L’épuration syndicale à la libération
p. 137-154
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1Généralement considérée comme un mal nécessaire, l’épuration a laissé un arrière-goût amer dans bien des domaines. On lui reproche de ne pas avoir été assez sévère, d’avoir épargné beaucoup de vrais coupables, et symétriquement d’avoir injustement frappé, broyant autant si ce n’est plus de « lampistes » et d’innocents que de coupables avérés. Dans le monde syndical, il n’y a pas eu de souvenir de « tondues » pour entretenir ce malaise, mais il n’est pas moins présent, cristallisé autour de quelques figures.
2Ainsi, lors de la constitution de Force ouvrière, des abus, attribués à la pression communiste ont été dénoncés. Mais ces derniers n’étaient pas les seuls visés : d’anciens responsables confédérés ont été accusés d’avoir laissé faire, parmi lesquels Lucien Jayat, président de la Commission d’épuration, ainsi que les animateurs de Résistance ouvrière. Les premiers congrès de la CGT-FO ont évoqué l’éventuelle réhabilitation de syndicalistes et cette question se trouve dans le rapport moral fait par Robert Bothereau pour le congrès de Force ouvrière de 1949. La Révolution prolétarienne, dont les militants auraient plus particulièrement été visés par l’épuration, a mené des années durant une très vive campagne contre cette dernière en faisant un cheval de bataille contre les communistes.
3Des historiens sont allés dans ce sens. Peter Novick, spécialiste de l’épuration, soutient, avec prudence, la thèse du bien-fondé de l’utilisation de l’épuration par les communistes et pose l’hypothèse d’une complicité probable des syndicalistes socialistes dans ce processus, motivée selon lui par la crainte d’apparaître comme moins résistants que les communistes1. Jean-Pierre Le Crom a fait un bilan moins passionné du processus d’épuration, tout en dénonçant les dérives, insistant lui sur l’épuration abusive des anciens unitaires ayant quitté le Parti communiste et sur celle de syndicalistes révolutionnaires2. Citant à l’appui de son analyse les cas de Mentor Pasquier, chez les cheminots, et de Hagnauer et Thévenon, chez les enseignants, il invitait à poursuivre la recherche sur cette question. Dans le droit fil de cette démarche, nous allons ici rappeler comment a fonctionné l’épuration syndicale, le rôle des différents acteurs, avant d’avancer quelques hypothèses sur ceux qui en ont été les victimes et sur ses logiques.
L’organisation de l’épuration
4Le cadre légal organisant l’épuration syndicale a été fixé à Alger, par une ordonnance du 27 juillet 1944 annulant la Charte du travail, rétablissant la liberté syndicale et créant des « commissions de reconstitution des organisations syndicales de travailleurs et employeurs » devant fonctionner après la libération du territoire. La double signature des commissaires aux Affaires sociales et du commissaire à la Justice du gouvernement d’Alger indique le double sens, judiciaire et social, donné à ce texte ; il vise à un rétablissement rapide d’un fonctionnement démocratique des syndicats et à une plus grande insertion de ces derniers dans les rouages de la société française. Ce texte reste en vigueur jusqu’à sa modification par la loi du 25 janvier 1946.
5Dans ce cadre, l’épuration syndicale est organisée à deux niveaux, par la création d’une Commission nationale et de Commissions départementales. Il s’agit d’un phénomène complexe, avec de nombreux intervenants. Auprès des militants, des commissions d’épurations sont mises en place, si l’on se fie aux appels présentés devant la Commission nationale. Il y a ainsi, par exemple, un comité d’épuration de la Bourse du travail de Roanne. Dans des branches syndicales, comme dans le Spectacle, où existe pourtant une « Commission nationale d’épuration » de la profession, devenue « Comité d’épuration », des tribunaux d’honneur existent aussi à la demande d’accusés3. Les comités d’épuration organisés par la Résistance locale peuvent également intervenir. Le Comité parisien de Libération a ainsi transmis au ministère du Travail ou aux Cours de justice de nombreuses demandes de sanctions. Enfin, on ne saurait oublier l’épuration professionnelle, organisée dans des branches ou dans de grandes entreprises : à la SNCF, aux PTT, dans les transports, le spectacle, etc.4. Chez les journalistes, une « Commission d’attribution de la carte professionnelle de journaliste » traque les collaborateurs : exclus de leur profession, ils le sont a fortiori de leur syndicat.
6Cette profusion d’organismes pratiquant l’épuration des syndicalistes ne peut être étudiée dans tous ses aspects. Nous limiterons ici cette étude au rôle de la « Commission de reconstitution des organisations syndicales de travailleurs et employeurs », directement sous le contrôle conjoint des organisations syndicales nationales et du ministère du Travail5.
7Un décret, daté lui aussi du 27 juillet 1944, détermine « les conditions de fonctionnement » des commissions6. Elles sont munies d’un pouvoir réglementaire, très peu encadré dans les faits. Elles « fixent elles-mêmes leurs procédures et statuent valablement en présence de quatre de leurs membres dont le président » (article 3). Elles sont saisies « soit d’office par l’un de leurs membres, soit par requête motivée émanant de toute personne intéressée » (article 4). Elles peuvent requérir les bureaux et organismes directeurs des organisations syndicales de la liste de leurs membres (article 5), interroger « les personnes déférées devant elles », se faire communiquer par les administrations publiques et les groupements professionnels « tous documents qu’elles jugeraient nécessaires » (article 6), peuvent solliciter pour déposer comme témoin « toute personne dont l’audition paraîtrait utile à la manifestation de la vérité » (article 7). Les délibérations ne sont pas publiques7 mais font l’objet d’un compte rendu analytique envoyé au ministre (article 8). Enfin, les textes prévoient la possibilité d’appel devant la Commission nationale des décisions départementales, dans un délai de quinze jours à partir de la notification d’une décision.
8La composition de la Commission nationale est fixée par un arrêté du ministère du Travail du 30 septembre 1944 qui, sur proposition des deux Confédérations, désigne sept membres : cinq pour la CGT et deux pour la CFTC. La commission est d’abord présidée par Oreste Capocci, ex-confédéré de la CGT et membre du Comité directeur de la SFIO, puis, après sa démission, par Lucien Jayat des Services publics, qui représente théoriquement la même tendance. La vice-présidence va à Girard, de la CFTC, le secrétariat à l’unitaire Semat, par ailleurs responsable du Parti communiste. Parmi les quatre autres membres, figurent un représentant de la CFTC, Bilger, et trois de la CGT, le confédéré et socialiste Gérard Ouradou de la Fédération des Cheminots, Maurice, communiste du Syndicat des cuirs et peaux, et Leclerc des Employés qui a remplacé Capocci. Aucun représentant des syndicats autonomes et des cadres n’appartient à la commission. En théorie, aucune tendance syndicale n’est majoritaire dans la Commission où les anciens confédérés sont les mieux représentés, avec une voix de plus que les anciens unitaires.
