De l’Alliance israélite universelle à l’Alliance française (1860-1883)
L’école et le français en partage, des horizons politiques différents
p. 177-186
Texte intégral
1La période qui couvre la création des deux premières institutions de diffusion du français, l’Alliance israélite universelle (AIU) et l’Alliance française(AF), laquelle s’étend de 1860 à 1883, permet d’accéder durant l’expansion coloniale française, aux conditions de production d’un nouveau type de mondialisation linguistique dont l’école et la pédagogie constituent le centre. En effet, en fonction de ces deux institutions et des contextes dans lesquels elles s’implantent, la pédagogie du français pour les étrangers se construit au sein de l’école dans une relation de tension constante, entre ouverture, fermeture – voire de rejet –, avec l’altérité linguistique et culturelle. La langue française, à la fois langue enseignée et langue d’enseignement, détermine ainsi des partages disciplinaires, des idéologies linguistiques et des pratiques d’enseignement dont la transversalité est forte, mais qui offrent aussi la possibilité de contextualisations inédites.
2En nous appuyant sur le riche corpus constitué par les différents bulletins qui caractérisent cette période, nous souhaitons montrer les spécificités et les transversalités politiques, idéologiques, théoriques et pédagogiques de ces deux institutions. En mettant ainsi en évidence ce qui peut apparaître plus d’un siècle et demi plus tard comme parfaitement identique, il s’agit de saisir l’enjeu qu’a constitué, pour chacune d’elles, la diffusion du français dans des configurations politiques et culturelles différentes. Cette approche constitue l’esquisse d’une histoire connectée en didactique des langues ainsi qu’une contribution à la réflexion sur la relation entre mondialisation et globalisation linguistiques1 au sein de laquelle le français, comme langue d’enseignement, a joué et continue de jouer un rôle important.
Alliance israélite universelle (AIU) et Alliance française (AF) : une histoire partagée, des historiographies décalées
3Associations privées, toutes deux respectivement créées à Paris en 1860 et 1883 par des intellectuels issus pour la plupart de la pensée des Lumières, l’AIU et l’AF s’inscrivent dans un horizon politique et une vision stratégique où la question de la domination et de la puissance française apparaissent comme inversées. Pour l’AIU, il s’agit en effet de venir directement en aide aux communautés juives opprimées situées en Orient et dans le bassin méditerranéen, pour les mener, sur le modèle des Juifs de France, à l’Émancipation. Pour l’AF, il s’agit de seconder la reconstruction de la puissance française et de soutenir la propagande coloniale. Le développement de l’AIU tend à s’effectuer sur le modèle du rhizome2 alors que celui de l’AF, du moins pour la période qui nous intéresse, va favoriser un modèle pyramidal.
4Actuellement, ces deux institutions aux noms évocateurs sont encore connues chacune séparément dans leurs univers sociaux respectifs. Mais alors que la présence de l’AIU s’est progressivement restreinte, d’un point de vue géographique, à Paris et en Israël, notamment après la création d’Israël en 1948 et au moment de la décolonisation en Afrique du Nord, au contraire, l’AF s’est déployée de manière irrégulière tout au long du xxe siècle en dehors de la maison-mère de Paris. Mais elle s’est surtout redéployée après la décolonisation, en 800 centres dans 134 pays différents.
5Les historiographies disponibles sur ces deux institutions sont traditionnellement séparées et ne disposent ni de la même temporalité ni de la même antériorité. L’AIU est en effet constituée en objet d’étude dès le début du xxe siècle. D’un point de vue interne, en 1910, à l’occasion des cinquante ans d’existence de l’Association, un numéro spécial du Bulletin de l’AIU est consacré à la mise en place de cette histoire, déjà constituée en mémoire (des administrateurs, des directeurs d’école, des enseignants…), suivie en 1911 d’une publication complète par un des cofondateurs de l’AIU, Narcisse Leven3, qui fait encore référence4. D’un point de vue externe, son histoire est régulièrement évoquée au sein de la Société des études juives, via la Revue des études juives, fondée en 1880.
