Le Prince contre le négociant ? Le négoce livournais vu par le pouvoir toscan du xviiie siècle
p. 463-473
Texte intégral
1Dans le grand-duché de Toscane, les négociants livournais des xviie et xviiie siècles se distinguent par leur mobilité, leur fréquente appartenance à une minorité religieuse et leur fort investissement dans leur profession, signe d’une culture et d’une formation différentes de celle des élites dominantes du grand-duché (l’engagement prédominant dans l’activité de négoce facilite la distinction entre le monde du negotium et celui de l’otium, qui dispose de richesses permettant de dégager le temps nécessaire à l’investissement dans les affaires de la cité et le service du Prince ; plus que le commerce lui-même, c’est la volonté supposée des négociants de faire de la recherche du profit leur premier objectif qui fait problème et les éloigne d’une culture nobiliaire légitimante1).
2Les traits distinctifs du négoce livournais restent pertinents d’un siècle à l’autre, même si les négociants s’enracinent davantage dans l’espace et la culture locale. Néanmoins, le schéma de différenciation idéologique, qui met à part négoce et élite toscane, parce qu’il est un moyen de pouvoir et d’organisation sociale, marque longtemps les mentalités2.
3L’objet de cette communication est cependant ailleurs : il s’agit de mieux comprendre pourquoi, à partir d’un tel schéma de distinction, déjà largement constitué au début du xviiie siècle, et donc à partir d’un substrat idéologique favorable, la mise en place de la nouvelle dynastie des Lorraine, qui succède en 1737 aux Médicis, marque l’essor d’une rhétorique hostile aux négociants de Livourne, rhétorique ou si l’on veut schéma discursif dans lequel émerge une représentation négative de l’altérité négociante : désormais perçue comme étrangère à la Toscane, cette altérité devient ainsi problématique.
Traits structurels du négoce livournais
4Entre le xviie et le xixe siècle, le commerce portuaire de Livourne est dominé par les réseaux du grand négoce international. Grâce à ces réseaux, Livourne a pu devenir un grand port d’entrepôt et s’insérer dans la toile des grands ports méditerranéens. Espace de médiation commerciale, les maisons de commerce y négocient, le plus souvent pour des correspondants, les marchandises venues d’Europe du Nord et des pays méditerranéens.
5Les négociants livournais tirent donc surtout leurs profits de commissions et d’opérations de change et de crédit. Qu’ils soient à leur compte ou agents de firmes qui les emploient, la plupart sont liés à des groupes transnationaux, donc partie intégrante du capitalisme marchand qui anime alors les grands courants d’échanges en Méditerranée. Cela modèle la composition du groupe : pendant toute la période du port franc (1676-1868), les principaux négociants de Livourne sont issus des diasporas méditerranéennes (juifs séfarades et Grecs orthodoxes, surtout) et des puissances commerciales de l’Europe du Nord-Ouest (Hollandais, Scandinaves et surtout Anglais3).
6Au xviie siècle, les ressources qui permettent à ces négociants de dominer le commerce de la place constituent en même temps des éléments de différenciation radicale vis-à-vis de la société toscane. Cette altérité est à la fois religieuse, spatiale et sociale. Elle est acceptée, sanctionnée par les grands-ducs de Toscane au travers de textes législatifs (les Livornine des années 1590-1593) qui reconnaissent les minorités issues du négoce (les « nations ») et leur accordent des garanties religieuses, des privilèges fiscaux, la liberté de circuler ainsi que la protection du Prince4.
7Les solidarités familiales et communautaires qui assurent la supériorité commerciale sont largement liées à l’appartenance religieuse : le judaïsme, puis l’orthodoxie et le protestantisme s’intallent avec les négociants, parfois non sans mal, dans la cité. Au moins jusqu’à la fin du xviiie siècle, au travers des privilèges concédés par les grands-ducs, les minorités religieuses sont tant bien que mal tolérées pourvu qu’elles restent à leur place5. Et dans le grand négoce livournais, les conversions sont rares, d’autant que les négociants exercent pendant toute la période du port franc d’entrepôt une notabilité communautaire qui les maintient dans une position de représentation des minorités.
8La mobilité des négociants est forte, non seulement parce qu’ils voyagent souvent pour leurs affaires, mais aussi parce qu’une bonne partie d’entre eux ne fait que passer dans la ville, y résidant quelques années, voire quelques mois. Même pour les « nations » les plus enracinées dans la cité, comme la « nation » juive, le roulement est important et contribue fortement au caractère allogène du groupe.
