Valparaiso, valeurs patrimoniales et jeu des acteurs
p. 155-169
Texte intégral
INTRODUCTION
1Valparaiso, port mythique de la côte sud du Pacifique, porte d’entrée de la modernisation du Chili au xixe siècle, a beaucoup souffert de la modification des routes maritimes suite à l’ouverture du canal de Panama en 1904, subissant dès lors un inexorable déclin, qui se traduit aujourd’hui par des taux de chômage et indices de pauvreté largement supérieurs aux moyennes chiliennes. Le développement touristique basé sur la patrimonialisation est perçu à Valparaiso comme une des principales chances de sortie de la crise, avec l’arrivée espérée des touristes et investissements. Cependant le patrimoine pour ne pas rester un concept incantatoire creux doit être pourvu d’une signification et d’une visibilité. La candidature comme ville patrimoine de l’humanité s’inscrit dans cette stratégie d’une visibilité accrue, en même temps qu’il devient nécessaire d’énoncer les motifs patrimoniaux, les valeurs au nom desquelles s’impose la protection de Valparaiso.
2Or ces valeurs ne sont pas déterminées directement par les formes historiques urbaines mais elles s’inscrivent dans un champ des possibles. Un même édifice peut être considéré comme patrimoine au nom de valeurs différentes (Riegl, 1983), parfois coexistant entre elles, parfois l’une au détriment des autres. À partir de là peuvent s’élaborer différents discours patrimoniaux, lesquels ont un impact sur l’aménagement et la définition de l’habitant des espaces patrimonialisés.
3La définition patrimoniale devient alors un enjeu entre différents groupes d’acteurs. Je me place exclusivement du côté de l’offre patrimoniale : comment la production de discours patrimoniaux par certains acteurs spécialisés contribue en même temps à définir les évolutions sociales légitimes de ces espaces.
PATRIMONIALISATION : VALEURS ET ALTERNATIVES
4Il s’agit là de présenter sous une forme idéaltypique les deux types de discours patrimoniaux élaborés sur Valparaiso, appelant deux genres de valeurs patrimoniales.
Valparaiso, un discours patrimonial englobant
5Il est difficile de dater la naissance d’un discours patrimonial à Valparaiso. En effet, on ne peut encore parler de patrimoine dans les descriptions qui sont faites de la ville au xixe siècle. Il n’y a ni conscience de la fragilité des paysages urbains décrits, ni demande de protection. Au contraire, les descriptions de Valparaiso conduites au xixe siècle par des voyageurs ou des notables locaux, en dépit des profondes transformations que connaît la ville à cette période, semblent indiquer comme une immutabilité de la ville, une essence par-delà les modifications de tel ou tel espace. Ces descriptions sont cependant importantes car elles sont aujourd’hui en partie reprises dans un discours patrimonial, montrant une certaine permanence dans la façon de considérer la ville. Ainsi les traits paysagers sont chargés d’une dimension supplémentaire : la conscience de leur fragilité, même s’ils sont perçus comme détachés du temps dans la mesure où ils ne sont pas réductibles à une période particulière.
6Valparaiso pour les voyageurs, européens ou nord-américains, apparaît pour la première fois depuis l’océan, en entrant dans la baie. La topographie particulière de la ville, 44 collines (les cerros) encerclant une étroite plaine littorale, liséré longeant le rivage, est la première image de la ville. Tornero (1872) commence ainsi son évocation de Valparaiso : « Valparaiso presente desde la bahia un aspecto de los mas pitorescos. Las elevadas colineas que le rodean se van literalmente tapizadas de casas, muchas de ellas de her-mosa aparencia1 ». Dès sa première évocation Valparaiso apparaît déjà lié à un site particulier en amphithéâtre.
7Le thème de la relation entre la ville et son cadre naturel est primordial dans la plupart des descriptions, le site étant souvent présenté comme facteur déterminant des paysages urbains. Ces paysages urbains sont très particuliers et si on leur applique la grille d’analyse de Kevin Lynch (1999), on retrouve certains éléments sources de « plaisir » urbain.
8Valparaiso se divise en deux grands ensembles : le plan et les cerros. Le plan est la plaine littorale entre l’océan et les premières pentes tandis que les cerros sont les collines encerclant la baie, regroupant 94 % de la population, mais seulement 15 % des activités. Ces cerros sont séparés par des quebradas, les ravins, à la fois voies de pénétration vers les hauteurs, parfois décharges à ciel ouvert, et lieu d’un habitat souvent précaire. Valparaiso offre une bonne lisibilité paysagère : les quebradas individualisent chaque cerro, qui sont perçus comme des quartiers (les habitants disent vivre dans tel ou tel cerro). De même le plan est fortement séparé du reste de la ville et se divise lui-même en sous-unités (le Barrio Puerto, l’Almendral et Playa Ancha) aisément reconnaissables. De plus, on a ce balancement entre l’image du labyrinthe, lorsque l’on chemine au hasard dans les ruelles et escaliers des cerros, et les points de vue desquels on embrasse la quasi-totalité de la ville (soit depuis un bateau dans le port, soit depuis un cerro) : or pour Kevin Lynch (1999) ce côté ambivalent (se perdre dans un dédale urbain mais avoir la possibilité d’embrasser d’un coup d’œil l’ensemble de la ville) est source de plaisir et de lisibilité pour les urbains.

