquant frontalement le régime instauré par le chancelier, Dita Parlo marque une distance adroite avec ses origines. Ses créations dans des films français, ses nombreux voyages, lui permettent d’adopter une posture qui se démarque de celle de l’Allemagne des années 1930. Simple observatrice, elle analyse la situation et s’offre alors une image de femme réfléchie et sage, largement encouragée par ses rôles cinématographiques et par la presse de l’époque. Le journaliste Géo Kelber confie son remords d’avoir parlé de l’actualité avec Dita Parlo dans son article pour le quotidien Paris-soir sorti en mai 1933, s’exclamant « De la politique avec une vedette37 ! » C’est pourtant, comme l’indique Rémy Garigues dans Ciné-Miroir, l’« une des rares femmes capables d’aborder dans une conversation les grands sujets politiques et sociaux38 ». Encouragée par la presse qui lui ouvre un espace d’expression précieux, Dita Parlo partage ainsi son point de vue et confie son attachement au 7e art.

Une étoile qui ne cherche pas à briller

17À l’image de ses rôles qui s’étoffent, la persona de l’actrice s’affirme davantage dans la presse tout au long des années 1930. Les articles regorgent de compliments et d’éloges à son égard tandis que les entretiens, plus longs, révèlent une personnalité douée d’intelligence et de curiosité. De fait, la jeune femme ne se contente pas de partager ses opinions politiques mais révèle aux journalistes son goût pour l’écriture en évoquant avec eux ses poèmes et son désir d’être l’auteure de romans39. La plume de l’actrice n’échappe donc pas aux critiques. Parmi eux, le journaliste Jean Vidal livre un portrait complexe de la star :

« Visage mélancolique nourri de rêves et dont les yeux paraissaient regarder toujours au-delà de l’horizon, fatigués de guetter l’impossible sans l’apercevoir. […] Dita Parlo est poétesse. Oui, elle écrit des vers, non pour faire parler d’elle, mais parce que ça lui plaît. Voilà pourquoi elle paraît à la fois beaucoup plus naïve et beaucoup plus profonde que le sont d’ordinaire les étoiles40. »

18En écrivant des vers pour le plaisir et non pour se glorifier, l’actrice dévoile une personnalité singulière d’anti-star. Elle délaisse le cinéma pour d’autres passions et perturbe ainsi l’image d’une artiste dévouée à un seul et unique art. En sus, la mélancolie et le regard profond la caractérisant sont le plus souvent attribués à une forme de sagesse et de lucidité sur le monde qui l’entoure, dont elle préfère parfois s’éloigner :

« Je trouve atroce d’être obligée de savoir par la T. S. F. et les actualités cinématographiques, en un quart d’heure, ce qui se passe dans le monde entier. Je souffre les [sic] guerres, les révolutions, les crimes et les émeutes, […] À cause de cela, je vis de plus en plus à l’écart d’une activité qui m’étourdit. Je sors très peu et n’assiste que rarement à des manifestations mondaines41. »

19Fuyant les événements mondains, Dita Parlo n’hésite pas non plus à exprimer son désir de se « retirer à la campagne, d’être une petite paysanne et de labourer la terre42 ». Bien loin de la star mondiale et ambitieuse, elle brise les codes. Les portraits d’elle proposés dans la presse de l’époque correspondent à l’image qu’elle veut se donner : celle d’une actrice retirée du monde. Cette posture attise d’autant plus la curiosité et l’admiration. La célébrité de la jeune artiste semble, en effet, croître au fil du temps comme le confirme le nombre d’articles rédigés lors de ses apparitions cinématographiques, beaucoup plus conséquent à la fin des années 1930 qu’au milieu (ill. 2.).

Ill. 2. – Nombre d’occurrences du terme « Dita Parlo » dans la presse entre 1928 et 1940, réalisé à partir des données statistiques collectées sur Retronews.

© Retronews.

