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Préface

p. 7-12


Texte intégral

1Cet ouvrage sur les petits arrangements avec la biographie, coordonné par Anne Bléger et Myriam Tsikounas, trouve son origine dans une journée d’étude organisée à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne en lien avec Numapresse1, projet qui vise à proposer une histoire littéraire et culturelle de la presse française du xixe siècle au xxie siècle fondée sur les corpus de presse numérisés et des outils de lecture automatisée de ces corpus.

2Dans le cadre d’interrogations sur la production par la presse, depuis le xixe siècle, d’un savoir sur les identités, les parcours et les récits de vie des acteurs de la vie publique, Numapresse s’est interrogé sur la manière dont la presse gérait la production des récits de vie dans un contexte de démocratisation médiatique. Comme l’a montré Adeline Wrona2, la presse constitue un espace essentiel de fabrication des biographies aux côtés des dictionnaires des noms propres, notamment en mobilisant, pour reprendre la terminologie de Roland Barthes, des biographèmes, c’est-à-dire des unités élémentaires biographiques, vraies ou parfois fausses, plébiscitées pour leur brièveté, leur mémorabilité, leur viralité et aussi pour une certaine capacité à, additionnées, composer des formes de vies, discontinues et morcelées, aptes à se fixer dans les mémoires3.

3Parallèlement, Numapresse s’est employé, à partir d’une réflexion sur la compréhension générale des poétiques et des imaginaires médiatiques au xxe siècle4, à étudier la manière dont la presse rendait compte de l’essor et de l’émergence d’un média concurrent comme le cinéma5. Le chercheur en humanités numériques, Pierre-Carl Langlais, a mis en évidence le fait qu’une rubrique cinématographique émergeait dans plusieurs quotidiens à partir de la deuxième décennie du siècle (le 17 octobre 1913 pour Le Journal, le 28 novembre 1913 pour Le Matin par exemple) et qu’à partir des années vingt, parallèlement à la presse spécialisée développée quelques années plus tôt, la plupart des journaux quotidiens se dotaient d’une page hebdomadaire cinéma qu’ils allaient garder avec des variantes une dizaine d’années. Un explorateur de ces pages cinéma est accessible au public sur le site du projet6. L’analyse spécifique de la page cinéma permet de faire émerger toute une série de textes que l’on ne peut pas vraiment classer comme de la critique – écho, réclame, article de fond, jeux concours7 – et qui participe de l’émergence d’un discours cinématographique. Longtemps, en France, les recherches se sont focalisées sur la critique de cinéma laissant de côté ces autres articles, parfois microscopiques et anonymes, mais qui contribuent à la culture du cinéma et à l’essor du vedettariat. Ces pages cinéma favorisent la construction de la mythologie populaire du 7e art, de ses stars à ses stéréotypes visuels. Très fortement illustrées, elles donnent lieu, en effet, à des compositions virtuoses qui annoncent les formats plus visuels de la presse et des newsmagazines du second xxe siècle. Ces pages, avec celles des revues et des magazines sont, autant que les salles obscures, les espaces où se fabriquent les vedettes.

4Il était donc naturel qu’à la confluence de ces deux pistes de recherche, un livre soit dédié aux arrangements biographiques avec la vie des stars du cinéma depuis le muet jusqu’aux années trente. Myriam Juan dans sa thèse8 a déjà en partie exploré ce sujet à partir des magazines de cinéma qui florissent à partir de 1919 – Ciné pour tous, Cinéa, Cinémagazine, Mon Ciné, Ciné-Miroir, Cinéa – mais il fallait ajouter à ce corpus l’immense masse des quotidiens et réfléchir aux effets d’hybridation entre les faits divers, les nouvelles étrangères, la page féminine et la page cinéma, à la reprise éhontée de la fausse nouvelle et de la rumeur9 et à tous les phénomènes de transformations du réel que permet paradoxalement la page de journal.

