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Mathurin Méheut, Yvonne Jean-Haffen et saint Yves

p. 307-316


Texte intégral

1Ils se sont rencontrés en 1925, ils sont devenus très proches, intimes collaborateurs dans la plupart de leurs projets de vie et de carrière…Tous les ans, le 19 mai, à chaque Saint-Yves, quand ils étaient séparés, il lui souhaitait sa fête sous forme de lettres « ornées », comme elle les appelait. Elle les a soigneusement gardées. La toute première de ces lettres, aujourd’hui conservées à La Grande Vigne à Dinan, l’ancienne maison d’Yvonne Jean-Haffen1célèbre la Saint-Yves de 1926 et c’est en 1952 qu’il lui souhaite sa fête pour la dernière fois sous cette forme2. Dix-neuf lettres ornées forment ainsi le corpus de notre étude, couvrant vingt-six années de leur relation. S’y ajoutent quatorze autres lettres où il est question de saint Yves et du pardon de Tréguier. L’enquête a été complétée au musée Mathurin Méheut de Lamballe où treize dessins repérés se rapportent au culte de saint Yves. Un dessin retrouvé dans une collection privée nous rappelle qu’il y a sans doute d’autres dessins dispersés.

2Ces lettres ornées de Mathurin Méheut forment une collection homogène, les feuilles portent trace de pliures (elles ont été postées), les formats sont voisins de 31 sur 40 cm, l’image au crayon gras ou à la gouache joue avec l’écrit, mais souvent celui-ci est absent et le verso est en général vierge. Les lettres de fête sont datées par Méheut lui-même, ou bien elles l’ont été plus tard, d’un crayon fin, par la destinataire.

La connaissance de saint Yves et de son pardon

3La Sainte-Yvonne n’est pas qu’un prétexte, l’intérêt de Méheut pour saint Yves repose sur ses convictions personnelles et sur l’intérêt, à la fois religieux et artistique, qu’il prend à explorer tous les pardons de Bretagne. Le pardon de Tréguier est l’un de ceux qu’il préfère, avec celui de Sainte-Annela-Palud et la Troménie de Locronan. On ignore quand le Lamballais y est allé pour la première fois. Yvonne Jean-Haffen nous dit dans ses souvenirs3qu’ils y étaient ensemble en 1928 et en 1929 (« pour ma fête, le 19 mai 1929, écrit-elle, Méheut me donna rendez-vous à Tréguier pour le pardon du grand saint Yves de Kermartin »). Ils y revinrent souvent, en 1934, 1935, 1938… En août 1934, elle écrit : « Plus tard, pendant les vacances d’été, il m’envoya des images de ces belles journées ». En effet, les sujets des lettres, puisés dans les cartons du peintre, forment souvent des suites thématiques, qui rappellent à la destinataire de tels voyages.

4La lettre inaugurale de leur amitié, le premier mai 1926, présente le saint : « J’accroche à mes bons souhaits de fête, quelques croquis relatifs au grand saint Yves breton, qui, comme vous le savez, est très en honneur au pays trégorrois où les Yves et Yvonnes abondent. L’on en trouve même en Alsace et à Paris ». À peine la connaît-il que le Breton Méheut entraîne son élève (née à Paris, d’une famille d’origine lorraine) vers la Bretagne et se charge de la lui faire aimer (elle s’y fixera, à Dinan, en 1936).

5L’année suivante, il a tenté un effort de documentation : « J’espérais quelques jours avant la Saint-Yves, écrit-il le 19 mai 1927, pouvoir arriver à me procurer des documents sur le fameux saint breton, hélas rien dans la vie des saints de Bretagne de Le Grand4. Je n’ai pu dénicher rien d’intéressant, aussi il a fallu me contenter de ceux-ci archi-connus. À défaut de document intéressant. Tous mes vœux sincères à l’occasion de la Saint-Yves, partant de la Sainte-Yvonne » (LM 48)5. Ses efforts érudits s’arrêteront là et c’est au hasard de ses voyages en Bretagne, qu’il se contentera d’enrichir son iconographie sur saint Yves.