20Notons que les photographies et portraits de Dita Parlo sont eux aussi plus nombreux dans les années 1930 que dans les années muettes : en 1934 d’abord, année marquée par les films Rapt et L’Atalante, puis autour de 1938, période qui correspond au pic du nombre d’articles parus sur la jeune femme mais aussi aux sorties des films Paix sur le Rhin, Ultimatum, La Rue sans joie, La Grande Illusion. À l’écrit, au sein des articles, le physique de Dita Parlo fait l’objet de remarques élogieuses certes, mais souvent issues de descriptions plus générales sur sa capacité d’expressivité et son jeu :

« Très simple, jolie et gracieuse à souhait, Dita Parlo nous a conté sa courte et brillante carrière et parlé de ses projets. Dans Shéhérazade, elle interprétera le rôle de la petite négresse, et ceux qui compareront ses attitudes du Chant du prisonnier avec celles de ce personnage de composition, découvriront les ressources infinies de son jeune talent43. »

21Elle est donc jolie mais elle est surtout douée d’un talent cinématographique qui lui vaut une « brillante carrière ». De l’autre côté de l’Atlantique, ce profil semble correspondre à celui que propose la journaliste américaine Mollie Merrick qui la décrit en ces termes, dès 1928, pour Evening Star :

« She is small, brunette and somewhat below the beauty scale of leading ladies as they come these days. But she makes up, it seems, for certain pulchritudinous deficiencies by her ability to act44. »

22Là encore, bien loin d’une Lilian Harvey que l’on ne cesse de complimenter pour sa silhouette, ses cheveux et son charme juvénile, l’image de Dita Parlo se forge à partir de son travail d’artiste. Pourtant, quelques jours plus tôt, le même quotidien américain publie un article qui dévoile une image plus glamour en comparant « Miss Parlo » à la star à accent, Greta Garbo, connue pour ses nombreuses incarnations et à la « It Girl », Clara Bow dont la carrière repose en grande partie sur le muet45. Quoi qu’il en soit, sa renommée grandissante est, dès lors, renforcée par la presse française qui semble adhérer, de gré ou de force, à cette image complexe et pour le moins originale qu’offre la jeune femme. Sa persona se construit en partie à travers des rôles, qui, additionnés, façonnent une personnalité unique et forte. Dévouée entièrement à eux et à leurs subtilités, Dita Parlo offre un cinéma raffiné à ses spectateurs. L’attention qu’elle porte à ses personnages, à la fin des années 1930, en est un parfait exemple. Lors de la sortie de La Grande Illusion (1937), elle rappelle notamment en quoi elle est à leur service et propose ainsi une vision singulière de son métier :

« Un film, même sans femme ou sans homme, peut être excellent si son sujet ne comporte pas les éléments que l’on n’y a pas mis. Il y a une femme dans La Grande Illusion, mais elle est à sa place et n’est qu’à sa place, qui est notable. Dita Parlo, elle, ne s’y est pas trompée, on l’admire dans des œuvres où elle paraissait du commencement à la fin ; ce qui ne l’a pas empêchée de dire de la Grande Illusion : “J’ai l’impression d’avoir joué dans le meilleur film de ma carrière.” Elle ne mesure pas l’intérêt d’un film au nombre des images où on la voit et elle a raison46. »

23L’anti-star Dita Parlo ne cherche pas à briller en jouant exclusivement dans des films où elle est en haut de l’affiche. Elle met ainsi en pratique la théorie de Constantin Stanislavski : « Il n’y a pas de petits rôles ; il n’y a que de petits acteurs47. » La comédienne propose une approche noble et modeste du 7e art qui plaît aux critiques de l’époque. Sans renier l’art muet, dont elle est issue, Dita Parlo parvient à créer des rôles certes parlants, mais pour lesquels elle mobilise davantage la gestuelle et le regard que la parole.

« J’aime surtout exprimer ce qui est inexprimable, ce qui ne peut se traduire par des explications véhémentes. Il faut souvent lire au travers d’une attitude, de regards, l’expression de la personnalité. Ce sont ces rôles-là qui m’attirent le plus48. »

24À la fin des années 1930, alors que le cinéma parlant est dorénavant pleinement intégré dans le paysage cinématographique et instaure de nouveaux codes, Dita Parlo incarne pourtant, consciemment ou non, avec les encouragements ou arrangements de et par la presse, un cinéma des débuts, muet, artistique et intelligent49.