5Ce phénomène d’arrangements biographiques ne débute pas évidemment avec le cinéma. Antoine Lilti a montré comment les mécanismes de la célébrité qui représente une nouvelle forme de notoriété, distincte de la gloire ou de la réputation, se mettent en place depuis la fin du xviiie siècle, en même temps qu’un espace public lié à l’émergence de l’opinion, des journaux et de la libéralisation des échanges10. Dès ce moment au moins, les personnalités publiques – hommes politiques, artistes, journalistes – ont appris à veiller à leur image médiatique en gommant, si nécessaire, certains aspects de leur vie. « Les biographies d’artistes varient souvent, bien fol est qui s’y fie. La faute – on pourrait dire les fautes – en est moins aux biographes qu’aux artistes eux-mêmes, chargés, la plupart du temps – eux-mêmes – de ces sortes de panégyriques où ils se plaisent à étaler, sous le jour le plus favorable, leurs intéressantes personnalités11. » Ainsi, dès les années 1820, le directeur de journal Émile de Girardin, s’est approprié définitivement le nom de son père naturel alors qu’il n’avait pas été reconnu par lui, s’est doté d’une famille imaginaire et a modifié sa date de naissance en s’appuyant sur la force de conviction et de diffusion des périodiques. Mais avec les acteurs de cinéma, le phénomène, sans doute, s’amplifie puisque ceux-ci représentent « à la fois une figure et une figure de figure : le processus d’incarnation s’y voit redoublé et donc problématisé, au point même de troubler les repères identitaires12 ». Les très nombreux arrangements avec le réel pris par les portraits médiatiques des acteurs de cinéma, bien avant les réseaux sociaux, n’ont pas échappé d’ailleurs aux journaux prompts eux-mêmes à relever le caractère presque fatalement légendaire de la biographie cinématographique.

6On verra ici, dans ce livre passionnant, que le récit biographique journalistique des vedettes peut être modifié pour de multiples raisons, volontaires ou involontaires, à l’instigation de multiples acteurs (acteurs, réalisateurs, producteurs, journalistes, direction du journal), la vedette ou la star étant un tissu composite articulant plusieurs types de principes : le personnage, la personne privée, l’acteur, la personnalité médiatique et sociale. L’intérêt de cet ouvrage, résolument pluridisciplinaire, est d’analyser la fabrique du récit de vie et de montrer à partir de quelques cas précis tirés de l’entre-deux-guerres, ce qui peut entraîner le dévoiement de l’histoire personnelle.

7D’abord le journal n’est pas spécifiquement destiné à accueillir une biographie complète mais plutôt un portrait à un instant T au prisme de l’actualité cinématographique. Les journalistes de cette page ne sont pas des enquêteurs, ils n’en ont généralement ni les moyens, ni le temps. Les articles de ce volume ont donc beau jeu de montrer le nombre ahurissant de détails farfelus, rocambolesques ou invraisemblables colportés à propos des vedettes13. En fait, surtout dans les premiers temps du 7e art, la page cinéma est une page largement promotionnelle. En témoignent la part importante de réclames qui l’emplit mais aussi le très grand nombre d’articles prêts à l’emploi, rédigés pour être resservis dans plusieurs journaux à la demande de l’industrie cinématographique. Les phénomènes de viralité très importants et l’absence de fact checking permettent à des informations erronées de circuler très rapidement.

8Les récits de vie, fragmentaires, conjoncturels et liés la plupart du temps à la sortie d’un film, paraissent souvent écrits à l’aune des rôles de la vedette selon une large fabrique fictionnalisante qui sert les lecteurs, le journal et le film. Les stars peuvent se prêter au jeu comme le montrent les déclarations ironiques de Paulette Goddard après le tournage des Mémoires d’une femme de chambre, mis en scène par Jean Renoir : « Ce serait tout à fait ma biographie […] si j’avais vécu au siècle dernier en France et si j’avais été femme de chambre14. »

9Tout un jeu d’écriture se met en place dans la presse et notamment dans les interviews, s’évertuant à distinguer ou à confondre personne et personnage, comme le montre l’article d’Anne Bléger dans ce volume. Lors de la rencontre avec l’acteur, un des premiers réflexes du journaliste est donc de comparer la personne réelle avec son double à l’écran.

