Les pardons du peuple. Saint Yves entre le pauvre et le riche
p. 283-294
Texte intégral
1Qu’ils soient locaux ou d’importation, les saints en Bretagne ont toujours été tenus en grande vénération, à tel point qu’en maintes circonstances et contrairement à l’adage bien connu, le peuple breton s’est le plus souvent adressé à eux qu’à Dieu lui-même. Avant la pénétration de la médecine officielle dans les campagnes, les saints populaires ont en effet largement rempli des fonctions de protecteurs et de guérisseurs des corps et des âmes. La plupart d’entre eux ont été reconnus comme de véritables spécialistes, si bien que le mal qu’ils soignaient a fini par prendre leur nom1. Ainsi consultait-on (consulte-t-on), selon des rites bien définis, saint Divy pour les maux de ventre, saint Cado pour les furoncles, sainte Apolline pour les maux de dents, saint Gilles pour la peur, saint Tugen pour la rage, saint Gonéry pour les fièvres, saint Roch pour les ulcères, etc. Leurs grâces ont également été sollicitées pour les animaux : c’est à saint Antoine que l’on s’adressait pour les cochons, à saint Éloi pour les chevaux, à saint Gildas ou saint Cornély pour les vaches, ou encore à cet énigmatique sant Kle-us me-us,vénéré à Yvias, qui guérissait porcs et bovins.
2Dans ce Panthéon breton, saint Yves occupe une place à part. En effet, le peuple le juge bon pour tout, pour les hommes aussi bien que pour les bêtes. Autrement dit, c’est un généraliste doublé d’un vétérinaire, et c’est une des raisons pour lesquelles le plus connu de ses cantiques proclame : « Na n’eus ket en Breizh, na n’eus ket unan, na n’eus ket ur sant evel sant Erwan », il n’y pas un saint en Bretagne comme saint Yves. Il est au-dessus de tout et de tous. En Trégor, il est mis par les uns au rang des apôtres, par les autres au-dessus de la Vierge, et même parfois au-dessus de Dieu lui-même. C’est dire en quelle estime les Trégorrois tenaient et tiennent encore Erwan Heloury.
Saint Yves dans la tradition orale du Trégor et du Goëlo
3Mais pour le mettre sur un tel piédestal, le peuple a su propager dans la tradition orale des faits susceptibles d’en faire le plus grand des saints. En fait, pour peu que l’on interroge la mémoire du peuple, comme j’ai pu le faire récemment en Trégor-Goëlo, on se rend compte que cet enfant du pays, ce personnage historique officiellement canonisé par l’Église, a été rattrapé par le folklore : aussi bien s’est-il vu attribuer plusieurs miracles et prodiges du type de ceux accomplis avant lui par les saints des premiers temps de l’émigration bretonne, et d’autres saints personnages de Bretagne ou d’ailleurs.
4Les récits relatant ses miracles ne datent pas d’hier. Un grand nombre d’entre eux figure naturellement dans le procès de canonisation en 1330. Ils furent repris à la fois par des ouvrages tels que la Vie des saints d’Albert Le Grand (1659) ou de dom Lobineau (1724), ou encore plus près de nous par les diverses éditions deBuhez ar sent, les vies de saints en langue bretonne, dont les exemplaires, avec les chants et cantiques sur feuilles volantes, ont longtemps constitué, avec la Vie des quatre fils Aymon, Buhez ar pevar mab Emon, un des rares éléments de bibliothèque dans les campagnes jusqu’à la fin du xxe siècle. Les prêtres eux-mêmes, notamment dans leurs sermons lors des pardons, n’ont pas manqué de vanter les mérites de saint Yves. À tout cela, il faut ajouter la transmission orale assurée par les anciens dans de nombreux foyers. Jusqu’à une période relativement récente et selon le mot d’un de nos informateurs : « Il n’y avait guère de famille qui ne racontait son petit miracle de saint Yves ». L’imagination populaire a fait le reste.