25Les pages des journaux français consacrées au cinéma des années 1930 témoignent et contribuent à l’édification de Dita Parlo au rang de vedette. Si, comme pour d’autres célébrités, la presse n’oublie pas de dévoiler des photographies de la jeune actrice, de commenter ses rôles et ses films ou encore ses voyages, il n’en reste pas moins qu’elle met davantage en valeur une figure de femme érudite. C’est pourquoi, ses origines et son accent n’occupent pas une place fondamentale dans le portrait qui est dressé par les quotidiens de l’époque. Ils servent tout au plus d’ancrage à une prise de recul et de position honorables. En effet, Dita Parlo, par son parcours, ses rôles mais aussi ses choix, laisse sourdre les transitions cinématographiques et politiques d’une période charnière qu’est l’entre-deux-guerres. À l’instar d’actrices célèbres de l’époque telle Lilian Harvey, Dita Parlo incarne la star européenne en devenir. Pourtant, ses rôles et l’image véhiculée dans la presse de l’époque, la distinguent des autres célébrités étrangères qui, comme elle, jouent en français avec accent. Loin d’être une vedette d’opérette, Dita Parlo occupe, dès lors, une place unique dans le paysage cinématographique français dont s’emparent les critiques avec intérêt. Les motivations d’un tel engouement sont multiples mais rejoignent un supposé même objectif : les journalistes soucieux de construire un paysage actorial dans lequel chaque célébrité occupe une place, s’arrangent pour mettre en valeur certaines caractéristiques de leurs favorites.

Notes de bas de page

1Universum-Film AG.

2Bilodeau Daniel, « La synchronisation interne dans le cinéma de S. M. Eisenstein », Études littéraires, no 3, 1988, p. 61.

3Le Breton David, Éclats de voix, une anthropologie des voix, Paris, Métailié, 2011, p. 15.

4Voir Juan Myriam, « Aurons-nous un jour des stars ? » Une histoire culturelle du vedettariat cinématographique en France (1919-1940), thèse de doctorat d’histoire, université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2014, 2 vol., p. 428-429.

5Barnier Martin, En route vers le parlant. Histoire d’une évolution technologique, économique et esthétique du cinéma (1926-1934), Liège, Éditions du CÉFAL, 2002, p. 20.

6Champomier Emmanuelle, Contribution à l’histoire de la presse cinématographique française, thèse de doctorat en études cinématographiques et audiovisuelles, université Sorbonne Nouvelle, 2018, p. 348.

7Ibid., p. 352.

8Garrigues Rémy, « Les succès de Dita Parlo », Ciné-Miroir, no 667, 14 janvier 1938, p. 19.

9Juan Myriam, « “On naît acteur de cinéma… on ne le devient pas.” Artiste cinématographique : un métier en quête de formation (1919-1939) », 1895. Revue d’histoire du cinéma, en ligne, no 65, 2011.

10Méry Jean, « Dita Parlo à Paris », Cinémonde, no 217, 15 décembre 1932, p. 11.

11Ibid.

12O. G., « Lorsque Dita se révèle amateur de peintures », Paris-soir, 10 septembre 1930, p. 2.

13Pan Peter, « Une tasse de thé avec Dita Parlo », Bordeaux-Ciné, 19 avril 1930.

14Ibid.

15Giltène Jean, « Mlle Dita Parlo, vedette lettrée », s. n, 4 janvier 1938.

16« Dita Parlo sera la partenaire de Maurice Chevalier », Comœdia, no 264, 21 octobre 1928, p. 6.

17G. V., « Dita Parlo à Paris », Le Figaro, 15 septembre 1929, p. 6.

18« Retour de Dita Parlo à Berlin », Comœdia, no 333, 29 décembre 1928, p. 6.

19Landrin R., « Dita Parlo », Mon Ciné, no 3, 2 avril 1936, BnF, département des Arts du spectacle, 4-RK-17203.

20Quelques années plus tard, Dita Parlo parvient tout de même à obtenir deux petits rôles au sein de productions américaines, Honor of the Family (1931) et Mr. Broadway (1933) sans pour autant que la presse française en fasse véritablement mention.

21« S’ils n’étaient pas acteurs de cinéma… que feraient-ils ? », Pour Vous, no 71, 27 mars 1930, p. 2.

