Les voyages d’un marchand de soie catholique à la fin du xviiie siècle Joseph-Marie Guérin
p. 87-112
Texte intégral
1Joseph-Marie Guérin (1738-1795) est le représentant de la quatrième génération d’une famille de « marchands et maîtres mouliniers de soie » installée à Saint-Chamond depuis 16611 La firme familiale porte, depuis 1716, la raison (pérenne ensuite jusqu’en 1931) Veuve Guérin & fils (VGF) — sa grand-mère paternelle Étiennette Berthollet (originaire de Saint-Julien-en-Jarez, décédée en 1730), puis sa mère Marie Malliquet (1710-1768, fille d’un marchand fileur de soie de Saint-Chamond) ayant été les deux seules veuves Guérin à diriger effectivement l’affaire2. Joseph est tout juste sorti du Collège de La Trinité de Lyon, où reste encore pensionnaire son frère cadet Jean-Baptiste3, quand meurt prématurément son père Jean-Dominique, en novembre 1754, à l’âge de 53 ans4, après lui avoir légué « sa maison et fabrique, de la place Saint-Jean, avec tous ses ustenciles et attraits » (achetée par lui 17 000 l. en 1743 à son allié Joseph Terrasson, époux de sa belle-soeur Pierrette Malliquet5). En 1758, alors que Joseph a tout juste vingt ans, sa mère lui achète, avec dispense d’âge et pour seulement 18 000 livres, une charge de conseiller-secrétaire du Roi à la chancellerie du Parlement de Provence, qu’il n’exerce jamais en fait, mais qui lui permet de se dire illico écuyer, d’obtenir le privilège de franc-salé et plus tard de revendiquer vainement (car il n’a jamais résidé au lieu de son office) l’exemption personnelle de taille. En janvier 1761, à peine âgé de vingt-trois ans, il épouse, avec dispense romaine (qui lui coûte 4 792 1.), sa cousine germaine Marie-Antoinette Anginieur (1739-1802), fille du second mariage du marchand moulinier Antoine Anginieur (décédé en février 1750) avec sa tante maternelle Marie Guérin (décédée en janvier 1751). La future est sous la tutelle de son beau-frère Philibert Palerne, seigneur du Monestier, époux de sa soeur aînée Marie-Claudine Anginieur (1730-1781)6. Mariage donc à la fois strictement endo- et homogamique, ce qui n’empêche pas les époux de s’aimer ensuite tendrement comme le prouve abondamment leur correspondance7. Trois mois après ce mariage, la seconde veuve Guérin associe officiellement (sous seing privé, cependant) son fils à la maison de commerce, au capital social de 170 000 livres, dont 91 000 apportés par elle et le reste par son fils qui y met sa légitime paternelle et l’essentiel de la dot de son épouse. Quelque temps après, Joseph achète au bout de la Grand-Rue, près de l’église Notre-Dame, avec entrée par la petite rue Sabotain, deux maisons contigües avec basse-cour, fenil, jardin, pigeonnier, chapelle et verger pour en faire sa résidence et le siège de la maison de commerce familiale.
Enfants et affaires à Lyon
2Le couple a ensuite sept enfants en dix ans, tous inscrits au « livre du jour de la naissance de nos enfants » religieusement tenu par le père, dont six atteignent l’âge adulte (cinq filles et un seul garçon, successeur désigné, Hugues-Louis, « né le 27 août 1764 à midi, et baptisé le lendemain » des prénoms de son oncle par alliance Hugues-Louis Ribier, époux de sa tante Marie Guérin8). La formation de ces enfants amène le couple à se tourner davantage vers Lyon — où Joseph venait déjà épisodiquement, notamment lors des payements des foires. Dès la rentrée 1774, la fille aînée, prénommée Marie-Antoinette comme sa mère9, entre, après sa première communion, comme pensionnaire au couvent de Chazeaux, montée Saint-Barthélemy à Lyon, tenu par des bénédictines depuis 162210, dont quelques religieuses, que les élèves appellent « ma tante », appartiennent à des familles chamonaises bien connues11. On n’a pas la preuve formelle que les parents Guérin ont accompagné leur fille aînée pour son entrée à Chazeaux, bien que cela paraisse vraisemblable ; en revanche, en octobre 1776, le moulinier Demoras, associé en compte à demi avec son père, accompagne Hugues-Louis et son cousin César Ribier chez l’instituteur François-Claude Milet, montée de la Glacière (question irrésolue : pourquoi ne les met-on au collège de La Trinité alors tenu par les Oratoriens ?). L’abbé Guérin qui demeure alors rue Tupin, sert de mentor aux deux jeunes gens, qui ne manquent pas cependant d’alliés (et donc de sorties possibles) dans la place : Mme Benoît, nièce de l’oncle Palerne et épouse d’un négociant en vue, le fils du cousin Nolhac (échevin en 1782) et sa sœur Mme Giraud des Varennes, épouse d’un SDR (secrétaire du roi). Dès lors, en dépit de ses activités de recteur de l’Hôtel-Dieu chamonais de 1777 à 1780, Joseph Guérin vient régulièrement à Lyon : le prétexte en est naturellement de visiter ses « enfants lionnais », et son épouse « voudrait bien être témoin de [leurs] petites conversations », mais la raison principale tient à l’extension de son commerce de soies : alors en compte à demi avec le moulinier chamonais (quasi-analphabète12) Demoras et parfois avec son beau-frère Léonard Anginieur, il prospecte, avec l’aide du courtier-agent de change Joseph Terrasson13 (demeurant rue Lafont, mais ses magasins sont rue Pizay), les confrères et les fabricants de soieries lyonnais (Roche, quai Saint-Antoine, Gallien ou Brasier14, rue de l’Arbre Sec, Maupetit, époux d’une Béthenod, rue Puis-Gaillot), négocie avec les débiteurs douteux et cherche à élargir ses approvisionnements : de là datent justement ses premières relations avec la maison protestante Couderc et Passavant15, dont nous parlerons plus loin. Dès le début de 1778, l’écolier Hugues-Louis se met en quête d’un logement pour son pète16. Voyons-y le signe, à cette date, d’une faible familiarité de Joseph Guérin avec la ville de Lyon, car il était jusqu’alors hébergé ou chez son frère l’abbé ou chez son ami Terrasson17. À partir de 1780, il s’abonne (pour 30 livres annuelles) au « cabinet littéraire » du libraire Pierre Cellier, quai Saint-Antoine, où il peut lire, voire acheter, toutes sottes d’ouvrages et de journaux. Il s’informe de la situation internationale pour acheter à bon escient : « Les lettres de Cadix arrivées aujourd’hui [à Lyon] disent que la flotte espagnole n’est pas encore partie18, et que l’on dit que l’amiral Rodney vient de sortir de Gibralrar, mais il n’y a pas eu de combat. Je n’ai acheté qu’une misère. S’il arrive avant moi un petit ballot de Sambatelli ferme [soies grèges de Naples], tu peux le céder à 19,5, mais non au-dessous » (7 mars 1780). En mai 1780, où il « n’a rien acheté », car « tout est cher », il reçoit « des politesses infinies des quatre couples [chamonais, et de surcroît ses clients occasionnels] Rossary, Dugas19, Royet et Ferriol. Nous fîmes un dîner fort gai en chantant. Tu ferais bien d’inviter M. Rossary d’aller dîner avec toi mercredi » (23 mai 1780). Venant à la fin de juillet retirer son fils du séminaire Saint-Irénée où il l’a placé pour un an, au grand déplaisir du directeur, il passe la soirée avec Claude Terrasson, le moulinier chamonais, « avec qui nous pilâmes du poivre un peu chaud » et y rencontre aussi son frère aîné, le courtier Joseph, dit « l’anglais » (parce qu’il a fréquenté les ventes de l’East Indian Company en février précédent ; ses partenaires Couderc et Passavant disent de lui « qu’il ne se contente pas de petits profits »).
Je mentirais, ma chère amie, si je te disais que je n’eus pas un grand plaisir à lire ta lettre en venant avec Guérin dîner à notre auberge [...] Les lettres de Beaucaire [transmises par Joseph Terrasson, son informateur ordinaire20] annoncent que les soies blanches, les jaunes et les doupions se sont payés à des prix exorbitants, en sorte que je dois désespérer d’en avoir une certaine quantité. Cela m’a décidé d’acheter deux balles Constantinoples [soies du Levant] que j’ai trouvé (sic) assez bien pour la finesse et la blancheur à 22 l. [la livre-poids] pour Rois 178221. Cela est cher, mais la haute cherté des soies blanches doit faire rechercher les Brousses [soies anatoliennes]. Tu dois les recevoir demain au soir ou lundi matin avec deux balles Tanis [soies de Bengale] que j’ai risqué d’acheter, les doublons étant si chers. Il faudra faire l’essai [du titre] tout de suite, et en donner à plusieurs personnes de chaque balle [...] Ces Tanis sont de compte à demi avec MM. C[ouderc et Passavant] qui m’ont paru contents de ces achats. Guérin qui ne m’a quitté, a parcouru avec moi les magasins et a été témoin oculaire de tous nos débats [...] 7 h du matin [le lendemain] Nous nous levons gais comme le papillon et frais comme la limonade qui fait notre ressource dans la chaleur du jour. Adieu, à demain, en attendant tes filles t’embrasseront pour moi » (29 juillet 1780).
3Sa femme, qui le tient régulièrement au courant du courrier reçu à Saint-Chamond, des expéditions et des ventes faites au comptoir, le charge à l’occasion de rapporter de Lyon des objets qu’elle ne trouve pas aisément à Saint-Chamond : des bougies, des plumes, des petites dragées faites avec du senaincontra (du séné, plante laxative ?). Mais elle s’inquiète surtout de sa santé : « Je te prie de ne pas oublier la grâce que je t’ai demandée qui est de consulter un médecin pour ton mal de gorge ; peut-être te conseillerait-il les bouillons de cresson » (4 décembre 1776). Devant la multiplication de ses déplacements, en avril 1779, comme en mars 1781, elle l’invite à « se ménager » : « je préférerais bien que tu pus venir en poste pour ta santé », et non à cheval comme il en a l’habitude. « Fais-moi surtout le plaisir de ne pas faire maigre », lui recommande-t-elle le 17 mars 1781. Au printemps 1779, leur troisième fille Marie-Claudine22 entre à son tour au pensionnat de Chazeaux.
Je ne vous ai pas perdu de vue un quart d’heure dans la journée, et je goûtais de loin le plaisir qu’avaient tes enfants d’être avec toi. Je voudrais qu’il [le fils] pût te donner toute la satisfaction que je désire. J’espère que quelques leçons à l’année lui vaudront six mois de maître par son attention à les prendre. Je ne doute pas que Guérin fasse des progrès dans ses études. J’espère que M. Milet t’en rendra bon témoignage et que tu seras plus satisfait de son maintien que la dernière fois.
4Quant à Jeannette (la seconde fille, Jeanne-Marie-Catherine, « née le 15 janvier 1766 à 2 h après minuit » et entrée à Chazeaux en septembre 1777), « je ne sais si vous l’avez nommée, Monichard, Dumas ou Salvaraise [du nom des propriétés familiales rurales à Saint-Héand, Saint-Jean-Bonnefonds ou Izieux], il vaudrait mieux qu’elle se distingue par ses talents et son application à ses maîtres, et à se former l’esprit qu’à tous ces noms frivoles. J’ai assez moralisé, s’ils veulent en profiter, ce sera la marque de leur véritable attachement pour nous » (18 avril 1779). L’écriture permet ainsi à la mère de participer pleinement à la formation morale de ses enfants, à égalité avec le père.
5À la mi-mars 1781, pendant le Carême, Mme Guérin, que le domestique a conduite à Lyon à cheval, y passe plusieurs jours auprès de ses enfants23 (on ignote où elle loge). Elle reçoit la visite de dames originaires de Saint-Chamond (les dames Boucy et Chaland de la place Neuve), fréquente le sermon de Saint-Pierre (parce que deux visiteuses lui ont dit « qu’il y avait un bon prédicateur »), reçoit à dîner les « sœurs Clairette » (de Chazeaux), fait porter par son fils « les soyes chez M. Bony » (sans doute des Nankins, ou soies de Chine, qui lui valent « des reproches sur leur mauvaise qualité »). « Tes enfants qui m’ont fait un procès de ce que je ne t’ai rien dit pour eux dans ma dernière lettre, me charge (sic) de t’offrir leurs respects », écrit-elle à son mari resté à Saint-Chamond, « et de te dite que le temps leur dure bien de t’embrasser ». Le lendemain, 19 mars, jour de la Saint-Joseph, « quoique je ne sois point, chef ami, dans l’usage de te faire des compliments le jour de ta fête, que je me borne au seul plaisir de t’embrasser, mais l’éloignement est un obstacle à cette douce satisfaction, je me contente de le faire en imagination et de te souhaiter de bien bon cœur que tu puisses voit cette fête encore quarante ans pour le bonheur de tes enfants » (Joseph a alors 43 ans). Elle prie son mari d’apporter pour ses filles, en venant la rechercher, un des cahiers de musique vierges « qui sont dans une caisse au fond du magasin24 », de demander à Marion, la femme de chambre, de « lui laver et passer » des cols s’il n’en trouve pas de propres, et « de mettre un pain de sucre dans le porte-manteau ». Elle revient à Lyon, conduite pat son mari, en mai, pour retirer l’aînée de la pension et assister à la « représentation » donnée pat les « petites demoisellles » du marchand de soie Larouvière, place neuve des Carmes.