6L’AF, pour sa part, n’a commencé à être l’objet d’études historiographiques qu’au début des années 1980, notamment avec l’ouvrage de Maurice Bruézière, L’Alliance française : histoire d’une institution5, qui ponctue les 100 ans de l’association. Elle apparaît souvent en relation avec la promotion de la notion de francophonie, qui commence alors à se doter d’une coloration diplomatique et politique6.
7La création de la Société internationale d’histoire du français langue étrangère et seconde (SIHFLES) en 1987 va favoriser cette dynamique historiographique, mais c’est la fin des années 1990 qui impulse un double développement historiographique durable du côté des sciences politiques7 et du côté des sciences du langage, plus particulièrement en didactique du français langue étrangère8.
8Ce qui est le plus marquant, en dehors de ce décalage épistémologique, c’est que ces historiographies ne sont que très rarement – pour ne pas dire jamais –, envisagées dans une même configuration dynamique et idéologique. Cette étanchéité historiographique ne masque pas pour autant que leur histoire respective présente de nombreux points de contact, dans la mesure où les deux procèdent tout à la fois du même régime d’historicité tout en le fracturant9. Leurs histoires se croisent donc régulièrement et sont marquées par des interdépendances et des convergences significatives.
9Dans les deux cas, pour la période qui nous intéresse, on dispose, d’un point de vue interne, d’archives imprimées très conséquentes avec les différents bulletins disponibles. Pour l’AIU : le Bulletin de l’Alliance israélite universelle (BAIU), (1861-1903), complété par les Rapports de l’École normale israélite orientale, (1886-1905), puis, à partir de 1901, par la Revue des écoles de l’Alliance israélite universelle (REAIU). Pour l’AF : le Bulletin de l’Alliance française (BAF), (1884-1900). Il faut ajouter à cet ensemble les manuels d’enseignement produits dans ces cadres.
10D’un point de vue externe, il existe de nombreuses traces discursives, plus ou moins officielles de l’activité de ces deux institutions dans les journaux et revues de l’époque. En effet, en tant qu’institutions d’un nouveau genre, les premières à être consacrées à la diffusion et à l’enseignement d’une langue étrangère – en l’occurrence le français – à leurs contextes de diffusion, elles ont dû asseoir leur légitimité dans le tissu social de leur époque, par effet de « propagande », dans les médias alors disponibles.
AIU et AF : le français, l’école pour des horizons inversés
11Notre étude, qui s’inscrit dans l’histoire de la diffusion de l’enseignement du français, se limite ici à la place et aux rôles que l’école10 joue pour et dans ces deux institutions. Les deux institutions construisent en effet, en même temps, chacune dans des horizons sociaux et idéologiques distincts, une politique éducative et une politique linguistique fondées sur la diffusion de la langue française. Cette diffusion s’organise rapidement sur l’idée de transmission/appropriation où les liens entre le linguistique (quelle langue ?), le pédagogique (dans quelles conditions ?) et le didactique (selon quels principes méthodologiques) se construisent progressivement en créant une dynamique inédite. Cependant, les deux organisations doivent se comprendre et s’analyser à partir des conditions politiques et idéologiques de leur création qui vont permettre à la fois de les distinguer et de les rapprocher. Notre attention sera plus spécifiquement portée sur les convergences et les divergences d’un point de vue linguistique et didactique.
La création de l’AIU : un soutien au projet émancipateur
12Revenons rapidement aux conditions politiques et idéologiques de la création des deux institutions en 1860 pour l’AIU, en 1883 pour l’AF.