9Une note des Bureaux confédéraux de la CGT et de la CFTC précise les règles que les deux centrales – « qui seules ont joué un rôle dans la résistance » selon elles – entendent voir établies pour définir la répartition des compétences entre la Commission nationale et les Commissions départementales. Tout d’abord, la Commission nationale n’a à connaître que les cas des militants dont l’activité revêt un caractère national, présentés ainsi : « les secrétaires fédéraux ou membres des conseils fédéraux, des membres des bureaux des Unions départementales, des militants des syndicats nationaux, ainsi que de tous ceux qui ont appartenu à des organismes de la Charte du travail ayant un caractère national8 ». Les Commissions départementales s’occupent des autres cas. Pour les militants ayant une activité aux deux niveaux, la Commission départementale doit instruire mais ne peut trancher souverainement : elle transmet ses propres conclusions à la Commission nationale.
10Les Commissions nationale et départementales ont le pouvoir de fixer des sanctions ayant un caractère général. Surtout, leurs compétences s’étendent aux organisations syndicales de travailleurs, quelle que soit leur nature, à toutes les Fédérations et Confédérations, CGT, CFTC, CGC et les autonomes9. Elles peuvent prononcer « la déchéance ou l’interdiction temporaire ou définitive du droit de faire partie des Bureaux ou organismes directeurs des syndicats, Unions et Fédérations de syndicats professionnels, ou des commissions provisoires de gestion », contre
« […] toute personne qui, notoirement aura servi les entreprises de l’ennemi, soit directement, soit indirectement, par sa coopération volontaire aux actes de l’autorité de fait se disant gouvernement de l’État français, notamment par sa coopération volontaire à la production au bénéfice de l’ennemi, à la déportation des travailleurs ou à la destruction de la liberté syndicale ».
11Matériellement, la CGT prend en charge les frais de correspondance et met à la disposition de la Commission le local et le personnel nécessaire. En novembre, la question de l’indemnisation des frais des membres de la Commission est posée. Le ministère accepte de régler une indemnisation forfaitaire de 50 francs par jour. Un arrêté ministériel du 15 juin, publié au JO du 24 juin 1945, fixe le montant des indemnités, mais en septembre les membres de la Commission demandent encore les conditions de son application.
12Très vite, la Commission est saisie du dossier d’un millier d’affaires susceptibles de motiver des sanctions. La procédure suivie relève d’une période exceptionnelle mais la comparaison avec les procédures employées par le Jury d’honneur présidé par René Cassin, chargé de juger les parlementaires ayant voté les pleins pouvoirs à Vichy, montre que ces procédures n’ont alors rien d’original10. Les méthodes de travail sont analogues : instruction à charge, justification écrite des accusés portant sur leurs activités résistantes susceptibles de les faire relever d’une sanction, avec d’éventuelles attestations de résistance ou lettres de recommandation de résistants. N’ayant pas eu accès aux dossiers personnels11, nous ignorons s’il y eut des demandes systématiques d’avis motivés auprès des syndicats, semblables aux avis demandés par le Jury d’honneur auprès des préfets et des Comités départementaux de Libération. Mais les documents cités dans les débats de la Commission tendent à montrer qu’il en fut ainsi, ou en tout cas que ces avis étaient régulièrement demandés en cas de doute. La Commission obtient aussi du ministère du Travail, représenté par Henri Hauck, le droit de consulter les procès-verbaux des commissions professionnelles de Vichy, pour voir les attitudes concrètes adoptées par ceux qui y ont siégé. Les membres de la Commission se répartissent les dossiers et les branches professionnelles. Ainsi, Leclerc est chargé de la Banque et des Hôtels-cafés-restaurants, Maurice du Spectacle, Semat du Bâtiment, Girard du Verre et des Produits chimiques, Bilger du Textile, etc. Parfois, comme en décem bre 1944, la Commission se déplace au siège d’une Fédération en cause, où elle tient séance.
13Les travaux de la Commission se sont adaptés aux nécessités du temps. De sa première réunion, le 11 octobre 1944, au 15 mars 1946, la Commission a tenu environ cinquante séances plénières et autant de réunions de sous-commissions. Au départ, le rythme des réunions est de deux par semaine, en comptant une séance de sous-commission, durant lesquelles les rapporteurs préparent les dossiers. Par diverses ordonnances, la fonction de la Commission est prolongée jusqu’à la fin 194612. Un an auparavant, en décembre 1945, un millier de courriers ont déjà été envoyés par la Commission qui a reçu 950 réponses13.
14L’organisation du travail est quelque peu chaotique. Les premières sanctions, décidées lors de sa séance du 18 octobre 1944, visent les principaux complices de Vichy et collaborateurs, surtout membres de la CGT : René Belin, ancien secrétaire confédéral, ministre de la Production industrielle et du Travail de Vichy qui a signé l’acte de dissolution des Confédérations, Georges Dumoulin, secrétaire de l’Union départementale du Nord et d’autres secrétaires d’Unions départementales, des collaborateurs de Belin et Déat, les secrétaires de plusieurs Fédérations (Postale, Sous-sol, Habillement, Alimentation, Métaux, Chapellerie, Cuirs et Peaux, Mineurs, Spectacle, Pharmacie, Travailleurs de l’État, Livre), des responsables de la Région parisienne, des animateurs d’institutions nées sous Vichy (COSI, CIOS) et des journaux Au Travail et L’Atelier, etc. Des intellectuels tels que Zoretti ou Albertini font aussi partie de cette première charrette. Le couple Lefranc ayant été oublié lors de cette première réunion est jugé à la troisième. La sanction quasi-automatique est ici l’exclusion à vie. La Com mission décide que le cas du Centre d’information ouvrière (CIO), créé en mars 1944 pour fournir de la documentation aux syndicats uniques, est moins grave et ne conduit pas à l’exclusion systématique14.
