Les cantiques de saint Yves
p. 295-305
Texte intégral
1Le cantique populaire en langue vivante appartient, de par son essence, à deux sphères culturelles qu’il met en contact : la sphère d’Église, et spécialement la liturgie, où toutes choses sont normalisées, cadrées, codifiées, et la sphère de la culture populaire, où règnent la spontanéité, la liberté créatrice et des choix nombreux dans les modes d’expression. Le cantique populaire est en contact avec la liturgie, sans en faire partie tout à fait. Avant Vatican II, on chantait des cantiques pendant la messe, dont le prêtre seul récitait les prières en latin. Depuis Vatican II, ce ne sont pas seulement les cantiques qui se chantent en langue vivante, c’est la messe elle même qui se célèbre tout entière dans la langue des peuples, que ce soit en breton, en bambara ou en maori. Bref, jusqu’à Vatican II, tout ce qui est spécifiquement liturgique est en latin ; depuis Vatican II, l’Église latine est toujours latine, mais offices et messes ne s’y célèbrent plus que fort peu souvent en latin.
2Les cantiques en langue populaire remontent au xiiie siècle. Des recueils furent écrits et propagés par les prédicateurs. Il y avait deux sortes de cantiques : les uns étaient un abrégé de la prédication et, en quelque sorte, le catéchisme chanté ; les autres se chantaient pour honorer la Vierge et les saints. Le chant facilitait la mémorisation. En Bretagne romane et dans les provinces qui la jouxtent, le grand nom pour les cantiques est Louis-Marie Grignion de Montfort : mort en 1716, à l’âge de 44 ans, il a composé des milliers de vers, et ses cantiques, qui reprennent souvent des airs profanes, ont été chantés pendant 250 ans dans les régions où il a prêché. Montfort tient de deux de ses devanciers (indirects) dans les missions paroissiales l’importance qu’il attribue aux cantiques dans le déroulement d’une mission.
3Il s’agit de Michel Le Nobletz (1577-1652) et surtout de son successeur, le jésuite Julien Maunoir (1606-1683) : leur activité s’exerça uniquement dans la zone bretonnante pour le premier, majoritairement pour le second. Prêchant aussi dans la Haute-Bretagne, Maunoir eut comme collaborateur occasionnel Jean Leuduger, qui passera le relais à Montfort quand il l’aura pour associé pendant quelques mois en 17071. Quand l’usage du cantique s’impose en Bretagne romane, c’est en suivant la filière Le Nobletz
4– Maunoir – Leuduger – Montfort. L’intuition première est bien due à Michel Le Nobletz : « [Il] citait l’exemple des huguenots qui avaient traduit les psaumes en vers français pour propager plus facilement leur doctrine2 ». S’agissant des Réformés, les psaumes qu’ils traduisent ne sont rien d’autre que les textes mêmes de la Bible. Ils ont aussi des cantiques spirituels, eux mêmes truffés de réminiscences scripturaires. En cela, ils auraient pu être des modèles pour les catholiques : ces derniers les ont peu suivis, leurs cantiques étant davantage des résumés de prédications que des paraphrases de la Bible.
5Nous arrivons maintenant à la deuxième catégorie de cantiques, ceux composés en l’honneur des saints, ces saints auxquels, dans les Églises issues de la Réforme, on ne s’adresse jamais comme à des intercesseurs ; ce qu’ils sont pleinement en revanche dans l’Église catholique, où le culte des saints a quelque chose de foisonnant, d’exubérant. Pour ce qui est des catholiques bretons, ils ont à leur disposition, outre les grands saints de l’Église universelle, plusieurs centaines de saints autochtones, dans lesquels ils ont grande confiance. Comme on peut l’entendre dans un cantique à saint Yves : « Tu vas m’accorder ce que je te demande, puisque tu es Breton comme moi, et que tu es un saint dans le ciel ».