13L’AIU est créée par des Juifs français pour réagir par le biais de la diplomatie, grâce à un réseau d’entraide, aux persécutions dont sont alors victimes les Juifs d’Orient. L’horizon messianique français en constitue le fondement idéologique11. Il repose sur les principes d’émancipation et d’assimilation, notamment linguistique que l’histoire des Juifs de France semble alors réaliser (du moins jusqu’à l’affaire Dreyfus)12. Très rapidement, le pan diplomatique (réaction externe) est articulé au projet pédagogique (réaction interne). La « régénération13 » des communautés doit s’opérer, sur le modèle français par l’éducation et la diffusion de la langue qui a permis l’Émancipation. Mais l’arrière-plan idéologique et politique européen plus général est très complexe, parce qu’il participe de la Haskala14. La question juive en Europe, la montée de l’antisémitisme avec les réactions nationales qui en découlent et le développement des mouvements sionistes15, sont aussi à prendre en compte pour comprendre la position des Juifs de France engagés dans l’entreprise scolaire de l’AIU16.
14La configuration est donc singulière : l’AIU se construit dans la seconde partie du xixe siècle de manière parallèle au projet sioniste. Ces deux projets politiques, fondés tous deux sur l’idée de la responsabilité de la petite frange sociale des Juifs émancipés d’Europe agissant en faveur des communautés juives d’Europe orientale et au-delà, se constituent comme des alternatives pour les Juifs. Si le sionisme s’appuie sur la reterritorialisation radicale des Juifs, l’AIU propose au contraire un projet d’enracinement. En effet, il s’agit de favoriser leur véritable implantation, principalement par le biais de l’économie, au sein des nations alors qu’ils en sont généralement exclus. Mais finalement, c’est une construction transnationale relativement indépendante qui émergera à travers l’usage du français.
15La première école de l’AIU est ouverte à Tétouan au Maroc en 1862. Très vite, d’autres vont suivre dans tout le bassin méditerranéen. L’ouverture des écoles est toujours le résultat d’une demande de la communauté, au terme de négociations internes. Le dispositif de formation des maitres et des directeurs se met en place en 1867, à Paris, avec la création de l’ENIO (École normale israélite orientale)17. Les meilleurs élèves sont recrutés dans les différentes écoles de l’AIU, se forment à Paris pendant trois ans et repartent exercer dans les établissements de son réseau scolaire. Cette circulation des cadres scolaires fait partie intégrante de la construction de l’Institution sur son pan éducatif. Le BAIU no 35, auquel il a déjà été fait référence, parce qu’il célèbre, en 1910, les cinquante ans de l’Alliance, fournit une photographie intéressante de son expansion, dans plus d’une quinzaine de pays du Bassin méditerranéen et du Proche Orient : de 2 écoles en 1862, on est passé à 150 (dont 60 dans l’Empire Ottoman) et de quelques dizaines d’élèves (garçons et filles) à 42 000. C’est désormais la fonction éducative qui soutient l’action diplomatique de l’Alliance.
16Cette construction institutionnelle, fondée sur la circulation des personnes, de la langue française, des savoirs et des discours, notamment pédagogiques, fait émerger une question centrale autour des contacts linguistiques : quelle place réserver à l’altérité linguistique, constitutive des communautés juives du bassin méditerranéen et de l’Asie mineure ? La réalité sociolinguistique plurilingue des communautés constitue dès lors un des éléments-clefs pour comprendre la mise en place des écoles de l’AIU. Le statut des langues à l’ENIO, située à Paris, nous renseigne assez bien sur la force de ce modèle18. Nous avons déjà montré antérieurementque cette diffusion du français, construit progressivement un modèle d’appropriation empirique et fonctionnel, qui donne une place, plus ou moins importante selon les contextes, aux différentes langues en présence19.