6Sa documentation comprend des relevés des statues qu’il a pu découvrir çà et là, et surtout des aperçus de la dévotion populaire à Minihy et à Tréguier au moment du pardon. Un dessin intitulé « La ferme de saint Yves » (cahier couleurs II, planche 1) est la seule trace d’une enquête sur la vie d’Yves Hélori. Méheut est artiste et non historien. Par contre, il nous livre un véritable reportage sur le pardon, sur les deux lieux de culte, la cathédrale de Tréguier (II, 2) et l’église de Minihy6. Un dessin à l’encre, au graphisme fin situe l’église de Minihy dans le village. Un autre plus rapide, campe la façade de la cathédrale de Tréguier à l’occasion de l’entrée de la procession. Plusieurs croquis captent le cortège, les pèlerins sont toujours vus de dos, échelonnés le long du chemin ou massés derrière les bannières marquées sommairement de rouge et de noir.

7Une lettre, le 17 mai 1936 (LM 9C), reprend de telles pochades « la procession quitte Tréguier », « la croix du Minihy », qu’il commente : « Et voici quelques croquetons, souvenirs de ce beau pays de Tréguier, de splendides journées. Je ne sais si vous vous souvenez de ces ruelles, des chênes émondés, des mendiants. Pour moi tout cela est très vivace, l’équilibre dans les ajoncs pour dessiner, l’escalade du fossé. Puissent ces petits croquis vous rappeler saint Yves, Tréguier, le Minihy. Personnellement après de grosses souffrances, vous ne savez le charme que j’éprouve à feuilleter mes cartons, surtout quand ils évoquent des beaux pays comme celui-là, les chemins creux, la cueillette des fleurs… » Plus élaborée, la lettre de 1929, intitulée «  en route pour le Minihy, Saint Yves à Tréguier » (LM 320) en fait un vrai tableau aux couleurs fortes et aux tonalités denses de la gouache, une composition structurée par les noirs de la foule et scandée par les arbres émondés, le clocher et une croix qui se profilent sur le ciel (II, 3).

8Méheut aime faire quelques « gros plans », les uns plus plastiques sur le jeu des bannières colorées dominant le noir des costumes, d’autres plus documentaires sur des femmes en prière ou des rites spécifiques comme la ferveur autour du « tombeau » du saint au Minihy7et le passage sous l’arche. C’est l’une des images récurrentes des dessins comme des lettres. La lettre de 1929 (LM 324) reprend la foule des femmes agglutinée autour du tombeau sous lequel l’une d’elles passe, telle qu’elle est croquée dans un dessin aujourd’hui au musée de Lamballe (II, 4). Il a dessiné plusieurs fois des fidèles isolés près du tombeau : « Une femme tenant un enfant » (II, 5) est sans doute le dessin premier, repris dans une lettre de 1929, « Devant le tombeau de saint Yves » (LM 326). Trois variantes, travaillées directement à la gouache, y montrent en 1932 un infirme, deux matelots agenouillés et une femme présentant un malade (LM 2B, 3B, 4B)8. L’une des lettres, de la série de six envoyées de Menton9en 1929 sur le sujet du pardon, s’intitule « saint Yves, les mendiants » : sans âcreté ni dérision, Méheut croque les mendiants, comme il le fait pour tout pèlerin ordinaire. Ils sont isolés, mais l’artiste témoigne ainsi du pardon des pauvres au Minihy, qui précède la célébration.

9Plus solennelle est l’évocation des femmes en prière devant « le chef de saint Yves » dans la cathédrale de Tréguier. Le premier mai 1929, il apporte quelques variantes à la disposition des fidèles (LM 327) qu’il avait notée dans sa lettre du 14 juillet 1928 (LM 195), mais il garde la dissymétrie de sa composition solidement cadrée par le pilier porteur de la statue du saint10(II, 6).

10Au hasard de ses pérégrinations en Bretagne, tout au long de sa vie, l’artiste va découvrir d’autres effigies de saint Yves et alors il ne manque pas d’en faire un dessin pour son amie. En novembre 1943, une lettre présente le « saint Yves de Plouaret »(LM 109 D). Le 13 août 1949, c’est le « saint Yves de la chapelle de Penvern » (LM222 D). Non datés, un dessin de Tréguennec (II, 7) et un autre fait à Moncontour sont repris respectivement dans une lettre du 17 mai 1936 (LM 8 C) et une autre de 1952 (LM 290 bis D), la dernière qu’il adressa à Yvonne Jean-Haffen pour sa fête.