6Dès le xviie siècle au moins, on compose des cantiques à l’adresse des saints bretons, mais il ne semble pas que l’on en ait recueilli à plus haute date. Le P. Maunoir compose quatre gwerz en l’honneur de saint Corentin, dont l’une à la louange du bras de ce saint. Vers 1656, le P. Bernard du Saint-Esprit, carme du couvent de Saint-Pol-de-Léon, fit paraître, en breton du Léon, un cantique en l’honneur de sainte Anne, dont le pèlerinage à Keranna en Pluneret (qui deviendra Sainte-Anne d’Auray) connaissait depuis 1625 un développement notable. En 1674, paraît le cantique des Arzonnais à cette même sainte Anne. Mais la grande période des cantiques en l’honneur des saints court sur tout un long siècle, de 1840 à 1955 environ. Après le concile Vatican II, d’autres cantiques, tant bretons que français, seront composés, mais on observe une évolution, et même une coupure très nette. Les nouveaux cantiques sont davantage pétris de l’Écriture, et aussi des préoccupations et des priorités de l’après-Concile : solidarité universelle, sollicitude pour le Tiers-monde, idéal affiché de libération, spirituelle sans doute, mais aussi sociale. Il arrive même que les cantiques traditionnels des pardons soient remaniés, qu’on en compose de nouveaux, même en breton, et sur des airs nouveaux. Toutefois, les anciens cantiques à saint Yves restent, eux, dans l’état : sans doute n’ose t-on pas toucher à ces compositions vénérables qui continuent d’avoir, telles qu’elles sont, la faveur populaire.
7Vénérables, les cantiques à saint Yves ne remontent pourtant pas très loin dans le temps. Dans son Inventaire liturgique de l’hagiographie bretonne, François Duine consacre tout un chapitre aux chants en langue bretonne3, qui, pour n’être que l’amorce d’un catalogue, a au moins le mérite d’exister. Le catalogue de Joseph Ollivier, La chanson populaire sur feuilles volantes4contient aussi un petit nombre de cantiques à saint Yves : la rubrique CDXXIX lui est entièrement consacrée. Outre les quelques cantiques bretons qu’il mentionne (le plus ancien ne remontant qu’à 1864), Duine cite aussi La vie de S. Yves versifiée par Jean Conan, que les travaux de P. Combot ont largement fait connaître de nos jours5, et même des textes français, comme La Prière à S. Yves, d’A. de La Borderie, Les jongleurs de Kermartin, de L. Tiercelin, et du même auteur, La mort des saints. Un CD de cantiques et de chants bretons et français, intitulé 700e anniversaire Saint-Yves-Tréguier 2003, contient des pièces françaises nouvelles, telles les Litanies de Saint-Yves, A la lumière de ta Loi,Chantons Saint Yves, mais aussi des chants que Duine a relevés, et dont il sera parlé plus bas. Pour les cantiques proprement dits, Duine cite les fragments de deux cantiques mentionnés par Miorcec de Kerdanet, dans l’édition qu’il donne en 1837 desVies des saints de la Bretagne Armorique, d’Albert Le Grand. Duine fournit ensuite les titres de cinq cantiques à saint Yves, parmi lesquels le très célèbre, « incontournable » et immortel N’en euz ket enn Breiz, dont il donne les dates de la première et de la seconde édition, 1883 et 1905. Ces dates sont à compléter, comme il sera indiqué bientôt.
