Chapitre I. L’enfant du Trégor finistérien
p. 15-22
Texte intégral
1La formation, le processus de l’engagement politique et la carrière exceptionnelle de Tanguy Prigent méritent d’être resitués dans le milieu familial, social et idéologique. En quoi et comment en effet, un fils d’une famille d’agriculteurs du Nord Finistère a-t-il pu devenir ministre de l’Agriculture de la France à la Libération ? En quoi, l’enfance et les années de formation ont-elles été déterminantes pour façonner la personnalité d’un homme aux talents de tribun et au charisme reconnu pas ses contemporains ? Quelles ont été les influences marquantes sur la jeunesse de celui qui va brûler les étapes de la réussite politique et sociale au prix d’un dynamisme exceptionnel quitte à se brûler lui-même aux feux du pouvoir ? Pour répondre à ces questions, l’historien dispose d’un récit autobiographique de Tanguy Prigent lui-même, écrit en 1969 dans les derniers mois de sa vie, et qu’il n’a pas eu le temps d’achever. À partir de cette source, deux ouvrages ont été publiés par sa fille Mireille Prigent, ébauchant une biographie quelque peu hagiographique1. C’est bien sûr un récit reconstruit, une sorte de bilan-testament d’un homme qui va mourir et qui se retourne sur sa vie, mais qui permet de percevoir les fractures de l’enfance et de l’adolescence. Replacée dans le contexte historique de la Première Guerre mondiale et des années 1920, cette source autobiographique est essentielle à la connaissance des années de formation du jeune Tanguy Prigent.
L’enracinement d’une famille paysanne dans le Trégor
2Le terreau laïque et bleu, c’est-à-dire républicain du Trégor Finistérien, appelé « Petit Trégor », qui imprègne le milieu familial des Prigent n’est sans doute pas étranger au parcours politique de Tanguy Prigent. Le contexte politique et religieux de ce morceau de terre, coincé entre la bordure occidentale des Côtes-du-Nord qui divise artificiellement le Trégor entre deux départements et la rivière de Morlaix, est fort différent du Léon, région du nord-ouest du Finistère, dénommée « la terre des prêtres ». L’environnement familial et social va inciter le jeune garçon à se tourner vers les idées socialistes qui commencent à pénétrer dans quelques campagnes bretonnes avant, mais surtout après la Première Guerre mondiale. Laïque, le grand-père de Tanguy Prigent, Yann Coz (Jean le Vieux) surnommé aussi Yann Nonn (1851-1942), avait été élevé dans une famille républicaine. Selon la mémoire familiale, il avait été l’un des trois électeurs socialistes de Saint-Jean-du-Doigt aux élections législatives de 1902, après avoir voté républicain ou radical depuis 1876. En 1902 en effet, Yves Le Febvre, un avocat socialiste morlaisien également connu comme écrivain, a obtenu 22 % des voix dans le pays de Morlaix2. En janvier 1942, ce grand-père, croyant mais anticlérical, laïque mais tolérant en réaction contre une société rurale très marquée par le cléricalisme, vient mourir chez son petit-fils et se fait enterrer civilement, un choix peu ordinaire et courageux en plein régime de Vichy. Mais il souhaite que ses obsèques ne soient pas l’occasion d’une manifestation antireligieuse3. Sur le plan spirituel, le comportement du grand-père influence le petit Tanguy qui voit dans ses qualités et son abnégation l’existence de Dieu. À la fin de sa vie, il écrira : « Depuis, je n’ai jamais réussi à être athée, grâce à grand-père qui ne l’était pas et qui pour moi n’a cessé d’être vivant. » L’anticléricalisme renforcé par la prégnance de la démocratie cléricale du Léon tout proche n’est donc pas un athéisme militant chez ce paysan socialiste breton d’autant plus que sa mère pratiquante a élevé ses enfants dans la religion catholique. Le grand-père leur a appris la tolérance4.
