Chapitre II. L’émergence d’un militant socialiste paysan (1922-1932)
p. 23-38
Texte intégral
1Contraint par la décision paternelle d’apprendre le métier d’agriculteur et de travailler les terres de la ferme, Tanguy Prigent s’efforce de compléter sa formation initiale par ses lectures mais aussi par son militantisme socialiste, de 1922 à son service militaire en 1930-1931. La SFIO lui sert d’école et de lieu de sociabilité où il va déployer ses talents d’organisateur, d’orateur et de propagandiste. Durant une dizaine d’années l’adolescent devenu un jeune homme s’affirme dans son Trégor. Ces années sont marquées par la rencontre décisive avec Guy Le Normand qui devient le mentor du petit paysan de Saint-Jean-du-Doigt, petit par la taille car Tanguy bihan, petit Tanguy, ne mesure qu’un mètre soixante-cinq. Le service militaire effectué à Paris aurait pu constituer un tournant dans la vie du jeune homme, mais après des hésitations, il décide de rentrer à Saint-Jean-du-Doigt.
La formation du militant socialiste
2Restant à Kervari au milieu des années 1920, Tanguy Prigent impose à son père non seulement d’agrandir l’exploitation et d’améliorer les conditions de travail, mais aussi de lui permettre de parfaire sa formation de militant socialiste. La famille Prigent reçoit chaque semaine Le Cri du Peuple, l’hebdomadaire de la fédération socialiste du Finistère, dirigé par Émile Goude, député de Brest depuis 1910. Tanguy Prigent obtient en plus un abonnement au Populaire, le quotidien national de la SFIO, ce qui va lui permettre de suivre les débats de ligne politique au sein du parti et de découvrir les signatures de Léon Blum ou de Paul Faure1. Il complète sa formation politique avec l’achat de brochures éducatives et de propagande du parti socialiste et de la Librairie populaire s’initiant aux thèses de Jean Jaurès et Jules Guesde, de Léon Blum et de Compère-Morel, le principal spécialiste des questions agraires au sein de la SFIO. En dehors des cadres et des intellectuels socialistes, bien peu de militants du Finistère étaient sans doute abonnés au Populaire dans les années 1920. Le militant socialiste précoce, considéré comme tel depuis son coup d’éclat du Mardi Gras de 1922, lie militantisme sur le terrain et réflexion politique. Sa lecture de la presse du parti lui procure certainement un certain ascendant sur ses camarades de la section socialiste de Plougasnou, animée par le fermier François Charles. La région de Morlaix connaît une implantation socialiste ancienne. Un groupe socialiste de Morlaix adhère à la fédération socialiste de Bretagne lors de sa création à Nantes en mars 1900. L’un des fondateurs de cette fédération est le Morlaisien Yves Le Febvre, un avocat dreyfusard formé à Paris qui s’inscrit au barreau de Morlaix et qui mène le combat contre le cléricalisme2. En 1905, deux sections socialistes existent dans le Trégor finistérien, à Morlaix et à Lanmeur, et deux dans la Montagne, aux Huelgoat et à Carhaix3. Après la guerre, Plougasnou compte sa section socialiste, mais ne veut pas en rester là. Dans la dynamique politique favorable à la gauche, créée par la victoire électorale du Cartel des gauches de 1924, le jeune garçon prend l’initiative de créer une section socialiste à Saint-Jean-du-Doigt, en avril 1925, dit-il, c’est-à-dire juste avant les élections municipales qui voient dans plusieurs villes et communes de Bretagne la constitution de listes d’union des radicaux et des socialistes. C’est d’ailleurs le cas à Saint-Jean-du-Doigt. À 15 ans et demi, alors qu’il n’est pas encore membre des Jeunesses socialistes, Tanguy Prigent convoque un soir 20 personnes chez Annette Isidore, la tenancière d’un des neufs cafés du bourg. Voilà le récit qu’il en fait à la fin de sa vie : « À 21 heures tout le monde était là. Je fis d’abord un assez long discours puis lançais un appel aux cotisations (la cotisation annuelle était de 20 F). Un silence total me répondit et des regards se détournèrent. Alors l’adjoint au maire, Jean Coat le meunier, qui se trouvait là bien qu’il fût élu radical, se leva et vint déposer son billet de 20 F sur la table. Le meunier était aimé et respecté de tous. Nous eûmes ce soir-là dix-neuf adhérents sur vingt présents. La section socialiste de Saint-Jean-du-Doigt était née. » Capacité de persuasion de l’orateur en herbe ? influence du notable local ? L’explication de la création de cette section par la dureté de la côte à grimper pour aller aux réunions à Plougasnou est peut-être un peu courte et cet épisode traduit la volonté du jeune paysan de jouer un rôle politique dans sa commune. Il a obtenu l’appui de l’instituteur du village, M. Deunff et d’un camarade plus âgé. Mais il est possible que sa mémoire le trahisse car la cotisation annuelle de 20 F paraît bien élevée pour des agriculteurs et des fermiers peu fortunés. À cette date, la cotisation à la SFIO est bien moindre4. Mais l’essentiel n’est pas là. Le cas de Tanguy Prigent illustre fort bien le renouvellement générationnel de la SFIO mis en valeur par Édouard Lynch. À la fin des années 1920, à l’issue de la reconstruction du parti socialiste, des jeunes paysans rejoignent ses rangs en prenant la relève des « vieux » militants d’avant-guerre, peu nombreux dans les campagnes, en particulier en Bretagne. En créant sa section, Tanguy Prigent fait connaissance avec un parti qui a une longue histoire dans le Finistère, mais une histoire surtout urbaine et ouvrière, centrée principalement sur son pôle brestois.