15Lors des réunions suivantes, les différentes Fédérations sont passées en revue, en commençant par les Transports, suivis des Cuirs et Peaux. Mais l’urgence préside souvent aux choix de la Commission. Il faut traiter tout d’abord les secteurs pour lesquels des Commissions d’épuration se sont déjà prononcées, et confirmer leurs sanctions pour leur donner un cadre légal ; puis les cas de militants les plus controversés ou qui font appel de décisions prises ailleurs ; enfin les branches dont les dossiers sont arrivés à maturité. En fait, la Commission est souvent obligée de répondre aux sollicitations, d’abord celles des Centrales syndicales et des Fédérations ainsi qu’à celles de prévenus demandant que leur cas soit rapidement jugé pour éventuellement se représenter dans les instances syndicales ou continuer à y siéger. Il faut encore répondre aux demandes d’entrevues de syndicalistes sanctionnés et enfin aux appels présentés devant la Commission. Les dernières séances de 1945 et 1946 sont essentiellement consacrées à des demandes d’appels de dossiers traités par les Commissions départementales.
16Qui doit être sanctionné ? Lors des discussions sur les cas individuels, il est rappelé à plusieurs reprises les termes de l’ordonnance : « Nous ne pouvons juger que des gens qui se sont occupés de la production en faveur de l’ennemi, et dans ce cas, ce sont plutôt les patrons qui sont visés, pour avoir participé à la déportation des travailleurs et, enfin, pour avoir participé à la destruction des libertés syndicales15. » Naturellement, c’est l’interprétation de ce dernier point qui fixe les limites réelles d’attribution des compétences de la Commission. Les Bureaux confédéraux estiment qu’une mesure de déchéance syndicale s’impose pour « tous les militants ayant collaboré à la rédaction de L’Atelier, de Au travail ou de journaux similaires, ou ayant appartenu au CPO, au CIOS ou au COSI16 ». Pour la participation aux organismes de la Charte, le Bureau confédéral CGT « rappelle qu’il a donné, dans la clandestinité, des directives aux militants sur les syndicats uniques17 ». Dans la réalité, ces consignes ayant été données fin 1943, seuls les militants restés en poste après janvier 1944 seront sanctionnés. Les Confédérations fixent enfin une échelle de sanctions plus vaste, allant de la « suspension laissant à la démocratie syndicale pouvoir de se prononcer – c’est-à-dire suspension des fonctions militantes jusqu’au moment où un congrès ou une assemblée statutaire compétente puisse se prononcer », à la déchéance totale « avec transmission du dossier de l’intéressé aux autorités judiciaires à toutes fins utiles18 ». Très vite, il apparaît que sont considérées comme circonstances aggravantes « la participation à des organismes notoirement connus comme ayant aidé les autorités d’occupation (appartenance au PPF, à la Légion française des combattants, à la Légion anti-bolchevique, au SOL, RNP, etc.)19 ». En effet, les sanctions ne sont pas automatiques et la Commission décide de fixer des « règles générales » dont celle-ci : « Le degré de culpabilité est apprécié suivant l’expérience syndicale et sociale des militants, compte tenu, par ailleurs, de l’importance de leurs responsabilités de dirigeants dans les organisations professionnelles20. » Elle décide par ailleurs que la participation à un conseil d’administration d’un syndicat unique, s’inspirant de la doctrine du gouvernement de Vichy, caractérise parfaitement la destruction de la liberté syndicale et vaut, sauf exception, l’exclusion à vie21.
17L’épuration est un enjeu de pouvoir évident puisque les directions syndicales demandent aux Unions départementales de désigner dans les Commissions départementales « au nombre de ses membres de sa délégation, des représentants de chaque tendance confédérale, même dans le cas où la direction de l’Union départementale appartient à une tendance unique ».
Difficultés et limites de l’épuration
18L’action de la Commission nationale rencontre rapidement des obstacles.
19Des obstacles politiques tout d’abord, car, au-delà des collaborateurs notoires, il apparaît bientôt que de nombreux militants ont agi en accord avec leur base ou en accord avec la Résistance22, ou encore ont pu être ce que l’on a pris coutume d’appeler depuis peu des « vichysso-résistants ». Jayat, qui a estimé ainsi dans un premier temps que tous les participants aux « Commissions 77 » devaient être exclus, est rapidement conduit à modérer son jugement par l’étude de dossiers et les lettres de défenses reçues. Le 29 novembre 1944, il propose de fixer des règles plus souples :
« Le principe qui doit guider notre comportement est de se montrer extrêmement sévères, irréductibles à l’égard de tous ceux qui, notoirement, ont apporté leur appui à la Charte, qui ont entraîné leurs camarades dans la voie de la collaboration, aussi bien avec les Allemands qu’avec Vichy (organismes comme le COSI, le CIOS et autres groupements créés et animés par Vichy pour favoriser l’occupant). Mais, pour les militants de second plan qui ne possédaient pas l’expérience nécessaire et qui ont vu dans la Charte uniquement l’occasion d’améliorer les salaires et conditions de vie, la question est différente. Il y a ceux qui doivent être blanchis complètement parce qu’ils ont agi conformément aux directives de leurs organisations syndicales et démissionné quand ces organismes leur en donnaient l’ordre. Ces camarades ne sont pas coupables. »
20Ainsi, les jugements dépendent du degré d’implication dans le soutien à Vichy et à la Charte ainsi que de l’expérience syndicale. Mais la principale difficulté consiste à mesurer les services rendus à la Résistance par des militants qui, par ailleurs, ont pu approuver la Charte du travail ou participer à des institutions vichystes. La Commission discute longuement le cas de chartistes qui, ayant eu des contacts prolongés avec Vichy, ont été des résistants avérés. Ainsi Sinot, responsable mineur du Tarn, qui entretenait d’excellents rapports avec le groupe du journal Au Travail, est intervenu auprès du préfet pour faire changer le maire de Carmaux, en faisant revenir l’ancien député socialiste Fieu. Si la Commission passe l’éponge sur son cas, sous la pression de la Fédération du Sous-Sol et de la Confédération, elle se montre plus sévère pour des militants qui ont aussi à leur actif des actions réelles. C’est le cas, par exemple, d’un responsable cheminot du Pas-de-Calais, un des premiers sanctionnés, qui demande à déposer devant la Commission en protestant contre une épuration « politique ». La Commission fonde la sanction sur une lettre envoyée au préfet en 1942, où le cheminot expliquait ses difficultés pour mettre en application la Charte et le syndicat unique en mettant en cause les communistes et les chrétiens. Entendu, l’homme reconnaît s’être trompé à propos du COSI, mais fait observer qu’il n’a désigné personne nominalement dans sa lettre et surtout qu’il a participé « à des actes de sabotages, en particulier à la destruction d’une trentaine de locomotives », avant de s’écrier : « Quand on a fait signer des pétitions dans l’atelier, quand on a risqué sa vie, peut-on dire que l’on est un mauvais français ? » En dépit d’un pathétique appel à leur clémence, ses juges se montrent intraitables : « Je milite depuis vingt-cinq ans, j’ai risqué ma vie. J’ai eu ma maison entièrement détruite. Je vous demande seulement la faveur de me laisser la carte syndicale. J’espère, chers camarades, que vous comprendrez ma situation23. » La discussion qui suit, en l’absence d’Ouradou, oppose ceux enclins à reconnaître la bonne foi et les titres de résistance et ceux qui cherchent par tous les moyens à récuser sa défense. Ainsi est évoquée la fréquence des certificats de complaisance, puis un membre de la Commission ayant connaissance de la véracité de la résistance effective dans ce cas, d’autres arguments plus ou moins spécieux sont mis en avant. Pour finir, le communiste Raymond Semat retient à charge le fait que ce cheminot ait été membre d’un réseau anglais : « Il a été victime de leurs agissements plutôt qu’il n’a travaillé pour le véritable mouvement de résistance français. Il n’a pas du tout compris le mouvement français », s’exclame-t-il. Cet argument à charge avait déjà été employé à propos des dockers de Bordeaux, également membres de réseaux anglo-saxons.