9Le système des privilèges et exemptions fiscales ne contribue pas non plus à leur intégration dans les élites de la cité. Cette intégration suppose en effet d’acquérir le droit de bourgeoisie, qui suppose à son tour la possession d’un bien immeuble dans la commune. Or, une telle acquisition fait perdre les exemptions fiscales permises par les Livornine. De sorte que le système du port franc tend plutôt à la pérennité d’un groupe marchand allogène qui est au sommet de la fortune locale et des « nations », mais en marge de l’élite municipale et des élites toscanes, tant il est vrai que posséder terres et biens immobiliers est une condition indispensable d’appartenance à ces élites.
10Il pourrait en aller différemment pour les négociants juifs, qui deviennent sujets du grand-duc lorsqu’ils sont acceptés dans la communauté (système dit de la « ballottazione »). Longtemps dominants sur la place, les notables de la communauté, soit les grandes familles du négoce séfarade, sont en général propriétaires d’immeubles et souvent présents dans la cité depuis plusieurs générations6. Mais l’intégration se heurte ici à la prévention religieuse, beaucoup plus forte dans le clergé et la société locale. Dans le cas des négociants juifs, leur condition religieuse ainsi que l’importance numérique de la communauté juive les laisse au seuil de l’intégration à l’élite locale.
11Encore que la culture pourrait être un moyen de rapprochement, tant il est vrai que Livourne est un espace de circulation et de passage culturel, animé par un commerce — celui des livres surtout — qui place les négociants au centre de l’échange. Mais la formation des négociants livournais et celle des élites toscanes, même si la bibliophilie et les lectures peuvent rapprocher, est très différente. Le passage par l’université de Pise, par exemple, qui est un élément important d’acquisition des attributs et des titres de la culture dominante, ne concerne pas le négoce livournais, bien souvent formé différemment et ailleurs7. Cette différenciation culturelle reste forte jusqu’aux Lumières.
12La notion de « forestiere », d’étranger, étant alors davantage un terme qui désigne celui qui est de passage, qui n’est pas intégré à la cité et à ses normes (plus qu’un marqueur d’origine), on comprendra que les négociants livournais soient perçus comme un groupe certes économiquement utile, mais socialement différent et en marge du grand-duché. À cet égard, les cas d’ascension vers les sommets de l’élite toscane ne doivent pas tromper : ils concernent des catholiques et débouchent le plus souvent sur un transfert à Florence et hors du négoce. D’ailleurs, la position sociale des négociants livournais rejaillit sur la ville, elle-même perçue comme indispensable à l’économie et à la puissance toscane, mais en même temps différente et marginale. Cela ne signifie pas, sous les Médicis, que cette situation pose problème, car elle a largement été voulue par cette dynastie. Le plus souvent, l’altérité de la cité négociante est plus enregistrée que blâmée, d’autant qu’elle constitue une vitrine de la dynastie et qu’elle a été étroitement associée, dès sa fondation, à la construction de l’État toscan8.
13Les Médicis ont en effet eu un rôle essentiel dans la mise en place du système livournais. Ils entretiennent des liens privilégiés avec cette ville, qu’ils ont créée et dont ils protègent les marchands. Dès la création du port, à la fin du xvie siècle, ils ont voulu y attirer les négociants, ce qui les a conduits à édicter les Livornine mais aussi à maintenir avec constance leur politique d’accueil des « nations » négociantes, y compris lorsque la conjoncture politique et religieuse, en Italie, poussait à davantage d’intolérance. La création du port franc, en 1676, participe de cette volonté, tout comme elle répond aux demandes des négociants de Livourne9. Les négociants des « nations » sont d’autant plus ménagés par les Médicis que la réussite de Livourne est à la fois source de revenus fiscaux et manifestation de la puissance de la dynastie.
La stigmatisation du négoce livournais sous les Lorraine
14Le changement de dynastie en Toscane (1737) constitue un tournant idéologique. Le discours défavorable aux négociants de Livourne, qui se met en place dans le second tiers du xviiie siècle, parmi les publicistes et les administrateurs toscans, mais aussi parmi les observateurs et voyageurs, est construit sur des jugements moraux qui deviennent des topoi, perdurent jusqu’au milieu du xixe siècle et tiennent largement du registre de la stigmatisation.
15La posture critique du nouveau pouvoir a pour principale caractèristique d’être tout à la fois une critique de Livourne et de ses négociants, c’est à dire qu’elle s’inscrit dans une évaluation globale de la ville, tant il est vrai que les contemporains ont du mal à distinguer identité de Livourne et milieu négociant.