J’étais réellement inquiète de ton mal de tête, et cette grande chaleur est bien faite pour l’entretenir. Tu ne ferais pas mal pour l’éviter à ton retour de coucher en chemin. Je te prie en grâce de te bien ménager et de continuel les bouillons de chicorée [...] Nous avions bien fait le projet d’aller à ta rencontre dimanche, mais si cette chaleur continue, cela ne sera pas possible [...] Si tu crois que nous passions ici les fêtes [de la Pentecôte], j’aurais besoin d’une robe de taffetas. Il faudrait m’apporter celle qui craint le moins, qui est une chiné rose et rayée. Il faudrait l’envelopper dans une serviette et prendre garde qu’elle ne se froisse trop [...] La robe doit être dans l’armoire du cabinet qu’on a retourné, et si les pagottes [bouts de manche] ne sont pas ensemble, tu les trouveras dans le fond de l’autre armoire, dans une boîte. Il me semble d’entendre dire « quel galimatias ! ». Je n’ose te dire que je change encore et que je n’en voudrais qu’une tout en bleu qui est dans la même armoire avec le jupon et un morceau qui doit tenir avec. Si Mme Grangier [l’épouse du receveur du grenier à sel, belle-sœur du sous-prieur des Dominicains de Lyon] ne peut s’en charger, ru pourrais la mettre à la messagerie dans une boîte.
6Le fils, désormais apprenti dans la maison de commerce familiale, joue alors les grouillauds : encaissement d’une lettre de change de 1 201 livres chez M. Deschaux (épicier, rue du Plat), présentation de trois effets chez MM. Simon et Cie (marchand de soie, rue du Bât d’Argent), attente vaine d’une réponse chez M. Charrin25 (un débiteur douteux), visite chez M. Terrrasson, l’agent de change, « qui était fort malade hier ; on lui a fait une saignée qui l’a beaucoup soulagé, il a passé une bonne nuit et se trouve infiniment mieux ».
7En avril 1782, Joseph entreprend avec son fils (âgé de 18 ans) et son confrère Hervier26 un grand voyage en voiture de louage, pour le développement de ses affaires et l’instruction de son fils et successeur27. Il fait d’abord étape à Lyon (logé à l’hôtel de la Cornemuse, rue des Quatre Chapeaux, désormais son pied-à-terre lyonnais). Sa femme lui recommande à nouveau « de te bien ménager et surtout de ne faire aucune imprudence, surtout de ne pas marcher la nuit28, et de ne jamais te retirer non plus la nuit à Paris. Tu m’as écrit [lettre en déficit] que tu comptais partir vendredi : ton séjour sera bien court à Lyon Prends garde de ne pas te fatiguer, il vaut mieux mettre quelques jours de plus et m’apporter une bonne santé ». Ultime recommandation : « Fais attention à ce que tu diras au sieur H [ervier]. Tu sais qu’il ne craint pas de parler. » Après Mâcon, Tournus et Chalon, les chaumonistes font étape à Dijon. Voici le récit très vivant qu’en fait, avec délectation, Hugues-Louis à sa sœur aînée : « de Paris, ce 12 avril 1782, à 7 h un quart du soit. Comme je vois, ma très chère sœur, par la lettre de Maman [du 7 avril, perdue], que mes sœurs voulaient les détails des curiosités que je vois dans mon voyage, je t’adresse la suite de ma narration minutieuse et ennuyeuse ».
Impressions dijonnaises
J’en étais resté, autant que je puis croire, à Dijon et au repas des Chartreux, qui est ce que nous avons eu de mieux dans notre route. À Dijon dès le matin, nous allâmes à la messe aux Jacobins. Nous en entendîmes fort sagement les trois quarts ; tout ce que nous vîmes de remarquable fut qu’au milieu de la messe, le prêtre fit baiser la patène à un plâtrier, apparemment parce que c’était la fête de sa confrairie. Après la messe il fallut déjeuner, ce que je n’oubliais jamais, car il est à remarquer que j’avais un appétit toujours dévorant. Nous allâmes dans un café, conduits par un petit bonhomme polisson de 12 ans, qui avait une langue de Jupiter, l’on ne souciait pas de nous y recevoir parce que, disait-on, il était défendu de recevoir personne avant et pendant les offices. Ce refus me faisait prendre une mine allongée, mais heureusement pour mon estomac, après un peu de résistance, on nous laisse entrer. Ces Messieurs prirent une tasse de café pour préparer leurs estomacs au dîner des Chartreux, quant à moi, j’étais sûr d’avoir toujours assez d’appétit, je voulus du solide et j’avalais une tasse de chocolat. De là notre conducteur nous conduisit, autant que je puis me le rappeler, car la mémoire me manque, disait la vieille Monique, au Palais des États. C’est un palais magnifique, construit depuis peu29 et dans un goût moderne, où se tiennent tous les ans, comme tu sais, les États de Bourgogne. La noblesse, le clergé et le tiers-état y ont chacun leurs appartements séparés, les salles de la noblesse et celles où loge et mange M. le prince de Condé, lorsqu’il y va, sont superbes. Dans celle du Clergé, nous vîmes un fort beau tableau, qui peut-être avait été fait par M. Plofouin30, car on nous dit qu’il était d’un peintre né à Dijon. Nous vîmes en sortant de là la place Royale où est la statue équestre de Louis XIV31. C’est une fort jolie place toute ronde, mais un peu petite. Nous allâmes ensuite à la Sainte Chapelle, où est une hostie qu’un juif impie avait percée de trois coups de canifs et il en sortit du sang. Nous ne pûmes pas la voir, parce que c’était pendant les offices32. L’on fait tous les ans en cet honneur une procession solennelle, et l’on dresse un procès-verbal pour constater la vérité du fait. Nous vîmes ensuite le portail de l’église Saint-Michel, qui resemble un peu à celui de Saint-Jean de Lyon [...] Nous fûmes voir Mme Violle, parente de M. Hervier, qui nous fît beaucoup de compliments. Nous allâmes enfin aux Chartreux. Dom Hervier est fort estimé dans cette maison, puisqu’il est procureur et coadjuteur, quoiqu’il soit encore fort jeune. Il y avait quinze ans qu’il n’avait vu M. son frère, de sorte qu’ils eurent beaucoup de plaisir [à se revoir]. Il nous fit toutes sottes de politesses, il paraît fort bon enfant. Après les premiers compliments, il nous conduisit chez dom prieur, qui nous reçut avec bonté. Il nous fit une petite morale, fort douce sut la brièveté de la vie, et l’inutilité des biens de ce monde, il me caressa ensuite d’un petit soufflet, apparemment pour me faire ressouvenir de son petit sermon. Il nous fit voir sa bibliothèque et son cabinet d’histoire naturelle, où nous vîmes beaucoup de coquillages sculptés singulièrement pat des insectes, une planche de sapin pétrifiée, un coco d’une grandeur étonnante, le colibri ou l’oiseau-mouche, qui est extrêmement petit, et plusieurs poissons rares et curieux. La cloche sonna, et dom prieur nous souhaita bon appétit, et alla prier Dieu pour nous. Nous arrivâmes enfin à ce dîner tant attendu, nous eûmes pour compagnie trois chartreux étrangers, on nous servit un repas splendide en maigre, nous étions sept, nous eûmes en tout 24 plats, et de l’excellent vin de Bourgogne. Nous mangeâmes tous de fort bon appétit. Au dessert, dom prieur vint nous rendre notre visite, il avait l’ait très familier avec ces messieurs les Chartreux, ils étaient tous d’une gaîté étonnante, ils badinaient ensemble, ils s’embrassaient et faisaient toutes sortes de singeries. Aussi, disait le bon prieur, nous sommes des enfants. Quoiqu’il en soit, ils paraissent les plus heureux des hommes, et ils m’auraient donné envie de rester chez eux, mais je n’ai pas osé le faire sans ta permission et celle de mes sœurs, et je me suis décidé à attendre encore une cinquantaine d’années parce qu’alors je penserais plus mûrement et je ne veux prendre l’habit qu’après de sérieuses réflexions.
8Ton enjoué d’un jeune homme, auquel la Révolution fera ensuite perdre tout humour. Il continue sa lettre le lendemain matin à son réveil.
Très peu de temps après le dîner qui avait été un peu long, car il était environ 3 h, nous prîmes congé de dom prieur, après l’avoir embrassé tendrement. Nous allâmes voir l’église qui est fort belle, où il y a deux tombeaux magnifiques, celui de Philippe le Hardi, roi de France (sic) et celui du duc et de la duchesse de Bourgogne. Leurs corps en marbre blanc sont étendus sur une grande table de marbre noir au milieu du cœur (sic). C’est tout ce qu’on peut voir de beau. Nous quittâmes avec regret les Chartreux et nous emportâmes pour nous consoler une bouteille de leur vin de Bourgogne. Nous allâmes coucher à Vitteaux, petite ville assez laide33. Le lendemain nous allâmes à Auxerre. C’est une ville assez grande, mais les maisons y sont mal bâties, presque toutes en briques et en bois. Nous n’y vîmes de curieux que la cathédrale dédiée à Saint-Etienne, qui passe pour une des plus belles églises du royaume, et en effet elle est fort jolie, et elle nous frappa parce que nous n’en avions pas encore vu de si belles, mais elle ne vaut pas, à beaucoup près, celle de Sens que nous vîmes le lendemain. Dans cette dernière est le mausolée magnifique de Mgr le Dauphin et de Madame la Dauphine [le fils et la belle-fille de Louis XV, dont le mausolée, érigé en 1775, est l’œuvre de Coustou]. Ce mausolée est tout en marbre blanc, je n’en avais jamais vu de si beaux. Je voudrais t’en faire une description exacte, mais cela serait fort difficile. Nous vîmes dans la même église plusieurs autres tombeaux, mais nous n’y fîmes pas beaucoup d’attention parce qu’ils n’approchent pas du premier. Je crois que c’est la plus belle église du royaume et je ne sais pas si nous en verrons d’aussi riche à Paris, elle est presque tout environnée de marbre. Adieu, ma chère sœur, faute de papier et de temps, je suis forcé de te dire adieu. Mille choses tendres à mes sœurs.
9Du puits de Moïse de Claus Sluter, dont le nom n’est même pas prononcé, pas un mot : Hugues a l’œil sélectif, et partage sans doute le mépris des Lumières pour le Moyen Âge « gothique ».
Séjour à Paris
10Une semaine après leur départ de Lyon, les voilà à Paris, logés à l’hôtel de Châlons, rue Saint-Martin. Ils trouvent à leur arrivée une lettre de Marie-Antoinette, inquiète de n’avoir plus reçu de leurs nouvelles depuis Mâcon. « J’étais persuadée d’en recevoir une autre hier, je fus malheureusement trompée dans mon attente ; peut-être l’auras-tu mise trop tard à la poste. Si c’était cause de maladie, Guérin [le fils] m’aurait écrit. Je te prie en grâce de me faire donner des nouvelles tous les courriers. » Après des nouvelles de toutes les tractations en cours, la fidèle épouse conclut :
Nous jouissons tous d’une bonne santé. Fais-moi l’amitié de ménager la tienne. Je charge Guérin d’en avoir le plus grand soin, et qu’il fasse aussi attention à ne pas commettre d’imprudence, afin que j’ai la consolation de vous savoir tous les deux bien portants. Tes filles se proposent de t’écrire un de ces jours, elles te disent un million de choses tendres, et vous embrassent tous les deux en imagination. Je charge Guérin de t’en faire un de toutes ses forces. J’attends vendredi avec la plus grande impatience dans l’espérance de recevoir une de tes lettres. Adieu, mon très cher ami, qu’on ne peut aimer davantage que ta fidèle épouse.
11Le dimanche 14 avril, l’épouse accuse réception d’une lettre de son mari, reçue la veille, avec celle de son fils (écrite le 6 de Dijon, perdue). « Je t’avoue que je commençais à tirer peine de ta santé, parce que j’avais manqué un courrier. D’en recevoir, tu vois que je suis bien éloignée de dire qu’il y en a assez, pour toi qui seras dissipé par le fracas de la capital (sic). Tu diras que je t’excède par les trois in-folios que tu as dû recevoir. » Et d’embrayer sans transition sur les rentrées d’argent, les balles de nankins à ouvrer (« Boissieu ou Berne ou Malliquet en prendraient bien sûrement ») et les ventes de trames blanches.