21Deuxième difficulté, les inculpés s’organisent rapidement et jouent des faiblesses de la procédure.
22Des syndicalistes chartistes utilisent les failles de l’ordonnance d’Alger stipulant (article 4) que les Commissions de reconstitution prononcent la déchéance ou l’interdiction du droit de faire partie des Bureaux ou organismes directeurs des syndicats « jusqu’au renouvellement par des assemblées générales des Bureaux et organismes directeurs des syndicats, unions et fédérations ». La Commission ne pouvant statuer dans l’urgence, le renouvellement des Bureaux syndicaux précède la reconstruction syndicale. Il ne peut en être autrement car l’épuration ne doit pas paralyser la reconstruction mais y contribuer. Aussi, des militants susceptibles d’être sanctionnés, mais maintenus par les assemblées syndicales, contestent des sanctions prises contre eux après leur désignation. Dès les premières réunions, Jayat signale avoir reçu des réponses stéréotypées. Elles ont été préparées, d’après deux témoignages reçus le 6 décembre 1944, par la Confédération générale des cadres qui n’est pas représentée à la Commission mais dont les militants sont jugeables par elle. Pour pallier cet argument, l’Assemblée nationale constituante adopte, le 15 février 1946, un projet de loi complétant et modifiant les dispositions de l’article 4 de l’ordonnance du 27 juillet 1944 : il remplace l’expression « jusqu’à la prochaine assemblée générale » par : « jusqu’à une date fixée par décret ». Plus rares sont les inculpés qui récusent la compétence des épurateurs. C’est le cas d’Édouard Pichard, du Syndicat des assurances, qui refuse de donner à la Commission les renseignements demandés.
23Troisième obstacle, la Commission doit se préoccuper de la constitution de syndicats indépendants, animés par d’anciens collaborateurs ou chartistes. Georges Hoffmann24 crée une Fédération des cadres de l’habillement, affiliée à la CGC ; Magnien, dont l’action corporative a été très appréciée dans son milieu, crée un syndicat des coiffeurs autonome. Le cas de Robert Lefevre qui entraîne derrière lui ses camarades et fonde une Fédération des mécaniciens dentistes est le plus probant : il illustre les limites d’une épuration qui peut conduire à affaiblir le mouvement syndical et se montre impuissante à empêcher de militer des cadres syndicaux populaires et dynamiques25.
24Face à cette menace des syndicats indépendants, les membres de la Commission nationale tentent de faire intervenir les autorités politiques qui tardent à le faire en cherchant à produire un texte inattaquable. La Commission s’impatiente et envisage en juin 1945 l’éventualité de cesser son activité en faisant connaître publiquement les motifs de sa décision.
25Au sein de la Commission, deux conceptions du syndicalisme s’affrontent, car tous les chartistes ne viennent pas implorer l’indulgence du tribunal. Certains défendent leurs idées, contre vents et marées : les cadres surtout (15 % des épurés) et aussi des membres des services de santé et de l’alimentation, professions dans lesquelles les rapports sociaux semblent avoir été très longtemps bloqués et pour lesquelles il apparaît que la Charte a constitué un espoir d’amélioration de la condition de la corporation et de lieu de négociation. De la commune, secrétaire du Syndicat des ingénieurs salariés, qui dans le passé a négocié de nombreuses conventions collectives, voyait ainsi dans la Charte « une nécessité de défense indiscutable, une possibilité d’expression qu’ils [les cadres] n’avaient pas encore connue26 ».
La réalité de l’épuration : une épuration sélective ?
26L’épuration a été sévère. Nous avons compté 332 condamnations prononcées par la Commission nationale pour un millier de dossiers étudiés27. Les exclusions sont légèrement plus nombreuses que les interdictions de faire partie d’une instance syndicale. Surtout, plus de la moitié des peines (52 %) sont des exclusions ou des peines de suspension à vie.
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27Selon Jayat, « il a été tenu compte dans l’application des sanctions de la nature des postes occupés, de l’activité déployée en faveur de la Charte et du degré d’expérience syndicale » et non de l’appartenance à une tendance28. Les sanctions auraient « toujours été proportionnées au degré de culpabilité » et fait la distinction entre « les chefs parjures, qui, à la vue des uniformes verts, ont renié leur passé et leur foi et ceux qui, par légèreté, inconscience ou calcul, les ont suivis ». Et d’ajouter que « le fait pour un militant d’avoir été mandaté par son organisation syndicale n’exclut pas sa responsabilité personnelle, s’il a négligé d’appliquer les mots d’ordre lancés par la CGT et la CFTC clandestines aux radios de Londres et d’Alger en 1943 et 194429 ».
28Il est impossible, compte tenu des sources accessibles à cette heure, d’attribuer une appartenance certaine à plus de la moitié des syndicalistes condamnés par la Commission nationale, en première instance ou en appel. Pour une foule de syndicalistes chartistes, ayant appartenu à des syndicats uniques ou non, on ne dispose pas de précisions suffisantes, ni de notices biographiques, dans le Maitron ou ailleurs. Nous ne proposerons donc pas des conclusions définitives mais quelques réflexions, pas toujours originales, à partir des seuls itinéraires connus.
