Saint Yves dans les chroniques bretonnes de la fin du Moyen Âge
p. 61-65
Texte intégral
1Saint Yves occupe une place très importante dans l’historiographie bretonne, autant pour sa vie exemplaire que parce qu’il est le patron des Bretons, et peut-être aussi parce que son procès de canonisation nous décrit sa vie quotidienne et celles de ses contemporains. Imaginons un instant que ce procès se soit perdu. Le médiéviste se tournerait alors vers les chroniqueurs bretons du Bas Moyen Âge en espérant y trouver son miel. Or, il n’en est rien. Si l’on examine attentivement les chroniques bretonnes, on n’y trouve que quelques éléments biographiques épars et sans grand intérêt, à une exception près, celle d’Alain Bouchart, mais encore faut-il faire le tri du vrai et du faux. La postérité du saint est tout aussi négligée et ce n’est qu’incidemment qu’il apparaît, en particulier sous le règne de Jean V, lors de l’épisode de l’enlèvement du duc par les Penthièvre. Après avoir fait le bilan des indications vraies ou fausses que nous livrent les chroniqueurs bretons du Bas Moyen Âge – ceux duxve siècle, auxquels nous avons ajouté l’historien du xvie siècle d’Argentré pour essayer d’épaissir un peu le dossier – nous essaierons d’apporter quelques éléments de réponse à cette situation curieuse.
La vie de saint Yves d’après les historiens
2Hors de tous cadres canoniques historiques, nous commencerons par aborder les récits de la mort d’Yves Hélory, car c’est un des seuls moments qui réunit plusieurs auteurs. Bouchart nous dit que « l’an de grâce mil troys cens et troys, le dimenche d’après l’Ascension dix neuviesme jour de may, trespassa de ce mortel siècle le glorieux amy de Dieu monseigneur sainct Yves, prestre tout plain de saincteté1 ». Pierre Le Baud déclare quant à lui qu’en l’an 1303, « le dix neuviesme iour du mois de May, à un Dimanche, trespassa de ce siecle Maistre Yves Harlory Vénérable Prestre du Diocèse de Trecorense, homme efficacement instruit en Droict Canon et science divine, & fut inhumé en l’Église Cathedral de l’Antréguer2 ». Bertrand d’Argentré est un peu plus loquace. « En l’an M. CCCIII dix neufiesme de May mourut Yves Helory, Gentilhomme venerable du Diocese de Treguer, homme instruict en droict Civil & Canon, qui fut Advocat, puis Official de l’Archidiaconé de Rennes, personne incorruptible, & entiere, & de vie austere : & fut inhumé en une Chapelle par luy fondee, puis transporté en l’Église de Treguer, avec grande reputation de saincteté, pour laquelle il fut depuis canonisé3. » Par contre, deux petites annales, les Chroniques annaulxet leChronicon Britannicum, sont nettement plus sommaires. La première précise pour l’année 1301 (sic) : « Migravit Yvo Haelori », et la deuxième pour l’année 1304 (sic) : « obiit sanctus Yvo Brito, qui jacet in Ecclesia Beati Tugduali Trecorensis4 ». Il faut noter la brièveté des mentions et surtout la double erreur de date, qui doit certainement être attribuée à une coquille d’impression du texte de dom Morice. Arrivé à ce point de notre article, nous pourrions presque vous annoncer qu’il est terminé.
3En effet, les chroniqueurs ne nous apprennent dès lors presque plus rien. Pierre Le Baud rappelle ses origines nobles, « lequel Yves, combien qu’il fust de tresnobles parens, puis son travail d’Advocat des poures (pauvres) & misérables personnes, réduisant de toutes ses forces les litigans à paix & concorde. » Vient ensuite la rapide analyse des qualités qui lui ont valu la canonisation, « l’humilité merveilleuse, la saincteté et incredible austérité de vie, resplendissant avant sa mort », puis les « innumerables merveilles et cuidens miracles », ce qui amène Clément VI à l’inscrire « solemnellement ou Cathologue des Saincts Confesseurs5 ». Heureusement, Alain Bouchart développe un peu la vie du saint trégorrois6. Dans le deuxième paragraphe, il relate sa jeunesse et ses études bretonnes, puis son départ pour Paris et Orléans. Il aborde ensuite dans les 3eet 4eparagraphes le retour en Bretagne, comme official de Rennes, puis dans les mêmes fonctions à Tréguier. Il rappelle aussi qu’il fut curé de Trédrez et de Louannec. Le paragraphe suivant décrit son attitude auprès des plus pauvres, surtout son rôle d’homme de loi. Après un passage curieux que nous expliquerons plus bas, Bouchart évoque les mortifications du saint, sa vie chrétienne et sa vie quotidienne, avant d’arriver à sa mort. Les deux derniers paragraphes concernent l’enquête de canonisation et la mise aucatalogue des confesseurs du prêtre trégorrois.