Forces et faiblesses du parti socialiste du Finistère
3Au début des années 1920, le parti socialiste se reconstruit dans le Finistère après la scission du congrès de Tours. La plupart des cadres et des élus sont restés à la SFIO alors que des militants ouvriers, notamment brestois, ont rejoint la SFIC. La municipalité de Brest est restée socialiste ainsi que les deux députés finistériens. Aux élections législatives de novembre 1919, la liste socialiste a obtenu deux sièges sur onze, pour Émile Goude (30 758 voix), réélu député et Jules-Gustave-Hippolyte Masson (29 983 voix)5. La liste républicaine et démocratique d’union nationale qui rassemble toutes les droites, des conservateurs aux démocrates chrétiens, a enlevé six sièges alors que la liste de concentration républicaine, laïque, qui allie des républicains de centre gauche (Maurice Bouilloux-Lafont, député-maire de Bénodet) et des radicaux-socialistes (le député Georges Le Bail), n’a que trois élus6. La SFIO du Finistère, centrée sur sa section brestoise, est représentée au Parlement par deux responsables brestois d’avant-guerre7. Né en 1870 en Ille-et-Vilaine, Émile Goude est d’abord mécanicien dans la Marine, puis il devient commis à l’arsenal de Brest en 1898. Quatrième adjoint de la municipalité républicaine et sociale de l’ouvrier horloger socialiste Victor-Marie Aubert (1904-1908), Émile Goude adhère à la SFIO dès sa création en 1905. Mais dans la région, la fédération socialiste de Bretagne née à Nantes en 1900, préfère conserver son autonomie jusqu’au congrès de Saint-Brieuc en 1907. La fédération bretonne se dissout alors, s’organise en fédérations départementales et rejoint la SFIO. En 1908, Émile Goude conduit la liste aux élections municipales qui est battue par la droite à Brest, mais trois listes se réclamant du socialisme et du syndicalisme révolutionnaire s’opposaient. En 1910, avec l’appui des radicaux-socialistes il parvient à devenir député contre A. Jaouen, un directeur du Génie maritime8. C’est le premier et seul député socialiste de Bretagne. En 1908, il a lancé le journal de la fédération, Le Cri du Peuple qui tire à 5 000 exemplaires en 1914, propriété de l’imprimerie populaire de Brest dont la majorité des actions est détenue par des militants socialistes9. C’est l’organe politique que lit la famille Prigent dans les années 1920. Le second député élu en 1919 est Hippolyte Masson, né le 25 octobre 1875 à Brest. Hippolyte Masson, commis des PTT, a été lui aussi élu conseiller municipal en 1904, puis maire de Brest de 1912 à 1914 et du 6 avril 1920 au 20 février 1921 après son retour de la guerre. Masson redevient maire de Brest en 1920, lorsque Léon Nardon, le maire élu en 1919, est suspendu par le gouvernement pour un an pour avoir interdit dans sa ville une manifestation de l’Union Nationale des Combattants (UNC). Lorsqu’en mars 1913, Brest a accueilli le congrès national de la SFIO en pleine bataille parlementaire sur la loi des trois ans, Hippolyte Masson était secrétaire fédéral d’un parti qui comptait alors 900 adhérents. Les relations de ce militant chevronné et du fougueux Tanguy Prigent ne seront pas toujours faciles, notamment lors de la crise de 1958 qui déchire la fédération finistérienne.
4Après la Première Guerre mondiale, le parti socialiste connaît un certain essor dans le Finistère comme ailleurs où l’agitation ouvrière et révolutionnaire se développe à Brest. Il compte environ 1 500 adhérents en décembre 1920 au moment de la scission. Le 15 février 1920, l’affrontement a été rude au congrès fédéral de Quimper entre les partisans de l’adhésion à la IIIe Internationale (motion Loriot) conduits par Daniel Le Flanchec et Guiban et les tenants de la reconstruction de la IIe Internationale (motion Longuet-Paul Faure) dirigés par Goude et Masson. Les seconds l’ont emporté de justesse par 99 voix contre 9310. Au congrès de Strasbourg, trois délégués finistériens soutiennent la motion Longuet, les deux députés plus le secrétaire fédéral Jean Le Treïs, contre les deux délégués favorables à l’Internationale créée à Moscou. La fédération du Finistère fait partie des huit fédérations qui ont donné une légère majorité à Longuet et aux reconstructeurs centristes11. Mais le rapport des forces s’inverse au cours de l’année 1920. Le 8 août Jean Le Treïs rejoint les partisans de l’adhésion qui gagnent du terrain au sein du PSU-SFIO. Dès lors, la fédération et les sections socialistes du Finistère se divisent et se déchirent. Le 4 octobre 1920, la section brestoise vote l’adhésion à la IIIe Internationale. Selon Goude, la scission devient « inévitable » Et le 5 décembre le congrès de Brest se prononce largement pour la motion Cachin-Frossard et l’adhésion à la IIIe Internationale par 178 mandats (71,5 %) contre 96 (la motion Longuet). Trente-trois fédérations socialistes sur 96 ont accordé entre 50 et 75 % de leurs mandats à la motion Cachin- Frossard dont trois incluant celle du Finistère ont donné moins du tiers des mandats à la motion Longuet. Depuis le congrès de Strasbourg environ la moitié des mandats centristes ont glissé vers la IIIe Internationale et le futur PCF. Mais dans le Finistère la scission est consommée avant même le congrès de Tours. À l’issue du congrès de Brest, l’élection du nouveau comité fédéral ne leur ayant pas laissé de sièges les minoritaires s’en vont. Leurs trois représentants, Goude, Masson et Châtel, le maire socialiste de Morlaix, organisent un comité fédéral provisoire et des réunions dans les grandes villes pour expliquer leurs positions12. À Tours, à la fin décembre 1920, les partisans du PCF sont majoritaires dans le Finistère comme au niveau national. Mais la scission provoque le départ de près de la moitié des adhérents. Si les jeunes militants attirés par la Révolution bolchevique et les aspirations révolutionnaires rejoignent le PCF, les cadres et les élus restent à la « vieille maison » qui limite l’hémorragie. La section socialiste de Brest est reconstituée au cours du mois de janvier 1921 et le 6 février 1921, un congrès fédéral socialiste rassemble des délégués de 20 sections à Quimper. Grâce à l’action de ses cadres et de ses élus, la SFIO finistérienne se reconstruit rapidement en 1921, passant de 800 adhérents au printemps à 1 160 adhérents et 46 sections au congrès de Morlaix en novembre. En janvier 1923, la SFIO compte entre 1 500 adhérents au congrès de Brest et 1 600 selon des rapports internes. Elle a tenu 28 réunions13. Sans avoir connu de véritable hémorragie militante, « la vieille maison » est redevenue une puissance politique dans le Finistère alors que le PCF, sous la houlette de Daniel Le Flanchec, le secrétaire fédéral depuis le début de 1923, élu maire de Douarnenez en octobre 1924, se repliait sur ses positions sectaires et s’étiolait. Trop jeune, Tanguy Prigent n’a pas suivi cette période agitée dont on n’a pas d’échos dans Ti Kaled. Mais quand il crée sa propre section à Saint-Jean-du-Doigt en 1925, il est tout de suite confronté aux débats puis à la crise que traverse la SFIO du Finistère.