3Politiquement, au début du siècle, ce bleu de Bretagne vire au rouge, influençant certainement son fils, Yves-Marie (1886-1943) et son petit-fils François, Tanguy. D’ailleurs Yves-Marie Prigent adhère à la section socialiste de la commune voisine de Plougasnou et en 1925, il est l’un des deux conseillers municipaux de la SFIO élus à Saint-Jean-du-Doigt. Baignant dans ce milieu socialiste, l’engagement militant de Tanguy Prigent n’est pas surprenant mais ce qui frappe c’est plutôt sa précocité. L’enfant accompagne régulièrement son père aux réunions de la section socialiste de Plougasnou quand il ne remplace pas celui qui est rentré démoli de la Grande Guerre. C’est en février 1922, à l’occasion d’un banquet familial bien arrosé de Mardi Gras, que le jeune garçon, âgé de 12 ans, fait son premier coup d’éclat d’après ses souvenirs de la saga familiale. Se remémorant la scène, sans doute reconstruite, d’une discussion politique, Tanguy Prigent prend la parole en coupant son père qui s’emporte dans une discussion politique avec son beau-frère, Yves Clec’h. Devant une assemblée d’adultes ébahis, il réfute les arguments réactionnaires (contre les chômeurs qui ne veulent pas travailler) et antisocialistes de son oncle, un agriculteur aisé, conseiller municipal de la commune voisine de Plougasnou5. Selon ce récit, l’enfant aurait démonté l’argumentation en expliquant le chômage par l’exploitation capitaliste. Surtout, affirmant une forte personnalité, l’écolier transgresse déjà l’autorité paternelle tout en se faisant le défenseur d’un socialisme qui se réfère encore au marxisme.
Les fêlures de l’enfance
4Sans tomber dans une analyse psychanalytique, l’enfance est marquée du sceau des drames familiaux et des retombées terribles de la Guerre sur son père. Né le 11 octobre 1909, dans la ferme de Ti Nevez-Kervari6 dite Kervari en Saint-Jean-du-Doigt, François, Tanguy Prigent est le deuxième fils de Yves-Marie et de Catherine Clec’h, fille d’agriculteurs propriétaires aisés, mariés en 1907. Il convient d’abord de clarifier le patronyme et les prénoms du second fils des Prigent. Comme parfois en Bretagne, le prénom usuel de l’enfant, n’est pas le premier mais le second, Tanguy, prénom d’origine celtique dont on trouve la trace dans les cartulaires médiévaux de Basse-Bretagne étant préféré à François, prénom français7. Attaché à la langue bretonne, les Prigent prénommeront leur fille, née en 1914, Soizic. Pour respecter l’usage et la signature, notamment de ses proclamations de foi électorales, nous avons choisi de parler de Tanguy Prigent, sans tiret, et non pas de François Tanguy-Prigent ou Tanguy-Prigent tout court comme le font tous les ouvrages d’histoire et les index qui le citent.
5Le couple Prigent, aidé du grand-père Yann Nonn, exploite une petite ferme située sur les hauteurs d’un plateau, à proximité de la mer, à 600 m des falaises, dans la petite commune littorale de Saint-Jean-du-Doigt située à une vingtaine de kilomètres au nord-est de Morlaix. Kervari est directement exposée aux tempêtes et aux vents du large dans ce bout du monde, une presqu’île isolée par la ria ou aber infranchissable de la rivière de Morlaix. On doit s’y rendre spécialement en passant par Lanmeur. Le principal axe de circulation de la région (route nationale et voie ferrée Paris- Brest) passe au sud par la petite ville de Morlaix. Le petit paysan, baigné par les embruns de la Manche, est initié aux joies de la pêche et à la pose des casiers par son grand-père, une nuit de 25 décembre alors qu’il avait six ans. À sept ans, il a appris à nager, ce qui ne plaît guère à son père et à ses voisins, car il arrive fréquemment au pâtre d’abandonner ses vaches pour aller se baigner8… À Kervari, les Prigent sont propriétaires de leur exploitation, ce qui leur permet d’être indépendants d’un propriétaire et de jouir d’une indépendance totale, facilitant un engagement politique à gauche. Ces petits agriculteurs propriétaires tiennent à leur indépendance et sont leur propre maître, ce qui leur donne un statut envié des fermiers dans la société rurale. Quand, au début des années trente, Tanguy Prigent se fera le défenseur des fermiers du Finistère, il s’installera lui-même comme fermier pour être plus proche de ses collègues.