N’en euz ket enn Breiz…
8Parlant des fêtes de l’inauguration du nouveau tombeau érigé à saint Yves dans la nef de la cathédrale de Tréguier, Anatole Le Braz écrit : « Ce cantique de saint Yves, entonné à tue-tête par plus de cinq mille voix, montait en une clameur formidable et roulait au loin comme un hymne de guerre6 ». L’auteur du N’en euz ket enn Breiz, Jean-François-Marie Le Pon (1848-1898), était né à Plourivo, dans ce Goëlo bretonnant qui faisait partie de l’ancien évêché de Saint-Brieuc, mais Plourivo et Paimpol n’étaient guère éloignés de celui de Tréguier que de cinq à six kilomètres. Le Pon, ordonné prêtre en 1874, fut pendant neuf ans professeur au petit séminaire de Tréguier, puis, en 1883, on le nomma à quelque deux cents mètres de là, vicaire à la cathédrale. C’est cette même année qu’il composa sonN’en euz ket enn Breiz, avant même les vacances scolaires sans doute, car l’autorisation d’imprimer de l’évêque est du 18 mai 1883, la veille même du grand pardon. Sensible à la détermination de La Borderie de faire restaurer le tombeau de saint-Yves détruit en 1794 par les soldats du bataillon d’Étampes, l’évêque de Saint-Brieuc et Tréguier, le Rostrenois Eugène Bouché, qu’on appellerait bientôt eskob sant Erwan (l’évêque de saint Yves), entra dans les vues de l’historien breton. LeN’en euz ket enn Breiz du vicaire Le Pon se fait l’écho de ce projet de tombeau : sur les 22 couplets du cantique, 12 ont trait au futur monument, avec éloge de l’évêque et reconnaissance pour son initiative. L’inauguration, après achèvement des travaux, devait avoir lieu le 6 septembre 1888 ; la première pierre avait été bénite le 19 mai 1886, jour du grand pardon. Sur ces entrefaites, quinze jours plus tard, l’évêque décéda. En raison de la longue vacance du siège épiscopal briochin, ce n’est que le 9 septembre 1890 qu’eut lieu l’inauguration du tombeau par le nouvel évêque, Pierre Fallières (dont le cousin Armand deviendra président de la République en 1906). Ce même jour, l’auteur duN’en euz ket enn Breiz fut fait chanoine, distinction assez rarement accordée à un vicaire. Qu’advin-t-il du cantique de 1883 ? Il fut remanié en fonction de l’inauguration de 1890, passant de 22 à 18 couplets seulement, dont seuls les 4 premiers sont les mêmes qu’en 1883. Les 14 nouveaux couplets tournent autour du nouveau tombeau, comme autour du nouvel évêque, auquel est conféré aussi le titre de eskob sant Erwan. Le texte de 1890 n’est qu’une feuille volante, sans lieu ni date d’impression, sans approbation ecclésiastique, que seul le titre de Inauguration du pardon de saint Yves permet de dater. En 1905 parut une nouvelle édition duN’en euz ket, contenant 22 couplets : c’est pratiquement la version de 1883, avec quelques modifications dans les temps des verbes qui ont trait au tombeau. Ce remaniement ne fut pas le fait de Jean-François Le Pon : quelques mois après son canonicat, il avait été nommé recteur de Plougrescant, où il mourut en 1898, à l’âge de 50 ans.
9LeN’an eus ket e Breiz figure naturellement dans le Recueil de cantiques à saint Yves (propre à Tréguier) paru en 19367mais sous une nouvelle signature : J. Clisson, kure Landreger, autrement dit : Julien Clisson, vicaire de Tréguier. Né à Plestin-les-Grèves, cet ecclésiastique (1883-1945), ordonné prêtre en 1907, fut, après avoir fait toute la Grande Guerre, nommé vicaire à Tréguier. Il y resta jusqu’en 1927. La plume de Clisson fut particulièrement féconde en breton, et pas uniquement pour composer des cantiques. Le nouveau vicaire de Tréguier dut s’apercevoir assez vite que plusieurs des strophes du N’an eus ket de 1905 étaient périmées (il y était beaucoup question du tombeau : Clisson en parle aussi, mais moins). Avec ses 31 couplets, la nouvelle version arrangée par Clisson est actuellement celle qui se chante au pardon (on notera les variantes orthographiques : N’en euz ket, N’an eus ket, Nan eus ket ; toutes ces formes correspondent à la forme « ample » du Léon : N’ez eus ket, et aussi à la forme vannetaise :Nand es ket, et toutes, elles peuvent se réduire à N’eus ket, « il n’y a pas ». Mais avec N’en, Nan, Nand, on gagne un pied. Plus tard Nan eus ket a été mal compris et graphié Nann, n’eus ket, « Non, il n’y a pas » : ce n’est pas du tout ce que l’on avait à l’origine !). Pour se mettre dans l’esprit ce qu’eut d’extraordinaire le succès duNan n’eus ket, on redonnera la parole à Anatole Le Braz :
« Soudain une voix isolée, une voix d’homme, large et pleine, entonna sur l’air d’une vieille complainte guerrière, un cantique en langue armoricaine composé par un prêtre de l’endroit :
N’an n’eus ket en Breiz, nan n’eus ket unan
N’an n’eus ket eur Sant evel sant Erwan […]
Cela fit l’effet d’une diane dans la cour d’une caserne endormie. Un grand frisson secoua la foule. Les plus engourdis sursautèrent. Un chœur formidable se mit à répéter chaque verset à la suite du chanteur. Ce fut une clameur folle, éperdue, dont toute la cathédrale vibra8 ».