4Mais revenons aux paragraphes 6 à 9, ce que l’on pourrait appeler la fausse vie d’Yves Hélory. Elle occupe une place importante du texte, pas moins d’un tiers de l’ensemble. Il s’agit de récits dont l’écrivain nous dit qu’il les a « lus », sans plus de précisions. Le premier raconte comment le saint se rend à Tours pour plaider dans l’affaire d’un jeune homme qui revendique une femme en mariage, celle-ci n’étant pas consentante. Le problème est compliqué du fait que le mariage a manifestement été consommé, ce qui place le jeune homme dans une situation de force. Pour arriver à faire éclore la vérité, l’official agit curieusement en révélant au tribunal le secret de la confession, ce que le texte dit clairement : « Ma fille, ne m’avez vous pas confessé que vous l’avez prins par mariage ? »L’argument emporte la décision de la jeune femme qui le reconnaît publiquement, et tout est bien qui finit bien : « Ouy dit elle, il est mon mary et j’estoys sa femme, et tant qu’il vive n’auray aultre mary que luy. » Cette affaire se termine bien, pour la plus grande gloire d’Yves, à tel point qu’insigne honneur, l’official de Tours lui cède sa chaire pour qu’il rende le jugement à sa place. Le texte emprunte beaucoup aux méthodes du roman, sur le fond – une histoire d’amour : une femme qui se refuse à son prétendant – comme sur la forme, avec en particulier un échange verbal entre l’official de Tours et le Breton, puis entre celui-ci et la jeune femme.
5Puis vient un deuxième récit du même type, bien plus long, qui commence un peu comme un conte pour enfant : « j’ai leu aussi que, à une autre fois, le bon saint Yves arriva quelque fois à Tours… » Alors qu’il s’installe chez la femme qui doit le loger, il la trouve éplorée, sous la menace du remboursement de 1200 écus d’or, qu’elle a perdus du fait de sa bonne foi. Le saint lui demande alors : « racontez moy, s’il vous plaist, quel est vostre procès, et bien voluntiers m’emploieray en vostre affaire en ce que je pourray. » La conversation s’engage et la femme lui narre l’affaire, qui doit être jugée le lendemain. Il profite pour faire de sa réponse une leçon de morale sur le thème de la confiance en Dieu. Lors du procès, le Breton demande à être confronté à l’escroc, alors que le verdict condamnant la femme va tomber. Le coupable se met alors à « trambler, et la face luy pallist, tellement que tous ceulx qui présens estoient furent effroiez ». L’intervention de saint Yves permet de mettre en évidence l’escroquerie et à nouveau, tout est bien qui finit bien, sauf pour le voleur qui est pendu et étranglé au gibet de Tours. L’ensemble a pour caractéristique un côté narratif très marqué, appuyé sur des conversations, des exclamations, un suspense sommaire et un fond romanesque digne d’un roman-photo… Notons que les deux textes, surtout le deuxième, induisent l’idée que saint Yves est fréquemment appelé à l’officialité de la province ecclésiastique, à tel point qu’il y possède une chambre attitrée, et qu’il y joue un rôle ambigu, qui tient autant de celui d’avocat que de magistrat. Bouchart revient ensuite à ce qui pourrait être vrai mais qui sonne étrangement faux. « Certains » (il ne précise bien sûr pas plus que précédemment) accusent le saint d’avoir des rentes, ce qui peut être cause de scandale, surtout pour un juge ecclésiastique.
6Le chroniqueur explique que si même c’était le cas, il en fait profiter les pauvres. Il place alors une longue digression en trois temps sur le sujet, appuyée sur force citations latines, ce qui lui permet de faire étalage de sa culture générale, citant à la rescousse saint Jean, saint Grégoire, saint Paul, et Pierre, archevêque de Compostelle.