La création de l’AF : un soutien au projet de construction nationale
17La création de l’Alliance française en 1883 doit, elle aussi, s’observer dans un ensemble plus global, où la question de la puissance française en Europe est fortement liée à celle de la construction nationale, notamment dans la rivalité avec l’Allemagne et la course aux empires coloniaux20. La diffusion linguistique y est immédiatement associée à l’idée de propagation21 et de colonisation où se reflète en partie la pensée républicaine de Jules Ferry et de son entourage politique. L’horizon de l’AF se déroule en effet autour de deux thèmes fondamentaux jusqu’en 1900, notamment par le verbe et la plume infatigables du grand promoteur de l’AF, Pierre Foncin : la « francisation de la race », et la « conquête morale », deux projets au service du développement de la puissance française :
« L’Alliance Française […] a pour objet de répandre la langue française hors de France et principalement dans nos colonies et dans les pays soumis à notre Protectorat […] faire connaître et aimer notre langue, car c’est peut-être le meilleur moyen de conquérir les indigènes, de faciliter avec eux les relations sociales et les rapports commerciaux, de prolonger au-delà des mers, par des annexions pacifiques, la race française, qui s’accroît trop peu, sur le continent […] Et dans les contrées barbares, de seconder les missionnaires français des divers cultes ou les maîtres laïques français, pour la fondation et l’entretien des écoles enseignant la langue française22. »
18L’AF se propose donc dans un premier temps de s’appuyer sur les divers réseaux scolaires déjà existants dans les territoires visés, et notamment sur le réseau missionnaire déjà bien implanté. Cette stratégie politique pragmatique, souvent indûment associée, selon nous, à une forme d’œcuménisme23, est essentielle pour saisir la tension idéologique qui culmine dans les discours où il est question de conquête morale et pacifique, mais aussi pour comprendre l’opposition immédiate avec le projet de l’AIU. C’est autour des écoles de l’AIU créées en Tunisie que cette opposition apparaît. Paul Melon, envoyé par l’AF pour inspecter le potentiel des écoles tunisiennes note :
« Je traiterai des secondes [les écoles de l’AIU24] qui par la valeur des maîtres, l’excellence de l’enseignement, l’action qu’elles exercent sur une population aussi considérable et aussi importante que les Israélites, sont appelées à rendre de grands services à la cause française. […] Ce que nous cherchons en Tunisie est la francisation complète de la race. […] Quel profit pour nous si par l’école et l’assimilation, nous arrivions à enrôler aujourd’hui sous notre bannière les 66 000 [Israélites] qui vivent dans la Régence […]. Ainsi se trouve jalonnée en Tunisie et en Tripolitaine la route que doit suivre l’Alliance française ; la voie est ouverte dans toutes les directions : par les écoles congréganiste pour franciser les Européens ; par les écoles de l’AIU pour faire pencher vers nos idées les Israélites25. »
19Grâce à la stratégie de l’AF sur laquelle se repose, entre autres le Quai d’Orsay, l’AIU renforce sa position idéologique. Au lendemain de l’Exposition universelle de 1900 – qui pour l’AF représente une première grande reconnaissance26 –, l’AIU réaffirme l’indépendance de ses écoles face aux agents de l’AF qui « voudraient calquer les écoles de l’Alliance sur leurs propres idées ou leurs propres préjugés au lieu de les adapter, comme elles [les écoles de l’AIU] le sont, aux besoins et aux nécessités des communautés qui y envoient leurs enfants27 ».
Contextualisations de l’école en français : pédagogies et altérités
20La mondialisation du français, produite par les deux acteurs institutionnels que sont l’AIU et l’AF, s’appuie sur des stratégies de contextualisation de l’école qui les confrontent à des conceptions bien distinctes de l’altérité. C’est bien l’école, dans les deux cas, qui va constituer le centre de ces contextualisations, le lieu d’acculturations multiples, le lieu de transformations sociales et politiques inédites. La déterritorialisation du français, le processus de détachement initial d’un territoire présumé originel via une institution sociale, l’école, favorise l’émergence de méthodologies et de pédagogies pour en contrôler a priori strictement sa diffusion et sa normativité. Les périphéries semblent dépendre directement d’un centre parisien. De ce fait, l’importance des inspecteurs, du modèle pyramidal – donc géographique – de formation des maîtres et des élèves tend à se renforcer au fil de la construction institutionnelle, c’est-à-dire au fil du processus de contextualisation. Or ce dernier instaure une dynamique sociétale contraire – de type horizontal – où les différents acteurs du terrain éducatif modifient, adaptent sans cesse leurs interventions. C’est finalement une culture scolaire complexe qui émerge, au centre de laquelle le français comme langue d’enseignement et comme langue de référence28 joue un rôle majeur, mais le français est inévitablement en contact avec d’autres langues, qu’il faut dès lors, minorer, accepter ou combattre.