22L. Jean, « Dita Parlo, ingénue du “Bonheur des Dames” », Pour Vous, no 47, 10 octobre 1929, p. 14.

23Suite au succès de la chanson Le Chaland qui passe, interprétée par Lys Gauty en 1933, l’année précédant la sortie de L’Atalante, les distributeurs décident de changer le titre du film de Jean Vigo. L’Atalante devient alors Le Chaland qui passe.

24Dans Rapt (1934) de Dimitri Kirsanoff, Dita Parlo incarne Elsie, jeune Bernoise qui parle allemand et français.

25Jéanne René, « “Le Chaland qui passe”, au Colisée », Le Petit Journal, 21 septembre 1934, p. 6.

26NYC, « Dita Parlo, vedette de “Malhia la métisse” et de “L’Empreinte du dieu” », Le Petit Parisien, 18 août 1939, p. 8.

27Pour Vous, no 143, 13 août 1931.

28Pour Vous, no 440, 22 avril 1937.

29Légende de la quatrième de couverture de la revue Pour Vous, no 519, 26 octobre 1938.

30Juan Myriam, « Aurons-nous un jour des stars ? » Une histoire culturelle du vedettariat cinématographique en France (1919-1940), op. cit., p. 367.

31Méry Jean, « Dita Parlo à Paris », Cinémonde, no 217, 15 décembre 1932, p. 11.

32Juan Myriam, « Aurons-nous un jour des stars ? » Une histoire culturelle du vedettariat cinématographique en France (1919-1940), op. cit., p. 367.

33« Dita Parlo termine un roman et, dût-elle attendre cinq ans, ne veut plus tourner qu’un rôle qui lui plaira », Paris-Midi, 13 décembre 1932, p. 3.

34Lenauer Jean, « Rencontres avec Dita Parlo », Pour Vous, no 96, 18 septembre 1930, p. 4.

35Garrigues Rémy, « Les succès de Dita Parlo », Ciné-Miroir, no 667, 14 janvier 1938, p. 19.

36J. H. M., « Dita Parlo, qui est à Paris, a fait seule un film en Orient, mais il ne sera jamais représenté […] », Paris-Midi, 25 avril 1933, p. 3.

37Kelber Géo, « Au retour d’un beau voyage, Dita Parlo nous dit… », Paris-soir, 4 mai 1933, p. 6.

38Garrigues Rémy, « Les succès de Dita Parlo », Ciné-Miroir, no 667, 14 janvier 1938, p. 19.

39V. J., « Dita Parlo vient à Paris », L’Intransigeant, 8 décembre 1932, p. 6-7.

40Vidal Jean, « Dita Parlo, poétesse », Pour Vous, no 213, 15 décembre 1932, p. 7.

41Parlo Dita, « Éloge et critique de la coquetterie par Dita Parlo », Cinémonde, no 484, 27 janvier 1938, p. 10.

42« S’ils n’étaient pas acteurs de cinéma… que feraient-ils ? », Pour Vous, no 71, 27 mars 1930, p. 2.

43« Une belle artiste », Paris-soir, 5 janvier 1929, p. 5.

44Merrick Mollie, « Movies and movie people », Evening Star, 13 novembre 1928, p. 35. « Elle est petite, brune et plutôt en-dessous de la beauté des grandes dames comme on en voit de nos jours. Mais il semble qu’elle rattrape ce retard esthétique grâce à sa capacité à jouer. »

45« Imported by Paramount », Evening Star, 11 novembre 1928, p. 3.

46Wahl Lucien, « Légèreté de la critique lourde », L’Œuvre, 25 juin 1937, p. 9.

47Stanislavski Constantin, Ma vie dans l’art, Paris, Éditions Albert, 1934, p. 124.

48NYC, « Dita Parlo, vedette de “Malhia la métisse” et de “L’Empreinte du dieu” », Le Petit Parisien, 18 août 1939, p. 8.

49Cette idée rappelle à nouveau celles défendues par le théoricien Constantin Stanislavski qui écrit dans son ouvrage Ma vie dans l’art, op. cit., « Plus l’acteur est grand, plus il s’intéresse à la technique de son art », p. 256.

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