10Les paroles du N’en euz ket enn Breiz sont d’une inspiration très pauvre, et le grain de la doctrine y est quasi inexistant. Or ce cantique a des allures de chant national breton. C’est qu’il est entièrement sauvé par sa mélodie, celle d’» une vieille complainte guerrière » en effet. S’agit-il d’un air breton, celtique ? Tout au moins figure t-il dans le Barzaz Breiz, où il accompagne le long poème intitulé Lez Breiz (« la hanche de la Bretagne », c’est-à-dire son soutien : il s’agit du roi Morvan), poème que La Ville marqué rattache à la série des « fragments épiques ». Cet air accompagne aussi d’autres cantiques, tels Eürus an hini, Avel hun tadeu ni vou tud a fé (cantique vannetais) et, en français, Reine de l’Arvor.
Les autres cantiques, du Trégor au Vannetais
11À Tréguier, la période qui va de 1883 à 1905 est apparemment féconde en cantiques à saint Yves. Toute une atmosphère se prête à cette ferveur : l’importance des études historiques concernant la Bretagne, avec, en 1887, la parution des Monuments originaux de l’histoire de saint Yves, par La Borderie ; de ce même savant, la parution en 1896 du premier volume de son Histoire de Bretagne. En 1886, avait été également inauguré à Saint-Jacut de la Mer le monument érigé à la mémoire de dom Lobineau. Le vicaire Le Pon compose Saint Yves, notre Père sur l’air, et pour le refrain, avec les paroles de Sainte Anne, ô bonne Mère : malgré leurs clichés, l’un et l’autre cantiques refusent de vieillir. Un certain P. Norbert, franciscain, fit paraître en 1892, avec l’approbation du vicaire général Le Provost, un « Cantique à saint Yves » dont le refrain dit ceci :
Puissant patron de l’Armorique,
O saint Yves, nous t’invoquons ;
Sois le défenseur énergique
Et des Français et des Bretons.
12Encore un cantique « amousos », comme disaient les anciens Grecs (« non inspiré par les Muses ») : sa carrière fut brève… Quitte à anticiper, il convient de mentionner dès à présent un autre cantique en langue française, composé en 1953 (7e centenaire de la naissance… présumée), et qui a toujours les faveurs des pèlerins du 3e dimanche de mai : Saint Yves, entendez nos prières. Avec bien des clichés ici encore, ce chant résiste bien, soutenu qu’il est par la mélodie bretonne d’un cantique très populaire en Trégor et dans la Cornouaille briochine : Salud d’ac’h, iliz ma farrouz.
13Mais revenons à la période 1883-1905. À l’occasion de la fête du tombeau fut composée uneCantate à saint Yves, de Thielemans et Tiercelin, avec des paroles bretonnes du vicaire Le Pon. Sigismond Ropartz, avocat et auteur d’une biographie de saint-Yves, imagina la belle Oraison de saint Yves (cette prière que l’écrivain met sur les lèvres du saint se chante aussi sur une musique de Thielemans, et elle figure sur le CD du 700 e anniversaire de saint Yves). Furent encore composées à la fin du xixe siècle et au début du xxe une autre Oraison de Monsieur saint Yves et une Messe en l’honneur de saint Yves. Toutes ces compositions ressortissent à la musique savante et n’ont été faites ni pour être chantées par le peuple ni pour capter sa faveur, ce qui n’empêche pas l’une ou l’autre d’entre elles d’être pleinement réussie.