6Par leur labeur, les Prigent ont pu agrandir leur exploitation. D’une famille de sept enfants, le grand-père Yann Nonn n’avait hérité que d’un hectare de terre à peine arrondi de 40 ares lors de son mariage en 1885 et de la petite maison de Kervari9. C’est peu pour vivre. Mais, après la naissance d’un fils, Yves-Marie en 1886, son épouse Annette meurt en accouchant d’une petite fille qui ne survit pas. Veuf à 37 ans, Yann Prigent doit tenir la ferme, s’occuper du bébé, d’un grand-père aveugle et d’une tante paralysée. La dureté de la vie, on connaît chez les Prigent. Il laissera une ferme de trois hectares à son fils avec des bâtiments agrandis. Ces trois hectares sont passés à cinq grâce aux deux hectares apportés en dot par Catherine Clec’h lors du mariage en 1907, puis à sept dont cinq vraiment utiles. Ces terres sont divisées en 17 parcelles, souvent petites et dispersées, ce qui rendait leur exploitation difficile. On y pratiquait la polyculture routinière avec des instruments aratoires peu perfectionnés, même si le goëmon améliorait les rendements. Sans être riche, la famille Prigent est à l’aise, surtout lorsqu’elle peut aller vendre les surplus à Morlaix. Mais les conditions de vie et de travail sont difficiles. Tanguy Prigent note : « L’énergie non productrice mais néanmoins dépensée, le manque de confort, d’équipement et de volant financier expliquent que malgré la mer, les grandes qualités de mes parents et l’affection qui nous unissait nous n’étions pas complètement heureux. »
7Deux drames viennent en effet frapper la famille Prigent et marquer de manière indélébile l’enfant. D’abord, « à l’aube d’un 15 janvier », celui de 1914, son frère aîné, Jean-Yves-Marie meurt d’une méningite à l’âge 18 de 6 ans10. Son souvenir, sans doute embelli, va contraindre le jeune Tanguy à vouloir s’affirmer sans pouvoir remplacer l’aîné disparu. On loue l’intelligence du frère disparu. Deux mois plus tard, la naissance d’une petite fille Soizic vient atténuer la douleur familiale. En 1969, Tanguy Prigent écrivait : « Ma sœur fut mon premier vrai cadeau11. » Puis, le père part à la guerre laissant la ferme à la charge de son épouse et du grand-père. Comme des millions de poilus, Yves-Marie rentre de la guerre démoli à jamais par ce conflit terrible qui brutalise l’ensemble de la société. Par-delà l’idéologie socialiste, les convictions pacifistes de Tanguy Prigent plongent leurs racines dans une expérience familiale douloureuse. Un second drame frappe la famille avec la disparition de la mère de Tanguy Prigent en 1919 alors qu’il a dix ans. Or, pendant la guerre une complicité affectueuse s’est nouée entre la mère et son fils qui écrit : « Elle était ma meilleure amie. Nous nous entretenions comme des adolescents et gais à la fois et il y avait entre nous d’adorables complicités. » « Maman était unanimement aimée et sa seule présence faisait taire comme par enchantement les disputes les plus misérables. Jolie et douce, très soignée, elle était bonne envers tout le monde, un peu faible envers ses enfants. » Mais l’ombre du fils aîné disparu pèse, ou du moins le petit Tanguy le vit comme tel : « Je n’étais pas son préféré, mais maman m’aimait beaucoup quand même12. » Ce deuil frappe durement l’enfant et met fin à un certain équilibre familial. « Quand elle m’eut quitté, je fus d’abord sans défense contre un pays et des hommes rudes. C’est alors, et jusqu’au service militaire, que j’ai tant bien que mal supporté de vivre à Saint-Jean en le réduisant – je disais en l’élevant – à une notion abstraite. La raison en était en premier lieu mon extraordinaire timidité. » Le petit Tanguy va donc devoir se battre pour s’imposer. Les deuils et le comportement de son père n’arrangent rien. Traumatisé par la guerre, veuf, fréquemment malade, Yves-Marie Prigent sombre dans les dépressions à répétition et il se met à boire. Il se fait souvent dur et brutal à l’égard de Tanguy. En outre, une voisine Marie-Françoise Corboliou, elle même veuve, prend la place de la mère disparue. Mais Yves, le fils qui donne des coups de mains lors des gros travaux, devient le meilleur ami de Tanguy. Aidé de Tanguy et de sa sœur, à 70 ans passés Yann Nonn doit continuer à assumer le travail de la ferme. Orphelin de mère, entretenant des relations difficiles avec son père, Tanguy Prigent reporte son affection sur son grand-père qu’il admire et sur sa sœur Soizic. Très indépendant d’esprit, refusant de se plier à une discipline qu’il récuse, se réfugiant dans le travail scolaire, le jeune garçon qui reconnaît avoir fait des bêtises subit l’ire paternelle avec quelques raclées en prime. Ces fêlures de la vie marquent certainement le caractère et la personnalité d’un homme très volontaire. Le malheur a frappé très tôt la famille Prigent.