« Jaque Catelain fera dans ce film sa rentrée sur nos écrans dans un personnage de prince charmant : il est, en effet, élégant, délié, fort joli à voir et sa silhouette semble le désigner pour un rôle de ce genre. Mais il ne donne pas l’impression visuelle d’avoir le caractère très facile : traîtrise de l’objectif ! Il est au contraire doux, plaisant à vivre, réellement charmant15. »

10Ce procédé qui brouille la frontière entre le monde réel et celui de la fiction est, en fait, plus habile que maladroit car il permet d’introduire le discours sur la vedette, soit précisément ce que les lecteurs et les lectrices désirent lire. Par la métalepse, figure qui permet de voir le personnage sortir de l’écran, les journaux se font le relais de l’entreprise de starification des magazines spécialisés mais à plus petite échelle, avec moins de moyens, quitte effectivement à arranger les vies. Ainsi dans un paragraphe apparemment anodin de sa critique de Shirley l’aviatrice, Natalie Pilenko, en exfiltrant la petite Shirley Temple du film, conjugue la métalepse avec un énallage – le remplacement d’une personne grammaticale par une autre – qui permet à chaque lectrice de se penser mère de l’enfant prodige.

« Les grands aviateurs brusques et sympathiques, la tempête, les immenses avions ne sont qu’un fond, un décor en sous-impression pour l’extraordinaire gamine qu’est la petite Shirley. Lorsqu’elle lèche ses lèvres barbouillées de chocolat, ou qu’elle découvre sa poupée de Noël, c’est une vraie enfant, la vôtre peut-être, simple et naturelle comme seul peut l’être un bébé de cinq ans. Elle joue dans le vrai sens du mot16. »

11La journaliste, dans ce cas-là, constitue le trait d’union entre la fan et la vedette. Elle est porteuse des rêves du lectorat, qu’elle peut retranscrire grâce à l’énallage journalistique, ce fascinant jeu de pronoms qui permet de donner au lecteur le sentiment d’une proximité avec la star, une proximité finalement si perturbante que, selon l’historien du cinéma René Jeanne, la plus simple des midinettes ou des dactylos se disait « Pourquoi pas moi ? » et se crut capable de donner au cinéma français la Sarah Bernhardt ou la Réjane qui lui manquaient.

12Le récit de vie peut aussi être modifié à l’instigation de la vedette concernée qui peut s’appliquer à vouloir cacher tel ou tel épisode de sa biographie (origine sociale, liaisons, maternités ou plus rarement paternités, prostitution, voire même criminalité comme dans le cas de Lise Laurent17). Dans ce cas, le plus bénin, mais aussi le plus courant, de ces oublis concerne l’âge des vedettes parfois enclines à se rajeunir au-delà des limites du vraisemblable : « quand, dernièrement, Billie Dove […] écrivit sans trembler vingt-huit ans, on crut à une erreur… tout le monde n’est pas fort en mathématiques et chacun peut se tromper ! Jusqu’en 1927, elle était officiellement née avec le siècle nouveau, au beau milieu de janvier 1900 ; en 1928 elle avait rajeuni d’un an et en 1931, miraculeusement, Billie était née en 1903… Depuis, elle continue, et si mes calculs sont justes, en 1944, elle atteindra sa dix-huitième année18 ». Certains ou certaines, plus prudents, se contentent de garder un silence apte à accroître le mystère. France-Soir, en 1946, dans un article ironique et admiratif, se penche sur les cinq mystères qui font de Paulette Goddard la « star sans âge et sans passé » : son nom, son âge, son mariage avec Charlie Chaplin, son divorce avec le même et son enfance19.

13Le vedettariat naissant peut aussi amener à exagérer, à véhiculer des rumeurs, à rechercher le scoop parfois au mépris de la vérité, voire à créer de toutes pièces une nouvelle pour ensuite mieux la démentir. La France s’inspire du barnum hollywoodien. « Il suffit que deux vedettes goûtent ensemble pour que l’agent de publicité, tapi derrière un magnolia, invente un roman que tous les journalistes d’Amérique lanceront avec un luxe de détails qui, du Minnesota au Massachusetts, fera rêver les dactylos20. » La grande machinerie médiatique tourne ainsi souvent à plein régime en étant alimentée par la rumeur et le potin, pour le pur plaisir des lecteurs plus attachés à la répétition jouissive de la nouvelle et de son démenti qu’à sa réalité. Ce sont les excès largement déréalisants, plus que fictionnalisants, du sensationnalisme de flux analysé par Yoan Vérilhac21.