Tu me dis de m’occuper de ton commerce, il aurait fallu pour cela que tu pus me remettre en partant de ta tête et de ton savoir. J’y suis on ne peut plus neuve. Je jetterais tous les torts qu’il y aura sur Paris. Ne t’inquiète pourtant pas, jouis des plaisirs en paix, mets-y le temps pour que tu n’aies plus la tentation d’y retourner. Nous nous occupons sans cesse de toi avec tes cinq filles qui t’assurent de leur respectueux attachement. Je vais répondre deux mots à la lettre de ton fils. Adieu, mon bon ami. Je te prie en grâce de te ménager et suis pour la vie ta fidèle épouse [...] Je viens répondre, mon cher fils, à ta lettre du 6 [...] Je ne peux pas m’empêcher de rire en la lisant, en voyant le bon emploi de votre journée, qui est de rire, manger et chanter. Je t’invite fort à continuer et à faire en sorte de si bien ménager la santé de ton papa que tu puisses le ramener gras comme un moine. Aies bien soin de lui faire prendre quelque chose les matins, et de lui tenir compagnie pour l’engager à déjeuner de meilleur appétit. Tu donneras l’exemple. Tes sœurs attendent avec un vif empressement les détails de tout ce que tu vois de curieux, elles me chargent de te dire les choses les plus tendres [...] Adieu, mon cher enfant, je n’ai pas besoin de te recommander l’exactitude dans tes devoirs de religion ; nos plaisirs ne doivent jamais nous les faire perdre de vue. Mets-toi toujours sous la protection de la Sainte Vierge34 pour faire un heureux voyage.
12Trois jours plus tard, elle apprend
avec plaisir que vous étiez bien arrivés à Paris tous les deux en bonne santé [...] Dieu veuille que vous vous conserviez jusqu’au moment heureux où j’aurais la satisfaction de vous embrasser. Je viens de faire de nouvelles recherches sur ton livre pour la partie de 1 348 [livres-poids] de Brousses, elle n’y est pas, elle est seulement sur le livre de Guérin35 et il y a apparence qu’elle n’est pas de compte à demi [avec les Couderc et Passavant] parce qu’il n’en est pas fait mention [...] C’est un sacrifice qu’il faut faire à Dieu. Je me flatte bien comme toi que les nankins tendront bon profit, mais les débiteurs me font trembler. Tu as dû voir par une de mes lettres qu’il y en aura dans un mois de prêtes, tu me diras à qui les proposer [...] M. Thiollière [un fabricant de rubans de Saint-Etienne] s’est dédit comme un âne des deux quintaux Reggio [grèges de Calabre], il en a pris seulement 80 l.p. qui était tout ce qu’il y avait de prêt. Il a dit qu’il les lui fallait dans le moment pour les mettre en teinture. Bergé [sic, pour Berger] n’a plus écrir [...] Mercier a marchandé pendant deux jours 40 l.p. Tanis de chez M. Hervier, des mêmes vendues à M. Montagnier, il n’a voulu absolument en donner que 161. comptant, don de 5 %. Il a dit que tu lui avais offert à 15.15 ; enfin j’ai fini à ce prix, à cause du paiement qui allait à perdre. Il nous en coûtera 4 sous [de façon par livre-poids] pour les mettre comme il veut [...] Il tomba une grande quantité de neige lundi, je ne sais s’il a fait ce temps à Paris, il me faisait de la peine à cause de toi [...] Tu me dis que tu cours toute la journée. Prends garde de te fatiguer, fais valoir des fiacres. Guérin a bien amusé ses sœurs avec ses relations. Cela fait notre dessert. Je l’invite à continuer à nous faire part de ce qu’il voit.
13Le vendredi 19, la fille aînée remercie son frère
du plaisir que m’a fait ta lettre, d’autant plus que je vois que ta santé est des meilleures et que tu ne l’oublies pas [...] Nous attendons ta première lettre [de Paris] avec impatience, que de choses tu vas nous dire de la capitale, mais ne viens pas faire comme les voyageurs qui font, comme dit le proverbe, fait bon mentir qui vient de loin. J’imagine bien que dans tes lettres tu n’y mettras guère de l’exagération, mais quand tu nous le raconteras de vive voix, je crains bien que tu n’y ajoutes le mot pour rire [...] Il me semble te voir [...] essayer de faire le petit maître, prendre un petit ton parisien pour t’amuser un moment [...] Ce ne sera pas vers le Roi que tu prendras cet air-là, on dit qu’il ne l’a pas. Tu n’auras pas manqué de lui aller faire ton compliment, ainsi qu’à la Reine et à toute la Cour. Tu nous diras comment il t’a reçu. Je vois avec satisfaction que tu penses sérieusement, tu fais très bien de faire des réflexions avant que de te mettre chartreux. Je m’assurerai autant de temps de ma vocation avant que de me mettre Sainte Claire [Clarisse], je te donnerai ensuite ma permission., pourvu que ce ne soit pas pour aller boire du vin de Bourgogne [...] Rien de nouveau ici, nous ne sortons presque pas. Notre seul plaisir est de recevoir vos charmantes lettres, ce sont des cris de joie lorsqu’elles arrivent. Je te laisse à penser ceux que nous ferons quand elles nous annonceront votre retour. Adieu, je laisse la place à Maman. Crois-moi ta sœur qui t’aime au-delà de toute expression. L’aînée Guérin.
14La mère ajoute donc quelques lignes pour « Monsieur Guérin le père », à qui elle « ne se lasse jamais d’écrire » ; sur les affaires, sur les compliments de leurs amies locales (Mmes Grangier-Comte et Dutreyve36), sur les boutons de la quatrième fille, Jeanne-Marie-Antoinette37, dite Monichard :
J’ai rencontré M. Moncini [chirurgien local, qui a déjà soigné la rougeole de la benjamine Lise en 1778 et meurt victime de la répression antifédéraliste en l’an 2] qui m’a dit que c’était une espèce de dartre, et qu’il faudrait un peu purger et prendre des bouillons faits avec des pattes d’écrevisses et du cresson. Comme elle tousse très souvent, qu’elle a la poitrine délicate, comme tu sais, je crains que cela ne soit pas bon, quelquefois te donnerait-on quelque eau qui les ferait [se] dissiper.
15Au verso de la feuille, ultime commission de la mère de famille en anticipation de la prochaine étape : « Tu trouveras cy-inclus un échantillon de coton, il a 3/4 [d’aune] de largeur. Si tu en trouvais à Rouen d’aussi fin et d’aussi large, je te prierai d’en acheter 24 ou 30 aunes, pourvu qu’il ne passât pas 4 ou 4,10 au plus, droits et voiture comprise, c’est à dire rendu ici. Tu le joindras à la toile [de brin] que tu achèteras. Je ne sais si on appelle cet échantillon basin ou coton ». Tout voyage est donc indistinctement d’affaire, de tourisme et d’emplettes familiales, dont on verra encore d’autres exemples plus loin.
16A la fin du mois, avant de recevoir la lettre de son mari datée du 19, Mme Guérin a appris « par Mme Hervier que tu étais parti pour Rouen. Je désire de savoir bientôt ton arrivée [ton retour] à Paris [...] Quoique je brûle d’envie de t’embrasser, je voudrais que tu vis tout ce qu’il y a à voir pour que cela ne nuise pas à ta santé ». Et de résumer derechef le courrier reçu, les expéditions et les ventes faites ou manquées, les plaintes des fabricants stéphanois sur la mauvaise teinture des organsins, ou la grosseur des Montaubans.
Nous ne passons point de repas sans nous entretenir de vous, nous vous avons suivi à Rouen avec le livre de poste38, nous décidons que vous êtes aujourd’hui à Versailles [...] Tu ne m’as point dit si la chaise t’a fatigué, et si tu as ressenti les maux de tête dont tu te plaignais quelquefois. Nous jouissons tous d’une bonne santé, je te prie de ménager la tienne [...] M. Palerne [son beau-frère] me charge de te dire d’aller voir la soeur de [son cousin] l’abbé Palerne [lazariste39], tu as l’adresse [donnée dès le 10 avril : rue Pot de vin, paroisse Saint-André des Arts]. Il me demande si tu as vu les Lazaristes.
17Le 1er mai, elle constate que son mari n’a pas reçu deux de ses cinq dernières lettres.
Je crois que tu dois trouver bien des répétitions. Comme je ne cherche pas des compliments avec mon mari, je ne garde point de copie [de mes lettres], je crains que tu ne dises : ma femme commence à radoter. Si mon style paraît vieux, mes sentiments ne le sont pas. Ils sont toujours plus vifs et plus tendres. Il me tardait d’apprendre ton arrivée à Paris. Le voyage du Havre40 me faisait tirer peine, je suis bien aise que tu l’aies fait heureusement.
18Elle lui annonce comme une victoire la vente de 30 l.p. de Nankin à MM. Saigne et Cie à 34.10 pour le paiement d’août prochain, l’entretient d’une lettre de leurs partenaires Couderc et Passavant « qui ont des prétentions très hautes (40 1. pour le beau) », mais lui écrivent « qu’ils me laissent le soin de la vente de ces Nankins, ainsi que de la façon à régler avec les mouliniers ». Elle les cite textuellement : « Vous parlez de 34 à 35 1. pour le plus beau. À ce prix M. Guérin avant son départ aurait pu arrêter la vente à livrer de toute la partie de M. Dugas. Nous espérons que vous ferez mieux, cependant nous nous en rapportons entièrement à vous, Madame, à votre bon ménagement des intérêts communs [...] Donnez-nous un mot des voyageurs, de leur santé. Nous les croyons toujours à Paris. » Elle explique justement ses démêlés avec les mouliniers locaux, et s’enquiert de savoir s’il a bien vu les Chamonais résidants à Paris (le fils de son cousin le secrétaire du roi Jean-Dominique Terrasson, élève au collège de Navarre, le frère de M. Bruyas, la tante de Mme Grangier, la belle-sœur du curé Flachat41, Mme Fabre de Vernay, née Nolhac).
Tu n’oublieras pas les bracelets pour l’aînée ; si c’était la mode de porter quelques petits bijoux au col des demoiselles, tu pourrais t’informer de quelques dames, et si cela n’était pas trop cher, tu pourrais en apporter à Jenni ou à Poizat, ou plutôt à Poizat [la troisième fille, Marie-Claudine] des boucles de souliers, et aux petites, on leur donnera des gazes, quoiqu’elles ne désirent certainement que le plaisir de te voir. Elles me chargent de te dire qu’elles voudraient être colombes pour voler auprès de toi et de leur frère. [...] Je suis fort empressée de voir M. Hervier pour qu’il me donne un peu en détail de tes nouvelles [...] Je voudrais que tu vis bien tout pour n’avoir jamais la tentation d’y retourner parce que je n’aime pas les voyages, et je serai obligée de t’accompagner. Je ne te laisse plus aller sans moi, ne me sache pas mauvais gré de ma façon de parler, c’est ma grande tendresse pour toi qui me la dicte.
19La lettre suivante remercie son fils de ses lettres « qui nous servent de récréation ».
La conversation que tu as eue [sur le port du Havre] avec un Prussien et un Hollandais ne t’a pas bien instruit. Tes sœurs disent que tu as jugé de leurs curiosités par la tienne, de te détromper, qu’elle n’est logée que chez les hommes. Je crois que ce qui a dû le plus te surprendre dans ce que tu as vu, c’est la mer. Tu as dû être content en voyant tous ces vaisseaux. Tu fais part de ce que tu as vu à Paris : la course de chevaux devait faire un joli coup d’œil, ou plutôt la compagnie qui était nombreuse42. Tu vois bien des hommes et par conséquent bien des façons de penser différentes les unes des autres. Il y a du bon et du mauvais. Profite de l’un et gémis sur l’autre, qui est certainement le plus grand nombre, puisque le nombre des élus est petit43. Dieu veuille bien nous mettre du petit nombre [...] Tu me dis que si vous n’aviez pas Versailles et Chantilly à voir, vous seriez dans quinze jours ou trois semaines ici. De cette façon-là, vous seriez encore [absents] pour bien longtemps.
20Elle le charge de dire à son papa quelques nouvelles des affaires et conclut : « Adieu. Embrasse bien tendrement ton papa pour moi, aies soin de lui et de toi. J’ai reçu une lettre de l’abbé Ribier [son cousin et ancien condisciple] qui se porte bien. Nous avons eu aujourd’hui M. l’abbé Guérin qui a dîné avec nous ; la foire l’a attiré. J’ai bien repris cette lettre peut-être dix fois avant de la pouvoir finir. » Le samedi 4 mai, la fidèle épouse apprend enfin le retour des voyageurs pour « la veille de la Pentecôte », ce qui me la met « dans la jubilation ».