Les orientations politiques du pays de Morlaix
8Afin de mieux cerner, au-delà du milieu familial, les influences de la société rurale trégorroise sur les idées de Tanguy Prigent, il convient de préciser les orientations politiques du Pays de Morlaix.
9À soixante kilomètres de Brest, la sous-préfecture de Morlaix est le principal centre urbain de la région du Trégor finistérien, avec son port de cabotage et son bassin à flot, sa gare et ses manufactures, notamment de tabac, et son importante fonction commerciale. Les agriculteurs aux terres plus riches du littoral comme ceux de l’intérieur aux conditions de vie difficile des monts d’Arrée, la Montagne, s’y retrouvent lors des foires et des marchés. Tous les samedis, le grand-père Prigent s’y rend à pied pour y vendre les produits de la ferme. L’existence d’un noyau autour des ouvriers d’État de la Manufacture des Tabacs explique la pénétration et l’essor des idées républicaines, radicales puis socialistes à Morlaix.
10Formée de cinq cantons depuis 1875, la 1re circonscription de Morlaix est acquise de longue date à la République13. Aux élections législatives de 1876, André Siegfried note que la bordure orientale du Finistère est déjà acquise et fait le choix de la République du fait du ralliement ou de l’adhésion de ses élus. La diagonale républicaine s’étend d’ailleurs du canton de Lanmeur au nord en passant par le centre Bretagne pour s’épanouir en Cornouaille au sud14. Dans le pays de Morlaix, les grands bourgeois Gustave Swiney (député de 1873 à 1881) et Paul Rousseau (1871-1876 et 1881-1885) se sont ralliés avec enthousiasme à la République en 1870 et ont entraîné les électeurs dans leur sillage15. À la veille de la Première Guerre mondiale, ces zones bretonnantes restent acquises à la République mais avec un glissement électoral en faveur de la gauche, radicale voire modérée. Un électorat socialiste urbain et rural existe déjà et il va se développer dans l’entre-deux-guerres. Après la victoire de la liste des droites en 1885 contre la liste républicaine dans le Finistère avec le scrutin proportionnel départemental, Morlaix 1 est représentée à l’Assemblée nationale par des républicains : le Dr Jean-Marie Clec’h de 1889 à 1891, Armand Jaouen, d’origine modeste, de 1891 à 1893 et de 1898 à 1901, puis Louis Vichot, mécanicien à Morlaix, de 1893 à 189816. À partir du 15 septembre 1901, en pleine période d’affrontement entre les républicains de gauche et l’Église catholique, c’est un radical anticlérical, Émile Cloarec qui succède à Jaouen. Avec Georges Le Bail, élu dans la 2e circonscription de Quimper, il est l’un des trois députés finistériens à voter de 1903 à 1905 contre l’autorisation des congrégations enseignantes, pour la suppression de l’enseignement congréganiste, pour la politique du gouvernement Combes et pour la loi de séparation des Églises et de l’État (10 députés en Bretagne contre 32). Et Émile Cloarec est réélu en 1906 dans le camp des élus « laïques », c’est-à-dire de gauche qui sont désormais 17 sur 45 députés bretons. Réélu en 1910 et 1914, Émile Cloarec siège au groupe de la gauche démocratique puis des républicains de gauche, c’est-à-dire qu’il évolue vers le centre gauche laïque, soutenant les gouvernements de gauche en place. Ce faisant, un espace électoral se dégage à gauche et à l’extrême gauche favorable à la SFIO. Car le député Cloarec, propriétaire terrien, représente la bourgeoisie morlaisienne dont les intérêts divergent de ceux des fermiers très nombreux dans la région. Les luttes pour la terre et les conflits sociaux renforcent les aspirations démocratiques des milieux populaires, ce qui favorise un vote socialiste. C’est donc dans une famille baignée dans la culture républicaine, anticléricale et socialiste que Tanguy Prigent reçoit sa première formation, confortée par l’enseignement des instituteurs laïques de la communale.