11Curieusement, alors qu’il en envoie une carte postale à son amie, Méheut ne nous laisse aucune représentation du groupe sculpté du Minihy. Par contre, il a soigneusement dessiné le groupe accroché au transept de la cathédrale de Tréguier, accusant le primitivisme de la sculpture (II, 8).

12Dans la plupart de ces dessins, Méheut déploie son approche habituelle, celle de l’observateur attentif des mœurs bretonnes. Mais dans les lettres spécialement composées pour la Sainte-Yvonne, il rompt avec ce réalisme pour aborder le domaine de la création plus imaginaire, une démarche beaucoup plus rare chez lui.

Les lettres de la Saint-Yves

13Rares parmi les dix-neuf lettres adressées pour le 19 mai celles qui ne comportent pas d’image du saint trégorrois : celle de 1929, sous le titre « Vive la sainte Yvonne, Tréguier 1929 » représente un vase de fleurs sur une cheminée (LM 316) ; mais, nous l’avons vu, elle est suivie d’une série de lettres qui rappellent les souvenirs récents de leur commun pèlerinage. Deux autres lettres s’ajoutent aux compositions de fête : en 1935, une énigmatique « vive la sainte Yvonne ou l’histoire d’une fougère » (LM189 B) et en 1938, la silhouette d’Yvonne Jean-Haffen dans l’embrasure d’une fenêtre, dessinant face au clocher de Tréguier (LM 77 C), autant de souvenirs très personnels, à eux seuls déchiffrables.

14Les compositions imaginées par Méheut se contentent parfois de l’effigie du saint. Il est, sauf une fois, toujours représenté dans sa mission la plus célèbre, celle du juge équitable entre le riche et le pauvre. Il lui arrive de s’inspirer étroitement d’un groupe sculpté qu’il a vu, reprenant alors un croquis rapidement fait sur le motif comme à Tréguennec, ou bien d’un vitrail, comme à Moncontour (II, 9). Sa lettre du 17 mai 1936 (LM 8 C) est vivement colorée, au crayon de couleur, cadrée par deux balustres dorés, sur lesquels il reporte la date observée à Moncontour, 1537 (II, 10). Le triptyque, centré sur la silhouette rouge, blanc et noir du saint, privilégie le riche qui, avec son ample costume à la mode du temps sort presque du cadre. Il lui arrive (en 1927) de dissocier les trois figures, mais le plus souvent, l’artiste se livre à des variations personnelles sur les poses du trio, délaissant le hiératisme pour des attitudes chaleureuses plus éloquentes.

15D’autres lettres accompagnent l’effigie du saint de la dévotion dont il est l’objet. En 1935, le trio est situé dans un écusson, croix noire sur fond jaune, occupant l’angle supérieur, et les fidèles forment au premier plan un arc de prière (II, 11). Tous de dos, les grandes coiffes du Trégor simplifiées : la mise en page et l’esprit de l’œuvre ne sont pas sans rappeler « la Vision du sermon » de Gauguin, référence fortuite chez un artiste qui s’est toujours passé de semblable modèle.

16Des données décoratives interviennent dans cette présentation, une guirlande de fleurs qui relie les trois personnages chacun dans son cadre (II, 12), deux bandeaux latéraux cadrant le groupe, avec leurs fortes croix noires sur fond jaune (LM76 C), une grande croix sombre unissant le saint Yves en Christ et ses deux larrons, le riche et le pauvre (LM 290bis D). Le caractère sculptural est souvent souligné, avec la représentation du ou des socles (LM 76 C et LM 290bis D).

17Les indices de bretonnité sont présents, dans les costumes des fidèles mais aussi dans les fonds herminés (LM 76 C) ou encore la robe herminée du saint. Mais, contrairement aux artistes du groupe desSeiz Breur, jamais Méheut n’use du nom breton,Sant Erwan. L’artiste a aussi varié le costume du riche, lui prêtant en 1947 un costume glazik, bragou braz et veste bleue peut-être de Locronan (LM 173 D), et en 1948, chapeau et veste sombre, plastron jaune qui pourraient être ceux de Baud (?) (LM 189 D). En 1941, il rassemble aux pieds de saint Yves des femmes représentatives de toute la Bretagne, avec des costumes du pays bigouden, du Trégor, de Pont-Aven et de Locronan (II, 13).