Je suis étonné que tu aies tant tardé à voir Versailles qui doit être la principale chose. Il est vrai qu’il a fait un temps abominable, qui me faisait de la peine pour toi. Dimanche 5 mai. Je reprends mon discours qui fut interrompu par la visite de M. Hervier, qui me fit grand plaisir. Il y avait une heure qu’il était arrivé [à Saint-Chamond], il m’a dit qu’il t’avait laissé en bonne santé, qu’il t’avait vu presque tous les jours, qu’il ne croyait pas que tu vins si tôt à cause des brillantes fêtes qui doivent se donner à l’occasion du Prince du Nord [le tsarévitch Paul, fils de la Grande Catherine44]. Je ne voudrais pas t’en priver. J’espère qu’il arrivera à Paris plus tôt et que tu pourras en voir quelque chose sans retarder ton départ. En même temps que M. Hervier sonnait, M. Terrasson de la Ressailtes passait, il entra avec lui et me gênait un peu. Il demanda à M. Hervier si vous aviez vu M. de Mondragon [le seigneur de Saint-Chamond, conseiller d’État, qui réside à Paris], et sur sa réponse45, je vis qu’il n’avait pas l’air content. Tu feras bien de n’y aller que la veille de ton départ.
21Viennent ensuite les inévitables nouvelles du commerce, les demandes d’informations de M. Garand sur deux marchands de la rue Saint-Denis, « sans doute qu’il veut savoir leur fortune » avant de leur envoyer des marchandises, un dîner avec son beau-frère Palerne, « je lui ai fait part de ce que tu m’as écrit, il m’a dit qu’il s’en doutait », et le déplacement annulé à sa propriété de la Bénéchère en raison du mauvais temps. Outre une petite commission de M. Hervier pour « de la musique », elle demande, « si c’est la mode que les dames portent des manteaux de gaze blanc (sic), d’en apporter un pour l’aînée, et de la gaze pour en faire [pour les autres] si cela ne te gêne en rien, parce que c’est un superflu ». La dernière lettre connue de l’épouse, en date du 15 mai, témoigne de la fébrilité qui règne dans la maison depuis l’annonce de leur prochain retour. « Tu ne saurais croire combien il m’en a coûté d’être séparée de toi, mais il faut laisser le passé pour ne plus s’occuper que des moments heureux où nous te posséderons », et de lui recommander, une dernière fois, « de ne pas trop se fatiguer à Lyon ». Pourtant, elle lui explique la situation de caisse : « il nous reste 1 400 l. Il y a bien des mouliniers qui ont donné ou doivent donner des soldes. Ainsi fais ton compte là-dessus : il leur faudra de l’argent » (sous-entendu : à toi d’en trouver).
J’ai examiné les échantillons [de cotonnades] de Rouen, je les ai trouvés trop cher, j’aurais bien meilleur compte d’acheter chez les Condamins [des demoiselles, peut-être parentes d’un épicier lyonnais de la place Confort, auxquelles Mme Guérin a déjà acheté des bordures d’indienne]. Si tu n’as rien acheté aux petites, tu pourras leur apporter à chacune un éventail qu’elles priseraient comme venant de Paris. Il ne les faut pas cher, c’est trop facile à casser.
22Retour aux relations difficiles avec les Couderc, que son mari verra à son passage à Lyon, aux mauvaises nouvelles reçues de plusieurs correspondants de Nîmes : « le froid qui a régné dans nos contrées sera cause que cette récolte [des cocons] éprouve un retard d’environ un mois par rapport à celle de l’an passé », et que la récolte sera médiocre parce que beaucoup de vers sont morts « faute de nourriture ». Plusieurs de leurs relations sont alors à Lyon : le moulinier Charles Montagnier (époux d’une Terrasson) « qui ne manque pas d’aller acheter », le fabricant Royet et sa fille (logés chez l’agent de change Terrasson), M. Rossary et sa fille, « en chambres garnies ». On regrette évidemment de ne rien savoir de ce que Joseph écrivait à sa femme durant cette absence de huit semaines, mais les lettres de l’épouse trahissent sa profonde hantise de l’absence, à la fois parce qu’elle fait retomber sur elle la gestion quotidienne des affaires (avec obligation conséquente d’en rendre régulièrement compte à son mari, chef de la maison VGF) et parce qu’elle redoute à tout moment un accident nuisible à la vie du dit mari46.
Toujours sur la route
23On connaît davantage, en revanche, les déplacements suivants du mari. En janvier 1784, saison d’arrivée des soies importées pat Marseille, le voici à Lyon, en compagnie de son fils et de son voisin et confrère J.-B. Rozet (né en 1753, époux d’une Terrasson, et associé à Garand).
Je suis allé voit nos petites de Chazeaux47, nous leur avons fait plaisir, le sombre du parloir nous a empêchés de distinguer s’il y a quelques changements dans leur physionomie et leur manière, je n’en crois rien. MM. Siméon et Cusset [des rubaniers stéphanois48] sont logés ici, et un moment après notre arrivée le fils de M. Thiollière est venu débarquer ici pour les Belvédères [soies de Naples, qu’on attend alors à Lyon49] après lesquelles ils soupirent depuis longtemps et que j’avais en vue pour eux, à défaut des Belvédères, de leur vendre des Brousses [achetées à Fulchiron]. Mais ce que je projette souvent s’en va comme la vapeur. Qu’y faire ? Ce n’est pas de ma faute. Je me trouverai en concurrence avec Rozet pour un ballot d’organsins s’il s’en trouve un au-dessous du cours50. Il faut s’attendre à tous les événements, et travailler à la conservation de ce que l’on a plutôt que de s’exposer trop en voulant augmenter. Ménageons notre santé, c’est le principal [...] Il fait froid ici, la bise souffle fortement. Adieu, ménage-toi et attends nous plutôt mercredi que lundi.
24Est-ce un effet des prêches de son épouse ? Voici Joseph philosophe, et après avoir visité à nouveau ses filles à Chazeaux le dimanche 31, il compte revenir en louant une voiture « pour la demi-journée seulement ». « J’espère de partir lundi, pour cela je laisserai des commissions [d’achats], étant bien aise de me rendre [à la maison], quoique nous nous portions avec Guérin tout à fait bien. Adieu, nous allons souper. » Le revoici à Lyon au début de mai, toujours en compagnie de son fils, « pour avoir la première vue » des soies de Naples tant attendues.
Nous avons demeuré plus de deux heures avec tes filles qui, je crois, ne pleureront pas Chazeaux. [...] Nous avons arrêté à Saint-Genis le carrosse de Faure qui viendra nous prendre ici, nous épargnerons quelque chose de la messagerie et ce sera plus commode. C’est le garde du château qui te rend la présente avec mon cheval [...] Il faut lui donner au moins 24 sols pour lui et lui rembourser les frais de la dînée du cheval. J’ai vu M. Terrasson, il n’y a rien ici absolument [à acheter], les Nankins ont augmenté [...] on attend 3 balles Brousses dont on veut 20 1. Enfin je m’en irai sans rien faire, à la bonne heure ! Je t’embrasse de tout mon cœur. Nous allons souper après avoir réglé le compte de Joannès [le cordonnier de la famille] qui est dans notre chambre. Adieu et bonsoir à tous trois jusqu’à jeudi que nous serons tous réunis. PS M. Orelut [chirurgien à l’hôpital de Saint-Chamond, mesmérien convaincu51] fait des merveilles. M. le curé Girard [de la paroisse Saint-Nizier] que j’ai vu les chante aussi et s’aperçoit des effets.
25En août suivant, il fréquente pour la première fois la foire de Grenoble (aux frais du compte à demi avec les Couderc).
Cette foire, chère amie, est fort ennuyeuse pour nous. Courir du matin au soir et n’avoir aux oreilles que des prix de 23 1. et le meilleur marché de 18 à 19 1., le tout poids de Montpellier, on regrette bien le temps que l’on perd, surtout sans savoir lorsque cela prendra fin [...] Je suis dans l’incertitude si je partirai ce soir pour tâcher d’arrêter quelque chose sur la route, et la partie surtout de dix quintaux de M. Jubié de [La] Sône qui est la première filature52. Je lui ai parlé ici, mais le prix en est très haut, il faut s’y attendre, il n’y a presque point de [cocons] blancs ici. Si je fais quelque chose, je ne puis partir que demain seulement parce qu’il faut acheter par petits paquets, peser nous-mêmes, faire nos emballages, en sorte que je ne saurais plus quel jour je serais rendu à Saint-Chamond. Je m’ennuie fort dans le jour, cependant je me porte bien, dors bien et nos ennuis ne nous empêchent pas de rire dans nos repas comme des fous, étant logés avec des gens très gais. Adieu, voilà tout ce que je puis te dire pour le moment [...] Il pleut ici à verse.
26Par une lettre à ses partenaires Couderc et Passavant, le 20 août, retranscrite ensuite pour lui par son épouse, on sait que « ses achats en compte à demi consistent en 457 1. poids de Grenoble depuis 17.15 jusqu’à 18,10, sauf une partie plus belle de 47 l.p. à 19, 15, et en 500 l.p. soie de Romans d’un seul tirage cédé par le sieur Izouard de Romans à 19, poids du lieu, avec 400 1. de bénéfice en sus pour lui ». Ses commentaires sur les Dauphinois, gens rusés, ne surprennent point ses interlocuteurs. « Vous êtes accoutumé à acheter des Lyonnais qui sont bonnes gens, sans finesse et moins habiles que les Foréziens », tranche le grand négociant lyonnais53. Il revient à Lyon à la Toussaint 1784 et examine avec son « cher ami » Joseph Terrasson des Vérones et des grèges blanches de Pézenas qu’il n’achète pas ; puis de nouveau, à la fin mars 1785. Il demande à cette occasion aux Couderc un sac d’espèces de 1 200 1., qu’ils lui expédient ensuite par la messagerie (ce qu’on appelle un group54 Son fils vient seul pour le paiement suivant d’août, et retire 200 louis (4 800 l.) en espèces chez leurs partenaires Couderc. En septembre, le père fréquente pour la première fois, semble-t-il, la foire de Tournon, grand lieu de rassemblement des soies du Vivarais55, et y rencontre le moulinier Autran de Montélimar (sans doute parent du commis des Couderc), qui lui propose une partie de grèges blanches qu’il a justement chez ses amis Couderc. En décembre 1785, Hugues-Louis vient seul à Lyon acheter des soies blanches de Provence et des soies napolitaines (Apaltes au petit tour et Sambatelles). En juillet 1786, Joseph est à nouveau à Lyon, et y rend visite aux Couderc, à qui il demande 500 louis (12 000 1.) pour le 19 septembre (sans doute pour acquitter ses achats méridionaux de l’été). En vain leur propose-t-il ses services pour la foire d’Alais (la foire dite de la Saint-Barthélemy) à laquelle il se rend, là aussi pour la première fois, sans doute en compagnie de son fils (auparavant il achetait par des commissionnaires comme le moulinier Montagnier de Saint-Chamond ou le marchand Julien Duplan de Nîmes). Au retour, il formalise par un acte sous seing privé l’association du fils à ses affaires, en lui abandonnant 3/8e des profits. Mais il n’en continue pas moins de voyager : en janvier 1787, il est à Lyon pour voir des soies, acheter des grèges blanches et régler le compte de courtage de Terrasson, mais pour s’informer aussi des « nouvelles de l’assemblée des Notables », convoquée par Calonne pour le mois suivant ; en mars, il visite à nouveau les fabricants de Paris (logé à l’hôtel du nom de Jésus, rue Mauconseil, derrière les Halles) et s’entremet, poussé par son cousin l’ancien échevin Nolhac, auprès des administrateurs des Vivres en faveur de son neveu par alliance Réjaunier, époux de sa nièce Marie Ribier, qui cherche pour des raisons de santé à obtenir un poste dans le Midi56. Apprenant par Terrasson que la gelée (dans la nuit du 23 au 24 avril, où « il est tombé beaucoup de neige ») a fait périr les vers en Piémont et surtout dans le Milanais, et que les prix montent sur la place « de moment à autre », il revient à Lyon vers le 10 mai acheter des trames blanches chez le commissionnaire Jean Bontoux, rue du Bât d’Argent, mais il refuse des soies du Mont Liban chez Devillas (on les lui offre à 171., mais il ne veut pas y mettre plus de 16 « sous peine de ne pas me tirer d’affaire »), et laisse échapper un lot de poils blancs de Frioul et de Novi que récupère son compatriote J.-J. Dugas-Vialis plus malin (le vendeur fait circuler le bruit qu’il « les a vendus pour Paris » à 31 1.), Son fils y revient à la fin du mois pour essayer de rattraper le coup : il achète des Caffrons de Devillas (à 18,10) et des soies blanches des frères Delon. Joseph y revient à la mi-juin voir des grèges de Naples qui viennent d’arriver de Marseille ; le mois suivant, Hugues vient acheter des trames blanches chez Steiman, Tansard, Bianchi et Cie, quai de Retz. Au début d’août, Joseph est à la foire de Privas :
Les affaires se présentent bien mal : Jean-Baptiste [le commis] de Mme Montagnier a passé partout et a enlevé tout ce qu’on m’avait promis en doublons [...] Cette disette m’a décidé à mettre à la partie de M. Grel [un filateur de Chomérac] qui restait 14.12.6 sur 300 l.p. et 24 1. d’étrennes. Ce prix est exorbitant [à Lyon, au même moment, Delafond et Roussel en vendent à 17 1. à des fabricants de Saint-Chamond], mais il nous mènera à nous attacher M. Grel pour les doubles ou pour les organsins, m’étant décidé à acheter un ballot de leur filature qui est la première du Vivarais à 42.5 et une autre balle chez Renoir à 41.10. Ces deux ballots, le premier marqué GF 62 et le second IB 2, partent aujourd’hui à l’adresse de Viallet de Vienne [le transitaire qui depuis 1785 reçoit tous ses ballots du Midi]. Le premier pèse 121 l.p., à payet 100 à 42,5, montant à 4 225 L., le second pèse poids de Lyon net 107.6 conditionné, à payet 98 à 41.10, montant à 4 003 L. Il n’y a que la voiture et l’agio à ajouter, l’emballage étant par-dessus [...] Je comptais d’aller à la montagne [les Cévennes] pour voir des organsins ou des doubles, mais des gens d’Alais et autres y ont passé. L’année courante sera mauvaise. Platon [la propriété futaie, à Saint-Julien-en-Jarez, acquise pour 33 000 l. du trésorier de France Dugas des Varennes, en août 1784] me comblera si nous y allons tous passer une partie de l’automne. Adieu.