29L’épuration a permis aux cégétistes d’écarter des adversaires politiques et, tout d’abord, les syndicalistes indépendants. Il ne faut pas faire d’angélisme, les unitaires, ou si l’on préfère les communistes, n’ont pas été les seuls à tenter de profiter de l’épuration. Toutes tendances confondues, les syndicalistes de la CGT, comme ceux de la CFTC, ont cherché à faire disparaître les syndicats indépendants, surtout ceux de la Confédération des syndicats professionnels français (SPF), jugés liés au PSF du colonel de la Roque. La Commission, par lettre du 28 octobre 1944, demande au ministre de l’Intérieur d’examiner le cas du SPF en cours de reconstitution. Par-delà le fait que des membres du Bureau provisoire ont siégé au Conseil national de Vichy, les syndicalistes considèrent que cette Confédération « ayant participé à l’œuvre de destruction de la liberté syndicale […] ne saurait se prévaloir d’un droit qu’elle a contribué à détruire ». Et d’ajouter que « les syndicats composant cet organisme, créés avec la complicité et les fonds du patronat français et des grands trusts par un parti politique, le PSF et filiales de ce dernier, ne sauraient se revendiquer du titre d’organisations syndicales libres30 ». La Commission demande au ministre de ne pas permettre cette reconstitution, en arguant que confondre cette organisation avec celles qui ont fourni aux mouvements de Résistance le gros de leurs effectifs serait « une injure à la classe ouvrière » et une maladresse susceptible de « nuire à l’unité nécessaire de la nation ». Arguant de leur participation à la Charte et aux syndicats indépendants, les syndicalistes du SPF semblent avoir été frappés de lourdes peines par la Commission31.
30La CFTC, dont pourtant bon nombre de militants ont été engagés activement dans les organismes chartistes, a été assez peu épurée. Nous avons relevé 24 sanctions pour des militants chrétiens, dont sept exclusions à vie et quatre interdictions à vie, moins de la moitié des peines. Il est vrai que les délégués de cette Confédération présents dans la Commission ont activement défendu certains prévenus.
31L’épuration a été autrement plus sévère dans les rangs cégétistes. L’appartenance à la CGT est avérée pour précisément 101 militants sanctionnés. Les peines à vie sont les plus nombreuses : 84 dont 77 exclusions. Sont épurés une cinquantaine de secrétaires de Fédérations professionnelles, dont 16 secrétaires généraux32, auxquels nous ajouterons ceux de plus petits syndicats constitutifs des branches, comme, pour les employés, ceux de la Fédération des directeurs des Assurances sociales ou le secrétaire général de la Région parisienne.
32Sont aussi épurés les secrétaires de dix Unions départementales : Calvados, Cher, Maine-et-Loire, Nord, Puy-de-Dôme, Savoie, Vosges, Haute-Vienne et deux unitaires dissidents de la guerre, en Isère et dans le Lot-et-Garonne. Ajoutons encore un ancien secrétaire de l’Union départementale CGTU de la Seine-et-Oise et des secrétaires adjoints de cinq Fédérations (Aube, Charente, Dordogne, Loire-Inférieure et Région parisienne).
33Ces cadres, et d’autres également éliminés, représentaient une fraction importante de l’appareil confédéral. Au côté de Belin, Dumoulin et Million, confédéraux en titre en 1939, sont éliminés le directeur du Peuple, au moins huit membres de la Commission administrative, dix-sept du Comité national économique, quatre de l’Institut supérieur ouvrier et de nombreux permanents.
34L’analyse des peines confirme que l’épuration a été plus particulièrement sévère pour des militants de la tendance Syndicats et les proches de Belin, bien sûr, ainsi que ceux ayant rompu dans un passé plus ou moins proche avec le PCF. Dans une moindre mesure, semble-t-il, mais cela reste à confirmer, pour les trotskistes et pour de très vieux adversaires syndicalistes-révolutionnaires.
35Nous connaissons l’âge précis, à la Libération, de près des trois quarts des syndicalistes CGT épurés, soit 74 sur 101. Onze ont dépassé 60 ans, le vétéran, le chapelier Pierre Milan, ayant 70 ans ; à ceux-là, il faudrait ajouter Nau dont le militantisme est avéré depuis 1902. Les hommes mûrs, ayant entre 50 et 59 ans, comptent 20 représentants, autant que les 45-50 ans, alors que les moins de 45 ans sont 23, le plus jeune étant Georges Albertini, né en 1911 et qui a 33 ans à la Libération. Près de 60 % de ces militants, 43 sur 74, ayant moins de 50 ans, auraient donc pu continuer assez longtemps une carrière syndicale si la possibilité leur en avait été laissée.
36Cette épuration, discutable sur certains cas individuels, n’est-elle pas fondée dans son principe et dans la plupart des sanctions ? Il le semble, si on rapproche son résultat des objectifs fixés par le Bureau confédéral, toutes tendances confondues. En effet, l’exclusion à vie s’applique essentiellement, selon les directives du Bureau confédéral de la CGT, à ceux qui ont participé à un cabinet ministériel sous Vichy (7 cas), accepté une nomination au Conseil national ou à un conseil départemental (10 cas), au COSI (11 cas), au CIOS (21 cas). Si on ajoute 19 militants ayant participé de façon avérée à la presse collaborationniste dite « de gauche » (L’Atelier, Au Travail, La France socialiste, Le Rouge et le Bleu, L’Œuvre) et ceux qui ont accepté leur désignation par Vichy dans d’autres assemblées électives (conseil municipal, mairie ou conseil général, soit 15 cas), on obtient, compte tenu des doubles emplois ou plus, un total de 66 militants sanctionnés qui remplissent ces différents critères sur les 77 exclusions à vie décidées, soit 85 % de celles-ci. Seuls deux militants répondant à une des caractéristiques se sont vus condamnés à une peine moindre, de dix ans d’exclusion.
37Notons encore que la sévérité apparente des mesures prises envers les membres de la tendance Syndicats – tous ceux qui ont été condamnés ont été exclus à vie – provient du fait que chacun d’entre eux remplit au moins un de ces critères et souvent plusieurs. Par contre, les peines à vie ne sont pas systématiques pour les responsables d’Unions départementales – trois n’ont pas été frappés de la peine maximum – ou pour les responsables de Fédérations, puisqu’y échappent Liaud des Cheminots, Nau de la Banque et Magnien des Coiffeurs. Il est vrai que la condamnation à un éloignement de dix ans, symboliquement moins forte, suffisait, si elle était respectée, à éloigner définitivement de l’activité syndicale. Formellement, les consignes du Bureau confédéral unanime ont donc été respectées.