21L’attention portée à la question interlinguistique – c’est-à-dire à l’ensemble des relations du français avec les autres langues en présence – permet d’esquisser deux mouvements de contextualisation qui sont à l’origine de didactiques29 spécifiques du français. La prise en compte de la variation caractérise de manière très claire les deux projets, mais le rapport au centre parisien y est inversé. Pour l’AIU, la reconnaissance de la variation sociolinguistique des communautés juives constitue la base de leurs besoins d’éducation, les différentes langues d’usage des communautés qui forment une mosaïque linguistique complexe seront représentées à l’école afin de maintenir l’équilibre local30. L’AF elle aussi reconnaît cette variation, mais à partir d’un tout autre postulat. C’est à partir de la relation politique à la France (étrangers vs colonisés) qu’elle catégorise a priori les publics ciblés et contextualise de manière plus ou moins forte les méthodes qui leur sont destinées. La méthode directe inventée à l’époque dans un cadre scientifique précis (l’émergence de la phonétique)31 vient renforcer cette catégorisation et permet d’exclure toute autre langue tout en favorisant un type de discours sur ces dernières32. En effet, certaines sont à proscrire (l’arabe en tout premier lieu), d’autres sont quantités négligeables et assimilées à des « jargons » ou « des patois grossiers » (les langues africaines), enfin d’autres peuvent être apprises en retour (l’anglais en particulier). Cette hiérarchie impérialiste va commander toutes les interventions de l’AF pendant sa première période d’expansion, jusqu’au début du xxe siècle.
22Le premier mouvement, représenté par l’AIU, se construit donc très empiriquement tout autant sans doute pour des raisons idéologiques que parce qu’il n’y a pas de modèle dominant préexistant. Il a, comme nous venons de le présenter, un caractère variationniste ascendant : le français y est la langue d’enseignement et une matière enseignée ce qui constitue le point de transversalité à tous les contextes, mais en fonction de ces derniers, les autres langues sont à la fois matières enseignées et langues véhiculaires à l’école. L’objectif d’émancipation des communautés juives favorise la fonctionnalité des langues : la régénération passe par le travail et la construction sociale dans la langue. Par ailleurs, le centre parisien se modifie régulièrement au fil de la construction des écoles.
23Le second mouvement, celui de l’AF, à l’inverse, est d’ordre variationniste descendant quand il vise les colonies : il s’agit de modéliser les pédagogies en fonction d’une anthropologie coloniale et d’objectifs coloniaux précis où l’école a un rôle majeur à jouer. C’est ainsi que voit le jour une pédagogie coloniale33, synthèse étonnante de l’école française34, du modèle militaire35 et des procédés utilisés pour la « francisation » des petits Bretons36. L’instrumentalisation de la méthode directe dans les objectifs coloniaux s’y révèle tout particulièrement. La contextualisation y est très forte, le français est la seule langue de l’école37.
24Quand il s’agit des étrangers (en fait principalement les Anglais et progressivement les Américains), la contextualisation, fondée sur la parité et l’égalité linguistique, est faible, elle tend à viser un horizon bilingue.
Conclusion : l’école en français dans l’AIU et l’AF, clivage dans la mondialisation…
25Notre étude comparative a pu mettre en évidence l’écart significatif entre deux maillages institutionnels d’ordre éducatif et linguistique complètement inédits, qui s’influencent et se croisent, à la même époque, sans s’interpénétrer véritablement.