27On sent ici une certaine désillusion qui l’amène, pour la première fois et de façon brève, à songer à la vie oisive d’un rentier. Mais, à la mi-août, le revoici pour deux semaines à la foire d’Alais (logé chez la veuve de Vintalhac, à la Halle) où le rejoint son confrère Hervier. « Tu verras bien des gens de Saint-Chamond », lui écrit son épouse le 17 août, « l’on m’a dit que Mme Montagnier y était avec sa suite. Je crains qu’il y ait plus de gens que de soies ». Lorsqu’arrive à Saint-Chamond sa lettre du 15 :
je n’ai pas besoin de te dire avec quel empressement nous l’avons accueillie. Nous étions derrière la porte [de la Grand Rue] pour attendre la porteuse de lettres. J’ai vu avec bien du plaisir que les chaleurs ne t’avaient point incommodé, nous avons eu heureusement cette nuit beaucoup de pluie, ce qui rafraîchira le temps. J’imagine qu’elle a été générale. Ton fils vient de partir cet après-midi pour Lyon [...] Je crois bien que Guérin n’achètera rien57, il verra comment les choses vont. Tu nous donnes un tableau effrayant pour la cherté des soies. Nous sommes bien de ton avis : que si les doupions passent 14.1058, il faut les laisser. À Tournon, je crois que ton fils fera un voyage blanc et que le tien sera plus pénible que fructueux : à la bonne heure, qu’il ne produira rien pourvu que ta santé n’en soit pas altérée ! De grâce, ménage-toi pour ta femme et pour tes enfants. Tu sais combien tes jours leur sont précieux.
28Et d’énumérer ensuite les lettres reçues, ainsi que l’état des récoltes du domaine de Platon (exploité par un granger), des nouvelles des filles mariées et de leurs maris, enfin un accident mortel survenu « à la carrière de M. de Mondragon, en piquant l’eau ». « Tu dois être au fait des nouvelles politiques [l’opposition du Parlement de Paris aux édits fiscaux de Loménie de Brienne], je ne t’en dis rien, crainte que tu dises : les femmes veulent se mêler de tout. » Dans la lettre suivante du 21 août, elle lui glisse néanmoins in fine : « On parle beaucoup de fermentation dans les esprits dans la capitale. » Mais les affaires de soies occupent l’essentiel de ses lettres, pour que son mari « approuve nos démarches », avec toujours le même reproche :
Donne-moi, je t’en prie, le plus souvent que tu pourras de tes nouvelles. Je n’ai encore reçu que deux lettres, et sans reproche, c’est la cinquième que j’écris, le tout en badinant. Je sais bien que tu ne le pouvais pas, mais maintenant que tu seras à Alais, j’imagine que le courrier partira tous les jours. Je vois arriver le déclin du jour avec bien du plaisir, dans l’espérance de recevoir de tes nouvelles [...] Adieu, mon cher mari, ménage-toi pour celle qui te chérit pour la vie [...] Présente mes respects aux dames de Vintalhac, je m’intéresse à elles par reconnaissance aux soins qu’elles ont de toi.
29Avant de renter au bercail, Joseph s’arrête toutefois encore à Saint-Vallier chez les filateurs Forcheron (les prédécesseurs des Chartron) où sa femme lui adresse une « dernière lettre ». « Guérin t’en a laissé une à Tain chez M. Bourgeois [en déficit], où il te raconte tout ce qu’il a fait. Tu vois que le prix des doublons est excessif partout. » Elle glisse au passage ; « On doute encore si les assemblées provinciales auront lieu [elles ont été créées par un édit de juin précédent], cependant on approche du moment. M. Degaste [leur gendre59] qui arriva hier soir, est tout étonné que les habitants d’Izieux auraient envie de le nommer, il ne sait pas encore ce qu’il fera Il préfère repartir dans les bois. » Peu de temps après son retour, le 9 octobre, Joseph était l’un des sept membres du Tiers cooptés par les douze membres nommés par le Roi au département de Saint-Étienne de l’assemblée provinciale60, où il retrouve un de ses clients, le fabricant de rubans stéphanois (et SDR comme lui) Antoine Neyron61, bientôt élu membre du bureau intermédiaire, et son compatriote et concurrent, Dugas de la Chassagny (le plus riche des rubaniers chamonais). Dès lors, le temps de Joseph se partage entre les réunions du Département (où il est plus particulièrement chargé, avec trois autres administrateurs, des quatorze paroisses de l’arrondissement de Saint-Chamond) et ses affaires commerciales. On le sent surchargé. A la fin mars 1788, il quitte Saint-Chamond, avec son beau-frère Anginieur, sans avoir dûment pris congé de son épouse, qui s’en étonne avec peine :
Guérin m’annonça ton départ, ce qui me fait couler des larmes. Tu diras : c’est ordinaire chez les femmes. Cependant la raison ne me quitte pas. Je me console dans l’espoir que ton voyage fortifiera ta santé62. Tu sais que je n’ai rien de plus précieux [...] Aies soin de ne pas trop boire de l’eau à Paris, d’y prendre ton chocolat63 tous les matins parce qu’on y dîne tard, et ne de ne pas te retirer la nuit. J’ai un petit reproche à te faire, qui est de ne pas m’avoir dit ton compagnon de voyage, tu m’aurais épargné des inquiétudes. Je ne puis me persuader que ce soit manque de confiance en moi dans le moment [...] Il me reste une prière à te faire, qui est de me donner de tes nouvelles au moins tous les deux jours. Tu pourras aussi m’en faire donner par tes compagnons de voyage. Tu sais que c’est la seule consolation qui puisse me tranquilliser et adoucir mon cœur [...] Je t’invite à laisser les soucis et te réjouir en Dieu, comme tu n’y manques pas, et à penser à celle qui t’est attachée plus que tu ne peux l’imaginer.
30De Lyon, première étape de son périple, où le rejoint son confrère Rozet, il fait à son fils un bref compte-rendu de ses courses pour sa gouverne : paiement du solde (du compte de courtage) à Joseph Terrasson, placement de 2 723 L. à 1 % chez Coste jusqu’au prochain paiement d’août, achat chez Bonnaud d’un ballot de doupions pour grenadines, à vendre en gris, poids 74 l. p. 2 onces, poids de la Condition publique, payés par deux traites de 1 025 L., plus 86.13 en espèces, prises « sur les 600 L pris dans le commerce pour mon voyage à Paris », ainsi réduits à 514.7, envoi d’un échantillon de Cressentin (soies de Zurich) » à faire voir à Mercier », dédit de Mme Montagnier sur les Brousses des Couderc, achat de 3 balles poils de Naples à 21.15, « J’en fais partit deux pour Paris avec un ballot organsins dont j’ai pris la note. Je t’envoie les factures. Il serait bien d’écrire à Cardenet, Bénévand, Sauzéa des premiers et à Royet pour les offrir à 22.10 » (15 sols de profit par livre-poids, soit une faible marge de 3,6 %)
et couper le pas [...] avant que d’autres eussent parlé. Il n’y a point de soies à Lyon, si ce n’est de gros organsins et des trames. Toutes les fabriques sont dépourvues [...] Bonsoir, mon cher ami, je ferai ce que je pourrai pour le bien du commerce, mais je ne vois pas où, dans ce moment où tout le monde annonce l’inaction la plus grande, si ce n’est à faire de bonnes connaissances. Je me suis procuré de bonnes recommandations et une lettre de crédit de la part de MM. Couderc, qui ont eu l’honnêteté de la donner illimitée.
31Arrivé à Paris, le 2 avril, il rassure dès le lendemain son épouse (qui reçoit la lettre le 5) : « voici, ma chère amie, mon domicile établi au nom de Jésus depuis hier soir, sans sentir la moindre incommodité, pas même le moindre mal de tête. Je crois en vérité que le voyage est mon élément. Et que mon état aurait été, et ne sera jamais, d’être un commis-voyageur. Mes compagnons se portent bien, fais-le dire à Mme A[nginieur] ». Il l’entretient ensuite de ses contacts à Chalon avec un M. Tiphaine (qui lui « a promis ses services » pour toucher, au nom de sa sœur Ribier, le loyer de la manufacture de Pont-de-Veyle). « J’attends de tes nouvelles avec impatience, et si tous se portent bien, soyons gais et contents dans la paix du Seigneur. Je viens de sortir mes affaires de ma malle et de les arranger avec ordre. Il n’en manque pas [façon indirecte de remercier son épouse], et s’il fallait tout user, mon voyage serait long ». Mais dès avant de recevoir cette lettre, Mme Guérin lui a de nouveau écrit à son hôtel parisien :
Que ne puis-je comme ma lettre arriver aussitôt que toi à Paris, non pour voir les beautés de la capitale, ce qui m’intéresse peu, à mon âge [49 ans] on est peu curieux, mais on est toujours sensible et ta santé, qui est tout ce qui me préoccupe, serait le seul motif qui me ferait désirer d’avoir des ailes [...] Tu me dis dans les deux dernières [en déficit] que tout le monde te trouve maigri, cela n’est pas étonnant. Il y a un âge où l’on maigrit, où l’on engraisse, tu es du nombre du premier [...] Je ne crois pas que tu aies maigri depuis un an. Ta santé nous paraît au contraire meilleure, et j’espère que le voyage la forrifiera [...] manger peu de ragoût, beaucoup de rots et prendre souvent. Tous tes enfants qui se portent bien me chargent de t’offrir leurs respects. Guérin a presque payé tes derniers achats, il a trouvé qu’il manquait deux livres à la balle de [poils de] Naples [achetée à Devillas et Cie].
32Et elle continue à rendre compte de la marche des affaires comme par le passé, comme si son fils était toujours mineur.
Chez M. Degaste te prient de voir dans tes moments de loisirs si un sucrier de rencontre tout en argent, il le voudrait à la mode et ne payer que l’argent. Il pense que pour 4 louis il pourrait en avoir un, plus ou moins, s’il ne paye que l’argent64. Si l’année eût été meilleure, je t’aurais prié d’acheter quelques couverts d’argent. Il faut renvoyer cela à un meilleur temps. Tu avais dit à tes filles que tu leur rapporterais seulement une coëffe, je crois que cela serait fort embarrassant, je crois qu’il faudrait un chapeau, tout cela est volumineux. Il me semble qu’une épingle en or travaillé, dont on attache les mouchoirs [de col] leur conviendrait mieux et ne te coûterait pas davantage. Pour moi, je ne veux absolument rien. Tu diras à M. Rozet que sa femme se porte bien, que sa lessive lui empêche de lui écrire, ses enfants vont très bien [...] Mes compliments à tous les compatriotes. Donne-nous souvent de tes nouvelles. Adieu.
33Elle change encore d’avis une semaine plus tard :
Tu as vu dans une de mes dernières que je te conseillai d’acheter une épingle en or à tes filles plutôt qu’une coëffe. Si cela était trop coûteux, tu pourrais si le prix est moindre acheter deux chaînes de montre pour les cadettes qui n’en ont point. J’en ai vu une que M. Terrasson [Claude, le moulinier] a apportée à sa demoiselle en perle et acier avec les boucles d’oreille. Je crois que cela est d’un bas prix. Il a aussi apporté pour Mme Girardon [sa nièce] un chapeau en castor d’un joli bleu. On m’a dit qu’il coûtait 15 livres. Si tu étais tenté d’en apporter un à tes filles mariées, tu feras en tout cela ce que tu trouveras bon. L’année n’est point favorable. Guérin m’a dit qu’il voulait changer ses boucles d’argent qui sont cassées, mais je crois qu’il les a aussi bon marché à Lyon.