18Dans presque toutes ces lettres festives, les mots, ceux du titre ou du commentaire, en lettres majuscules, participent à la composition. Toujours encadrés d’un trait, ou de plusieurs, ils forment un bandeau assurant une sorte de socle à l’image, ou bien ils interviennent comme un cartel. Le message varie peu, «  vive la saint Yves et la sainte Yvonne, tous mes vœux »… La notation «  saint Yves » s’y ajoute parfois au socle d’une statue. La date s‘affiche souvent avec force.

19L’une des lettres les plus originales est celle de 1932 : les fidèles agenouillés, alignés sur la barre du titre, prient le groupe du saint, isolé en haut d’un vaste espace vide, tandis que des écussons superposés forment deux éléments cadrant (II, 14). Sur ces écussons, Méheut a repris, ou plutôt composé des litanies de saint Yves, « tuteur des orphelins, père des pauvres, modèle des prêtres… salut des marins ». Il s’est amusé à masquer partiellement deux litanies, les transformant en rébus pour le lecteur attentif.

20Des allusions à la carrière de sa correspondante interviennent aussi : en 1947, il célèbre « la sociétaire de la Nationale », Yvonne Jean-Haffen étant désormais membre de la Société nationale des Beaux-Arts. Plus intéressante est l’intrusion de l’actualité nationale, au moment de la guerre. En 1941, un bouquet floral tricolore est posé sur un fond d’écusson herminé qui masque partiellement une inscription : « Plutôt la mort que la souillure » (LM 2 D). La composition la plus éloquente des sentiments de Méheut à la veille de la défaite est la lettre de 1940 (LM205 C). Le mot et l’image s’y conjuguent avec force (II, 15). Dans la partie gauche du triptyque, le cartel « Saint Yves redresseur des torts, exterminez-les tous » sert de base à un groupe, soldat allemand debout, armé et casqué, femme à longues tresses blondes et enfants nus, l’un armé d’une épée, tous traités dans le style des artistes travaillant au service de l’idéologie hitlérienne. A droite, le cartel « Patron des marins et des soldats, avocat des veuves, soutien des faibles, bénissez-les » accompagne la mère, le marin et le soldat blessé agenouillés. Le rouge de la cocarde tricolore qui les domine l’emporte sur les gris de la croix gammée, et c’est à eux que saint Yves accorde sa bénédiction. La composition est compacte et forte.

21Il arrive que ces lettres soient porteuses de prières, l’artiste représentant l’acte de foi y glisse ses propres vœux. Dans cette lettre de 1940, le cartel central livre son appel personnel : « Saint Yves de Trégor, veillez sur Yvonne et son mari en danger ». En 1929, il fait part de sa prière en marge du dessin : « Tout comme ces braves femmes de Tréguier, me voici au-devant de saint Yves, faisant ma petite mais sincère prière pour que vous soyez vite libérée des souffrances attenantes à ces opérations et que vous retrouviez vite la belle santé que vous avez connue ». Le 18 mai 1948, il dévoile leur véritable dévotion personnelle à saint Yves : « Puisse ce bon saint Yves transformer tout ce labeur en certitude, en beaux livres et nous les lui dédicacerons et par le cœur et par la pensée. Loin du Minihy nous n’oublions pas les belles journées au pays du grand saint et si, cette année, nous ne pourrons y être pour le grand jour du pardon, nous tâcherons d’y aller faire tout de même notre petit pèlerinage lorsque nous battrons la campagne trégorroise pour Pêcheur d’Islande ».

22En 1935, il ajoutait des vœux banals à ceux des fidèles représentés « que le grand saint Yves exauce tous nos vœux » (LM 188 B), mais en 1941, c’est une prière patriotique qu’il affiche à côté de la statue du saint : « Grand saint Yves, garde notre Bretagne unie et forte dans une France libérée11 » (rappelons l’imprudence de telles invocations dans la France occupée).