5Ainsi, comme saint Germain d’Auxerre dans la baie de la Fresnaye2ou encore saint Riowen de Redon, saint Yves marche sur l’eau3 ; comme saint Hervé du Méné-Bré, ou saint Efflam au Grand Rocher, le Roc’h Kellaz, près de la Lieue-de-grève, il fait jaillir une source avec son bâton4. Comme saint Samson à Pleumeur-Bodou, saint Guirec à Ploumanac’h, saint Maudez à Lanmodez, saint Tudy à Ploézal, saint Ener à Guerlesquin, saint Théleau à Landeleau, saint Yves dort sur la pierre et y laisse même ses empreintes merveilleuses : il a son lit, ou plutôt ses lits, à Louannec et à Trédrez où il a également son oreiller, et comme saint Kemo, son ou plutôt ses sièges de pierre5…Comme saint Gonéry à Plougrescant, il a laissé dans le granite la trace de son genou, de son coude ou de son pied à Plounez, à Ploulec’h, à Kermaria-Sulard, à Camlez. Tel saint Gildas bondissant d’Arzon sur l’île d’Houat, il passe de Beauport au Minihy. Comme saint Tugdual, il se fait fort d’éteindre les incendies6. Comme saint Dié redresse des poutres, lui les allonge. Comme saint Melaine7, il entend à distance. Comme saint Mauron, saint Guillaume, saint Maurice ou saint Pol de Léon, il rassemble les corbeaux qui menacent de piller les récoltes8. Comme saint Malo, il fait tomber la pluie9, etc.
6Ce n’est pas tout. Comme les saints celtiques, il a parfois la tête près du bonnet et il s’emporte si on lui manque de respect ou si on cherche à lui jouer des tours. Comme saint Colomban qui condamna la plie à garder la bouche de travers pour s’être moquée de lui10, saint Yves condamne ceux qui s’en prennent à lui, les uns à naître avec les cheveux roux ou les autres à avoir une bosse sur la tête pendant neuf générations, ou encore, comme le fit saint Augustin de Cantorbéry11avec les habitants de Rochester, à porter sur le corps la marque d’une queue de raie12. Comme saint Quay ou saint Goulven, ou encore saint Jorand, il maudit la fougère qui lui blessa la main ou le pied, interdisant à cette plante de pousser dorénavant dans le lieu où l’incident s’était produit13.
7Le Trégor et le Goëlo fourmillent de ces marques, de ces pierres, de ces lieux où saint Yves aurait pu porter ses pas. De nombreuses paroisses revendiquent d’avoir ici et là, qui la chaise, qui le lit, qui le champ maudit, qui la chambre ou le pavé (Trédrez) d’Erwan de Kermartin. Et certaines font encore mieux, qui prétendent détenir sa chasuble (Louannec) ou son bréviaire (Minihy), et c’est Tréguier qui veut l’emporter sur les autres avec le crâne du saint lui-même ! En quelque sorte, on assiste en ce domaine à une rivalité de clochers, c’est le cas de le dire.
8Aussi, la tradition populaire en Trégor-Goëlo a-t-elle fait courir dans les mémoires ce réseau d’anecdotes et de traces matérielles sur le terrain, propres à baliser le discours légendaire et à donner au saint toute sa dimension. En outre, l’ensemble de ces éléments a eu pour autre objectif d’ancrer physiquement le personnage de saint Yves dans la réalité d’une paroisse, et par conséquent de s’approprier en quelque sorte le saint lui-même, dans l’espoir de s’attirer ainsi ses faveurs. C’est également ce qui a permis à ces croyances, dignes de figurer dans « la légende dorée », de vivre en parallèle dans la tradition orale avec les biographies officielles du saint diffusées par l’Église. On retrouve justement là une des caractéristiques de la religion catholique en Bretagne qui fait vivre ensemble ou en parallèle pratiques populaires et liturgie officielle. Dans certains cas même, on assiste à une dualité nettement tranchée. « Le peuple breton, écrit Anatole Le Braz,a une façon tout individuelle d’entendre la catholicité, il veut des dévotions qui ne soient qu’à lui14 ». La manière de célébrer en Trégor le grand pardon de saint Yves le 19 mai, semble en être une illustration.
Le pardon, entre Tréguier et Minihy
9En effet, la cathédrale de Tréguier et l’église de Minihy, toujours nommée « chapelle de saint Yves » par les gens du pays, semblent se répartir les festivités de manière à satisfaire les uns et les autres. La cathédrale, située au
10centre paroissial, remplit ses fonctions selon les rites officiels de l’Église. La chapelle du Minihy, à l’écart, qui obéit également aux règles de l’Église, est de surcroît le siège des pratiques et croyances populaires.