26L’AIU et l’AF marquent moins leur registre de différences en terme linguistique – le français est la langue d’enseignement – que dans les fonctionnalités, et dans des d’horizons bien distincts qu’elles construisent avec cette langue pour l’école. Leur création représente deux événements historiques importants pour comprendre la diffusion du français et sa place dans la mondialisation linguistique. Le centre parisien, la pédagogie émergente (la méthode directe) les rapprochent, mais leur structuration idéologique les éloigne fondamentalement.
27L’AIU transforme radicalement le maillage social des communautés juives d’Orient. L’émancipation et l’autonomie qu’elle visait ne sera pas acquise au sein des nations mais bien dans la mobilité et le plurilinguisme que ses écoles conditionnent : le français devient rapidement la langue des échanges commerciaux entre les communautés. La transformation du paysage linguistique urbain du Bassin méditerranéen est significative dans cette perspective. La France ne constitue d’ailleurs pas un véritable pôle d’attraction pour les Juifs.
28L’AF contribue aussi à la transformation du maillage social dans les colonies, en renforçant les dispositifs existants (religieux et militaires) avant que les écoles officielles ne s’y installent à partir des années 1910. Mais c’est « l’aliénation » qui en est le fondement, notamment avec la création d’auxiliaires coloniaux indispensables au fonctionnement administratif. Le français non partagé, « langue réduite » dans un premier temps, puis revendiquée à l’identique par les nouvelles élites formera le terreau d’un tropisme franco-français marqué, notamment chez les penseurs de la Négritude.
29Aborder la mondialisation linguistique d’un point de vue historique en posant la relation à l’altérité comme centrale38 nécessite à notre sens la perspective de l’histoire connectée39. Elle permet de comprendre les processus de circulation et d’appropriation, les déplacements des centres et des périphéries ainsi que les transformations des espaces sociaux qui en découlent. L’examen des modalités de création et de développement de l’AIU et de l’AF, apparemment semblables d’un point de vue contemporain, en montrent toute la richesse. Il peut aussi contribuer à une réflexion bien nécessaire à notre temps en montrant la langue comme une archive sociale d’importance historique.
Notes de bas de page
1Spaëth Valérie, « Didactique des langues : une histoire transnationale entre universalité et relativité. Note épistémologique sur la mondialisation et la contextualisation », in Claire Chaplier et Anne-Marie O’Connell (dir.), Épistémologie à usage didactique, Paris, L’Harmattan, 2019, p. 131-162.
2Figure à la dynamique horizontale, qui fonctionne par dérivations omnidirectionnelles. Voir Deleuze Gilles et Guattari Félix, Mille Plateaux : capitalisme et schizophrénie 2, Paris, Éditions de Minuit, 1980.
3Leven Narcisse, Cinquante ans d’histoire : l’Alliance israélite universelle (1860-1910), Paris, Felix Alcan, 1911.
4Kaspi André (dir.), Histoire de l’Alliance israélite universelle de 1860 à nos jours, Paris, Armand Colin, 2010.
5Bruézière Maurice, L’Alliance française : histoire d’une institution, Paris, Hachette, 1983.
6Salon Albert, L’Action culturelle de la France dans le monde, thèse de doctorat d’État en lettres remaniée, Paris, Nathan, 1983.
7Roselli Mariangela, « Le projet politique de la langue française. Le rôle de l’Alliance française », Politix, vol. 9, no 36, 1996. p. 73-94.
8Spaëth Valérie, La formation du français langue étrangère : le paradigme africain et ses enjeux de la colonisation (1880-1900) aux indépendances (depuis 1960), thèse de doctorat en 2 vol., université Sorbonne Nouvelle Paris 3, 1996 ; Cortier Claude, Institution de l’Alliance française et émergence de la francophonie : politiques linguistiques et éducatives : 1880-1914, thèse de doctorat, université Lyon 2, 1998.
9Notamment en posant le français comme ligne de partage culturel et idéologique.
10L’école est effectivement une institution ancienne de diffusion linguistique, en grande partie élaborée à l’étranger dans la configuration chrétienne de la propagande.