23Méheut, maître du réalisme, sait aussi introduire le merveilleux dans ses images créées pour la Saint-Yves. En 1933 (dans une lettre unique, au milieu d’une série consacrée au lancement duPaul-Doumer à La Ciotat et à des scènes de Camargue), il peint une foule dense se dirigeant vers la cathédrale de Tréguier, dont il enserre le clocher de couronnes florales d’où flottent les longs étendards jaunes à croix noire, tandis que de petits anges volettent tout en haut (II, 16). En 1944, la prière, « Grand saint Yves protège notre Domnomée des Barbares et vive la Sainte-Yvonne » (II, 17), sert de titre à un vaste paysage où dans le ciel jaune, l’artiste imagine une ascension glorieuse du saint. Cette allusion à la résistance des Domnonéens contre les Francs pendant le haut Moyen Âge dévoile une culture historique que Méheut affiche rarement.

Les développements

24Dessins et lettres ornées révèlent souvent la reprise des mêmes sujets, à quelques variantes près. Ces redites ou variations sont un caractère spécifique de l’œuvre de Méheut (qui rendent les datations difficiles). Les sujets traités dans les lettres se retrouvent aussi re-travaillés dans d’autres techniques, en particulier en sculpture.

25Le fonds de la Grande Vigne conserve un petit groupe en terre, signé et daté « M.M. Quimper, 1926 », gravé sur le socle « St-Yves ». C’est une esquisse rapide, qui garde toutes les traces du travail, colombins de pâte, traces des doigts, incisions de la pointe du couteau (II, 18)… C’est une des très rares ébauches, toute première idée, qui nous soit parvenue de l’artiste. On ne sait s’il en a fait une sculpture plus aboutie. Le groupe est dissymétrique, le riche étant debout derrière le saint qui se penche vers le pauvre agenouillé.

26Quand son amie souhaite mettre sa maison sous la protection du saint et désire orner le pignon d’un groupe sculpté, saint Yves entre le riche et le pauvre, il va l’aider, comme pour d’autres éléments de son décor. De Dax, en août 1937, il lui envoie une longue lettre à ce sujet (LM 47 C). Cette missive est plus grande que les autres, pliée, tachée, manifestement elle a été fort scrutée. Trois croquis, de situation et de détails, illustrent ces conseils qui arrivent en réponse à un projet qu’Yvonne Jean-Haffen lui avait soumis et que nous ne connaissons pas. « Voici les petites corrections que je ferais, je ne mettrais pas mon saint dans l’axe de la fenêtre, je placerais mon sujet à gauche avec une autre petite figure (de femme par exemple avec un enfant ou sans enfant), cela donnerait bien plus de pittoresque à votre pignon, autrement il va être trop régulier et cela n’aura pas de chic. » Le croquis du pignon montre cette dissymétrie souhaitable. Il dessine un groupe solidaire, mais il envisage une autre possibilité : « Si vous êtes gênée par la crainte de trois figures réunies, faites-les en trois morceaux comme mon roi Nominoë12, en prévoyant derrière un scellement et une tablette base, sans mettre ni niche, ni protection au-dessus, par contre une grande auréole inclinée…» Les conseils sont précis…

27Yvonne Jean-Haffen les a suivis, réalisant son groupe avec grande maîtrise. Elle a gardé le schéma pyramidal que lui proposait son ami, avec le saint debout, levant la main et dominant les deux plaignants agenouillés symétriquement (II, 19). Les trois figures sont un peu plus isolées, tout en occupant un même large socle. Les dimensions sont imposantes pour une sculpture en faïence qui fut réalisée aux faïenceries Henriot à Quimper13. La polychromie est vive et s’accorde à l’esprit de simplicité populaire du sujet14.

28À trois reprises, dans ses lettres de la Saint-Yves, M. Méheut se réfère à ce groupe. En 1942 (LM 52 D), il le représente simplement, sur le fond appareillé du pignon, en le cadrant de feuilles et d’un flot de rubans jaunes et noirs. La prière inscrite sur le socle est répétée dans les mots de la lettre : « Que le grand saint Yves de la Grande Vigne protège et garde la patronne de la maison, lui assure la santé, le bon travail, la paix à la Grande Vigne et de tout cela, t’en remercions grand saint Yves ». En 1945, c’est un flot de cocardes tricolores qui orne le socle du groupe (LM 131 D).