11La veille du pardon, cette dualité est déjà évidente. « À la tombée de la nuit arrivent de nombreux pèlerins. Vers minuit ils se groupent tous au grand porche de la cathédrale, et comme ils le trouvent fermé, ils s’agenouillent sur le seuil et le baisent pieusement ; se relevant alors et marchant en silence ils se dirigent gravement vers l’église Saint-Yves du Minihy située à environ 1500 mètres de Tréguier […] ». C’est donc au Minihy que se réunissent nos pèlerins nocturnes ; « neuf fois ils font le tour de l’église (dans le sens de la course du soleil) en récitant pieusement leur chapelet » ; autrefois, certains pèlerins effectuaient ce rite sur les genoux. « Ce n’est qu’après cette prière qu’ils se jugent dignes d’entrer dans le temple resté ouvert durant cette nuit de fête. Ils y font alors leurs dévotes recommandations à saint Yves et entendent la sainte messe…15 ». La tradition orale rapporte qu’à l’occasion précisément de ce service, la statue du saint dans l’église « étendait le bras pour bénir l’assistance prosternée », sauf, écrivait non sans malice Ernest Renan, « si dans la foule un seul incrédule avait levé la tête pour voir si le miracle était réel. Le saint justement blessé de ce soupçon ne bougeait pas et par la faute de ce mécréant, personne n’était béni16 ». C’est encore dans cette même chapelle du Minihy que se rendit madame Renan à la mort de son mari afin de demander à saint Yves d’être le tuteur de son fils Ernest17.
12Le 19 mai, jour du pardon, on constate encore plus cette dualité du culte à saint Yves, et ce jusqu’à aujourd’hui. En effet, deux offices religieux célébrant cette même fête se déroulent à la même heure mais en deux lieux différents : l’un à la cathédrale et l’autre à l’église (chapelle) du Minihy. Ce n’est pas sans raison. C’est dans le premier et majestueux édifice que se retrouvent les hautes autorités judiciaires et ecclésiastiques, réunies en robes, rochets et camails, autour du flamboyant tombeau du saint. Dans le second sanctuaire, seuls le peuple et son pasteur sont représentés. En outre, ce dernier lieu possède, lui aussi, un mausolée nommé par les gens du pays « tombeau de saint Yves », mais fruste celui-là, à l’image du petit peuple, exposé à tous les vents, à l’extérieur, dans le cimetière qui jouxte l’église. Anatole Le Braz, en son temps, soulignait bien cette séparation des classes entre les deux sanctuaires :
« Les gens de Tréguier lui ont édifié (à saint Yves) dans leur cathédrale un magnifique cénotaphe. Là iront prier les riches, ceux qui recherchent le luxe et les beautés factices de l’art jusque dans les objets de leur dévotion. Mais la foule des humbles ne désertera jamais les petits sentiers du Minihy. Toujours, on les verra serpenter en longues « théories » pieuses et murmurantes vers la colline ensoleillée que baigne le Jaudy et où la grâce et la mansuétude de saint Yves sont restées comme empreintes dans le paisible sourire des choses18 ».
13À l’issue de l’office, la procession de Tréguier prend la direction de la chapelle de Kermartin. Le reliquaire de saint Yves est sorti de la cathédrale où il est conservé le reste de l’année pour retrouver, un jour par an, sa terre natale de Kermartin. Les fidèles du Minihy, quant à eux, également en procession, partent à sa rencontre, pour satisfaire au rite traditionnel d’accueil aux marges du territoire sacré. C’est là que se produit le baiser des croix et le salut des bannières. Ensuite, l’ensemble se rend jusqu’au cimetière. Autrefois, on posait le reliquaire sur le tombeau de saint Yves, Bez Sant-Erwan. Comme à Plougrescant avec saint Gonéry ou à Locronan avec saint Ronan19, on procédait alors au passage sous les reliques, sous la voûte en pierre de l’ancien autel, où chaque dévot heurtait de la tête le précieux coffret et baisait la terre par humilité. « D’aucuns », précise Anatole Le Braz dans le style qui lui est propre, « baisent à pleines lèvres la dalle funéraire ; quand ils se relèvent, ils ont la face souillée de boue, mais radieuse, ils ont puisé à ce rude contact une sorte d’énergie sacrée, la vertu vivifiante d’Yves Hélori a passé en eux20 ».