Une formation sacrifiée
11Illettré, mais maîtrisant bien le breton et le français, Yann Nonn accorde beaucoup d’importance à l’éducation et à l’école. Yves-Marie, le père, fait de bonnes études primaires et lit régulièrement la presse et des brochures politiques. À 6 ans, Tanguy Prigent suit d’abord la classe du directeur de l’école de Saint-Jean-du-Doigt, Monsieur Deunff bientôt mobilisé. Dans les petites classes, il fréquente l’école des filles. Du fait de la guerre et du manque de maîtres, Tanguy Prigent considère qu’il n’avait pas le niveau scolaire requis mais il rattrape son retard au retour du directeur. La mort de sa mère le fait sans doute mûrir plus vite. Moins bon en mathématiques, surtout en calcul mental, qu’en français et en rédaction, Tanguy Prigent passe brillamment son Certificat d’Études Primaires à Lanmeur le 6 juin 1922, « mon seul bagage “universitaire” » écrit-il. Mais c’est sa fierté car à 12 ans il est reçu premier du canton, résultat qui compte dans les campagnes bretonnes en 1922. L’instituteur se déplace alors à Kervari pour proposer une poursuite des études au collège de Morlaix en espérant obtenir une bourse pour son meilleur élève. Il se propose d’en faire un instituteur, voie de promotion sociale et de méritocratie républicaine pour bon nombre d’enfants des campagnes. Son futur beau-frère Marcel Hamon suivra ce chemin et deviendra professeur de philosophie puis député communiste des Côtes-du-Nord après 1945. Mais dans une crise d’autoritarisme, propre aux faibles, Yves-Marie refuse obstinément, malgré la colère du grand-père et les objurgations de l’instituteur. Certes, il a besoin des bras de Tanguy à la ferme, mais c’est surtout un acte d’autorité très mal vécu par la famille qui élargit encore le fossé avec son fils. « Mon père fut catégorique là-dessus, malgré l’insistance et le chagrin de monsieur Deunff et malgré la première, la dernière mais la formidable colère de grand-père qui ne devait jamais pardonner à son fils de m’avoir “coupé les ailes17” ». Tanguy Prigent doit se soumettre en précisant qu’il a souffert de ne pouvoir aller au collège et surtout de n’avoir qu’un bagage scolaire limité. Il cherchera par tous les moyens à compenser ce handicap culturel. À 13 ans, il devient agriculteur. C’est le lot commun de la jeunesse rurale bretonne au début des années 1920.
12Mais l’adolescent refuse de végéter sur la petite ferme familiale. Son goût pour le modernisme s’affirme. Il exige l’achat de deux hectares de terre supplémentaires, d’un brabant double et luxe suprême, d’une cuisinière à bois et à charbon. « Ce furent les trois premières révolutions à Ti kaled », bientôt suivies d’une quatrième. Il obtient de s’occuper en exclusivité des deux juments, remplaçant le fouet et les cris de son père par le sucre et la douceur, puis d’une troisième. Ces investissements confirment que le refus du père d’envoyer son fils au collège ne tient pas principalement à des raisons financières.