Dernier voyage à Paris
34À Paris, muni des lettres de recommandation de son beau-frère Palerne (allié de M. Fabre de Charrin), il prend un fiacre pour visiter les divers « protecteurs » de son neveu Réjaunier, retrouve à la Douane de Paris un paquet considéré comme perdu, et lâche à ce sujet que « les douanes seraient bien aux frontières », dîne avec ses deux compagnons chez le marchand de soie parisien La Rivière, Bona et fils de la rue Saint-Denis : « J’en ai pris beaucoup d’informations, elles sont toutes à son avantage. Et je suis fâché qu’ils ne veuillent rien acheter. Ils m’annoncent que nos poils de Naples ne se vendront pas en ce moment où il ne se fait rien. J’ai déjà vu plusieurs négociants et même un certain nombre qui me confirment cette inaction. » Une semaine plus tard, il répète encore à son épouse ; « Les affaires sont ici très pitoyables. Je vois beaucoup de monde, ne fais rien et ne puis rien faire. Mes balles que je n’espère pas de vendre n’arrivent pas. » Il demande néanmoins, « au reçu de la présente » (du 4 avril) d’expédier par le coche 70 à 80 l.p. de rondelettes blanches à un marchand de la rue Basse Saint-Denis, écrit à Nicolas Reinaud65 de Marseille
de nous expédier sans perdre un seul instant une balle Tripoline au plus bas prix possible. Il faudra prévenir Jalabert [un moulinier de Saint-Paul en Jarez]. Je viens d’être interrompu par la visite des deux dames Garand, de M. Rozet et des dames Moncini. On habille pas mal ici certains marchands de rubans, qui baissent les prix plus qu’on leur demande, ainsi que les marchands de galons de Saint-Etienne66[...] Veux-tu des nouvelles ? Mon papier est trop court pour répéter toutes les faussetés que j’entends débiter ; l’impératrice de Russie détrônée ou dans les fers, une assemblée de toutes les chambres de ce Parlement et des Pairs indiquée à mardi, la prise de Pondichéry. Ce qu’il y a de bien sûr, c’est la pluie, le grésil et le froid que j’ai senti cet après-midi. Il est de temps de finir, je suis piqué que mon papier ne me laisse pas la place de dire des choses tendres à mes enfants.
35La semaine suivante, Mme Flachat de Roche lui envoie une invitation
pour nous téunir à M. Camille Dugas, M. Flachat67, etc, que je n’ai pas encore vus ni cherchés, car je n’en ai pas le temps. Demain, je vais dîner avec M. Dumoulin, agent de change de Lyon, chez M. Lebègue, qui n’est tien moins que bègue et qui connaît les sources des soies mieux que moi [...] Hier les ducs et pairs étaient assemblés le matin, ils revinrent l’après-midi, rien ne transpire de leurs résolutions, mais les choses sont très sérieuses, il est fort question de cour souveraine à Lyon, Poitiets, Riom et beaucoup d’autres choses68. Dieu veuille rout apaiser et rendre le calme aux affaires.
36A son fils, le lendemain, il précise la marche des affaires : MM. Cazenove de Londres n’ont pu exécuter que la moitié de leur commission :
je t’en envoie la facture, et en conséquence de la traite qu’ils ont faite sur MM. Delessert et Cie69, je les en ai prévenus et leur ai remis le billet de La Rivière Bona et fils de 2 572 1 [payable] fin juillet. Prends note du tout, ainsi que de la vente faite à M. Bossut [de Lyon] à 13 1. pour échantillon et de deux autres faites l’une à Régnier dont voici la convention signée, l’autre à Mortemard et Cie [...] livrables à fin de cette année ou au commencement de la prochaine à 23 1. pour l’année, à usage de Lyon [...] Martin de Saint-Paul [en Jarez] demeure chez M. Savoye le fabricant [rue Romarin] et vend beaucoup de grenadines pour sa mère et son oncle Louis Chorel [un moulinier de Saint-Héand]. Je n’irai pas vraisemblablement à Caen, comme je me l’étais proposé, le trajet est trop long, je verrai à m’y procurer quelque moyen d’y faire quelque chose avec les premières maisons de la ville sans y aller [...] On dit que l’assemblée du Parlement et des Pairs n’a d’autre objet que de faire des itératives remontrances contre les lettres de cachet avec citation de faits. Je commence à bien connaître mon Paris, mais tout cela ne me satisfait pas, je voudrais être ici par raison et à Saint-Chamond par goût et plaisir, et en exercice par santé, car jamais elle n’a été meilleure [...] Mme Deshommets [l’épouse d’un marchand de soieries de la rue Mauconseil, tout près de son hôtel] me raffole avec ses capitons70 qu’elle a à 4.10 chez M. Mortemard. Elle veut un rabais, je ne sais où cela finira. Il faudrait en arrêter à Saint-Chamond à 3, 3.5 ou 3.10 refaits, tout ce qu’on pourra faire. Ceux de Bonnaud sont très laids. Je lui ai dit plusieurs fois que s’ils n’étaient pas plus beaux, nous n’en prendrions pas davantage.
37Ses soies n’arrivant toujours pas de Lyon, il se décide à aller le 13 à Versailles, où il voit la famille royale à son aise
et presque nez à nez à diverses fois à être obligé de me retirer par décence. Quatre fois je suis allé pour voir M. de Charrin, au Bureau de la Guerre, sans avoir pu le rencontrer, non plus que des cordons bleus [insignes de l’ordre du Saint-Esprit] qui le demandaient aussi. M. Deville promet de servir M. Réjaunier, j’en doute un peu par la méfiance de l’eau bénite de Cour [...] J’ai écrit à Terrasson [Joseph, le courtier lyonnais] pour lui demander des trames Vérone, comme les dernières à apprêt forcé, on m’en demande ici. Je lui demande aussi des Tripolines à 17.10 ou des Barutines [soies du Levant] à 18 pour terme ou 17.10, je ne me souviens pas au juste. Il est tard. Bonsoir à tous, je me presse pour partir bientôt d’ici.
38Il fait en effet un voyage-éclair de deux jours à Rouen, où il n’a rien pu faire, mais « ne doute pas d’y faire quelque chose après la récolte71 ».
Nous partirons vraisemblablement d’ici à la fin de la semaine prochaine [...] Nous irons à Tours72 avec M. Rozet et peut-être M. de la Bretonnière. J’écrirai ensuite pour [faire] envoyer un cheval à Lyon, et voler sur ce Pégase de Saint-Chamond [...] Tu diras à Mme Rozet que son mari se porte bien, qu’il a terminé avec Maurice de Rouen, et qu’elle ne lui envoie plus [de courrier] parce que nous serions vraisemblablement partis [...] M. Camille Dugas [qui vient de le visiter] est très mécontent de ce que MM. [les fabricants] de Saint-Etienne et de Saint-Chamond ont baissé les prix par lettres de 10 à 15 sols. Il a vu les lettres ainsi que M. Rozet [...] J’écris aussi à MM. Cazenove de ne plus acheter, attendu la diminution de l’attente où l’on est de 2 000 lots de Nankin en juillet, ce que je n’ai su que samedi. Cependant, je ne suis pas fâché de l’achat [déjà] fait. Il y a bien de la marge pour la vente en trames, et on les soutient encore ici très haut.
39La suivante, datée du 17 avril, revient sur la situation politique :
Les princes, les pairs et quarante membres du Parlement ont été mandés à la Cour, la Roi persiste à ce qu’il leur avait dit. M. le duc d’Orléans est rappelé [de son exil à Villers-Cotterets, par lettre de cachet en novembre 1787] et toute sa maison est revenue à Paris. Rouen vient de faire des représentations qui ne paraissent pas favorables aux assemblées provinciales. Les commissaires des guerres ont été supprimés et récréés à la finance de 120 mille livres au lieu de 70 où elle était. Je n’ose plus, comme je me l’étais proposé, acheter des boucles à la nouvelle mode à G[uérin] de crainte qu’il n’ait fait son emplette [à Lyon]. On les porte actuellement en long dans la direction du pied.
40Le lendemain, toujours à son épouse, il voudrait
bien rendre service à M. Réjaunier, de qui j’ai reçu une lettre, mais je lui ai demandé un mémoire que j’attends pour retourner à Versailles73 et faire mes efforts pour parler à M. de Charrin, ce qui ne sera pas aisé, ou le lui présenter [...] Quoique je ne te parle pas de mes enfants et de mes gendres, cela n’empêche pas que mon esprit, bien occupé d’affaires pour tirer un jour du fruit de mon voyage, ne se porte souvent et très souvent à toi et à eux [...] Je ne trouve pas à vendre de nos Naples et organsins. Les soies sont ici à meilleur marché qu’à Lyon grâce à M. Delessert qui, sans faire la guerre à ses dépens, mais autorisé par le gouvernement, donne aux fabricants les marchandises à très bas prix.
41Et dans sa dernière lettre, datée du 21 avril, il confirme : « Il n’y a pas moyen de vendre nos soies ici. Le courtier, brave garçon, sort d’ici et va faire les derniers efforts, après quoi je renverrais peut-être les marchandises à Saint-Chamond. Cela nous fera 5 sols de frais par livre, les affaires sont ici dans une triste situation. Adieu, le bonjour à tous. » On ne sait à quelle date il est de retour, au terme d’une absence d’au moins cinq semaines.
42Il tient à aller lui-même à la foire d’Alais, en août, et pousse ensuite jusqu’à Marseille pour rencontrer son correspondant Reinaud et s’informer de première main sur le marché des Brousses qui renchérissent alors de 20 % « à la source ». En octobre, il assiste à Saint-Etienne à la session plénière de l’assemblée provinciale, marquée par une réception offerte par le syndic de la noblesse, Antoine Courbon de Saint-Genest, et terminée par un repas à l’auberge de la Cible, offert par tous les administrateurs à leur président l’abbé de Boisboissel, chanoine-comte de Lyon, vicaire général du diocèse. Joseph fraye donc alors avec les élites privilégiées de l’Ancien Régime. Il présente en janvier 1789 un mémoire sur l’utilité des chemins qui se trouvent dans l’arrondissement dont il a la charge. Pourtant, lorsqu’est connu le règlement du 24 janvier, qui fixe les conditions des élections des futurs États généraux, il figure, en février 1789, avec ses deux gendres et ses beaux-frères, Philibert Palerne et Léonard Anginieur, parmi les signataires d’un vœu de la noblesse de Saint-Chamond renonçant à tous ses privilèges Mais il ne signe pas, ni son gendre Colomb de Gaste (alors que l’autre gendre Béthenod le fait, ainsi que Léonard Anginieur) la protestation des SDR résidants à Saint-Chamond adressée à Necker contre leur élimination des assemblées de la noblesse74. Premières fractures dans le camp des privilégiés, qui aboutissent bientôt à un reclassement des individus. Dans un premier temps, Joseph continue ses activités : il vient à Lyon à diverses reprises, notamment en mars 1789 (en pleine campagne électorale) et en août, avant de fréquenter encore la foire de Tournon à la fin du mois. Mais il s’investit davantage dans la vie locale : cela lui vaut, en février 1790, d’être élu, malgré ses protestations, maire de sa commune. Pendant les deux années de son mandat, on a moins de traces de déplacement professionnel : s’il vient encore à Lyon en avril 1790 choisir des balles d’Apalte (chez Coste frères), son fils Hugues-Louis s’y rend en juin (pour choisir des Brousses), puis en août (pour des soies de Naples) et en décembre (pour des Apalte). Et c’est encore Hugues qui assiste le premier, en juillet 1792, à la célèbre foire de Beaucaire, que la maison VGF fréquente ensuite sans interruption, après 1796. Mais l’épisode révolutionnaire entraîne deux conséquences pour Joseph : d’une part, il se détache de sa commune natale, car aussitôt après la fin de son mandat, à la fin de 1791, il achète en compte à demi avec son cousin Nolhac un immeuble, à l’angle du quai de Retz et de la place du Concert à Lyon75, qu’il vient habiter au printemps 1792. D’autre part, contraint par la situation dégradée à quitter Lyon à la fin de juillet ou au début d’août 1793 (le siège est imminent) et ensuite à se cacher76, notamment dans sa propriété de la Martinière, près de Vienne, opportunément acquise trois semaines plus tôt77, il y meurt prématurément, après une brusque « aggravation de sa maladie », en août 1795, laissant à ses enfants, en dépit de la conjoncture maussade, un actif de plus de 500 000 l., preuve ultime de sa réussite sociale.