38Les cas douteux d’épuration n’en ont pas moins existé et ils concernent, semble-t-il, plus de 15 % des décisions. Dans les jugements, la part d’interprétation a été en fait très grande car, répétons-le, la CGT a longtemps encouragé la politique de présence et n’a donné que très tardivement des consignes de retrait des organismes officiels. Pris au pied de la lettre, les critères d’épuration cités ci-dessus pouvaient s’appliquer à bien d’autres militants n’ayant pas été frappés. Les syndicalistes ont longtemps mené une politique d’accommodement, mariant légalité et travail illégal – ce qui s’explique par l’état de décomposition profonde du mouvement syndical au début de la guerre et qui a été justifié par les besoins d’occuper le terrain pour conserver ce qui pouvait l’être et s’opposer aux collaborateurs véritables. À la Libération, cette politique a été approuvée, pour certains et refusé, pour d’autres. Des cas douteux ont déjà été cités, non sans raisons. Jean-Pierre Le Crom a évoqué celui du cheminot Mentor-Pasquier. Dans cette corporation, on pourrait citer encore, outre Liaud qui aurait poussé Mentor-Pasquier à siéger au Conseil national, le cas de Lucien Cancouët que la Commission ministérielle d’épuration a, elle, acquitté à l’unanimité. Songeons aussi à Louis Aurin, secrétaire de l’Union départementale du Lot-et-Garonne, ancien communiste ayant refusé le Pacte germano-soviétique, interné par Vichy durant pratiquement toute la guerre et que l’on a accusé, injustement semble-t-il, d’avoir approuvé la Charte du travail… dans une lettre privée destinée à son frère. Toujours en province, on citera aussi Aldo Bandieri, ancien unitaire de l’Isère, membre de la Commission départementale d’épuration à qui il est reproché d’avoir gardé en 1941 des contacts avec des syndicalistes vichystes. Sa sanction est finalement levée ; citons encore le cas des responsables confédérés et ex-unitaires des employés municipaux des Bouches-du-Rhône, Carrega, Dacquitta et Fournier-Sicre. Mais, plutôt que de collectionner des cas individuels, interrogeons-nous sur les logiques de cette épuration, certes partiellement abusive mais fondée dans son principe et dans la plupart des sanctions. Pour cela, revenons aux anciens rapports de force entre les tendances syndicales tels que les a établis Antoine Prost pour la fin des années 1930. Il distingue ainsi :
- Les Fédérations où les communistes avaient une très large majorité, comme le bâtiment. Ils y « triomph[ai]ent sans concessions, étant assez fort pour se le permettre » et choisissaient les confédérés qui leur permettaient de maintenir l’apparence de l’unanimité. À la Libération, cette apparence n’est plus nécessaire. Ainsi, dans le bâtiment sont éliminés le secrétaire général Cordier, un autre secrétaire Brout, un dissident communiste, ancien responsable des Jeunesses communistes passé au PPF de Doriot, Teulade, et quelques militants de moindre importance.
- Les Fédérations où ni les unitaires ni les confédérés n’avaient une majorité très sûre : cheminots, cuirs et peaux, bois (majorité unitaire), alimentation (confédérés). Les communistes s’efforçaient ici de maintenir une bonne entente, ces Fédérations connaissant « une vie assez calme, les communistes ayant intérêt à maintenir l’unanimité tant qu’ils ne peuvent prendre la direction ». Cette situation qu’Antoine Prost qualifie « d’essentiellement Transitoire33 » prend aussi fin. Ici, l’épuration est particulièrement sévère. Nous avons déjà évoqué le cas des cheminots. Dans les cuirs et peaux, le secrétaire général, l’ancien communiste Jeannot, et un autre secrétaire, le socialiste Fournier, sont épurés ; la Fédération est particulièrement montrée du doigt dans la presse syndicale. Pour l’alimentation et les hôtels-cafés-restaurants, ce ne sont pas moins de huit responsables qui sont épurés, dont le secrétaire général Savoie, et quatre autres secrétaires de cette Fédération, parmi lesquels celui des boulangers.
- Les Fédérations dont les confédérés gardaient le contrôle mais où la pression des syndicats communistes était très forte : Fédération du Sous-Sol, des Inscrits maritimes. Le Sous-Sol, fédération capitale et symbolique s’il en est à la Libération, est particulièrement épurée. Son secrétaire général, Vigne, est exclu, et avec lui sept autres secrétaires de la Fédération, représentant presque tous les bassins : Aveyron, Maine-et-Loire, Moselle, Pas-de-Calais, Puy-de-Dôme, Saône-et-Loire. Parmi eux d’anciens militants communistes, dont Kirsch qui a appartenu au Comité central du PCF.
- Les Fédérations dans lesquelles les unitaires équilibraient pratiquement les confédérés, comme dans le Nord ou le Doubs. Ici, les communistes accentuant leur pression, des confédérés réagissaient déjà énergiquement pour leur barrer la route. Dans le Nord, en 1944-1945, les ex-confédérés résistent, en dépit d’une épuration non négligeable, qui a écarté le vétéran Georges Dumoulin et de nombreux responsables, notamment de l’éclairage, du textile et des métaux.
39En clair, les communistes éliminent des militants qu’ils ont soutenus provisoirement là où ils étaient majoritaires, profité de l’épuration dans des fédérations où l’équilibre des forces est instable et mis fin à l’apparence de parité entre tendances qu’ils affichent dans certains syndicats.
40À la Libération, les sept fédérations les plus importantes qui permettent, par leur contrôle, d’obtenir la majorité au sein de la CGT, sont l’agriculture, l’alimentation, le bâtiment, les cheminots, les métaux, le sous-sol et le textile34. Hormis l’agriculture, l’épuration est forte dans tous ces secteurs où elle a touché des responsables hauts placés. Mais, le cas du sous-sol le montre bien, si l’épuration renforce la victoire des communistes, il faut chercher aussi les racines de cette dernière dans les années antérieures, principalement dans les événements de la Seconde Guerre mondiale. La logique de l’affrontement avec les communistes, particulièrement forte dans certaines corporations, a conduit des confédérés du mauvais côté de la barrière, facilitant ainsi in fine à l’heure des comptes définitifs le triomphe de leurs adversaires honnis. Redisons-le, s’il y a eu des abus, l’épuration était dans son ensemble incontournable ; elle a pu contribuer à renforcer une domination déjà établie mais elle ne l’explique sans doute pas à elle seule. Par contre, les abus ont contribué à entretenir un malaise, à approfondir un contentieux, et révèlent des pratiques hégémoniques, sectaires et non démocratiques, qui ont contribué à approfondir la division entre tendances et au sein de la classe ouvrière.