16Cette ville si active, si riche, apparaît comme mal intégrée, détachée des intérêts de la Toscane, tout comme ses négociants. Pour l’économiste Gian Rinaldo Carli, un proche de Francesco Maria Gianni, Livourne est certes « Une riante cité qui a un port grand et sûr...devenu l’emporium de marchandises surtout venues du Levant et du Ponant ainsi que l’escale la plus pratique des navires de toutes les puissances qui commercent sur la mer, de là au détroit de Gibraltar [...] » mais, « parmi le nombre très important des familles riches et commerçantes de Livourne, seules deux ou trois sont toscanes », et, ajoute t-il, « en parcourant Volterra, Arezzo, Cortone et Sienne on voit, proportionnellement à la distance (qui n’est pourtant pas grande) de ce port croître la misère et la pauvreté [...]. À vrai dire Livourne (ce qui semble un paradoxe), en rien ou peu contribue à l’utilité de la Toscane10 ».
17Livourne, ville étrangère à la Toscane comme le sont ses négociants ? On trouve cette mise en relation, quoique de manière implicite, qui tient du juxtaposé, dans l’analyse de Bertolini. En 1758-1759, Stefano Bertolini, alors auditeur de l’ordre des chevaliers de Saint-Étienne, souligne, au tout début d’une relation sur Livourne qui traite essentiellement de l’économie et de la navigation, que le commerce portuaire « est quasiment en entier aux mains d’étrangers », pour ensuite insister sur les difficultés et la stagnation de l’économie livournaise, alors en crise. Le chapitre trois de la relation est consacré aux « abus du commerce à livourne ». Comme d’autres, Bertolini critique et insiste sur le luxe de Livourne :
il règne à Livourne un luxe excessif de la table, du vêtement, du jeu, des voyages de plaisir, des femmes. On y compte environ soixante carrosses, inutiles pour une cité aussi réduite. Le théatre est encore plus inutile, parce que les étrangers non marchands, à peine débarqués, repartent ; il est toujours ouvert avec grande dépense [...] le luxe est entièrement nourrit de produits étrangers, ce qui accroît la masse de numéraire qui sort de l’État. De ce luxe naissent des besoins exigeants, de ces besoins exigeants viennent la mauvaise foi, les tromperies, les monopoles, et en conséquence une perte totale de discrétion, et de crédit11 [...].
18À bien des égards, Bertolini souligne un problème moral, problème qui est étroitement lié au négoce livournais. Il y a un lien de cause à effet, dans ce discours, entre les difficultés de Livourne et de la Toscane d’une part, et les insuffisances morales de la cité, insuffisances largement attribuées au rôle et aux caractéristiques du groupe marchand livournais.
19Le texte peut-être le plus célèbre et le plus significatif, à cet égard, émane du grand-duc Pierre-Léopold. En 1790, sur le point de partir ceindre la couronne impériale à Vienne, il écrit dans ses « Relations sur le gouvernement de la Toscane » :
Il n’y a pas à proprement parler de noblesse ; la classe des marchands, qui forme la première et la seconde classe, est composée en majeure partie d’étrangers qui ne restent à Livourne que pour leur intérêt personnel, sans aucun attachement au pays, ainsi que de marchands locaux, intermédiaires etc. ; tous ces gens n’ont aucun intérêt pour le pays et pour l’intérêt public et ne cherchent qu’à faire rapidement fortune et beaucoup d’argent sous quelque forme que ce soit, licite et illicite, pour pouvoir le dépenser en luxe et caprices, ou s’établir ailleurs avec leurs gains. Il règne entre eux la désunion, la malignité et l’esprit de clan, (le désir) de se ruiner et de se calomnier mutuellement ; ils sont quasiment tous sans religion et sans caractère, seulement bons à faire prestement de l’argent, de fausses écritures, des comptes falsifiés et truqués, des lettres et des calomnies pour se discréditer réciproquement : tout est bon et tout vaut pour arriver à leurs fins ; le luxe, le libertinage et le vice de la crapule est excessif ; les procurateurs, clercs etc. imitent l’exemple des autres ; les prêtres sont ignorants ; le peuple est très ignorant, très religieux mais superstitieux et fanatique, querelleur et sujet à l’agitation, aux vols et aux soulèvements, et a besoin d’être tenu avec la plus grande rigueur ; il s’adonne aux jeux de hasard, au libertinage et, dans toutes les classes, aux excès de table, étant donné le goût qu’on y a de se distraire avec l’argent des autres12.