Un parti socialiste divisé
5Lors des élections législatives de mai 1924, toujours à la proportionnelle de liste départementale, la SFIO du Finistère a conservé ses deux députés Émile Goude (34 304 voix) et Hippolyte Masson (34 358 voix) dans un rapport des forces politiques inchangé (six députés de droite et trois députés centre gauche). Mais dans les années 1924-1927 une sourde lutte interne va opposer les deux leaders de la SFIO jusqu’à la crise de 1929 : Goude, appuyé sur sa section brestoise et le contrôle du Cri du Peuple, et Masson, soutenu par plusieurs cadres fédéraux14. En fait, des divergences et des luttes de tendances portant sur l’acceptation de la stratégie d’alliance avec les radicaux- socialistes au sein du Cartel des gauches se manifestent lors des élections de 1924. En position centriste, Goude, les 4/5e de sa section brestoise et les 3/4 des militants du Finistère sont favorables au Cartel pour en finir avec le Bloc national. L’aile gauche du parti avec les Brestois Guillaume Messager et Kerjean s’y oppose. Plus à gauche, Masson tente la synthèse présentant une motion commune avec Goude et l’aile droite renaudiste lors du congrès de Brest le 30 mars 1924. La position cartelliste rassemble entre 86 et 93 % des voix lors des divers votes mais les exigences de part et d’autre et le refus des modérés laïques de la concentration républicaine font échouer la mise sur pied d’une liste unique du Cartel des gauches.
6Aux élections municipales et cantonales de 1925, la poussée de la gauche est sensible dans le Finistère. La municipalité SFIO de Léon Nardon est entièrement réélue à Brest et les trois cantons brestois sont acquis à la SFIO. Messager rejoint au conseiller général Goude et Masson, élus depuis 1910. Le temps du Cartel des gauches est favorable à la fédération SFIO du Finistère : ses effectifs passent de 1698 adhérents en 1925 à 2510 en 192615. Et l’adhésion du très jeune Tanguy Prigent s’inscrit dans cette dynamique.
7Mais, la question du soutien et de la participation à un gouvernement de Cartel va faire voler en éclats le bloc majoritaire à la fin de 1925 et au début de 1926 quand il s’agit de répondre à la proposition de Painlevé d’entrer dans son gouvernement16. Rejoignant l’aile droite du parti, Renaudel et La Vie socialiste, Émile Goude se prononce pour la participation gouvernementale, alors qu’Hippolyte Masson défend la position centriste de Paul Faure n’acceptant l’entrée dans un gouvernement que si la SFIO est majoritaire, ce qui revient à refuser la participation17. L’aile gauche s’oppose toujours à toute participation. C’est lors du congrès de la Bellevilloise en janvier 1926 que Léon Blum formule sa célèbre distinction entre la conquête et l’exercice du pouvoir18. Goude, majoritaire dans sa fédération, est désormais minoritaire au sein de la SFIO mais il peut utiliser le journal qu’il contrôle pour attaquer ses adversaires de gauche. En 1926, les polémiques se font plus vives et au congrès de Morlaix, en avril, l’alliance de Masson et de l’aile gauche contre la participation fait que Goude devient minoritaire au bureau fédéral, même si la conciliation l’emporte au congrès de Quimper le 13 mars 1927, sauvegardant pour un temps l’unité du parti.
8Durant cette période, Tanguy Prigent a poursuivi son apprentissage politique en lisant cette presse militante dans une période de tensions internes, à peine apaisées le temps des élections législatives d’avril 1928. Investi à l’unanimité des sections, Émile Goude est réélu au second tour (57,8 %) dans la nouvelle circonscription de Brest 1. Hippolyte Masson a plus de difficulté à emporter Châteaulin 2 (449 voix d’avance) contre Pierre Lohéac, un agriculteur de droite, maire de Spézet. Mais la polémique reprend de plus belle. Le Cri du Peuple met en cause des militants qui, en soutenant le maintien du candidat communiste au second tour, auraient voulu faire battre le député sortant ; il regrette que Masson se soit représenté à Brest aux élections cantonales. L’affrontement, désormais ouvert entre les deux députés socialistes du Finistère, rebondit à l’occasion des élections sénatoriales du 20 octobre 1929. Préconisant de soutenir dès le 1er tour le candidat radical-socialiste Georges Le Bail, battu par Jacques Queinnec lors des élections législatives de 1928, Émile Goude s’oppose à la désignation, à sa place, de Guillaume Messager comme unique représentant de la SFIO au second tour et démissionne du comité fédéral.
9Loin des péripéties brestoises, les militants socialistes trégorrois se rangent derrière Hippolyte Masson et la majorité fédérale. La perte de Brest en mai 1929 par des socialistes, mis en cause pour leur gestion et qui ont maladroitement augmenté les impôts locaux à la fin de 1928, n’arrange pas la situation d’autant plus que la liste socialiste a été sèchement battue dès le 1er tour (43,7 % des voix) par le radical Victor Le Gorgeu à la tête d’une liste d’union avec les modérés. La liste socialiste réunissant pourtant tous les adversaires de la veille n’avait pas suffi à contrer la coalition antisocialiste dans le port du Ponant19.