43Au total, ces fragments de correspondance entre époux témoignent de l’importance des voyages, individuels ou collectifs78, pour le développement des affaires, la connaissance des marchés, et de la nécessité des contacts personnels dans l’établissement de relations commerciales suivies. Un nom n’a plus la même signification dès qu’il est mis sur un visage, qu’on ne rencontre toutefois qu’après avoir pris auprès de confrères des informations confidentielles sur sa fortune et sa solvabilité (on parle au xviiie de sa solidité). Mais ces lettres montrent aussi la puissance de l’imaginaire pour les membres de la famille qui ne voyagent pas et doivent se contenter de leur lecture pour suivre le voyage du chef de famille, en même temps qu’elles affirment l’obligation d’entretenir de multiples liens par une correspondance régulière, non seulement entre époux, ce qui va sans doute de soi, mais entre courtiers, fournisseurs et clients, réels ou potentiels, entre surtout créanciers et débiteurs — ou, le cas échéant, leurs syndics de faillite. Le négociant d’Ancien Régime (mais cela reste encore vrai au siècle suivant jusqu’à l’invention du télégraphe) est littéralement pris dans un réseau de correspondance79, qui dépasse au vrai ses propres convictions religieuses, et dont l’écriture consume une partie de ses soirées, sinon de ses nuits.
Notes de bas de page
1 Présentation de la famille (et des sources) dans Serge Chassagne, « La famille Guérin : une famille de banquiers lyonnais », Bulletin de la société historique et archéologique du Lyonnais, 2001, p. 67-84 ; Id., « Le langage d’un banquier lyonnais au xixe siècle », Cahiers n°3 du Centre Pierre Léon, 2003, p. 47-73, en particulier p. 47-48.
2 La première veuve Guérin laisse à ses trois enfants 8 815 livres « en espèces et en meubles », dont 2204 1. à son fils Jean-Dominique, qui a déjà reçu 2 000 1. À son mariage en 1731. La seconde veuve Guérin, dressant en mai 1759 la balance de son commerce, évalue à 265 989 livres son avoir général, dont plus de 115 000 en biens fonciers ou immobiliers (à Saint-Chamond, à Lyon, à Bayolle en Beaujolais, et à Saint-Héand [domaine avec fabrique] en Forez).
3 1741-1823, ordonné prêtre en 1768, d’abord desservant à Saint-Nizier, puis curé de Moncet 1782-1784, et de Saint-André-sur-Vieux-Jonc, 1784-1792 ; prête serment en 1791, puis se rétracte, devient prédicateur itinérant, est arrêté en octobre 1793, condamné à la déportation par le tribunal criminel de l’An, en décembre, mais emprisonné à Brou d’où il est libéré en vendémiaire 3, il reprend son ministère clandestin en Bresse et en Bugey jusqu’en 1800, où il gagne Paris et y reste jusqu’à son décès.
4 Un blocage biologique (génétique ?) affecte cette famille ; son grand-père Dominique (1651-1709) meurt à 58 ans, lui même meurt à 57 ans ; seul son fils Hugues-Louis (1764-1847) franchit cette barre symbolique en mourant à 83 ans ; à la sixième génération, Louis-César meurt néanmoins à 61 ans.
5 Remarquons que ce père avait entamé un cursus honorum qui en faisait déjà un notable local : recteur de l’Hôtel-Dieu de Saint-Chamond en 1747-1748 (auquel il lègue 1 000 1. par testament), puis marguillier de sa paroisse Notre-Dame en 1750-1752.
6 L’apport du futur est évalué dans le contrat à 59 000 livres (dont 30 000 1. « laissées par son père pour être employées pour son compte de fonds en société avec sa mère »), celui de la future à 51 000 livres (dont 21 500 l. de droits paternels et 17 750 l. de la succession de son frère aîné décédé négociant à Saint-Chamond). Signent le contrat les frères de la future, Léonard et Pierre-Marie Anginieur, marchands-mouliniers à Saint-Chamond ; le frère de l’époux, encore étudiant ès arts à l’université de Paris ; son oncle et tuteur, Jean-Dominique Guérin (1690-1778), prêtre, sociétaire des églises des églises Saint-André d’Izieux et Notre-Dame de Saint-Chamond (la paroisse de l’épouse) ; son cousin Jean-Baptiste Nolhac (fils du marchand de soie Vital Nolhac et de Benoîte Malliquet, tante de la mère de l’époux, décédé « en odeur de sainteté » à Saint-Chamond en 1782 à 95 ans, oncle paternel de lechevin lyonnais Mathieu-Marc-Antoine Nolhac [1723-1797] ; cf. Fonds Frécon, dossiers rouges, et Henry de Jouvencel, L’assemblée de la noblesse de la sénéchaussée de Lyon en 1789. Étude historique et généalogique, Lyon, Louis Brun, 1907, p. 714-716) ; et enfin son autre cousin Jean-Catherin Berthollet, curé à la fois de Saint-Julien-en-Jarez et de Saint-Pierre de Saint-Chamond (et futur vicaire général de l’évêque de Vienne).
7 Le mari écrit toujours à sa femme : « ma chère amie » et signe parfois « ton fidèle époux, Guérin » ; elle varie les formules : « mon cher ami », « mon bon ami », parfois « mon cher cœur », et signe toujours ses lettres « ta fidèle épouse, Anginieur-Guérin ». On conserve 25 lettres du mari à l’épouse, entre 1780 et 1788, et 33 de l’épouse au mari, entre 1776 et 89. La plupart de ces lettres sont aux Archives départementales du Rhône (ADR), dans le fonds Guérin non classé. L’orthographe en est modernisée, mais les tournures et les fautes d’accord conservées. Toutes les citations non référencées dans les pages qui suivent sont tirées de cette source.
8 Hugues-Louis Ribier (1733-1783), marchand toilier de la rue de la Fromagerie, à Lyon, est le fils du créateur de la fabrique de cotons de Pont-de-Veyle en 1748, Serge Chassagne, Le coton et ses patrons, Paris, 1991, p. 61. Il fait faillite en 1768 et trouve alors un emploi de directeur d’hôpital militaire à Brest, où il meurt. Le ménage Ribier a cinq enfants, dont le second, César (né en février 1762), est élevé par les Guérin après le départ de Lyon de ses parents.
Le second enfant du couple Guérin, né le dimanche 24 juillet 1763 et baptisé Léonard par son oncle maternel, meurt en bas-âge.
9 Elle est « née le vendredi 25 juin 1762 à midi, et baptisée le même jour à l’église Notre-Dame, avec pour parrain son oncle Philiberr Palerne et pour marraine sa grand-mère paternelle, Marie Malliquet ».
10 Sur ce couvent, abbé Javelle, Le royal monastère de Chazeaux, chronique forézienne et lyonnaise, Saint-Étienne, 1870,318 p.
11 Notamment une Madame Chaland, sœur d’un moulinier de Saint-Julien-en-Jarez, dont le nom revient souvent dans la correspondance entre parents et enfants (voir Serge Chassagne, « Mon cher papa : lettres d’enfants à leurs parents », à paraître dans Pour une histoire sociale des villes, mélanges offerts à J. Maillard, Rennes, PUR, 2006). Les Guérin ne sont d’ailleurs pas les seuls à faire ce choix : leur frère Léonard Anginieur le fait pour sa fille Marie-Catherine, quasiment du même âge que sa cousine, puisqu’elle est née le 26 juin 1763 (elle épouse, en août 1783, le receveur du grenier à sel de Saint-Etienne, J.-B. Girardon, chez qui Joseph Guérin descend lorsqu’il assiste, à la fin de l’Ancien Régime, aux réunions du Département dont il est membre ; cf. infra.), et leur voisin le médecin Antoine Béthenod pour sa fille Marie-Anne, née le 6 juillet 1764 (sur cette famille, cf. l’ouvrage généalogique de Philippe Béthenod, La famille Béthenod, six siècles de vie en Forez, Lyon, Audin et Cie, 1966. Marie-Anne, dixième fille d’Antoine Béthenod, épouse, en octobre 1782, le notaire lyonnais Claude Coste [1748-1821]).
12 Voir ses lettres d’une écriture phonétique dans ADR, 4 J 482.
13 Importante correspondance de ce Joseph Terrasson avec son « cher ami » Guérin, de 1774 à 1791, ADR, 4 J 416.
14 Le 11 juillet 1777, Joseph Terrasson écrit à son cher ami Guérin qu’il « ne risque rien avec Brasier, qui a gagné 47 mille livres l’année précédente ».
15 La première mention d’achat chez Couderc et Passavant, dans la correspondance de Joseph Terrasson, dare d’octobre 1776, ADR, 4 J 410.
16 D’abord à l’hôtel d’Angleterre, tenue par une dame Mallesson, où descend d’ordinaire son oncle Anginieur (son père voudrait un « logement de trois pièces avec vue sur la Comédie »), puis chez un perruquier du quartier Saint-Clair ; il visite aussi avec son instituteur des chambres garnies place Neuve, sans qu’on sache finalement la solution retenue.
17 Des lettres de Joseph Terrasson, on déduit cependant qu’il est venu y acheter des soies étrangères (chez les marchands-banquiers Jacquier ou Auriol) dès la fin de 1773, et qu’il achète à partir de cette date directement des soies du Levant à Marseille, ce que confirment les lettres conservées de Reynoard et Cie (1774-1780), ADR, 4 J 418.
18 Joseph s’inquiète assez tôt des départs et des retours des flottes de Cadix, baromètre des affaires, car au détour d’une lettre du 19 juillet 1778, son fils Hugues lui signale : « les gallions sont arrivés à Cadix ». En octobte 1781, le courtier Joseph Terrasson lui apprend que « les gallions étaient arrivés à Cadix le 23 septembre à 11 h du matin, richement chargés. Cette nouvelle et la naissance du Dauphin doivent ranimer les affaires ». Mais sa principale source d’information sur la conjoncture mondiale reste la maison lyonnaise Couderc et Passavant ; ainsi le 24 mars 1779 : « L’on a appris la prise de Pondichéry par les Anglais avec nos autres possessions dans les Indes orientales. Ainsi nous sommes sûrs qu’il n’arrivera plus à Lorient aucune espèce de soies des Indes en Nankins, Tanis ni autres. On confirme de Londres que les Bengales augmentent et vaudront à la prochaine vente 2 (shillings) de plus par livre, ce qui fait une augmentation de 10 % et plus », ADR, 4 J 410.
19 Sans doute Camille Dugas, qui a aussi un fils au séminaire Saint-Irénée, où sont en même temps son fils Hugues-Louis et son neveu Ribier.
20 La foire de Beaucaire, en juillet, donne le cours des « soies de pays », c’est à dire des grèges de Provence, avant la foire d’Alais, à la fin d’août, qui fait le ours des grèges des Cévennes.
21 C’est à dire avec un crédit de dix-huit mois. D’ordinaire, les ventes se font « pour l’année ».
22 « Née le dimanche 3 juillet 1766 à 2 h après minuit », qui tient son prénom de sa marraine, sa grande tante paternelle Marie-Claudine Guérin, célibataire, aveugle, décédée justement en avril 1779, après avoir fait de son neveu Joseph son héritier universel.
23 Par une lettre de Joseph Terrasson, qui sert de facteur au mari, on sait qu elle y vient déjà en juillet 1776 et y tombe malade.
24 A Chazeaux, en effet, les filles prennent des leçons de musique (payantes) : Jenni joue de la vielle, et Marie-Claudine de la flûte.
25 Ce Charrin fait faillite en 1784, avec un passif de plus de 800 000 livres. « À vue d’œil il y aura 20 % à perdre », déplore Joseph Guérin.
26 Marc-Antoine Hervier, marchand-moulinier, époux de Benoîte Bouchardière, imposé à 1 800 1., quand Joseph Guérin l’est à 4 500 au rôle de la contribution patriotique en 1790. Par son courtier Terrasson, Joseph Guérin sait tout des achats d’Hervier sur le marché lyonnais, où il se rend régulièrement.
27 Le cousin Nolhac l’approuve dès qu’il a connaissance de ce projet (11 mars 1782) ; « c’est un voyage agréable et utile pour un jeune homme, et il l’est bien plus lorsqu’il a l’avantage de le faire avec son père ». Mais les archives familiales ne conservent aucune lettre du père durant ce périple de deux mois.
28 Elle y revient presque mot pour mot dans sa lettre du 4 mai 1782.
29 La cour de Flore a été achevée en 1779 ; cf. Pierre Gras, Histoire de Dijon, Toulouse, Privat, 1981, p. 235.
30 Canular ? Mauvaise compréhension du nom de Claude Hoin, né en 1750 ?
31 Exécutée en 1692 et placée en 1725.
32 Cette histoire d’hostie profanée ne fait que traduire l’anti-judaïsme traditionnel de l’Église catholique. Dans la correspondance Guérin, on ne trouve d’allusion spécifique aux « Juifs » qu’au xixe siècle. En octobre 1812, de Turin, le commis intéressé Chartes Roe accuse « le Juif » Ruben Pescarolo « d’avoir menti » à propos d’un marché de grèges inexistantes ; en juin 1825, Hugues-Louis rencontre encore à Turin Joseph Emile Vitta de Casale-Montferrat, et précise : « c’est le plus riche Juif du Piémont » ; en mai 1827, toujours à Turin, le marchand David Lévi propose au neveu Camille Béthenod de mettre une balle d’organsin en compte à demi : « j’eusse accepté si j’avais cru m’en rapporter à un Juif », écrit ce dernier à son oncle Hugues-Louis. Mais aucune allusion anti-juive à l’égard du négociant bordelais Lopès-Durbec, premier président du Consistoire Israélite de Bordeaux en 1809, qui leur fournit des soies asiatiques sous la Restauration.