20Non seulement ce jugement n’est pas isolé, mais il s’inscrit en outre dans une continuité qui pousse à considérer la première période Lorraine comme fondatrice d’un registre idéologique ensuite régulièrement activé. On retrouve en effet cette posture critique au début du xixe siècle, lorsque les rapports des préfets français déplorent tout à la fois les carences de la ville et le faible engagement des négociants dans la gestion locale et dans le systéme des notables, en soulignant surtout leur intérêt pour leurs affaires et leur faible sens civique.
21Plus d’un demi siècle plus tard, le grand-duc Léopold II émet d’ailleurs un jugement moral négatif sur la ville, la macule morale de la cité rejoignant la macule morale de ses négociants : « La richesse de Livourne resplendissait, recouverte cependant de turpitudes [...] » quelques lignes plus loin il dénonce « l’inclination des Livournais, avides d’argent plus que tout autre chose13 [...] ». Et de déplorer plus loin l’ingratitude de Livourne, à qui il a pourtant donné tous ses soins et parmi les meilleurs de ses collaborateurs14.
22Le discours dominant sur Livourne et ses négociants qui se met en place sous les premiers Lorraine peut se résumer ainsi : les négociants sont la classe la plus importante de la cité, ils en font la richesse, mais leur attitude négative déteint sur la ville, modèle largement son identité déficiente ; leur richesse s’accompagne d’une grande faiblesse morale, qui fait celle de la cité, laquelle d’ailleurs, faiblement arrimée à la Toscane, n’est pas vraiment une cité. Leur grande faute est leur manque de sens civique, ce qui est largement lié au fait qu’ils sont étrangers à la Toscane, dont ils n’épousent pas les intérêts.
23Livourne manquerait ainsi d’une noblesse, au sens d’une élite civique digne de la cité, qui pourrait faire contrepoids aux négociants des « nations » et sur laquelle pourraient s’appuyer les souverains. Du reste, ce sentiment est fortifié par une réputation négative et un manque de reconnaissance des autres noblesses toscanes qui perçoivent la faiblesse du corps nobiliaire de Livourne, ce que Guyot de Merville avait déjà souligné quelques années avant l’avènement de la dynastie des Lorraine : « Il n’y a point de véritable noblesse dans cette ville, et quoique le Prince en ait ennobli les habitants (institution en 1720 d’une noblesse livournaise) néanmoins les gentilshommes des autres villes ne veulent plus reconnaître ceux de Livourne pour tels, surtout les Florentins et les Pisans15 [...]. »
24On sait qu’en Toscane, il n’y a pas une noblesse, mais des noblesses. Depuis que Livourne est cité noble (1720), il y a une noblesse livournaise. Pour y entrer (loi de 1750), il faut être inscrit dans l’album de la noblesse, après examen du dossier de candidature par la députation sur la noblesse et le droit de bourgeoisie. Cette acquisition de la noblesse suppose propriété dans le territoire communal, droit de bourgeoisie (cittadinanza) et exercice de charges municipales (gonfaloniers, prieurs). Il faut noter qu’il existe à Livourne des propriétaires non-négociants, d’envergure assez limitée à l’échelle de la Toscane (mais pas à l’échelle de la commune), qui tirent leur légitimité du service du grand-duc et des charges municipales. Cette oligarchie locale, dont le sommet a intégré l’ordre de Saint-Etienne, est très différente du négoce, dont elle inclue la frange justement intégrable : les négociants catholiques qui veulent se toscaniser. Mais ceux qui ont le plus de relief tentent leur chance en Toscane et fuient la cité. Ainsi, si la noblesse livournaise est un point d’appui du Prince pour diriger la cité, elle manque de relief, est moins riche que le grand négoce et d’ailleurs ne contrôle pas les « nations ».
25Pourtant, à partir de la fin du xviiie siècle (règne de Ferdinand III), des négociants non catholiques commencent à intégrer la noblesse. Le mouvement se développe ensuite, mais il s’accompagne d’une déconnexion croissante entre noblesse et élite municipale, davantage construite, à partir de Pierre-Léopold, sur la propriété. De sorte que l’acquisition de la noblesse, si elle fournit une ressource, n’est plus vraiment un enjeu dans la maîtrise du pouvoir municipal et la position de la cité en Toscane. Elle l’était sans doute davantage au temps de la Régence (1737-1765), mais à Livourne la volonté du grand négoce de développer une stratégie de conquête du pouvoir local et d’affirmation de la cité faisait encore défaut : les négociants livournais restaient encore limités, dans leur intervention collective, aux choses du commerce. La stigmatisation du négoce, au temps de la Régence, obéit ainsi à d’autres impératifs qu’empêcher l’accès au pouvoir local des négociants.