14Une autre manière de recueillir une parcelle de sainteté consistait autrefois encore, toujours au Minihy, mais dans la maison natale du saint, au manoir de Kermartin, à passer la main ou un linge sur le lit de saint Yves, ou même à en emporter un morceau, comme l’a écrit le chevalier de Fréminville en 1837 : « Le lit du saint éprouvait des dégradations, de la part
15des personnes pieuses, qui venaient de tous les points de Bretagne comme en pèlerinage pour le visiter, et ne manquaient pas d’en couper et d’en emporter un petit morceau, considéré comme une relique ».
16C’est encore au Minihy, à la grande époque du lin en Trégor (1850-1950)21, que certains paysans venaient le 19 mai montrer au saint le résultat de leur labeur en arborant une tige de lin de leur champ nouée autour de leur chapeau. C’était d’ailleurs un dicton que, pour être sûr d’un bon rendement, le lin devait faire le tour du chapeau pour la Saint-Yves, « abenn pardon Sant-Erwan oa sañset al lin d’ober an dro da gern an tok ». Ce même jour, les pèlerins allaient faire l’aumône aux mendiants installés à proximité du tombeau du saint et recevaient en retour de petits cailloux blancs, justement nommés meinigoù-Sant Erwan, avec la formule de remerciement : « Doue ha sant Erwan d’ho paeo », Dieu et saint Yves vous le rendront. Au retour, à la maison, les paysans jetaient cette petite pierre sur leur champ de lin. Sûr que la filasse serait belle !
17Un pardon en Bretagne ne serait pas un bon pardon sans une visite à la fontaine. Ce n’est pas à Tréguier, mais encore au Minihy que les pèlerins vont puiser l’eau aux vertus multiples de la fontaine du saint. C’est là aussi, et non à Tréguier, que des processions, croix en tête, se rendaient autrefois pour solliciter l’intercession de saint Yves et obtenir un ciel favorable aux cultures, notamment dans les cas de pluies incessantes ou de sécheresse.
« C’est ainsi qu’en 1834, lit-on dans le cahier de paroisse du lieu, on vit arriver à Saint-Yves un grand nombre de processions pour demander de la pluie. Dès le 28 avril, on vit arriver celle de Plourivo, d’Yvias et de Plounez. Le 26 mai, il en vint encore un plus grand nombre, mais le 2 juin, le nombre des processions fut encore plus grand puisqu’on y vit arriver toutes les paroisses du canton de Tréguier, celles de La Roche, de Lézardrieux, de Ploubazlanec, de Plouëc et de Tonquédec… Ce grand concours de processions était un spectacle bien imposant, soit qu’elles se
rencontrassent sur les routes, soit qu’elles se trouvassent en certain nombre réunies à Saint-Yves où l’on vit à la fois 17 croix faisant le tour de l’église et du cimetière en chantant des hymnes et des litanies et à la vue d’une immense population attendrie d’un tel spectacle. Au dire d’un ancien militaire de Tonquédec, qui avait fait la campagne d’Italie sous Bonaparte, il n’avait jamais rien vu de plus imposant. Toute la matinée, il y eut des messes à Saint-Yves. Plusieurs de ces processions s’en retournèrent par Tréguier où ils se délassèrent et prirent les restaurants d’assaut. Plusieurs autres rentrèrent à Saint-Yves, où s’étaient rendus les boulangers de La Roche avec du pain pour alimenter le pèlerin. La fontaine de saint Yves fournit de l’eau à tous ceux qui en désiraient. Cette année, la récolte fut médiocre en tout, mais surtout en orge et en lin qui se vendait jusqu’à 80 F la charge qui est de 240 livres. Les processions extraordinaires se sont renouvelées en 1860. Le dimanche 27 7bre nous vîmes arriver la procession de La Roche-Derrien pour demander la cessation de la pluie. Le lendemain, lundi, arriva celle de Kerfot. Les anciens auraient confié au vicomte de La Villerabel que vers 1839 la pluie commença à tomber au moment précis où la croix de Kerfot était plongée dans la fontaine de saint Yves au Minihy22 ».
18Le rite qui avait pour but de déclencher des averses consistait en effet à tremper le pied de la croix dans l’eau de la fontaine. Est-il ancien ? On ne saurait le dire en l’absence de témoignages. On peut cependant assurer qu’il fut pratiqué au moins au cours des deux siècles derniers.