Du militant paysan à l’actif propagandiste
10C’est dans ce climat de crise larvée puis ouverte en 1929 que Tanguy Prigent va gravir un échelon supplémentaire dans le militantisme. L’un des enjeux de la crise a été le contrôle du Cri du Peuple entre les mains de Goude. Au début de janvier 1929, la majorité de la fédération a lancé un nouvel hebdomadaire, Le Breton Socialiste dont les bureaux sont situés à Morlaix. Désavoué sur la préparation des sénatoriales au congrès de Châteaulin le 6 octobre 1929, Émile Goude quitte immédiatement la fédération socialiste du Finistère20. Il est alors exclu du parti avec 59 adhérents, pour indiscipline et volonté de scission, décision ratifiée par la CAP. Les rancœurs accumulées depuis des mois et le désaccord persistant sur la participation gouvernementale expliquent cette rupture des « goudistes ». Pour les responsables socialistes, c’est en fait l’aboutissement de la dérive personnelle d’un homme qui rêve d’accéder au gouvernement. Commence alors une longue période de règlements de compte par articles de presse interposés. Sur cette crise qui secoue l’ensemble de la fédération, en 1969, Tanguy Prigent qui a eu lui aussi maille à partir avec Hippolyte Masson, renvoie dos à dos les deux principaux protagonistes : « Le Cri du Peuple que nous recevions chaque samedi, était imprimé à Brest mais il mourut des suites des rivalités assez sordides entre les députés SFIO du Finistère, Goude et Masson. Le Breton Socialiste le remplaça et fut imprimé à Morlaix. Guy Le Normand, professeur [agrégé] d’allemand au lycée de cette ville, secrétaire de la fédération finistérienne de la SFIO, devint également le rédacteur en chef du Breton auquel j’avais envoyé un premier article qui fut publié le 9 novembre 1929, en deuxième page et raccourci de moitié21. »
11Or, qu’il le veuille ou non, le militant de Saint-Jean-du-Doigt en proposant ses services à la fédération prend parti, car Guy Le Normand défend alors la décision d’exclure Goude et ses amis et il soutient les socialistes qui s’efforcent de reconstruire une section à Brest. Certes, son article consacré à « La crise agricole » n’est pas directement politique. Alors que les effets de la Grande Dépression ne se font pas encore sentir dans les campagnes bretonnes, le militant qui va avoir vingt ans développe déjà des thèmes qui lui sont chers : le prix trop élevé des fermages et l’insécurité des fermiers qui provoquent « la désertion des campagnes », la pression des propriétaires. Face à de telles iniquités, il faut encadrer les baux et interdire les expulsions des fermiers22.
12Guy Le Normand est un important militant socialiste breton, d’abord dans les Côtes-du-Nord puis dans le Finistère. Professeur au collège de Dinan (Côtes-du-Nord) au début des années 1920, il a rejoint la SFIO dès janvier 1921. C’est un militant laïque, délégué à la propagande de la fédération des fonctionnaires. Guy Le Normand a été candidat de la SFIO à plusieurs élections législatives en 1924 et en 1928 dans la 1re circonscription de Guingamp où il a obtenu 22 % des voix au premier tour, permettant l’élection au second tour du maire radical-socialiste de la ville André Lorgeré23. Peu de temps après, Guy Le Normand est nommé à Morlaix et en avril 1929, en pleine crise de la fédération, il devient secrétaire fédéral du Finistère. C’est à lui directement que Tanguy Prigent qui ne le connaît pas a adressé son second article. Il est fort déçu de ne pas lire son papier dans le numéro suivant mais, quinze jours après, il reçoit une lettre d’excuses de Guy Le Normand lui expliquant que le retard de la publication tient au fait que Le Breton Socialiste a voulu lui réserver la « une ». Se souvenant de ce 28 décembre 1929 où il découvre en « une » son article, le jeune homme de Saint-Jean-du-Doigt note : « Ce jour-là, j’ai su ce qu’était le bonheur24. » En outre, dans sa lettre, le secrétaire fédéral souhaite rencontrer celui qui signe « Tanguy Prigent, cultivateur » et qu’il prend pour un instituteur se faisant passer pour un paysan. Le 17 janvier 1930, Tanguy Prigent se rend à vélo à ce rendez-vous qui va marquer sa vie : « Je paraissais déjà moins que mon âge et Guy demanda au gamin malade de timidité qui encombrait l’étroit corridor de bien vouloir laisser le passage, il attendait une visite importante. J’eus un peu de mal à lui faire admettre que la visite importante et le gamin ne faisaient qu’un. »
13Dès lors se nouent des relations étroites entre les deux hommes, quasi filiales puisque Guy Le Normand joue le rôle de substitut du père : « [Il] s’occupa de moi avec toute la tendresse qu’il aurait témoignée à son propre fils. » Un rapport de maître à disciple s’établit aussi entre l’intellectuel et le paysan avide d’apprendre. Pendant près d’un an, Guy Le Normand prend en charge la poursuite de la formation politique et culturelle de son protégé, lui donne des cours particuliers, lui prête des livres, l’invite à sa table puis le reconduit en voiture à Kervari. « Plus d’une fois nous sommes restés plus de temps qu’il ne fallait à un bout de champ, la croupe de Fanie nous servant de pupitre. Il est même arrivé que Guy fasse travailler les juments pendant que je poursuivais ma lecture. L’humeur de papa s’aigrissait de plus en plus. » Tanguy Prigent cherche dans une autre famille l’affection qu’il ne trouve plus chez lui, conscient de sa dette envers Guy Le Normand. Voyant ses qualités intellectuelles, le professeur voit sans doute aussi dans ce jeune paysan ambitieux un futur cadre du parti socialiste.
14Dans son article du 28 décembre 1929, Tanguy Prigent traite des « Paysans socialistes et de la participation » en défendant les positions de la majorité du parti contre la participation gouvernementale avec « les partis bourgeois ». Il dénonce le risque de devenir « un parti réformiste et gouvernemental un peu plus avancé que le parti radical mais peu différent de ce dernier. Or, nous nous insurgeons contre cette conception absurde, révoltante de l’action et du but du socialisme ». Dénonçant les méfaits du capitalisme dans le monde rural, il ne voit de solution que dans la révolution socialiste qui doit exproprier les grands patrons et les grands propriétaires fonciers. « Qu’on ne vienne pas nous dire que c’est une atteinte à la liberté et au “droit de propriété” ; la légalité bourgeoise condamne nos méthodes mais elle est condamnée par la conscience prolétarienne qui réclame pour les travailleurs le droit de vivre agréablement de leur travail […]. » Cette profession de foi révolutionnaire, d’inspiration marxiste, inscrit d’emblée Tanguy Prigent dans l’aile gauche de la SFIO. Elle répond à de nouveaux débats internes. En effet, à la fin octobre, le leader du parti radical-socialiste Édouard Daladier vient de proposer une nouvelle fois aux socialistes d’entrer dans son gouvernement. Léon Blum et le Conseil national ont rejeté cette offre à une courte majorité.