Stigmatisation sociale et équilibres de l’État toscan
26Si se met en place un canevas idéologique, faut-il d’ailleurs pour autant donner un sens unique à toutes ses manifestations ? La perception négative des négociants n’est-elle pas activée aussi au gré des circonstances, différentes d’un temps à l’autre ?
27Pour la période de la Régence (1737-1765), intervient la remise en ordre voulu par la nouvelle dynastie, remise en ordre sur fonds de critique de la corruption en Toscane16. On peut aussi y voir la marque de l’orientation mercantiliste qui prévaut alors, et qui entraîne une politique visant à toscaniser l’économie livournaise et à minimiser la fonction d’entrepôt international (conseil de commerce installé à Livourne, encouragement à la marine marchande toscane, mise en place d’un nouveau quartier littoral — San Jacopo - destiné à accueillir les activités maritimes et artisanales locales17 etc.).
28Concernant le jugement de Pierre-Leopold, le texte est écrit peu de temps après la révolte de Santa Giulia, lorsque Livourne rejette les réformes du souverain. Les négociants livournais montrent alors bien peu d’empressement à défendre l’action réformatrice, qui leur avait été pourtant largement favorable (politique de libéralisation du commerce, unification douanière mais maintien du port franc, ouverture de la municipalité et encouragement à accéder à la propriété...). Dépit aussi pour Léopold II, dont les efforts d’urbanisme ne sont pas suivis par les négociants, par ailleurs engagés dans le mouvement libéral toscan... de sorte que la mise en évidence de l’extranéité des négociants livournais participe d’un registre bien constitué et ensuite régulièrement activé jusqu’à la phase finale du Risorgimento.
29Mais il y a plus que les tournants dynastiques, les changements de politique économique ou le dépit de souverains dont les réformes ont été mal acceptées par la cité. C’est que la dénonciation de l’altérité négociante est paradoxale : non seulement cette altérité n’est pas nouvelle, mais elle tend même à diminuer, car le xviiie siècle est marqué par un important mouvement d’intégration des négociants livournais. D’abord parce qu’ils participent à la conquête de l’« agro livornese », soit à la mise en place d’un terroir largement modelé par l’ensemble des élites locales. Ici, culture du loisir et poussée de la ville portuaire vers l’intérieur vont de pair : la douceur de vivre de la campagne livournaise du xviiie siècle doit beaucoup à l’essor de la villégiature, que goûtent aussi bien les négociants livournais que les propriétaires toscans18. Par là, le négoce intègre les valeurs de l’otium et renforce sa présence dans le monde de la rente. Dans le même temps, se développe une bonne société livournaise, qui se retrouve non seulement dans les villégiatures, mais aussi dans les grandes occasions privées, comme les mariages, dans le même train de vie, ainsi qu’au théâtre et dans les académies, alors même que Livourne constitue un important lieu de diffusion de la culture des Lumières en Italie et que, au moins au sein des élites, les préventions religieuses tendent à s’atténuer.
30Ce mouvement va en se développant jusqu’au premier tiers du xixe siècle. Il est encouragé par les souverains, Pierre-Léopold en particulier, qui cherche à rassembler une élite de la propriété au travers d’une réforme municipale fondamentale (1780), qui vise entre autres choses à intégrer les notables des « nations » dans le corps civique19. Cela est d’autant plus possible que les négociants livournais tendent de plus en plus à former un milieu social articulé au reste de l’élite locale.
31Comment alors comprendre la constitution et l’activation d’un discours négatif sur l’altérité négociante ? C’est sans doute que cette altérité gêne davantage, parce que l’exigence d’intégration à la Toscane se fait plus forte. Les efforts entrepris à partir de la Régence pour intégrer davantage Livourne rendent plus rigide la différence entre étrangers et citadins, ils accentuent la différence entre ceux qui choisissent - ou peuvent choisir l’assimilation — et ceux qui restent liés au statut d’étranger, soit parce qu’ils restent ancrés dans leur particularité (sentiment d’appartenir à une culture ou une puissance supérieure, ou encore attachement au statut de notable communautaire), soit parce qu’ils ne peuvent encore en sortir, par exemple parce que le reste de la société est encore largement hostile. Les critères de la société d’accueil ou de la société de départ sont ici discriminants. Il en ressort d’ailleurs une différenciation entre « nations » qui va ensuite aller croissant. À cet égard, si le « forestiere », l’étranger, reste celui qui ne s’intègre pas, dont l’identité n’est pas réductible, cette altérité est désormais bien moins vécue. Par là, la stigmatisation des négociants tendrait à indiquer un durcissement du sentiment d’appartenance qui prépare les appartenances exclusives du xixe siècle.