14Tréguier n’est pas seul à chanter saint Yves, que ce soit en français ou en breton. Le patron secondaire de la Bretagne est populaire aussi dans le pays de Vannes : dans tout le Morbihan, une vingtaine d’églises et chapelles l’ont pour titulaire, et des cantiques en son honneur se chantent tout particulièrement à Bubry, Lignol, Plouray et Priziac, toutes localités situées dans la zone bretonnante de dialecte vannetais.
15La commune de Bubry est répartie en deux paroisses : l’une des églises est dans le bourg, l’autre se trouve au village de Saint-Yves. Cette dernière est une église remarquable, dont le pardon a lieu le dimanche qui suit celui de Tréguier. Le cantique à saint-Yves, Kañnen én inour de sant Iouan beniget, a été adopté aussi par Lignol, pour sa chapelle Saint-Yves, dont le pardon a lieu le dimanche de La Trinité. Ce cantique, qui compte 24 couplets, se chante sur l’air de Ni hou salud, stirenn er mor9. L’imprimatur est de 1928. L’auteur des paroles a signé de deux lettres, E.S., qui désignent sans aucun doute Étienne Le Strat (1865-1954), né et mort à Pluméliau. Grand compositeur de cantiques bretons, ce prêtre fut de 1917 à 1942 curé du doyenné de Plouay, dont Bubry fait partie.
16La paroisse de Plouray (qui est une paroisse primitive) s’est mise en 1839 sous la protection de saint Yves. Le pardon paroissial a lieu le 2e dimanche de mai, et les fidèles ont à leur disposition trois cantiques pour honorer leur saint patron, dont l’un est en français. Le second, en breton, est une adaptation vannetaise du N’en euz ket enn Breiz. Le troisième s’intitule Guerz Sant Iouan, patrom parréz Plouré ; l’imprimatur est du 12 mai 1913 ; le cantique compte 24 couplets.
17La paroisse de Priziac compte une chapelle à saint Yves ; le pardon s’y célèbre le dimanche qui suit l’Ascension (ce fut un tel dimanche, le 19 mai 1303, que dom Yves trépassa). Priziac est la seule paroisse de l’évêché de Vannes mentionnée dans l’enquête de canonisation comme paroisse d’origine de témoins. C’est de Priziac en effet qu’étaient originaires, ou du moins s’étaient mis en route le jongleur Riwallon, son épouse Pantonada et leurs enfants. Ils furent si bien accueillis par le saint qu’ils s’installèrent pour de bon dans son manoir-hospice. Il semble bien que Riwallon ait donné des « animations » à Kermartin pour distraire un peu les hôtes du saint. Le cantique de Priziac compte 14 couplets (le couplet 9 fait une discrète allusion à Riwallon et aux siens) et s’intituleCantic én inour de sant Even ; il n’est pas signé, pas plus que ceux de Plouray.
18Mais il nous faut revenir à Tréguier, où se chantent encore deux cantiques qui sortent vraiment du lot. Le premier a pour titre Guerz koz zant Ervoan, dont Duine10écrit qu’elle fut éditée en 1898 à Saint-Brieuc : il se pourrait qu’il s’agisse d’une réédition, et même d’une réfection, à partir d’un fonds ancien. En français, le titre donne : « Vieille complainte de saint Yves », gwerz signifiant, selon les cas, « complainte dramatique » ou « complainte édifiante » : c’est cette seconde acception qui convient ici. Tout au long de ses 52 couplets, le cantique narre la vie, les miracles, les pénitences de dom Yves, comme juge, avocat, recteur de paroisse, directeur d’hospice pour les pauvres. Le 52e et dernier couplet mentionne le peuple de Minihy Tréguier : « Soyez toujours attachés à votre patron qui, dans le ciel, prie pour la paroisse du Minihy ». Le texte aurait-il été écrit, ou complété, par un recteur du Minihy ? Toujours est-il que cette gwerz a bien des qualités. Et tout d’abord, elle est bien agréable à écouter.