33 Ils n’ont pas pris la peine d’aller voir l’église, qui renferme dans une chapelle latérale un triptyque d’un artiste flamand, Nicolas de Hoey.
34 Elle y revient dans sa lettre du 3 mai 1782. Peu après son arrivée chez l’instituteur lyonnais, en novembre 1776, Hugues-Louis était allé à Fourvière « faire ses dévotions comme vous me l’aviez dit ».
35 Preuve qu’ils tiennent chacun un livre d’achat.
36 Veuve de l’ancien conseiller au Parlement de Dombes Guillaume Dutreyve, capitaine de la ville et du marquisat de Saint-Chamond, très liée aux Guérin, Cf. H. de Jouvencel, L’assemblée de la noblesse de la sénéchaussée du Forez. Etude historique et généalogique, Lyon, Louis Brun, 1907.
37 « Née à minuit et demie le vendredi 24 octobre 1769 et baptisée le même jour à l’église Notre-Dame, avec pour parrain son cousin J.-B. Nolhac et marraine sa tante Anne-Marie Duculty, épouse de Léonard Anginieur. »
38 Les Guérin possèdent-ils un exemplaire de l’Indicateur fidèle ou Guides voyageurs de Michel et Desnos (1re édition 1764) ? cf. Daniel Roche, Humeurs vagabondes, Paris, Fayard, 2003, p. 112.
39 Décédé au début de mars 1786.
40 Cette excursion jusqu’au Havre pourrait s’expliquer par le besoin de « savoir s’il y arrive des soies et en quelle quantité », selon une lettre de Couderc et Passavant du 16 août 1782, ADR, 4 J 410.
41 Antoine Flachat (1725-1803), curé de Notre-Dame, futur député aux États Généraux.
42 Sur le développement des courses de chevaux à Vincennes, au début des années 1780, cf. Nicole de Blomac, La gloire et le jeu. Des chevaux et des hommes, Fayard, 1991, p. 75.
43 Preuve de jansénisme ? Rien pourtant de ce qu’on sait par ailleurs ne le laisse supposer.
44 En juillet 1777, alors écolier, Hugues a été témoin du voyage à Lyon de l’empereur Joseph II et du duc d’Os-trogothie, frère du roi de Suède Gustave III : celui-ci « était allé tous les jours au bal et à la Comédie, tandis que l’empereur n’a pas cherché à s’amuser, il a été visiter toutes les manufactures, il allait très simplement et cherchait à n’être pas connu, je l’ai vu une fois qui allait à pied. Il est d’une haute taille et a l’air fort sévère ».
45 En août 1782, son cousin l’échevin Nolhac lui raconte qu’il a soupe la veille avec M. Palerne, « nous dîmes plus de mots sur l’histoire des difficultés avec M. de M[ondragon] que nous ne mangeâmes de morceaux et nous n’avons pas tout dit ».
46 En décembre 1788, Joseph Terrasson reproche à Joseph Guérin « de s’exposer à cheval dans un temps aussi rigoureux ». En janvier 1782, une lettre de son beau-frère Palerne nous apprend qu’« il était arrivé un accident à M. votre fils », et une lettre ultérieure de Joseph Terrasson nous révèle qu’il a eu « la main emportée d’un coup de fusil » : accident de chasse ? ou de nettoyage du fusil ? C’est la seule allusion à cet incident pourtant important.
47 Sont alors à Chazeaux jusqu’en 1783 Dupoisat et Monichard, les troisième et quatrième filles. Jeannette, la seconde, est rentrée à Saint-Chamond en 1782 et Lise ne va à Chazeaux qu’en 1785.
48 Faillis en février 1807, ADR 4 J 369.
49 « Belvédères », leur expliqueur Couderc et Passavant, le 29 novembre 1782, « est le nom de l’endroit et du propriétaire, le prince de Belvédère, qui a de très fortes récoltes et revenus en soies ».
50 C’est une constante dans l’histoire de la maison VGF que de toujours acheter « en dessous du cours ».
51 Futur membre fondateur du Club des Jacobins local, en novembre 1790, officier municipal en 1792-1793, exécuté à Lyon le 29 ventôse 2, ADR, 42 L 27. Le gendre Colomb de Caste, maçon, est aussi un adepte du baquet mesmérien.
52 Sur cette entreprise bien connue, Pierre Leon, La naissance de la grande industrie en Dauphiné, Paris, PUF, 1954, p. 207.
53 ADR, 4 J 410. Sur Benoît-Guillaume Couderc, fils de Jean, futur constituant, Odile Monod, «Lettres de B.-G. Couderc, 1784-1785», Revue d’histoire de Lyon, 1906-1907. La maison protestante Couderc père et fils et Passavant joue un grand rôle dans l’ouverture de Guérin au marché des soies asiatiques, par le relais de leurs amis huguenots Sapte (présents à Londres, Livourne et Amsterdam), puis, après la mort de Pierre-Antoine Sapte (décédé à Lyon en août 1781), des frères (originaires de Lausanne) Frédéric et Jean-Henry Cazenove. Ils les mettent également en relations avec leurs alliés napolitains Meuricoffre, Scherb et Cie (B.-G. Couderc est époux d’une Scherb) ou Peschier, Bouillon et Cie, de Marseille «gens actifs et intelligents». Cet aspect, qu’on pourrait appeler «le voyage par procuration», demanderait à lui seul un long développement.
54 On le sait par une lettre de Couderc et Passavant du 1er avril 1785, 4 J 410.
55 Sur le développement de la séricicultur en Vivarais au xviiie cf. Gérard Cholvy, Histoire du Vivarais, Toulouse, Privat, 1988, p. 75.
56 Joseph Réjaunier, originaire de Saint-Symphorien de Lay, est employé aux Vivres à Brest, et déjà tuberculeux, quand il épouse, en février 1786, Marie-Madeleine Ribier (née à Lyon en 1768). Nommé à La Rochelle en avril 1786, il passe à Aix-en-Provence en avril 1787, et y décède en octobre 1788. Sa veuve obtient en 1789 un emploi de garde-magasin à Montélimar qu’elle exerce jusqu’à la mort de sa mère en 1800, où son poste est supprimé. Mais dès 1791, elle décide de se consacrer à Dieu ; tout en exerçant la filature de la soie avec ses consœurs, elle attend 1807 pour prendre le voile à la Visitation de Montélimar sous le nom de sœur Marie-Thérèse, en devient supérieure à deux reprises, et y meurt en juillet 1825.
57 Selon Terrasson, le 23 août, « il a fait quelques achats dont il aura soin de vous faire part », notamment un lot de nankins chez Delessert, ADR, 4 J 416.
58 Jusqu’alors ils les payaient entre 8 et 12 L la livre-poids.
59 Leur fille aînée a épousé en mai 1783 Pierre-François Colomb, sieur de Gaste, avocat, né en 1754, fils d’un ancien conseiller à l’élection, subdélégué de l’intendant à Saint-Etienne depuis 1750. Il possédait des bois dans le Forez, dans ce qui devient au siècle suivant la commune de Saint-Régis-du-Coin. La fille cadette épouse, en avril 1787, leur voisin l’avocat Claude Béthenod, écuyer, (SDR auprès de la Chancellerie du Parlement de Dauphiné), né en 1750, futur exploitant de mines de houille sur ses terres de Saint-Martin-de-la-Plaine.
60 Cf. Pierre Tezenas dus Montcel, Etude sur les assemblées provinciales. L’assemblée du département de Saint-Etienne, Saint-Etienne, 1903.
61 Sur lui, futur beau-père d’Hugues-Louis, cf. la biographie de son fils par Gérard Thermeau, André-Antoine Neyron, 1772-1854, Publications de l’université de Saint-Etienne, 2003.
62 Pour la première fois, son ami Terrasson qui lui écrit à son hôtel à Paris, l’invite, en avril 1788, « à bien ménager » sa santé, preuve qu’elle est alors affaiblie.
63 La famille Guérin en buvait, puisque sur le tableau familial (coll. part.), peint en 1778 par Libon d’Hautecombe, Jeanne la seconde fille tient une chocolatière en argent, l’aînée un sucrier, et la mère une tasse de chocolat sur un plateau.
64 Joseph ne put trouver de sucrier en argent dans les prix indiqués ; « on lui rit au nez ».
65 Martin Nicolas Reinaud, successeur à Marseille du chamonais J.-J. Dugas, est le correspondant marseillais de VGF depuis février 1780, ADR, 4 J 418.
66 Le 9 avril, il précise : « M. Pleney de Saint-Étienne qui est ici est et qui est venu me voir, a des difficultés sur la mauvaise qualité de ses rubans et galons, il ne m’en a pas parlé, mais des gens me l’ont dit. S’il nous doit un peu, c’est peut-être assez de vendre, il va faire un voyage au-delà de Paris. »
67 Sans doute Jean-François Flachat (1730-1790), époux d’une Chaland, cf. Alain Auclair, Les ingénieurs et l’équipement de la France. Eugène Flachat 1802-1873, Écomusée du Creusot, 1999, p. 276.
68 Allusion aux réformes de la justice par le chancelier Lamoignon. On note que Joseph établit un lien entre stagnation des affaires et dégradation du climat politique. Il ne met pourtant pas en cause le récent traité de commerce avec la Grande-Bretagne (mai 1787).
69 Une maison genevoise établie à Lyon, avant son transfert en 1776 à Paris, d’abord rue Mauconseil, puis rue Coq-Héron. Herbert Luthy, La banque protestante en France, Paris, Sevpen, 1960, vol. II, passim.
70 Bourre de cocons destinée au rembourrage des meubles.
71 La ville de Rouen, selon Pierre Dardel, Commerce, industrie et navigation à Rouen et au Havre au xviiie siècle, Rouen, Société libre d’émulation de la Seine-Maritime, 1966, p. 124-125, comptait « de nombreux fabricants passementiers, producteurs de popelines ou ferrandines, faites de soie et de laine », et des fabricants de bas de soie, « qui en 1790 possédaient et utilisaient 450 métiers ». Est-ce l’objet des voyages de Joseph Guérin ?
72 Où, dès 1778, il vend des soies à Louis Bellanger. En avril 1788, son fils lui signale que « M. Robin (leur commis) me parle souvent d’un de ses cousins de Lyon, M. Tournachon, qui demeure à Tours à la manufacture royale d’étoffes de MM. Papillon et Cie, peut-être pourrait-il vous donner quelques connaissances ».
73 Il ne le reçoit pas avant de quitter Paris.
74 Cf. H. de Jouvencel, L’assemblée de la noblesse de la sénéchaussée de Lyon en 1789, op. cit., p. 96 et 45.
75 ADR, 3 E 22982, 23 déc. 1791, achat de maison, moyennant 296 445 L, payées en assignats, soit 148 222 L chacun.
76 Il aurait hébergé des prêtres réfractaires dans sa maison de la place du Concert.
77 ADR, 3 E 6693, 3 juillet 1793, achat d’une propriété de 448 bicherées (179 ha), sur les deux paroisses de Saint-Maurice et Saint-Hippolyte de Chuzelles, moyennant 195 000 L « payées comptant en espèces ». Son agent Poculot, resté à Lyon, lui écrit dès lors en poste restante à Vienne. Son fils Hugues-Louis se cache dans les bois de Marlhes, en Forez, comme le prouve un certificat médical du chirurgien local Régis Philipp, daté du 18 septembre 1793. conservé dans les archives non classées, attestant « qu’il est atteint d’une maladie de poitrine qui l’a forcé d’habiter la campagne depuis plusieurs mois ». En germinal 2, un autre officier de santé (Joseph Tissot, de Rive-de-Gier, époux d’une sœur de son beau-frère Béthenod) certifie à son tour « qu’il est atteint d’une phtisie pulmonaire, caractérisée par des douleurs de poitrine [...], la toux [...] et la maigreur qui augmente de jour en jour. Cette maladie, outre le lait d’ânesse, demande [...] qu’il s’abstienne de tout exercice violent, d’une marche forcée, qu’il évite la rosée, le serain et toutes les peines d’esprit ». Autrement dit, il ne peut se rendre à Lyon, ce qu’il fait néanmoins en frimaire 3, après la levée du séquestre sur leurs biens.
78 Remarquons que Joseph ne sort jamais des frontières du royaume, alors que son fils Hugues dès 1800-1802 visite l’Italie (jusqu’à Naples), la Rhénanie et la Belgique annexés, mais ne peut se rendre en Hollande pour des problèmes de passeport. Sur les voyages du petit-fils Louis-César, voir S. Chassagne, « Le langage d’un banquier lyonnais », art. cité.
79 « Le négoce repose sur des rapports et des ordres écrits », observe justement D. Roche dans La France des Lumières, Paris, Fayard, 1993, p. 131.
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