15Est-ce à dire que Tanguy Prigent serait proche du PCF et d’une stratégie d’affrontement de classes révolutionnaires ? Aucunement. Une lettre à son père, datée du 2 août 1931 permet de préciser la position du jeune homme à l’égard de la ligne activiste « classe contre classe » alors mise en œuvre par le PCF25. Consigné à la caserne des Invalides à Paris en raison d’une « journée rouge » de manifestation organisée par le PCF, Tanguy Prigent dénonce d’abord les mesures de sécurité prises par le gouvernement pour « se donner l’air de protéger les braves bourgeois contre un danger qui n’existait que dans quelques imaginations un peu troublées. Que peuvent donc les quelques écervelés communistes (il y a beaucoup de sages parmi eux mais qui ne sont malheureusement pas à la direction) et la poignée de poivrots mécontents contre un régime qui dispose de formidables moyens de répression ? Rien ! Ils se feraient tout simplement briser. Seul le bulletin de vote, utilisé par les sages, peut provoquer aujourd’hui le changement désiré ». Respectueux de la légalité républicaine et du suffrage universel, le jeune socialiste affirme que « les mouvements insurrectionnels nuiraient surtout à la classe ouvrière » permettant au gouvernement de renforcer son arsenal répressif « qui nous [enlèverait] nos dernières libertés ». Il condamne donc « ces préparatifs tapageux et ridicules qui constituent une provocation ». Derrière la rhétorique révolutionnaire héritée du marxisme, le socialisme affirme sa culture républicaine et démocratique. C’est à cette aune qu’il faut lire la prose militante du propagandiste attitré du Breton Socialiste à partir de 1930.
16En effet, Tanguy Prigent va donner 170 articles de politique générale jusqu’en 1940, sans compter les nombreuses rubriques locales de sa section, de sa commune et les rubriques agricoles26. En 1930, à travers ses articles, Tanguy Prigent s’efforce d’éduquer les agriculteurs finistériens aux idées du socialisme, en combattant les peurs, en essayant de montrer que dans cette société imprégnée de religion catholique il n’y a pas de contradictions entre la doctrine du Christ et le socialisme, en combattant les idées du Parti agraire27. D’ailleurs, l’audience croissante du propagandiste socialiste commence à agacer la presse conservatrice. Pendant l’été 1930, La Résistance-La Croix de Morlaix déclenche une polémique contre celui qu’elle accuse de ne pas bien maîtriser la langue française. Pour sa défense, il invoque sa seule formation primaire et son labeur à la ferme qui ne lui laisse que peu de loisirs pour se cultiver, l’obligeant à écrire ses articles le soir et la nuit. De telles attaques mesquines ne peuvent que renforcer la sympathie des agriculteurs pour le militant paysan28.
17Mais en octobre 1930, avec son départ pour le service militaire, un nouveau tournant se produit dans la vie du fils de Saint-Jean-du-Doigt.
La découverte de la vie parisienne (octobre 1930-octobre 1931)
18Celui qui n’a jamais quitté sa Bretagne natale découvre Paris et pendant une année va pouvoir profiter des multiples possibilités que lui offre la capitale. Tanguy Prigent a été mobilisé au 2e Bataillon de Dragons Portés (en fait cycliste) et affecté à l’École Militaire. Ce séjour parisien lui ouvre de nouveaux horizons d’autant plus qu’il arrive à Paris recommandé par Guy Le Normand et Hippolyte Masson auprès des cercles dirigeants de la SFIO. Il découvre une vie de loisirs grâce aux nombreuses sorties nocturnes et en week-ends, facilitée par l’envoi régulier de mandats par son père. L’abondante correspondance adressée à sa famille, avec consigne de classer et de conserver ses lettres, a été largement publiée par sa fille29. On y suit sa découverte de Paris et du métro, ses visites des différents quartiers et monuments (la tour Eiffel bien sûr ! l’Opéra, le château de Versailles… en compagnie de soldats bretons de sa région), les spectacles (Vel’ d’hiv, théâtre, cinéma, Folies Bergères) et les bals du 14 juillet auxquels il assiste, la découverte des musées et de l’Exposition coloniale de 1931. Tanguy Prigent s’immerge dans les milieux bretons de Montparnasse notamment chez le restaurateur Postic. Il fait part des contraintes de la vie militaire qui l’empêchent d’assister à un meeting de Blum et de Zyromski30. Il poursuit sa formation politique et intellectuelle en lisant beaucoup. Il achète à l’extérieur de la caserne le « popu » (Le Populaire), relate l’activité de propagande de son parti et demande à son père de lui envoyer discrètement au milieu d’un colis, Le Breton socialiste. L’appelé prend ainsi des risques car la presse politique est interdite dans l’armée d’autant plus que la SFIO mène une campagne contre la guerre à tonalité quelque peu antimilitariste. Hippolyte Masson lui fait aussi découvrir la vie parlementaire en l’invitant à une séance de nuit en décembre 1930 puis au restaurant. Tanguy Prigent n’imagine sans doute pas alors qu’il entrera lui-même comme élu dans les travées du Palais-Bourbon, six ans plus tard31. Il participe à un meeting de Marceau Pivert et rencontre la plupart des dirigeants socialistes à l’issue d’une réunion32. Tout au long de cette année de service militaire, Tanguy Prigent rend compte des évolutions politiques nationales (crises ministérielles, élection du président de la République Paul Doumer).
19Mais le jeune appelé sait se faire remarquer pour ses qualités intellectuelles et apprécier de l’adjudant-chef et des lieutenants de Beaumont et André, ce qui lui permet parfois de tirer au flanc et d’obtenir bon nombre de permissions qui grèvent son portefeuille. Tanguy Prigent n’hésite pas à réclamer régulièrement des colis et de l’argent à son père afin de pouvoir profiter de la vie parisienne sans paraître trop pingre à l’égard de ses amis33. Le deuxième classe Tanguy Prigent devient rapidement brigadier (2e avec 18 aux épreuves écrites en janvier 1931, promu en avril 1931) puis brigadier- chef (en juin). Dans ses lettres, il se tient au courant des travaux de la ferme, prodigue des conseils à son père et lui rend compte admiratif des progrès du machinisme agricole qu’il a pu voir au Salon de la machine agricole34. Découvrant en manoeuvres les grandes fermes du Bassin parisien, Tanguy Prigent prend conscience des retards de l’agriculture bretonne bien peu mécanisée. Il parvient à négocier en douce (et avec des dessous de table) l’achat d’une parcelle de terre fort convoitée par des voisins. La propriétaire, Mme Sadrin, est une parente installée depuis longtemps à Paris qui l’invite à partager des repas fastueux qui changent des crêpes bretonnes et du lait ribot35.