19Dans une langue simple, très peu francisée, l’auteur semble faire tourner les pages d’un livre d’images dont chacune est faite pour fasciner des enfants. Un peuple analphabète était encore un peuple enfant. Admiration naïve, émotion contenue, ferveur discrète, tous ces traits se maintiennent d’un bout à l’autre de ce long poème populaire qui, à cet égard, est une réussite. Avec des mots simples, mais non pas indigents, l’auteur sonne juste, parce que son inspiration se loge dans le registre exact d’une langue qui est par bonheur rebelle à l’enflure. LaGwerz koz zant Ervoan mériterait une longue étude, exhaustive, interdisciplinaire.
L’œuvre de Jean François Le Pon
20Le vicaire J.F. Le Pon avait de nombreux noms de plume, dont celui de Laouenan (ig) zant Ervoan, LaouitousS.E. , LOIT . S.E. , L.S.E., Roitelet, ce dernier titre signant les pièces françaises, et donnant en même temps le sens de laouenan, laouitous, le diminutif étant laouenanig. Le vicaire de Tréguier figure, sous le titre de Laouénan Zant Ervoan, comme le 75 e et dernier de la liste des souscripteurs des Monuments originaux de l’histoire de saint Yves, parus en 1887. Son N’en euz ket enn Breiz, pièce largement de circonstance, refaite ensuite par le vicaire Clisson, est sans conteste le « tube » par excellence du pardon. On doit encore au vicaire Le Pon Be neve sant Ervoan (le nouveau tombeau de saint Yves), qui est de 1883. En 1884, c’est Pardon mad digant an Otro Doue ha zant Ervoan abalamour da Doue (Souhaits de bon pardon, de la part de Dieu et de saint Yves, pour l’amour de Dieu) : il s’agit, comme on dit, d’un « appel au peuple » pour qu’il participe aux frais de la construction du tombeau. On doit encore à Le PonKatel Autret, qui est de 1887 : cette pièce remarquable est revêtue de l’imprimatur de l’évêque même de Saint-Brieuc (en général, les cantiques bretons comportent simplement une autorisation donnée par un vicaire général), et l’auteur la dédie au « docteur de saint Yves » (comme il y a un évêque de saint Yves), ce docteur étant Arthur Lemoyne de La Borderie.
21Si, outre le N’en euz ket enn Breiz, il y a une composition qui fait partie des réussites du vicaire Le Pon, c’est bien le cantique qui ouvre la messe solennelle du pardon à la cathédrale : Pan eo hirie ho pardon, sant Ervoan vinniget (Puisque c’est aujourd’hui votre pardon, saint Yves béni). Il semble bien que ce cantique ait eu une ébauche : Kantik Goeloiz da Zant Ervoan (le cantique à saint Yves des habitants du Goëlo), dont la première strophe est presque identique à celle dePan eo hirie ho pardon. Cependant, le cantique de Tréguier surpasse celui du Goëlo sur plusieurs points : c’est ce qui permet de parler d’ébauche. On comprend que Jean-François Le Pon, lui-même originaire du Goëlo, ait voulu adresser à ses compatriotes d’outre Trieux une pressante invitation à venir s’incliner devant le nouveau tombeau de saint Yves et là, se recommander au saint.
22L’air du cantique est vannetais, c’est celui de Quelven (commune de Guern ; pardon célèbre le 15 août), avec quelques changements de notes, les mêmes qu’au Folgoët. À partir d’un vocabulaire breton assez restreint, mais de qualité, Jean-François Le Pon fait couler dans chaque strophe une authentique poésie populaire sans prétention, mais dont la fraîcheur continue d’enchanter. Un refrain et 16 strophes : c’est assez, et ce n’est pas trop, pour laisser s’épancher la ferveur d’un cœur sacerdotal et breton, dans des vers que visite çà et là une réelle inspiration. Ce qui domine, c’est l’émerveillement, l’émotion d’un prêtre d’âge mûr qui a su garder son cœur d’enfant. Peut-on hasarder une traduction, celle de la première strophe, malgré la trop certaine trahison qui va déflorer sonorités et assonances, et le rythme et les rimes ?…
Pa deu miz Mê da vleuian e liorzo ar vro,
Miz Mê, miz ma Mamm zantel, pa deu miz Mê enn dro,
Me gleo war zu Landreger ar pemp kloc’h bras o son,
Kleier Ervoan ha Tual o c’helvel d’ar pardon.