29En mai 1943 (LM 81 D), il s’est représenté lui-même, monté sur une échelle pour fleurir le groupe, tandis qu’Yvonne Jean-Haffen, ses parents et un neveu assistent à la cérémonie en compagnie de tous les animaux de la Grande Vigne, chats, chèvres et lapins (c’est la guerre et la maison tente de vivre en autarcie). Le titre nous livre le nom qu’il avait donné à la Grande Vigne, où il vient alors souvent15 : le Paradou (II, 20).

30Sa connaissance du pardon de Tréguier ne pouvait que l’entraîner à utiliser sa documentation pour l’illustration de livres. Dans Bretagne au bout du monde, types et coutumes de Pierre Guéguen, paru aux éditions des Horizons de France en 1930, une page évoque la cathédrale de Tréguier, sans rapport avec les lettres, deux autres reprennent les sujets envoyés à son amie. « Devant le chef de saint Yves » est la reprise de la prière dans la cathédrale de Tréguier, cadrée à droite par la statue du saint, qu’il avait dessinée le 14 juillet 1926 (LM195) et le premier juin 1929 (LM327). Pour l’illustration du livre (II, 6), c’est une copie textuelle de cette dernière lettre, des cierges, prie-Dieu et fidèles, seul le détail de la voûte est complété. L’illustration joue de deux couleurs, comme déjà dans la lettre. Notons que la vigueur du graphisme semble tout aussi spontanée dans la reprise que dans le dessin original.

31On pourrait penser qu’il a recopié également la magnifique lettre « Le chef de saint Yves porté au Minihy » (LM 319), le groupe des prêtres dominé par les immenses croix rouges des bannières et centré sur le jaune de la châsse… Mais la pleine page du livre est l’exacte reproduction du dessin, non daté mais classé parmi les lettres en 1929, il est parfaitement rendu par la technique de l’héliochromie16(II, 21). Il faut donc supposer soit que Méheut a donné ensuite ce dessin, en guise de « lettre » à Yvonne Jean-Haffen, soit que celle-ci ait accepté de prêter sa lettre pour les besoins de l’illustration et qu’elle l’a ensuite soigneusement récupérée17.

32DansAu pays des pardons d’Anatole Le Braz, paru en 1936, onze images illustrent le premier chapitre, « le pardon des pauvres ». Elles s’apparentent presque toutes aux croquis des lettres. Pour l’illustration en pleine page, Méheut reprend, complète, peaufine, situe dans l’espace un rapide croquis (II, 22) qu’il avait fait au pardon de Saint-Yves. La gamme est simple, mais il faut tout le talent du graveur Jacques Beltrand pour en rendre à la fois la force et la finesse. La technique utilisée est celle de la gravure sur bois de bout, plusieurs bois, trois ou quatre, étant nécessaires pour obtenir les tons justes de l’artiste18. L’effigie de saint Yves entre le riche et le pauvre qui ouvre le chapitre (le groupe de la cathédrale de Tréguier), les écussons portant les litanies, dressés en colonnes qui cadrent une double page, deux croquis de mendiants, le passage sous le tombeau, les femmes recueillies à Tréguier devant le chef du saint (dont un écusson donne le titre « avocat des veuves ») et enfin le tombeau déserté en guise de cul-de-lampe, toutes ces illustrations ont gagné en simplicité et en force. La couverture de ce livre Au pays des pardons est aussi puisée dans un croquis fait au Minihy. Choix de Méheut, du graveur ou de l’éditeur Albert Richard? On ne sait, mais c’est souligner l’importance du pardon de Tréguier parmi tous les pardons de Bretagne.

33Un constat s’impose : Méheut si fervent de saint Yves, n’a jamais tenté d’en créer une image de dévotion. C’était pourtant alors l’une des tendances des artistes bretons. Georges Robin, Pierre Péron, René-Yves Creston, Xavier de Langlais, Géo-Fourrier l’ont fait. La dernière lettre ornée de la Saint-Yves qu’il envoie à son amie, en 1952 (II, 23), inspirée du groupe de Tréguennec, en présente tous les caractères de simplicité et de monumentalité. Méheut, qui est également graveur, aurait pu la traduire pour l’édition mais jamais, contrairement à ses collègues Seiz Breur, il n’a envisagé un tel engagement et d’agir sur les esprits de cette façon.