20Dès que possible, le brigadier Prigent qui s’intéresse beaucoup aux automobiles et rêve déjà d’acheter une voiture, apprend à conduire. Le fringant militaire fait la connaissance d’une Parisienne, « la charmante soeur » d’un camarade, avec laquelle il sort quelque temps parlant même d’une « idylle36 ». L’agriculteur se sent de plus en plus attiré par la capitale et n’envisage plus de rentrer en Bretagne, surtout après une semaine de permission à la fin juillet qui s’est mal passée avec son père37. L’atmosphère familiale et la vie à la campagne pèsent de plus en plus à l’ambitieux jeune homme qui entreprend des démarches par écrit auprès d’un sénateur pour un emploi dans l’administration, puis en septembre, pour connaître les conditions de rengagement et de carrière dans l’armée de l’Air. Mais, s’il y a songé, il ne va pas jusqu’à s’engager pour quatre ans dans l’armée afin d’obtenir un emploi réservé à la sortie. Ses amis socialistes le poussent à présenter des concours (PTT, ministères, impôts) sans qu’il franchisse le pas38. Découragé par les obstacles et sans doute par son niveau d’instruc- tion primaire qui limite les possibilités, espérant encore une solution, Tanguy Prigent hésite à rompre avec son milieu et sa famille. Il recommande le silence à son père : « Surtout, pas un mot de tout ceci, même à la maison. Si je revenais, il ne faudrait pas que les gens sachent que j’ai hésité. » Pense-t-il à ses camarades socialistes bretons, à ces paysans dont il va bientôt se faire le défenseur acharné ? Le destin de Tanguy Prigent a bien failli basculer à Paris pendant l’été 1931. Jusqu’au bout, Tanguy Prigent cherche une porte de sortie à sa condition de paysan avant, sans doute contraint, de l’assumer complètement et d’en faire un tremplin au service de ses collègues mais aussi de ses ambitions. Mais, après un séjour à l’hôpital militaire de Sedan pour une bronchite en septembre et avant de quitter la capitale, le brigadier-chef veut faire découvrir Paris à sa sœur Soizic à la fin de son service militaire39. Ses dernières lettres s’achèvent sur une critique de manœuvres militaires dans l’Aisne mal conçues, sur une réflexion sur ce qu’il faudrait faire et sur une mise en cause sévère des sousofficiers de carrière appliquant une discipline contestable et des méthodes de commandement coercitives. Et, il dénonce le cas d’un fils à papa planqué qu’on lui a rapporté40. Mais le pacifiste Tanguy Prigent, favorable à la politique de détente internationale d’Aristide Briand, développe moins des thèses antimilitaristes qu’il ne propose une adaptation et une humanisation de l’institution militaire. Certaines de ses critiques, notamment l’application d’une stratégie qui n’a pas intégré les progrès depuis 1916, seront d’ailleurs confirmées en 1940 pendant la campagne de France. Cette année de service militaire qu’il avait beaucoup appréciée à Paris semble se terminer sur une période de désenchantement qui ressemble à une sorte de dépression.
Du retour à Saint-Jean-du-Doigt à la fondation d’une famille
21C’est un homme mûri mais plus déterminé encore qui rentre à Kervari en octobre 1931 avec la ferme volonté de faire bouger les choses et de défendre ses idées socialistes. Le service militaire lui a ouvert de nombreux horizons et il a pu mesurer les écarts entre la vie parisienne et le labeur quotidien des campagnes bretonnes. Il va être temps pour le jeune homme de songer à fonder une famille. Il s’aménage dans un premier temps une chambre faisant office de bureau dans une pièce indépendante occupée jusque-là par le grand-père et doit assumer les charges de la ferme car son père est malade et son grand-père fort âgé. L’une de ses premières activités est de relancer le comité des fêtes de Saint-Jean-du-Doigt. Au début de l’année 1932, il « fréquente » une jeune agricultrice socialiste jusqu’à sa rencontre avec une jeune fille de 18 ans, Denise Libouban41. Cette rencontre a lieu le 5 juin 1932 à l’occasion du pardon de Garlan. Tanguy Prigent sort régulièrement avec des amis qu’il s’est faits au service militaire : Maurice Marzin, menuisier-charpentier à Ploujean près de Morlaix et Yves Prigent cultivateur à Garlan. Les familles s’invitent à déjeuner le jour du Pardon de la commune. La fête profane suit les cérémonies religieuses. C’est au cours du repas chez les Prigent, à Garlan, que Tanguy rencontre sa future épouse. Donnons-lui la parole : « En arrivant, j’eus ce qu’on appelle le coup de foudre pour une mince et gracieuse jeune fille. Elle avait de grands yeux verts, des traits délicats et ses cheveux étaient admirables, frisés et si épais qu’on eût dit une perruque. » Tanguy Prigent tombe sous le charme de Denise (« Denise, dont la voix était magnifique, chanta – en français – plusieurs chansons bretonnes »), qu’il raccompagne après le bal. Il n’a sans doute pas de mal à séduire la jeune fille qui est présentée aux parents le 24 juin suivant lors du pardon de Saint-Jean-du-Doigt. Entre temps, Tanguy Prigent qui a sans doute honte de l’habitation familiale, fait aménager une « salle à manger » en séparant la pièce unique par une cloison en bois. Il ne s’agit pas d’une solide paysanne, ce qui ne plaît guère au père, mais n’est pas pour déplaire au grand-père. Le défi que le jeune paysan doit relever est de se faire accepter par la belle-famille.