41Revenons à la question du rôle joué par les responsables de la tendance Force ouvrière, Robert Bothereau en particulier. Claude Pennetier évoque les positions de Bothereau en la matière, face à des hommes comme Albertini et Belin. Un fossé s’était creusé, qu’il jugeait insurmontable. Il est difficile d’aller plus loin faute d’avoir pu consulter le courrier. Faisons, tout au plus, quelques remarques.
42Après le départ de Capocci, les anciens confédérés sont affaiblis, ce d’autant plus que Jayat, qui restera en 1948 à la CGT après la scission, semble jouer le jeu des ex-unitaires. Pour le moins, il a fait preuve de sectarisme, et s’est pris au jeu de président de tribunal. Il apparaît toutefois que les amis de Léon Jouhaux évitent dans leur ensemble de peser sur la Commission, de défendre leurs anciens camarades de la vieille CGT qui, après avoir appartenu à la tendance Syndicats, se sont compromis avec Vichy35. Bothereau, Buisson et Gazier, dont une recommandation vaut brevet de Résistance, semblent n’intervenir que sur des cas qu’ils connaissent personnellement, et non comme chefs de tendance, relayant des interventions de leur courant ou de la base. Ouradou semble pratiquement seul à faire face aux procureurs unitaires, Jayat n’intervenant que très rarement pour modérer ou relever des accusations par trop grossières. Politiquement, Bothereau et ses camarades ne pouvaient guère faire plus, nous semble-t-il, car les ex-confédérés se devaient de se démarquer de ceux des leurs qui avaient suivi la tendance Syndicats. D’ailleurs, par la suite, ils refuseront toujours de se commettre avec la majorité des anciens exclus venus de Syndicats.
43La lecture des procès-verbaux de réunion laisse une impression troublante, celle d’un manque d’assurance dissimulé derrière une rigueur inflexible. La Commission s’efforce de ne pas outrepasser ses attributions certes, tout en étant très soucieuse de l’appui du ministère et des directions syndicales confédérales car elle semble avoir conscience des effets limités des mesures qu’elle peut prendre. Comment empêcher des militants sanctionnés de créer des syndicats autonomes ? Comment agir lorsqu’ils sont approuvés par leur base ? Peut-on remettre en question des décisions déjà prises ? La comparaison avec le Jury d’honneur chargé de juger les parlementaires et les membres du Conseil national de Vichy est ici éclairante. Si ce dernier a adopté des critères de résistance variables, mais faisant place avant tout à la primauté de la lutte armée, s’il a subtilement tenu compte des réactions politiques et n’a pas aimé se déjuger, il a toutefois tenu compte des éléments nouveaux apportés par les accusés et accepté de revenir sur des décisions déjà publiées dans de nombreux cas. Pour la Commission syndicale, il n’en est pas de même. Certes, elle a reçu les militants qui se plaignaient des décisions prises, mais elle n’est jamais revenue sur les jugements au point de les infirmer réellement. Tout au plus, a-t-elle tempéré une ou deux sanctions, en laissant par exemple sa carte syndicale à un militant pour qu’il puisse continuer à travailler ou toucher sa retraite dans des corporations où elle constitue un sésame. C’est à ce propos surtout que nous évoquerons un certain sectarisme de Jayat.
44Au plan local, l’épuration semble avoir été marquée par un moindre souci de légalisme puisque, étant appelée à traiter des demandes d’appel des décisions prises au plan départemental, les membres de la Commission nationale se trouvent gênés par les premières requêtes qu’ils reçoivent en novembre, « ne pouvant juger en appel que dans la mesure où la sanction de la première instance a été prononcée dans la forme légale ». Ils interviennent auprès du ministère en vue de la constitution rapide des organismes départementaux qui devraient « se saisir, dès leur constitution, de toutes les affaires qui auraient déjà fait l’objet d’une procédure anormale, afin de régulariser les sanctions intervenues36. » Ce qu’accepte le ministre Parodi dans une réponse du 4 décembre suivant ! Il consent encore, pour éviter que les exclus ne forment des organisations autonomes, à « soumettre à l’appréciation soit des Commissions départementales, soit de la Commission nationale, toutes les déclarations de syndicats faites depuis la Libération ».
45Il reste à faire l’histoire du devenir de ces décisions, en suivant les itinéraires individuels des condamnés. Le Conseil d’État a annulé un certain nombre de décisions dans la décennie suivante. Puis la loi d’amnistie du 6 août 1953, dans son article 17, a décidé que « sont amnistiés les faits ayant entraîné les sanctions prises par les Commissions départementales de reconstitution des organisations syndicales créées en application de l’ordonnance du 27 juillet 1944 ».
46Rappelons également que Force ouvrière a réintégré après sa constitution quelques-uns des épurés dont il apparaissait à ses militants qu’ils l’avaient été abusivement. Comme, par exemple Aurin et Bandieri (responsables des Unions départementales du Lot-et-Garonne et de l’Isère), Mentor-Pasquier (cheminots), Joseph Fournier (cuirs et peaux), Magail (wagons-lits).
47Peut-on conclure ? Beaucoup reste à faire pour avoir une appréhension historique avérée de la place de l’épuration dans l’histoire syndicale. Les archives existent et doivent s’ouvrir. La décision de la CGT de maintenir fermés, durant un siècle, les dossiers de la Commission est un obstacle qui se veut absolu à la recherche sur cette question. Elle donne l’impression qu’il y a des choses honteuses à cacher. Elle est contraire surtout à la décision du Premier ministre, répondant à la demande sociale forte, d’ouverture de toutes les archives sur la Seconde Guerre mondiale et sur la guerre d’Algérie. Les archives de la Commission qui était pluraliste et avait reçu officiellement une mission des ministères du Travail et de la Justice ne sont-elles pas la propriété de l’ensemble du mouvement syndical et de la communauté nationale et non des héritiers d’une tendance syndicale ? Aujourd’hui, paradoxalement, on dispose des justifications et mémoires des pires collaborateurs et de vrais victimes de l’arbitraire, mais non des éléments qui permettent de comprendre et d’apprécier les fondements des décisions prises.
48À la Libération, l’épuration était une nécessité politique, syndicale, humaine même. L’épuration syndicale a, dans l’ensemble, été conforme aux vœux des responsables de la CGT, toutes tendances confondues, en dépit de dérapages et d’injustices manifestes. Inévitable, elle a contribué à renforcer les anciens unitaires mais n’explique certainement pas à elle seule leur victoire. Toutefois sa réalité locale, sa profondeur, ses oublis étonnants restent à examiner. Ajoutons que, on l’a vu dans d’autres domaines, les dossiers de l’épuration sont une source formidable pour la connaissance de la réalité de la Seconde Guerre mondiale. C’est pourquoi ce chantier doit être poursuivi et que les mémoires et archives doivent s’ouvrir.