13Le jeune paysan s’efforce de compléter sa formation primaire, d’abord en servant de répétiteur le soir à sa sœur qui a quelques difficultés scolaires mais obtiendra son Certificat d’Études Primaires à 11 ans, ensuite en suivant les cours du soir créés par son instituteur à partir de 1925. Ainsi pendant cinq ans, deux soirées par semaine, Tanguy Prigent va compléter sa formation primaire initiale. Monsieur Deunff lui prête aussi des livres dévorés jusque tard dans la nuit au coin de l’âtre. Il lit Ernest Renan, Alphonse Daudet, Anatole France, La Fontaine mais aussi la Bible et aspire certainement à une autre vie. Le militantisme politique va lui donner l’occasion de sortir de ses champs de Saint-Jean-du-Doigt et d’affirmer sa soif d’action et de reconnaissance sociale. L’enfance de Tanguy Prigent avec ses joies mais aussi ses peines a été fortement marquée par les deuils familiaux, par l’impact terrible du premier conflit mondial et par des relations difficiles avec son père.
Notes de bas de page
1 Mireille Prigent, Tanguy Prigent. I.Ti Kaled, Paris, Club Socialiste du Livre, 1982, 315 p. De larges extraits du texte de son père sont alors publiés. Il n’y aura pas de tome 2 mais la publication apparemment in extenso, sans aucune note ni commentaire du texte lui-même, sous le titre, Les maîtres de la vanité, Nantes, éd. Marcel André, 1985, 191 p. Ce texte se veut « un récit véridique ». Nous nous appuyons largement sur ces deux ouvrages.
2 Patrick Pierre, Les Bretons et la République. La vie politique en Bretagne sous la Troisième République, Rennes 2, thèse d’histoire, 1998, p. 808.
3 Selon Tanguy Prigent, son grand-père a été pratiquant « jusqu’au jour où des religieuses ont convaincu l’épouse d’un de ses frères de léguer tous ses biens au clergé ».
4 Tanguy Prigent raconte que le grand-père a houspillé son fils qui, un peu ivre, était allé crier « À bas la calotte ! » sous les fenêtres des pratiquants du bourg. Dans la famille Prigent, l’anticléricalisme est le fait du père Yves-Marie.
5 Un élément plaide en faveur de la reconstruction a posteriori du récit situé en 1922. L’oncle a affirmé que si tous les socialistes ne sont pas des voyous, tous les voyous sont socialistes. Or, ce slogan est développé à propos des communistes par les ligues nationalistes et d’extrême droite dans les années 1930. Il y a sans doute télescopage de plusieurs souvenirs.
6 Maison Neuve du Hameau de Marie, toponyme qui traduit bien l’influence catholique dans la région. Dans son autobiographie, Tanguy Prigent rebaptise sa ferme natale Ti kaled (maison dure).
7 Alain Croix, « Prénoms », Dictionnaire du patrimoine breton, s.d. d’Alain Croix et Jean-Yves Veillard, Rennes, éd. Apogée, p. 803-804.
8 Ce souvenir d’enfance situé pendant la guerre a sans doute été reconstruit car le père est au front.
9 Mireille Prigent, Ti Kaled, op. cit., chapitre 2.
10 Mireille Prigent, Les maîtres de la vanité, op. cit., p. 41-45. Rappelons que ce texte n’est pas de Mireille Prigent mais de son père.
11 Ibidem, p. 59-60.
12 Ibid., p. 69.
13 Il s’agit alors de Lanmeur, Morlaix, Plouigneau, Saint-Thégonnec et Taulé.
14 André Siegfried, Tableau politique de la France de l’Ouest, Paris, A. Colin, 1913. Réédition de 1964, p. 210-214.
15 En juillet 1871, Paul Rousseau remplace le général Trochu élu dans quatre départements bretons et qui a opté pour le Morbihan. Voir l’analyse de Yann Forestier, « 1830-1889 : les notables du Trégor finistérien, de l’apolitisme au militantisme », Saint-Jean-du-Doigt des origines à Tanguy Prigent, op. cit., p. 343-366.
16 Jean Pascal, Les députés bretons de 1789 à 1983. Paris, PUF, 1983.
17 Tanguy Prigent, Ti Kaled, op. cit.
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