11Pour les Juifs de France, la période d’un siècle, située entre l’Émancipation (1791) et l’affaire Dreyfus (1894), réalise la promesse de l’horizon messianique : la France serait-elle leur terre d’accueil ?
12Cf. le mouvement philosophique émergent à l’époque, « la science du judaïsme », où le linguiste Arsène Darmesteter et son frère James jouent un grand rôle. Voir Spaëth Valérie, « Michel Bréal et Arsène Darmesteter : deux savants juifs face au langage, aux langues et au pouvoir », in Jean-Louis Chiss (dir.), Langages, no 182 : « Théories du langage et politique des linguistes », 2011, p. 23-35.
13Au sens donné par l’abbé Grégoire dans son Essai sur la régénération physique, morale et politique des Juifs, Metz, Lamort, 1789.
14Mouvement philosophique et intellectuel représentant les Lumières juives en Europe occidentale et orientale entre les xviiie et xixe siècles.
15Laqueur Walter, A History of Zionism, Londres, Weidenfeld & Nicolson, 1972.
16Kaspi André (dir.), Histoire de l’Alliance israélite…, op. cit. ; Spaëth Valérie, « Mondialisation du français dans la seconde partie du xixe siècle : l’Alliance Israélite universelle et l’Alliance française », in Valérie Spaëth (dir.), Langue Française, no 167 : « Le français au contact des langues : histoire, sociolinguistique, didactique », 2010, p. 49-73.
17Notons qu’André Cassin, un des auteurs de la Déclaration universelle des droits de l’Homme, président de l’AIU entre 1946 et 1970, nommera en 1946 le philosophe Emmanuel Lévinas comme directeur de l’ENIO. Ce dernier assurera cette fonction jusqu’en 1980.
18Omer Danielle, « La formation en “langues orientales” à l’École normale israélite orientale des garçons : des discours aux pratiques (1865-1935) », Documents pour l’histoire du français langue étrangère ou seconde, no 55, 2015, p. 35-56.
19Spaëth Valérie, « Mondialisation du français… », art. cité.
20Hobsbawm Éric, L’Ère des empires : 1875-1914, Paris, Fayard, 1989.
21En 1888, une grande partie du no 8 de la Revue pédagogique sera consacrée à l’œuvre de l’Alliance française sous le titre « La propagation de la langue française ». Le pathos missionnaire français tel que le décrit Blumenberg s’y révèle de manière étonnante : Blumenberg Hans, La légitimité des temps modernes, Paris, Gallimard, 1999.
22BAF, no 1, 1884.
23Cortier Claude, Institution de l’Alliance française…, op. cit.
24Les premières étaient les écoles congréganistes.
25Melon Paul, L’Alliance française et l’enseignement du français en Tunisie et en Tripolitaine, Paris, Dentu Éditeurs, 1885, p. 12-44.
26L’AF y remporte un grand succès grâce aux classes d’indigènes « fonctionnant sous les yeux du public » et pour lesquelles elle remportera un grand prix (BAF, no 82, 1900). Sa présence sera aussi très remarquée à l’Exposition coloniale de 1931, lors du Congrès inter-colonial de l’enseignement dans les Colonies et les pays d’Outre-mer, où sera présenté le fameux manuel d’André Davesne Mamadou et Bineta apprennent à parler français (voir Spaëth Valérie, La formation du français…, op. cit. et Spaëth Valérie, Généalogie de la didactique du français langue étrangère. L’enjeu africain, Paris, Didier Érudition, 1998).
27BAIU, no 26, 1901, p. 95.
28Dabène Louise, Repères sociolinguistiques pour l’enseignement des langues : les situations plurilingues, Paris, Hachette, 1994.
29Nous distinguons la didactique, une forme d’organisation conceptuelle et méthodologique de la transmission, de la pédagogie, qui en est la mise en œuvre dans la relation de classe.
30Les négociations seront tout aussi importantes sur ce plan concernant l’enseignement de l’hébreu par les rabbins que celui du turc ou de l’arabe (avant 1914, la plupart des écoles de l’AIU, rappelons-le, se trouvent dans l’Empire Ottoman).