19Reprenons le déroulement du pardon. Le moment est maintenant venu pour la procession de Tréguier de reprendre le chemin de la cathédrale. Nos informateurs les plus anciens prétendent qu’alors on voyait la vitre du reliquaire se couvrir d’une légère buée : « C’est saint Yves qui pleure, des larmes lui coulent sur le visage, disent-ils, il regrette de quitter à nouveau sa terre natale.Sellet, sant Erwan o ouelañ gant keuñ da guitaat ar gêr, dour ruilhal gant e visaj ». De telles larmes sont bien faites pour toucher les fidèles du Minihy qui constatent ainsi de quel côté va la préférence d’Erwan Helori. Certains vont même jusqu’à dire qu’on le ramène en pénitence dans la sacristie de la cathédrale où il reste enfermé le reste de l’année. D’ailleurs, les paroissiens du Minihy n’ont jamais admis cette mainmise et cette main basse de Tréguier sur le pardon et sur le chef de saint Yves. Encore récemment, beaucoup se sont exprimés à ce sujet, notamment dans le questionnaire qui leur avait été adressé en 1969 pour savoir s’il fallait fixer le pardon de Saint-Yves le dimanche le plus proche de la fête. Les réponses sont cinglantes :
- « Il semble que la seule ville de Tréguier soit intéressée par la Saint-Yves. Or, le vrai pèlerinage a lieu à Minihy ». […]
- « Je ne vois pas quelle importance à changer la date à la Saint-Yves, car c’est un lieu de pélerinage surtout à Minihy et non à Tréguier qui nous l’avez volé ! » […]
- « Il est absolument inadmissible que la fête de Saint-Yves soit placée un dimanche. Cela devient une question purement commerciale. Nous acceptons déjà que la tête de saint Yves soit placée à Tréguier alors qu’elle devrait être à Minihy23 ».
20Voilà qui ne saurait être plus clair ! Revendiqué par beaucoup d’autres, saint Yves est avant tout l’enfant du Minihy !
21On a donc vu comment l’imagination populaire a su s’emparer d’un homme comme saint Yves, un homme dont la biographie est pourtant bien attestée, pour en faire un personnage légendaire et regrouper autour de lui divers motifs folkloriques afin de le hisser au-dessus de tous les autres. La célébration de son pardon le 19 mai (le troisième dimanche du mois à présent) porte encore l’empreinte du peuple dans des circonstances originales. Le va-et-vient entre la cathédrale de Tréguier et l’église du Minihy a permis à chacun de trouver son compte dans l’exercice de sa religion. Le sanctuaire du Minihy, resté chapelle, et surtout chapelle du saint, dans l’esprit du peuple, à l’écart du centre paroissial, a pu jouer son rôle – toléré par les autorités – de lieu consacré aux traditions du peuple. Aujourd’hui encore, on passe sous le « tombeau de saint Yves » dans le cimetière du Minihy et on va chercher de l’eau à sa fontaine. La cathédrale, à l’inverse, avec ses avocats et ses évêques, ses toges et ses camails, se présente comme la vitrine d’une religion catholique officielle. En accueillant les nantis d’un côté et les plus modestes de l’autre, en les faisant se rencontrer l’espace d’un pardon sur les terres du saint, l’Église et le peuple ont placé saint Yves entre le riche et le pauvre.
Notes de bas de page
1 Droug sant Kado, Gloaz sant Kirio(Giraudon Daniel, Les chemins de saint Yves, Morlaix, Skol Vreizh n° 30, 1994, p. 66).
2 SébillotPaul,Petite légende dorée de la Haute-Bretagne, « Les taches de la mer et les saints », Nantes, 1897, p. 8-9 : « Dans la baie de la Fresnaye (Côtes-du-Nord), quand le temps est calme et la mer haute, on voit une marque blanche qu’on appellesillon de saint Germain… le sillon blanc est la trace de ses pas. Dans la même baie, une autre raie se nomme Chemin de saint Jean. À Fégréac, vers l’embouchure de la Vilaine, est la petite chapelle de Saint-Jacques : quelquefois, lorsque le vent souffle vers l’amont de la rivière de Vilaine, il pousse devant lui un rouleau d’écume que les habitants du pays appellent le Chemin de saint Jacques : c’est la route que suivit le saint lorsque remontant la Vilaine en marchant sur les eaux, il voulut s’arrêter à Rieux ».