32Ce durcissement est aussi le fait de l’État toscan, pour qui la mobilité et l’extranéité négociante sont davantage ressenties comme une difficulté. Par là, l’on peut aussi voir la posture critique qui se développe à partir de la première période Lorraine comme signifiante de la tension réformatrice et de la nouvelle approche du territoire qui se développe en Toscane : avec l’essor d’une cartographie plus précise, la mise en place d’un corps des ingénieurs toscans, et les débuts de la mise en cadastre du grand-duché, l’œil de la monarchie toscane se fait plus précis sur le territoire livournais, alors même que l’État intervient davantage pour modeler et contrôler ce territoire : la réorganisation du cadre paroissial et la mise en cadastre de l’ancien capitanato, devenu espace communal, montrent que Livourne n’est plus seulement perçue comme une cité au service du port, mais bien comme une ville par elle-même qu’il convient d’administrer au-delà des seules questions de défense ou de commerce portuaire. Par là, la demande, l’attente de l’État vis-à-vis des élites locales est plus forte. D’autant que la meilleure connaissance du territoire toscan s’accompagne d’un essor des domaines d’intervention de l’État et d’un réel effort de mise en valeur de ce territoire. Sous les premiers Lorraine se met ainsi en place une véritable politique économique. Plus que l’accumulation de richesse dans les villes, c’est désormais l’apport des villes au développement du territoire toscan que les réformateurs mettent en avant. En matière d’économie urbaine, l’adéquation entre la cité et le reste du territoire devient alors une préoccupation majeure. Si l’on valorise le commerce et l’activité portuaire, il ne s’agit plus seulement de faciliter la présence des négociants à Livourne. Il faut mettre en place une politique commerciale cohérente, articulée sur la mise en valeur du territoire. Dès lors, les négociants livournais ne peuvent plus se contenter d’être présents et de faire jouer le commerce d’entrepôt.
33Mais la critique du négoce tient aussi au souci croissant d’ordre qui agite non seulement les cadres de l’État, mais aussi les élites urbaines. De fait, tout ce qui vient de la mer est suspect. Le port introduit dans l’espace urbain une mobilité perçue comme dangereuse. La dénonciation de l’altérité tient aussi au renforcement de l’État monarchique et au désir croissant d’ordre au sein des élites20.
34On peut aussi y voir une contradiction liée à la place respective de Livourne et de Florence en Toscane. La place des Florentins dans le commerce portuaire est modeste, et même, dans le passage du xviie au xviiie siècle, en recul. Livourne est la seule ville du grand-duché dont l’assise socio-économique repose sur le négoce. Bien qu’elle ne soit pas dominée par une noblesse urbaine et rentière, son intégration croissante à la norme urbaine et la formation d’un milieu négociant, qui cherche davantage à concilier appartenance aux « nations » et sens civique, constitue un facteur de dynamisme.
35La stigmatisation du négoce livournais n’est pas tant un moyen de marginalisation sociale des négociants en Toscane – Livourne serait donc une illustration d’un phénomène social plus général – qu’un usage des systèmes de représentation destiné à conforter des hiérarchies devenues plus fluides au sein des classes dominantes et des cités. Florence, qui concentre la grande majorité de l’aristocratie régionale, est supérieure aux autres cités. Livourne, à l’autre bout, sans membres de l’aristocratie, avec sa noblesse récente et en partie liée au commerce, est en bas de l’échelle. Ainsi, la stigmatisation des négociants trouve son origine dans la volonté de pérenniser la domination de la cité aristocratique sur la cité du négoce. Elle contribue à asseoir la domination de la capitale sur la deuxième ville du pays, Livourne. il s’agit d’un problème d’ordre politique, soit l’expression d’une méfiance vis-à-vis de Livourne, sachant que les réformateurs toscans souhaitent des progrès avant tout basés sur la richesse terrienne et l’élite propriétaire, mais aussi et surtout volonté de mettre à sa place une ville qui pourrait prétendre, un jour, à être la première. Par là, il y a une manifestation de conservatisme politique et social, et c’est sans doute dans ce contexte qu’il faut situer le problème du négoce à Livourne : l’aspect allogène de ce négoce contribue à maintenir la ville à la lisière de l’État.