Notes de bas de page
1 Peter Novick, L’Épuration française (1944-1949), Paris, Balland, 1985, p. 220 sq.
2 Jean-Pierre Le Crom, Syndicats nous voilà !, Vichy et le corporatisme, Paris, Éd. de l’Atelier, 1995, 410 p.
3 Chez les musiciens d’orchestre, comme dans le Livre et les Dockers, il est alors pratiquement impossible de travailler sans la carte syndicale.
4 Sur l’épuration à la SNCF, nous renvoyons au rapport Bachelier sur « La SNCF durant la Seconde Guerre mondiale », disponible sur le site de l’Association pour l’histoire des chemins de fer http ://www.ahicf.com. Nous remercions Christian Chevandier des informations qu’il nous a apporté.
5 Pour le travail des Commissions départementales, cf. le fichier incomplet des décisions rendues (CAC 910807, article 8).
6 Décret du 27 juillet 1944, dossier Jayat, archives Maitron.
7 Le secret des délibérations posera problème, par exemple lorsqu’il faudra justifier les sanctions d’un cheminot du Nord que ses camarades de la base défendent alors que la Commission a, elle, des documents écrits, dont une lettre de 1942 adressée au préfet par l’accusé.
8 Texte « Commission nationale de reconstitution des organisations syndicales de travailleurs », dossier Jayat, archives Maitron.
9 « Sont assimilés aux syndicats, unions et Fédérations de syndicats professionnels, pour l’application de l’article précédent et du présent article, tous groupements à caractère professionnel même s’ils sont constitués sous le régime de la loi du 1er juillet 1901. »
10 Sur le Jury d’honneur, voir Olivier Wieviorka, Les Orphelins de la République, destinées des députés et sénateurs français (1940-1945), Paris, Seuil, 2001, 452 p. Nous remercions les responsables du Conseil d’État de nous avoir accordé une dérogation pour la consultation des dossiers du Jury d’honneur (CARAN, série AL). Ils contiennent aussi des fiches sur les Commissions départementales mises en place par Vichy, auxquelles furent associés certains syndicalistes chartistes. Elles permettent de compléter des notices individuelles.
11 Les responsables de la CGT, appliquant strictement la loi sur les archives, nous ont refusé l’accès aux dossiers personnels qu’ils ont conservé et ont motivé par lettre leur refus de toute dérogation. Nous sommes en attente d’une dérogation générale pour les dossiers conservés aux Archives nationales, dans leur site de Fontainebleau.
12 La dernière prolongation à notre connaissance est publiée dans le JO du 13 décembre 1946.
13 Intervention de Jayat, réunion du 6 décembre 1944.
14 Compte rendu de la réunion du 6 décembre 1944. Dans un premier temps, Capocci avait assimilé CIO et CIOS.
15 Intervention de Jayat, séance du 13 février 1945.
16 Point 5 de la note des Bureaux confédéraux. Cf. sur ce point la brochure publiée par la CGT, Compte rendu des travaux de la Commission nationale de reconstitution des organisations syndicales de travailleurs, Versailles, 1946, p. 5.
17 Idem, point 6.
18 Idem, point 7.
19 Lettre de L. Jayat à la CFTC, 26 février 1945, archives Maitron.
20 Lettre de L. Jayat au président de la Commission nationale de reconstitution des organisations syndicales d’employeurs, 19 janvier 1945, archives Maitron.
21 Idem.
22 Pour ne citer qu’un exemple, lors d’une réunion du 20 février 1945, où a été discuté le cas de militants de l’Éclairage, Jayat rappelle ceci : « La Fédération de l’Éclairage, comme un certain nombre de Fédérations, était en rapports avec la CGT clandestine qui comprenait les deux tendances. C’était sur les conseils de celle-ci que nos camarades ont agi pendant un certain temps dans les organismes de la Charte, non pas seulement avec le groupe Saillant-Bothereau-Gazier, mais aussi en accord avec Frachon-Raynaud-Racamond qui avaient des contacts avec des représentants d’autres branches de la CGT. À un certain moment, nous avons décidé de faire démissionner tous nos camarades. Jusqu’à ce jour où cette décision fut prise, c’était en quelque sorte par un accord qui avait l’aval de la CGT clandestine que les camarades entraient dans la Charte. Seuls ceux qui ne démissionnèrent pas peuvent être mis en cause aujourd’hui. »
23 Séance du 20 décembre 1944.
24 Membre du bureau de la Fédération de l’Habillement légale, chartiste, secrétaire du Syndicat unique des cadres de l’habillement, membre du Comité de liaison des travailleurs en Allemagne, il a été nommé conseiller général de la Seine par le gouvernement de Vichy.
25 Voir sa notice dans le DBMOF.
26 Séance du 27 février 1945.
27 Jean-Pierre Le Crom, op. cit., en décomptait 315. En confrontant le fichier qui a servi de base à ses calculs avec la brochure publiée par la CGT, Compte rendu des travaux…, op. cit., et avec les procès-verbaux de la commission, conservés dans les archives Maitron, nous avons obtenu 17 noms supplémentaires ; toutefois, les ordres de grandeur restent les mêmes. Ces documents comportent des contradictions internes mais tendent à se compléter.
28 Texte « Modification de l’ordonnance du 27 juillet 1944 », dossier Jayat, archives Maitron.
29 Idem.
30 Lettre au ministre du Travail signée par Oreste Capocci, 28 octobre 1944.
31 Nous avons repéré 23 syndicalistes sanctionnés appartenant au SPF ou à la CGC, dont 11 ont été exclus à vie du mouvement syndical et un interdit à vie d’appartenir à une instance syndicale.
32 Selon les décomptes de Jean-Pierre Le Crom, op. cit.
33 Antoine Prost, La CGT à l’époque du Front populaire, 1934-1939, Paris, Presses de la FNSP, 1964, p. 145.
34 Michel Dreyfus, Histoire de la CGT, Bruxelles, Complexe, 1995, p. 223.
35 Ainsi, le 6 décembre 1944, lors de l’évocation du cas Million, ancien responsable du Peuple et membre du Secrétariat passé au cabinet de Belin qui l’avait fait nommer à la Cour des comptes par Vichy, il est dit que Bothereau et Buisson se désintéressent de cette question et laissent les membres de la Commission « libres de prendre toute décision ».
36 Lettre de L. Jayat, 20 novembre 1944.
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