22En effet, Denise Libouban, orpheline de ses parents, est élevée par sa marraine, une soeur de sa mère, directrice d’école à Garlan. L’irruption du petit paysan est fort mal vue par la tutrice car Denise fréquentait depuis deux ans un instituteur. Or, Tanguy Prigent s’attaque à une « dynastie » de directeurs d’école et d’instituteurs qui ne compte pas moins de 14 maîtres et maîtresses en trois générations (parents, grands-parents, oncles et cousins). La sœur aînée de Denise a épousé un jeune homme, enfant naturel d’une ouvrière agricole de Trémel (Côtes-du-Nord), qui a fait des études de philosophie en étant surveillant puis répétiteur au lycée de Brest. Il s’agit de Marcel Hamon, professeur de philosophie, qui a épousé Madeleine Libouban le 19 août 1930. D’abord, militant syndicaliste enseignant, Marcel Hamon adhère au PCF à Brest, le 1er janvier 1934 et il sera député des Côtes-du-Nord (PCF) à la Libération42. On imagine les débats agités des réunions de famille, en particulier pendant les années de la guerre froide…
23Pendant deux ans, les jeunes gens se fréquentent avant de se marier en novembre 1934 à Garlan, peu après l’élection de Tanguy comme conseiller général de Lanmeur. Tanguy Prigent qui sillonne les routes du Finistère de meetings en réunions et en affrontement avec les dorgéristes, promène sa fiancée dans la voiture qu’il vient d’acheter, « une trèfle », une 5 CV Citroën. Denise Libouban aspire elle aussi à devenir institutrice pour s’émanciper de sa tutrice. Mais n’ayant pas fait l’École normale, ses demandes de suppléances auprès de l’inspection d’Académie de Quimper restent sans réponse en 1932 et 1933. Pourtant, à 16 ans, elle a obtenu deux diplômes lui permettant d’enseigner et dans une lettre adressée à l’Inspecteur d’Académie en août 1933, elle insiste sur sa situation d’orpheline et sur son appartenance à une famille d’enseignants, un critère qui permet d’embaucher les épouses d’instituteurs et de les titulariser ultérieurement43. Mais un décret gouvernemental vient de mettre fin à cette pratique. En désespoir de cause, en septembre 1934, Denise Libouban obtient un poste de surveillante d’internat à l’école primaire supérieure de Quimperlé et suit le cours Pigier de Quimper dont elle obtient un diplôme de Teneur de Livres. Quand sa campagne pour les élections cantonales lui en laisse le loisir, Tanguy Prigent fonce en voiture à Quimperlé pour y voir sa fiancée et il décide de forcer le destin.
24Un nouveau tournant est pris dans la vie de Tanguy Prigent à l’automne 1934 à 25 ans. Le soir de son élection surprise au Conseil général contre un notable radical, le 7 octobre 1934, Tanguy Prigent fixe un rendez-vous pour le vendredi suivant à Denise44. Sa fiancée fait le mur de l’internat et se laisse « enlever » par son soupirant. Le couple s’installe chez des amis à Plounérin (Côtes-du-Nord) et commet « l’irréparable » pour placer les parents devant le fait accompli. Un fils Georges naîtra en juin 1935. La marraine Mélanie ne peut qu’accepter le mariage de sa nièce avec le jeune homme dont la presse socialiste régionale et même nationale parle après son succès dans le canton de Lanmeur. Le mariage civil est célébré le 24 novembre 1934 à la mairie de Garlan, suivi d’un grand repas à Saint- Jean-du-Doigt. Le lendemain, le couple s’installe, non pas à Kervari, mais à Pen ar C’hra au-dessus du bourg, une exploitation que Tanguy Prigent vient de prendre comme fermier (fermage annuel de 2 000 F). En effet, en octobre, sa sœur Soizic a épousé le fils d’un locataire d’une grande ferme voisine et le couple s’est installé à Kervari. L’exploitation familiale ne permet sans doute pas aux deux familles Silleau et Prigent, avec les ascendants, d’en vivre. En outre, la décision de Tanguy Prigent de devenir fermier à son tour correspond au choix politique et idéologique de celui qui les défend. Mais du même coup, il impose à celle qui rêve d’enseigner de devenir agricultrice, d’apprendre un métier difficile, de gérer le quotidien pendant les nombreuses réunions, absences et voyages de son mari, d’élever les enfants, Georges puis Mireille, née en 1936. Dans une petite maison peu confortable, la vie est rude pour la nièce d’une directrice d’école de Garlan qui avait eu une employée de maison et un professeur de violon. Elle devient la femme du maire, du conseiller général, du député, du ministre, du paysan. Mais c’est elle qui fait tourner la ferme.
25Il semble bien que cette donne initiale, des aspirations différentes et l’ascension d’un Tanguy Prigent, charmeur et beau parleur, aient contribué à fissurer le couple, notamment après la guerre. Mireille Prigent écrit : « On a compris que l’union ne fut pas sans tourmentes […]. Le paysan a voulu égaler, puis distancer une caste que son père lui avait fermée en 1922. Quand la distance fut manifeste, il laissa libre cours à ses goûts spontanés, qui n’étaient pas pour les femmes frêles. La paysanne naguère trahie se trouva indirectement vengée. […]. L’un et l’autre gâchèrent des années de leur vie » mais sans aller jusqu’au divorce45. « Tanguy eut-il été véritablement un despote, Denise se fut inclinée, ou l’eut quitté. Mais à chaque décision de rupture, elle rencontrait l’autre Tanguy, fragile et tendre. » À la fin de 1934, les Prigent ignorent encore que leur vie commune sera secouée de bien des orages, revers de la réussite apparemment spectaculaire de Tanguy. Mais rapidement, ils peuvent constater que la sœur Soizic est bien plus malheureuse encore en ménage46. La fondation d’une famille ne va pas ralentir les activités du militant syndicaliste agricole reconnu dans le Finistère. Le fermier va occuper de plus en plus de responsabilités.
Notes de bas de page
1 Tanguy Prigent, Ti Kaled, op. cit.
2 Socialiste modéré, libre penseur, pacifiste, Yves Le Febvre quitte la SFIO en 1911 pour le radicalisme. Il est connu comme écrivain, auteur notamment de La Terre des prêtres.
3 Cap Finistère. Magazine de la fédération du parti socialiste, novembre 2000, n° 16, SFIO : 1900-1960. Le Parti Socialiste avant le PS.
4 Édouard Lynch, Le Parti socialiste (SFIO) et la société paysanne durant l’entre-deux-guerres. Idéologie, politique agricole et sociabilité politique (1914-1940), thèse, IEP de Paris, 1998, p. 394.