3 Sur ce thème voir : Milin Gaël, « La traversée prodigieuse dans le folklore et l’hagiographie celtiques : essai de typologie », Bulletin de la Société archéologique du Finistère, t. 118, 1989, p. 125-140.
4 Tanguy Bernard, « Hauts lieux du sacré et foires en Bretagne » dansHauts lieux du sacré en Bretagne, Kreiz 6, Brest, 1997, p. 311.
5 Le Grand Albert, La vie des saints de la Bretagne Armorique, Quimper, 1901, p. 188 : « Saint Yves prêchant en notre contrée eut à passer une nuit à Landeleau et par esprit de pénitence et de vénération pour saint Théleau, il quitta sa chambre pour aller coucher dans ce lit de pierre ».
6 Le grand Albert, La vie des saints de la Bretagne Armorique, Quimper, 1901, p. 675.
7 Dictionnaire des saints bretons, Tchou, 1979, p. 16-17.
8 Sébillot Paul, Petite légende dorée…, op. cit. p. 152-161 ; MerdrignacBernard, Recherches sur l’hagiographie armoricaine du viie au xve siècle, [Saint-Malo], CeRAA, 1985-1986, t. 2, p. 152.
9 Merdrignac Bernard,op. cit., t. 2, p. 208.
10 Folklore, myths and legends in Britain, Reader Digest, p. 523 : « Wading through shallow water, St Columba trod on a flounder (flet). The fish cursed Columba’s crooked feet, and he retorted by cursing the fish’s mouth, which has been crooked ever since ». « He cursed a flounder when he slipped on it and that is why these fish have crooked mouths ».
11 « St Augustine, coming into the countie of Dorsett allwaies announcing Christ’s holy Ghospell, he arrived at a village where the wicked people not only refused to obey his doctrine, but very impiously and opprobriously beat him and his fellowes out of their village and in mockerie fastened Fishtayles at their backs : which became a new purchase of eternal glory to the Saincts, but a perpetual ignominie to the doers. For it is reported that all that generation had that given them by nature which soe contemtibly they fastened on the backs of theses holy men. And saint Augustine having left these wicked to carrie the markes of their owne shame… » (translation by a seventeenth-century Benedictine monk,Porter Jérôme, « of a collection of saints’lives made around the time of the Norman conquest by one Goscelin ». In Chandler John, Wessex images, Stroud, 1990, p. 11-12.
12 Voir aussi, Les chemins de saint Yves, op. cit. (« saint Augustin en mission dans la ville de Rochester fut rossé…», p. 63).
13 Le Roy Florian, Bretagne des saints, p. 118, 1959. Voir aussiLes Chemins de saint Yves, op. cit.
14 Le Braz Anatole, Vieilles chapelles de Bretagne, 1928, préface, p. 12.
15 Guillotin de Corson Amédée, Les pardons et pèlerinages du pays de Lannion et Tréguier. Ms 998 Bibliothèque Municipale de Rennes (fonds Ollivier).
16 Renan Ernest, Souvenirs d’enfance et de jeunesse, Paris, 1935, p. 9-10.
17 « Le digne patron des avocats est né dans le minihi de Tréguier, et sa petite église y est entourée d’une grande vénération… À la mort de mon père, ma mère me conduisit à sa chapelle et le constitua mon tuteur » (Renan Ernest, op. cit., p. 9).
18 Le Braz Anatole, Au pays des pardons, Rennes, 1898, p. 69-70.
19 Ou encore au Bourg-Blanc pour saint Urfold ou à Dirinon pour sainte Nonne…
20 Le Braz Anatole, Au pays des pardons, op. cit.,p. 70.
21 Voir Giraudon Daniel, Andrieux Jean-Yves, Teilleurs de lin du Trégor, Skol Vreizh n° 18, 1990.
22 Les chemins de saint Yves, op. cit., p. 67.
23 Archives du presbytère de Tréguier, registre de la paroisse de Minihy-Tréguier ouvert en 1839 (extraits communiqués par Georges Provost).
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Saint Yves et les Bretons
Ce livre est cité par
- Anheim, Étienne. (2014) Clément VI au travail. DOI: 10.4000/books.psorbonne.26484
Saint Yves et les Bretons
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