34Ces dessins et ces lettres ornées sont très représentatifs du talent et de la personnalité de M. Méheut. Les moyens techniques sont toujours simples, crayon noir seul, ou parfois rehaussé d’une ou deux couleurs, gouache le plus souvent utilisée en rehauts, exceptionnellement ici dans une lettre, comme pour un tableau… L’œuvre puise dans la réalité observée, le graphisme est vif, les moyens simples et efficaces. La mise en page et la présentation semblent toujours spontanées, même si l’on a repéré des répétitions, mais le sens décoratif intuitif de l’artiste donne à ces dessins la qualité d’œuvres très pensées. Et ces lettres adressées à Yvonne Jean-Haffen ont le mérite de révéler que Méheut sait aussi aborder l’imaginaire avec un vrai talent, comme il le fait souvent dans les évocations religieuses également destinées à son amie.

Notes de bas de page

1 Aujourd’hui propriété de la ville de Dinan.

2 Le 18 mai 1954, sa lettre contient des paysages de Provence, il s’en excuse : « J’aurais voulu pour la Saint-Yves pouvoir m’étendre un peu plus comme surface et sujet, hélas ces sacrés rhumatismes que saint Yves eut bien pu faire fondre en la circonstance, pour me permettre cette petite fantaisie… » (LM 295 D).

3 Souvenirs manuscrits conservés à la Grande Vigne.

4 Méheut devait posséder l’édition de 1901 des Vies des Saints de la Bretagne Armorique, d’Albert Le Grand (1637).

5 Toutes ces lettres cotées LM sont conservées à la Grande Vigne.

6 Respectivement B 22.39, B 22.40, 22/188, 22/189, 22/194, C 21.31, toutes au musée M. Méheut de Lamballe.

7 Cette table d’autel située devant l’église sur laquelle était posé « le chef » de saint Yves lors des pardons est appelée « le tombeau de saint Yves » dans la tradition populaire.

8 Ces trois dessins sont faits sur un papier plus épais et ne portent pas trace de pliure : « lettres » données directement à leur destinataire ?

9 Ces lettres envoyées de Menton posent un problème. Méheut voyageait par le train et ne pouvait transporter ses cartons de documentation. Avait-il emporté juste quelques dessins, en projetant cette série de lettres ? Ou bien travaillait-il de mémoire ? Même si le souvenir est très récent, cette mémoire visuelle serait particulièrement exceptionnelle…

10 Cette statue que Méheut a dessinée n’est plus aujourd’hui en place ; elle est conservée dans le trésor de la cathédrale.

11 L’allusion à la Bretagne unie est à rapprocher de son indignation devant les choix de certains nationalistes bretons : « Breiz Ataocontinue, c’est infect, c’est à mourir de honte », écrivait-il à son amie le 12 juillet 1940.

12 Nous ne connaissons pas cette sculpture.

13 Y. Jean-Haffen a également créé aux faïenceries Henriot, un grand groupe représentant les faïenciers au travail, pour l’Exposition internationale des arts et techniques dans la vie moderne de 1937. Jamais Méheut n’a réalisé de sculpture aussi grande.

14 Le groupe ayant été abîmé, il n’y a plus aujourd’hui au pignon, dans l’attente d’une restauration, que la statue de saint Yves.

15 Il est alors professeur à l’école des Beaux-Arts de Rennes.

16 Voir les développements d’Anne de Stoop, dans Delouche D., Stoop A. de, Le Tiec P., Mathurin Méheut, Douarnenez, 2001, p. 87, 89 et 114.

17 Elle lui refusera plus tard un tel prêt, en 1946, elle l’avoue dans ses mémoires : « Elles étaient, bien entendu, à sa disposition, mais chez moi. Si je les lui avais laissé emporter chez lui, je ne les aurais jamais revues…»

18 Delouched., « Les Beltrand et la Bretagne », Ar Men, n° 123, août 2001. Merci pour leur aide à M. Glaunec, S. Grossiat, C. Le Louarn, C. Pigot, B. Richard, A. de Stoop.

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