36Là est le véritable paradoxe, politique, que peut dégager l’étude historique : celui de l’État toscan qui, à partir d’une nouvelle perception du territoire, souhaite à la fois intégrer davantage un groupe social et une ville mais aussi les maintenir en marge. Ceci étant, la contradiction est un puissant moteur historique !
Notes de bas de page
1 Dans la première édition du dictionnaire des académiciens de la Crusca (1612), le terme « negozio » n’est pas assimilé à « commercio ». Il a le sens plus large de « faccenda, traffico, affare ». L’on retrouve la même définition dans la quatrième édition de 1733, où le terme « negoziare » a aussi pour sens « sentimento osceno, congiugnersi carnalmente ». Le terme est donc largement connoté par le péché (Vocabolario degli accademici della Crusca, première édition 1612, Florence, 1987 ; quatrième édition, Florence, 1733, vol. 3). La richesse négociante de Livourne sent le souffre. Négocier est une activité qui reste souvent synonyme de trafiquer, soit faire de l’argent par toutes les spéculations possibles, et c’est même un élément de distinction entre pratique du commerce local et négoce de marchandises venues de pays lointains, le commerce restant quant à lui largement lié aux valeurs positives de l’utilité publique.
2 Voir Samuel Fettah, « Le cosmopolitisme livournais entre institutions et représentations », in Du cosmopolitisme en Méditerranée : du modèle référentiel aux réalités du temps présent, Actes du colloque de Nice, 11-13 décembre 2003, Cahiers de la Méditerranée, 2005
3 Pour une vue d’ensemble des « nations » négociantes, voir Cesare Ciano, « Le « nazioni » mercantili a Livorno nel 1799 e il Sismondi », Bolletino storico pisano, XXXVI-XXXVIII (1967-1969), p. 149-167 ; Jean-Pierre Filippini, « Les nations à Livourne (xviie-xviiie siècle) », in Simonetta Cavaciocchi (éd.), I porti come impresa economica, Prato, 1988, p. 581-594.
4 Voir en particulier le texte de la Livornina du 10 juin 1593, Archivio di Stato di Firenze, Consiglio di reggenza, 650.
5 Sur la relation entre maintien de l’ordre social et position des « nations » dans la cité, voir Samuel Fettah, « Les émeutes de Santa Giulia à Livourne. Conflits locaux et résistances au despotisme éclairé dans l’Italie de la fin du xviiie siècle », Provence historique, 202 (2000), p. 459-470. Plus largement, sur la morphologie des « nations » et leur place à Livourne on se permettra de renvoyer à Id., Les limites de la cité. Espace pouvoir et société à Livourne au temps du port franc (xviie-xixe siècle), thèse de doctorat, Aix-en-Provence, 1999, 3 vol., en particulier vol. 1.
6 Lucia Frattarelli Fischer, « Proprietà e insediamento ebraici a Livorno dalla fine del Cinquecento alla seconda metà del Settecento », Quaderni storici, XVIII, n° 54 (1983), p. 879-896.
7 Samuel Fettah, Les limites, op. cit., p. 166-167.
8 Samuel Fettah, « Aux marges et au cœur de l’État régional. Livourne et le grand-duché de Toscane (xvie-xixe siècle) », in Jean Boutier, Sandro Landi & Olivier Rouchon (éd.), Une histoire politique de la Toscane. Pouvoir, territoire, ressources xive-xixe siècles, Rennes, PUR, 2004, p. 179-185.
9 Lucia Frattarelli Fischer, « Livorno 1676 : la città e il porto franco », in Franco Angiolini, Vieri Becagli & Marcello Verga (éd.), La Toscana nell’età di Cosimo III, Florence, EDIFIR, 1993, p. 45-66.
10 Gianrinaldo Carli, « Saggio economico e politico sulla Toscana nel 1757 », in Opere, vol. 1, Milan, 1784, p. 321 : Ridente città che ha un porto grande e sicuro [...] divenuto l’emporio de generi particolarmente di Levante e Ponente e insieme lo scalo più opportuno dei vascelli di tutte le potenze che commerciavano sul mare di qua dello stretto di Gibilterra [...] fra il numero grandioso di famiglie ricche e commercianti a Livorno, non trovandosi che due o tre di Toscana [...] girando per Volterra, Arezzo, Cortona e Siena ritrova, in proporzione della distanza (che pure non è molta) da questo porto, cerscere la miseria e la povertà [...] À dir vero Livorno (il che sembra paradosso) o nulla o poco contribuisce all’utile della Toscana.