5 Le prénom de Masson usité est Hippolyte, c’est celui que nous adoptons
6 Jean Pascal, Les députés bretons de 1789 à 1983, Paris, PUF, 1983, p. 440-454.
7 Notices du Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français, s.d. de Jean Maitron et Cap Finistère, op. cit.
8 Histoire de Brest, s.d. de Marie-Thérèse Cloitre, Brest, CRBC, 2000. Yves Le Gallo, « Convulsions : à la recherche d’un équilibre (1870-1918) », p. 179-208.
9 Pierre Brigant, La SFIO à Brest de 1919 à 1939, maîtrise d’histoire, Université de Bretagne Occidentale, Brest, 1991 et La fédération socialiste SFIO du Finistère (1908-1969), thèse, Université Rennes 2, 2002, 793 p. 1re partie.
10 Jean-Michel Le Boulanger, Flanchec 1881-1944 ou l’étrange parcours d’un insoumis, Douarnenez, Mémoire de la ville, 1997.
11 Annie Kriegel, Aux origines du communisme français, Paris, Flammarion, 1969, chapitre 12.
12 Pierre Brigant, thèse citée, chap. 2, Scission et reconstruction, p. 99-172.
13 Édouard Lynch, op. cit., p. 322.
14 Pierre Brigant, maîtrise citée, p. 49-81. S’appuyant sur Le Cri du Peuple l’auteur analyse précisément les évolutions et les enjeux de cette période.
15 Pierre Brigant, thèse citée, p. 173.
16 Georges Lefranc, Le mouvement socialiste sous la Troisième République, t. 2, 1920-1940, Paris, petite bibliothèque Payot, éd. de 1977, p. 266-270.
17 Pierre Brigant, thèse citée, p. 174-199.
18 Rassemblant 1331 mandats (motion Pressemane) contre 1766 (motion Paul Faure) au congrès de Paris, les participationnistes sont alors influents dans le parti.
19 Histoire de Brest, s.d. de Marie-Thérèse Cloitre, op. cit., Yvon Tranvouez, « Mythe et réalité du vieux Brest », p. 209-238.
20 Il explique longuement son choix dans un numéro spécial du Cri du Peuple du 17 octobre 1929.
21 Tanguy Prigent, Ti Kaled, op. cit.
22 Mireille Prigent, op. cit., p. 71-72, a repris des extraits de l’article manuscrit écrit par son père sur un cahier d’écolier et coupé par le journal pour la publication.
23 Christian Bougeard, Le Choc de la guerre dans un département breton : les Côtes-du-Nord des années 1920 aux années 1950, thèse d’État, Rennes 2, 1986, t. 1. En 1924, la liste de la SFIO a obtenu 8,35 % des suffrages exprimés dans les Côtes-du-Nord. Guy Le Normand, en 4e position, a 9 854 voix.
24 Mireille Prigent, op. cit., p. 89-90.
25 Mireille Prigent, Ti Kaled, op. cit., p. 182-183.
26 Yves Le Thoër, Tanguy Prigent (1929-1945). Un socialiste paysan, maîtrise d’histoire, Université de Bretagne Occidentale, Brest, 1990. Cette étude analyse précisément les débuts de la carrière politique de Tanguy Prigent en s’appuyant notamment sur ses articles.
27 Le Breton Socialiste, « Socialisme et Religion », 29 mars 1930 ; « Les Paysans, le Parti Agraire et le Socialisme », 28 juin 1930.
28 La Résistance de Morlaix, 23 août 1930 et Le Breton Socialiste, 30 août 1930.
29 Mireille Prigent, Ti Kaled, op. cit., chap. V, « Rastignac aux pieds d’argile », p. 125-206.
30 Lettres des 3, 9, 12 novembre 1930, 9 février et 10 juillet 1931.
31 Lettres des 1er, 2 et 3 décembre 1930.
32 Lettre du 20 janvier 1931. Il fait le portrait des principaux dirigeants socialistes à sa famille.
33 Lettres des 10, 11,16 décembre 1930, 8 janvier 1931.
34 Lettre du 26 janvier 1931.
35 Lettres des 22 juillet, 2 et 6 août 1931.
36 Lettre non datée, sans doute de mai ou juin 1931 et du 6 septembre 1931.
37 Le trouvant trop snob, son père lui aurait administré une gifle en public devant sa tante préférée. Mireille PRIGENT, op. cit., p. 176.
38 Lettre non datée à son père, sans doute d’août 1931 et interrogation de sa sœur du 2 septembre qui lui rapporte des rumeurs du pays sur son non-retour. La nouvelle s’est répandue à Saint-Jean car Tanguy Prigent éprouve le besoin de rassurer son père. Copie d’une lettre du 16 septembre à un sénateur non identifié.
39 Lettre du 6 août 1931. Mme Sadrin propose de loger la jeune fille. Tanguy Prigent adresse à son père le coût détaillé d’un séjour de douze jours évalué à 1530 F. Ce projet est accepté par son père. Le militaire donne souvent le prix des repas et des spectacles pour expliquer ses besoins financiers.
40 Lettres des 18 et 19 septembre 1931. S’étant souvent affronté à eux pour défendre ses hommes, les jugements du sous-officier Prigent sont très durs : « Mais les sous-offs ! c’est la plaie de l’armée… On a raison de dire que l’armée est le refuge des déchets de la vie civile. » Il rêve de « chefs instruits, justes et polis, capables d’améliorer l’instruction des hommes ».
41 Mireille Prigent, op. cit., p. 228-238 qui publie de larges extraits du récit de son père dans Ti Kaled.
42 Maud Croc, Marcel Hamon (1908-1994). Une grande figure communiste des Côtes-du-Nord, maîtrise d’histoire, Université Rennes 2, 1998.
43 En 1930, Denise Libouban a obtenu le Brevet de capacité pour l’enseignement primaire (BCEP) et le brevet d’enseignement primaire supérieur (BEPS).
44 Tanguy Prigent, Ti Kaled.
45 Mireille Prigent, Ti Kaled, op. cit., p. 237-238. L’allusion à la « paysanne trahie » fait référence à la première fréquentation de Tanguy Prigent.
46 Tanguy Prigent, Ti Kaled, écrit que sa sœur à chaque fois qu’elle le peut se réfugie chez eux ainsi que son père et son grand-père : « Ces soirées étaient pour eux des oasis car à Ti Kaled Soizic ne riait plus. Je me suis interdit d’insister là-dessus. »
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