7Pourquoi un tel écart ? Il est fort probable que Bouchart veut sortir un peu du modèle hagiographique doucereux. Il développe alors les deux miracles tourangeaux, sans grand danger, tout à l’honneur de saint Yves et qui permettent d’accrocher le lecteur tout en rehaussant le texte d’une nouveauté. Pour le reste, le chroniqueur connaît l’enquête de canonisation mais ne s’en sert que de loin, en donnant un vague résumé qui pourrait s’appliquer sans trop de difficulté à bien d’autres saints prêtres.
Le saint dans l’histoire de Bretagne
8De façon plus anecdotique, mais peut-être plus intéressante d’un point de vue historiographique, saint Yves réapparaît aux xive et xve siècles dans les chroniques bretonnes. En 1392, Charles VI décide d’intervenir militairement en Bretagne pour châtier le duc Jean IV, qu’il soupçonne de complicité à la suite d’une tentative d’assassinat du connétable de Clisson. Le 5 août 1392, alors que l’armée royale est en forêt du Mans, le roi de France devient fou, après avoir croisé un mendiant qui le suit pendant une demi-heure en lui criant qu’il est trahi. Le Baud nous rapporte que « les Bretons disoient que c’estoit monseigneur sainct Yves qui lui estoit apparu en la forest en espece d’un povre pour le adviser de se destourner de ce veaige, dont il ne voulut riens faire et ainsi en parloit l’on en pluseurs et diverses manieres7 ». L’official apparaît ici comme une sorte de saint Yves de Vérité avant la lettre, punissant le roi d’intervenir pour une cause fausse. Une deuxième occurrence se situe en 1420, quand le duc Jean V et son frère Richard sont enlevés par les Penthièvre, qui menacent de leur faire subir un mauvais sort (février-juillet 1420), et on connaît en particulier la grande frayeur du duc lorsqu’il est menacé de mort, ce qui l’amène à promettre son poids en or aux Carmes de Nantes, en argent à saint Yves, et c’est d’ailleurs avec cet argent qu’est construit le tombeau du saint8. En fait, c’est à l’évocation de la mort de Jean V que saint Yves réapparaît dans le texte chez Le Baud, Bouchart et d’Argentré. Tous trois font mention du culte de Jean V pour le saint trégorrois, rappellent la fondation de la chapelle dans la cathédrale de Tréguier et le transfert des restes du duc en 1451. Par exemple, Le Baud écrit que le duc est enterré d’abord à Saint-Pierre-et-Paul à Nantes (la cathédrale), « duquel lieu il fut translaté en l’Église Sainct Tugdual, dit Pabut, Cathédralle de Trecorense, pourtant qu’en son vivant il y avoit fondé & doté une Chappelle en l’honneur de Monseigneur Sainct Yves, & ordonné y estre inhumé9 ».
9Mis à part l’aspect anecdotique, fantaisiste et parfois erroné des récits, il faut constater que saint Yves ne fait pas recette dans les milieux intellectuels entourant les ducs de Bretagne à la fin du Moyen Âge. À part chez Alain Bouchart, le saint trégorrois ne tient qu’une place des plus mineures. Au total, ce maigre dossier pose plus de questions qu’il n’apporte de réponses, et en particulier pourquoi une place aussi maigre. De plus, à part Jean V, dans les circonstances que l’on connaît, les personnages de la famille ducale lui ont, semble-t-il, préféré un saint comme François d’Assise, plus charismatique, international et bénéficiant de l’efficacité militante d’un ordre mendiant10. Enfin, on peut se demander quelles sont les motivations exactes de Bouchart quand il aborde les miracles de saint Yves : souci de moraliste, de romancier plus que d’historien ? Autant de questions auxquelles il est très difficile de répondre. Notons tout de même que le ministère d’Yves Hélori se place sous la dynastie des Dreux, que sa canonisation relève pour beaucoup de la volonté de Charles de Blois et que politiquement, les Montforts ne peuvent s’y rattacher que difficilement. Peut-être faudrait-il pour éclairer ces problèmes reprendre entièrement le dossier de la piété des ducs de Bretagne, de leur entourage et des chroniqueurs eux-mêmes.