31Passy Paul, De la méthode directe dans l’enseignement des langues vivantes, Paris, Armand Colin, 1899.
32Spaëth Valérie, « Un laboratoire de la didactique du français langue étrangère : la méthode directe à l’épreuve de l’altérité (1880-1900) », in Valérie Spaëth (dir.), Langue française, no 208, « Didactique du français langue étrangère et seconde : histoire et historicités », 2020, p. 63-79.
33Que nous nommons ainsi à partir de « la pédagogie indigène » mise en place en AOF (Afrique occidentale française) au début du xxe par le premier inspecteur Général, Georges Hardy, qui en fera la synthèse (Hardy Georges, Une conquête morale, l’enseignement aux indigènes, Paris, Armand Colin, 1917).
34Le dispositif pyramidal, le classement, le quadrillage territorial, la centralisation institutionnelle, etc.
35Cf. la « méthode expéditive » mise au point par le général Faidherbe, présentée dans les colonnes du BAF no 5-6, en 1885, p. 66.
36Cf. la notion de « français réduit » d’Irénée Carré, tirée de sa Méthode pratique de langage, de lecture, d’écriture, de calcul, plus spécialement destinée aux élèves des provinces où l’on ne parle pas français et qui arrivent en classe ne comprenant ni ne sachant parler la langue nationale (Paris, Armand Colin, 1889), adaptée en 1891 dans une méthode destinée aux colonies : De la manière d’enseigner les premiers éléments du français aux Indigènes de nos colonies et dans les pays soumis à notre protectorat, dont le BAF no 36 rend immédiatement compte, p. 18-22.
37Voir Spaëth Valérie, « Un laboratoire… », art. cité.
38Gruzinski Serge, Les quatre parties du monde. Histoire d’une mondialisation, Paris, La Martinière, 2004. Voir aussi Spaëth Valérie, « Une histoire de la notion de français langue étrangère (FLE), des pratiques à une discipline », in Jean-Louis Chiss (dir.), Le FLE et la francophonie dans le monde, Paris, A. Colin, 2021, p. 2-54.
39Subrahmanyam Sanjay, Explorations in connected History, From the Tagus to the Ganges, Oxford, Oxford University Press, 2005 ; Subrahmanyam Sanjay, 2014. Aux origines de l’histoire globale, leçons inaugurales du Collège de France, Paris, Fayard, 2014 ; Boucheron Pierre et Delalande Nicolas (dir.), Pour une histoire-monde, Paris, PUF, 2013.
Auteur
UFR Littérature, Linguistique, Didactique (LLD), Université Sorbonne Nouvelle.
Valérie Spaëth est professeure des universités en sciences du langage et didactique des langues. Elle a été directrice du laboratoire DILTEC EA 2288 (Didactique des langues, des textes et des cultures) de 2014 à 2020. Elle est actuellement directrice de l’UFR Littérature, Linguistique, Didactique (LLD) de l’université Sorbonne Nouvelle. Ses travaux portent sur la question du traitement et de la place de l’histoire en didactique des langues et notamment en didactique du français langue étrangère (DFLE). Elle est spécialisée dans l’exploration des conditions politiques et idéologiques de la diffusion et la circulation à l’étranger de l’enseignement du français entre 1860 et 1960. Elle s’est tout particulièrement intéressée à la mise en place des premières institutions de diffusion de l’enseignement du français, l’Alliance israélite universelle et l’Alliance française. Elle porte depuis 2020 le projet Collex-Persée CLIODIFLE, qui construit la première bibliothèque numérique des archives en DFLE. Le point sur l’ensemble de cette réflexion historique l’a amenée à rédiger le chapitre « Une histoire de la notion de français langue étrangère (FLE), des pratiques à une discipline », paru en 2021 dans Jean-Louis Chiss (dir.), Le FLE et la francophonie dans le monde, Paris, Armand Colin, p. 2-54.
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