11 Archivio di Stato di Firenze, Consiglio di reggenza, 306, Stefano Bertolini, Meditationes et relationes, op. cit. : Regna in Livorno un lusso eccendente di tavola, di vestire, di giuoco, viaggi di piacere, di donne, vi si contano circa sessanta carrozze affatto inutili, per esser la città così ristretta. Il teatro, ancor esso inutile, perché i forestieri non mercanti, appena sbarcati, partono ; è sempre aperto con gran dispendio [...] Il lusso è nutrito quasi intieramente da prodotti esteri, e così accresce la massa del contante, che esce dallo stato. Dal lusso nascono estremi bisogni, dagli estremi bisogni la mala fede, rigiri, monopoli, ed in conseguenza una perdita totale di confidenza, e di credito [...].
12 Arnaldo Salvestrini (éd.), Pietro Leopoldo d’Absburgo Lorena, Relazioni sul governo della Toscana, vol. I, Florence, Olschki, 1969, p. 31 : In Livorno non vi è, si può dire, nobiltà ; il ceto dei mercanti, che forma il primo e secondo ceto, é composto per la maggior parte di forestieri, che non sonno a Livorno che per il loro interesse personale, senza nessuno attaccamento al paese, di mercanti paesani, sensali etc ; tutte queste persone non hanno nessun interesse per il paese e per il pubblico e non hanno altra veduta che di fare sollecitamente fortuna e molti quattrini in qualunque forma lecita e illecita per poterli spendere in lusso ed in capricci, o stabilirsi altrove con i quadagni che hanno fatti ; regna fa di loro la discussione, la malignità, lo spirito di partito, di rovinarsi e di calunniarsi ; sonon quasi tutti senza religione e senza carattere, essendo buono tutto pur di far quattrini presto, scritture false, conti simulati ed alterati, lettere e calunnie per screditarsi reciprocamente : tutto è buono e tutto serve per arrivare ai loro fini ; è eccessivo il lusso, il libertinaggio e vizio della crapula ; i procurati, scritturali etc, imitano l’esempio degli altri ; i preti sono ignoranti ; il popolo è ignorantissimo, punto religioso, ma superstizioso e fantico, rissoso deditto ai fermenti, ai furti e a far dei sussuri popolari ed ha bisogno di esser tenuto con grandissimo rigore, deditto al giuoco e in specie ai giochi d’azzardo, al libertinaggio ed a fare una tavola eccessiva in tetti i ceti, atteso il gusto che si è di divertirsi con i denari degli altri.
13 Franz Pesendorfer (éd.). Il governo di famiglia in Toscana. Le memorie del granduca Leopoldo II di Lorena, Florence, Sansoni, 1987, p. 191-193 : La ricchezza di Livorno splendeva, cuopriva però delle turpitudini... all’indole dei Livornesi, avidi di denaro più di ogni altra cosa [...]. Léopold II rédige son texte en 1868, à partir de notes prises pendant son règne. Ici, il s’agit de Livourne pendant les années 1830.
14 Ibid., p. 198.
15 Michel Guyot de Merville, Voyage historique d’Italie contenant des recherches exactes sur le gouvernement, les mœurs, les fêtes, les spectacles et les singularités des villes où l’auteur a passé [...], La Haye, 1720, I, p. 550.
16 Jean-Claude Waquet, De la corruption. Morale et pouvoir à Florence aux xviie et xviiie siècles, Paris, Fayard, 1984.
17 Furio Diaz, I Lorena in Toscana. La Reggenza, Turin, UTET, 1988, p. 106-109 ; Carlo Mangio, « Commercio marittimo e reggenza lorenese in Toscana », Nuova rivista storica, 4 (1978), p. 915-933 ; Luigi Dal Pane, Industria e commercio nel granducato di Toscana nell’età del Risorgimento, vol. 1, Il Settecento, Bologne, Pàtron, 1971.
18 Samuel Fettah, Les limites, op. cit., p. 129-134.
19 Ibid., p. 209-220 ; Id., « Communauté juive, pouvoir local et despotisme éclairé : les enjeux de la réforme municipale de 1780 à Livourne », in Nora Lafi (dir.), Municipalités méditerranéennes, Berlin, Klaus Schwarz’ Verlag, 2005, p. 37-49.
20 Samuel Fettah, « Nommer et diviser la ville portuaire : le lexique politico-administratif toscan et Livourne (xviiie-xixe siècle) », in Christian Topalov (éd.). Les divisions de la ville, Paris, UNESCO-MSH, Paris, 2002, p. 80-99.
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