Notes de bas de page
1 BouchartAlain, Grandes croniques de Bretaigne, Paris, 1986, t. 2, ch. XX, p. 14.
2 Le BaudPierre,Histoire de la Bretagne avec les chroniques de Vitré et de Laval, ch. 3, Paris, d’Hozier, 1638, p. 254.
3 ArgentréBertrand d’, L’histoire de Bretaigne, Paris, 1588, p. 256.
4 Morice Dom H., Mémoires pour servir de preuves à l’histoire de la Bretagne, t. 1, Paris, 1742-6, p. 6 et 112.
5 Le Baud Pierre, Histoire…, ch. 33, p. 254.
6 BouchartAlain,Grandes croniques…, t. 2, p. 14-21. C’est lui que cite Albert Le Grand dans ses sources, après le procès de canonisation, les classiques de l’hagiographie comme Voragine, et pour les chroniqueurs et historiens : « Alain Bouchard, en ses Annales de Bretagne, livre 4, d’Argentré, en son Histoire de Bretagne, en plusieurs endroits », Le GrandAlbert,Les vies des saints de la Bretagne Armorique, Quimper, 1901, p. 180.
7 Le Baud Pierre,Histoire…, ch. 45 ; on trouve aussi chez Le Baud, ch. 50, une occurrence militaire de saint Yves : lors de la prise du château du Pont-de-l’Arche, les troupes bretonnes entrent dans la ville tenue par les Anglais en « criant Bretaigne, saint Yves ».
8 Sur les vœux et leur accomplissement,Lobineau Dom G.-A.,Histoire de Bretagne, Paris, 1707, t. 1, 549-550, Morice Dom H., et Taillandier Dom C.,Histoire ecclésiastique et civile de la Bretagne, Paris, 1750-1756, t. 2, 1026-1031, 1195 et 1224, ainsi que La BorderieArthur de, Histoire de Bretagne, Rennes, 1901, t. 4, p. 212.
9 Le Baud Pierre, Histoire…, ch. 49, p. 488 ; BouchartAlain,Grandes croniques…, t. 2, p. 320, ch. CCV-2, et Argentré Bertrand d’, L’histoire de Bretaigne, p. 624 v°.
10 C’est aussi l’impression qui ressort de la lecture de l’inventaire du trésor de l’Epargne de l’époque de François II, où l’on ne trouve qu’une mention de saint Yves : « Ung petit reliquaere garny d’argent doré, où l’on dit qu’il y a des reliques de Mons(eigneur) saint Yves, et est tenu de deux mains, pesan(t) deux onces et denye de bon poys »(Reungoat Magali, Le trésor de l’Epargne des ducs de Bretagne d’après le compte de Guillaume Chauvin [1469-1472], mémoire de maîtrise, Brest, 1996, t. 2, p. 119). Dans son étude (t. 1, p. 162-171), M. Reungoat remarque que les saints représentent 75 des 168 références des objets du trésor à des personnages religieux, et que saint Yves n’est mentionné qu’une fois, contre 10 pour Jean Baptiste, et 16 pour Jean l’Evangéliste. La discrétion des reliques est peut-être à mettre en lien avec la discrétion du saint dans l’historiographie.
Auteur
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Un constructeur de la France du xxe siècle
La Société Auxiliaire d'Entreprises (SAE) et la naissance de la grande entreprise française de bâtiment (1924-1974)
Pierre Jambard
2008
Ouvriers bretons
Conflits d'usines, conflits identitaires en Bretagne dans les années 1968
Vincent Porhel
2008
L'intrusion balnéaire
Les populations littorales bretonnes et vendéennes face au tourisme (1800-1945)
Johan Vincent
2008
L'individu dans la famille à Rome au ive siècle
D'après l'œuvre d'Ambroise de Milan
Dominique Lhuillier-Martinetti
2008
L'éveil politique de la Savoie
Conflits ordinaires et rivalités nouvelles (1848-1853)
Sylvain Milbach
2008
L'évangélisation des Indiens du Mexique
Impact et réalité de la conquête spirituelle (xvie siècle)
Éric Roulet
2008
Les miroirs du silence
L'éducation des jeunes sourds dans l'Ouest, 1800-1934
Patrick Bourgalais
2008