14D’une manière plus générale, des scripts attendus peuvent amener à mettre en avant certains aspects de la vie ou de l’éthos des vedettes (les origines provençales et provinciales de Fernandel22, la « francité » sensuelle de Lila Damita23, le côté anti-star de Dita Parlo24) en en passant d’autres sous silence (la carrière d’assistante-réalisatrice d’Ève Francis et son côté intellectuel25). C’est de bonne guerre car, comme le constate Pierre-Gilles Veber, c’est souvent la condition sine qua non de la réussite : « La réussite à l’écran s’accompagne de beaucoup de bluff, et le bobard est de rigueur. Car si la star disait : “Je ne suis qu’une petite bonne femme sans prétentions”, le bonisseur, l’imprésario, le producteur la bâillonneraient aussitôt, tandis que par le truchement d’un haut-parleur, un disque commencerait à hurler des vérités admirablement truquées26. » Un récit qui ne prend pas et voilà, comme pour Jeanne de Balzac qui avait pourtant déjà l’attractivité d’un nom illustre, une starification ratée27.

15À un moment d’essor de la cinéphilie, époque aussi très intéressante car la bascule du cinéma muet vers le parlant redistribue les cartes du vedettariat, cet ouvrage passionnant permet d’évaluer la manière dont la presse fabrique et rend visibles les stars de cinéma dans l’entre-deux-guerres, au mépris parfois et même souvent du vrai.

Notes de bas de page

1Ce projet (ANR-17-CE27-0014) est financé par l’Agence nationale pour la recherche. Ses résultats et ses outils peuvent être consultés à l’adresse [www.numapresse.org].

2Wrona Adeline, Face au portrait. De Sainte-Beuve à Facebook, Paris, Hermann, coll. « Cultures numériques », 2012.

3Ces interrogations ont fait l’objet d’un colloque « La fabrique médiatique des récits de vie. Circulation des biographèmes de Vapereau à Wikipedia », tenu à Lyon en janvier 2023.

4À partir de plusieurs journées d’étude tenues à l’université Paul-Valéry-Montpellier 3 et à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.

5Voir ici sur la chaîne YouTube de Numapresse la retranscription de la première journée : [https://www.youtube.com/watch?v=wjbQZN5YI8k&list=PLwPO_Uywn6ey0YE9fFMbq-hptxepfd5Pj].

7On renvoie dans ce volume à l’article de Myriam Juan.

8Juan Myriam, « Aurons-nous un jour des stars ? » Une histoire culturelle du vedettariat cinématographique en France (1919-1940), thèse d’histoire, université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2014.

9Pinker Roy, Fake news et viralité avant internet, Paris, CNRS Éditions, 2020.

10Lilti Antoine, Figures publiques : l’invention de la célébrité (1750-1850), Paris, Fayard, coll. « L’épreuve de l’histoire », 2014.

11La Presse musicale, 1er février 1891.

12Wrona Adeline, op. cit., p. 310.

13Ainsi Myriam Tsikounas compare de manière impitoyable la biographie reconstituée à partir de documents d’archives du comédien Ivan Mosjoukine et les récits biographiques des journaux dans l’entre-deux-guerres.

14Constantin P.-A., « Cinq mystères font de Paulette Goddard la star sans âge et sans passé », France-Soir, 29 mai 1946, p. 1.

15Delrée Thérèse, « En Marge du Château de rêve, Lucien Baroux, les salades et les chèvres », L’Intransigeant, 19 août 1933, p. 8.

16Pilenko Natalie, « Les miracles – Shirley l’aviatrice », L’Intransigeant, 22 décembre 1934, p. 10.

17Voir à l’intérieur du volume l’article d’Anne Bléger.

18Not Marcelle, « Rajeunissements de stars. Les miracles mensongers », L’image, 1er janvier 1933, p. 10-19.

19art. cité.

20« Le Docteur Léo C. Rosten détruit les légendes de Hollywood », 7 jours, 19 juillet 1942, p. 11.

21Vérilhac Yoan, Le Sensationnalisme, Paris, Les Prairies ordinaires, à paraître en 2024.

22Voir dans ce volume l’article d’Adrien Valgalier.

23Voir dans ce volume l’article de Corinne François-Denève.

24Voir dans ce volume l’article de Solène Monnier.

25Voir dans ce volume l’article de Paola Palma.

26Veber Pierre-Gilles, « Vies romancées », Le Matin, 22 juillet 1938, p. 4.

27Voir dans ce volume l’article de Béatrice de Pastre.

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