Quand le mois de mai se montre en fleur dans les jardins de la contrée,
Mai, le mois de ma sainte Mère, quand revient le mois de mai,
J’entends du côté du Tréguier les cinq grosses cloches sonner,
Les cloches d’Yves et de Tudual qui appellent au pardon.
23C’est bien plat, à côté de l’original… Il faut apprendre le breton !
24Les cantiques de saint Yves sont des cantiquesà saint Yves. La liturgie catholique et l’usage protestant ont de commun que les prières sont toujours adressées à Dieu (il s’agit, chez les catholiques, des « oraisons » de la messe et des vêpres et heures canoniales). Pour les protestants, à Dieu seulement, sans mentionner la moindre intercession de la Vierge ou des saints, intercession qu’ils récusent. Quant aux catholiques, leur liturgie s’adresse à Dieu, par l’intermédiaire éventuel du saint dont la fête tombe tel jour. Mais, précisément, nos cantiques étant des pièces non liturgiques, extra-liturgiques, ne sont pas assujettis aux lois de la liturgie : l’avis d’imprimer dont ils sont revêtus garantit simplement leur orthodoxie doctrinale. Dans les cantiques, c’est le saint qui est directement interpellé, invoqué, supplié. Grande liberté donc dans la mise en œuvre du texte. Les cantiques à saint Yves sont d’une très grande simplicité (quand ils ne sont pas de bien pauvres vers). Le fait est que le peuple s’est attaché à ces compositions faciles à saisir, à ces adresses familières au saint, à ces ritournelles qui aident considérablement le travail de mémoire. Un auteur de cantiques, comme Jean-François Le Pon mérite vraiment d’être salué comme le vrai poète qu’il est par moments : cet homme du peuple, qui avait étudié le latin, avait gardé vivantes en lui ses racines populaires, qui alimentent le meilleur de son inspiration bretonne. Ayant exprimé en breton ses premières émotions, Jean-François Le Pon trouve, grâce à sa langue maternelle, des accents d’une grande tendresse pour exalter saint Yves, et son art consommé révèle combien sont demeurées vives en lui les capacités d’émerveillement de son cœur d’enfant.
25Y a t-il une rue Jean-François Le Pon à Tréguier ?
Notes de bas de page
1 Torlay M., Jean Leuduger, « missionnaire apostolique » en Haute-Bretagne, s.l., 1990, p. 77.
2 Kerbiriou L., Les missions bretonnes, Quimper, Le Goaziou, 1933, p. 104, et p. 110-127.
3 Paris, Champion, 1922, p. 264-276.
4 Quimper, Le Goaziou, 1942.
5 Combot P., Ozouf M., Les aventures extraordinaires du citoyen Conan. Autobiographie, 1765-1834, Morlaix, Skol Vreizh, 2001.
6 Cité par Ollivier J.,La chanson populaire bretonne sur feuilles volantes. Catalogue bibliographique, Quimper Le Goaziou, 1942, p. 319-320.
7 Saint-Brieuc, Les Presses bretonnes, 1936, 16 p.
8 Le BrazA., Au pays des pardons, Rennes-Paris, 1894, rééd. Rennes, 1996, p. 39. Les deux vers bretons cités ci-dessus servent de refrain. En voici la traduction : Il n’y a pas en Bretagne, il n’y en a pas un, il n’y a pas un saint comme saint Yves.
9 N° 78 du Livr kañenneu eskopti Guéned, Vannes, Galles, 1933.
10 Op. et loc. cit.
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