Figure 1 : Schéma de Valparaiso et des lignes de différenciation

Figure 2 : Photo de la baie de Valparaiso, partie est (cliché Guy Haglund et Lily Moya, 2001)

Figure 3 : Carte de Valparaiso, par John Mere, 1826 (in Benavides, Pizzi, Paz, Ciudades y arquitectura portuaria, 1994)
- Barrio Puerto
- Almendral
- Cerros Alegre et Concepcion, encore vides.
9Ces aspects paysagers sont souvent mentionnés : les différents types de regards que l’on peut porter sur la ville sont ainsi ce qui permet de définir ce patrimoine particulier de Valparaiso. S. Acevedo et J. L. Moraga (1992) définissent des « regards de transgression », décrits comme typiques de Valparaiso. Ils naissent par surprise, ne sont annoncés par aucun élément, profitant d’une trouée du tissu urbain. L’horizon du regard est ouvert ou semi-ouvert et permet de regarder simultanément différents plans distincts. Le regard peut être linéaire ou avoir une plus grande amplitude : « Le regard ne se définit pas comme une perspective mais comme différents plans d’affrontement. » Ainsi il n’est pas mis en scène mais le jaillissement soudain de ce regard lui donne une dimension presque impérieuse. Ce regard est défini comme tension : les différents plans requièrent des regards à différentes échelles pour s’adapter aux variations de distance ; or il n’est pas possible d’avoir conscience simultanément des différents plans d’où une certaine tension du regard, loin de l’effet reposant que peut produire la contemplation de l’océan. Ainsi l’image du kaléidoscope est souvent évoquée à propos de Valparaiso, passage à la limite où au final tout se confond et perd ses distinctions. Ces regards de transgression sont permis par la topographie de Valparaiso puisque l’urbanisation des cerros crée des niveaux topographiques différents visibles à partir d’un même lieu, mais également par le mode d’urbanisation des cerros : les édifices sont bas et permettent au regard de saisir une plus grande étendue.
10Ce type de regard (d’autres expériences visuelles pourraient ainsi être présentées) conforte l’idée d’une harmonie urbaine. Certes ce regard est perçu d’abord comme tension, mais en même temps il établit des connexions visuelles entre des lieux disjoints, s’intégrant à une conception de la ville pensée comme harmonie entre ses parties.
11Il s’agit là de différents exemples de ce discours où le patrimoine est présenté comme lié aux valeurs paysagères de Valparaiso et de son intégration à son site. La reprise de ce discours insiste également sur l’aspect banal de ces regards, en ce sens qu’ils peuvent être partagés par l’ensemble des habitants, quel que soit leur lieu de résidence.
Figures 4 à 6 : Passage Templemann, modifications du paysage urbain le long d’un passage, exemple d’un regard de transgression. (Source : photos de l’auteur)

Figure 4 : Début du passage, horizon fermé

Figure 5 : Ouverture sur le Cerro Alegre

Figure 6 : Mise en contact visuel de différents niveaux paysagers
Différenciation des espaces par les valeurs historiques
12Face à ces valeurs paysagères, liées à des paysages urbains spécifiques, l’histoire des espaces historiques peut également être mise en avant. Cette ville se différencie en effet des villes d’Amérique Latine. Valparaiso ne fut pas fondée par les Espagnols : ce n’est donc pas une ville au sens juridique, seulement un port, défini par Valdivia (le fondateur de Santiago) comme « terminaison portuaire de Santiago ». Les lois de 1573 de Philippe II relatives aux villes du Nouveau Monde ne furent ainsi pas appliquées : Valparaiso ne compte ni place d’armes ni application d’un plan en damier aux dimensions préétablies, le développement urbain se fait de façon plus libre. À l’Indépendance en 1811 la ville ne compte que 3 000 habitants. C’est le xixe siècle qui marque le développement de la ville (122 447 habitants en 1895). Valparaiso est en effet la porte d’entrée de la modernisation économique du Chili (Figueroa, 2000) : nœud du commerce international, place financière dominée par les sociétés anglo-saxonnes. Des communautés d’immigrés européens se constituent, avec leurs réseaux de sociabilité (clubs, églises anglicane et protestante, cimetière spécifique...).
13Cette communauté étrangère, qualifiée, employée dans les sociétés bancaires, d’assurances, d’import-export (souvent filiales d’entreprises britanniques), vit dans des espaces spécifiques. Après le tremblement de terre qui dévaste l’Almendral, les Cerros Concepcion et Alegre sont les lieux de résidence de la bourgeoisie anglo-saxonne et allemande. Plusieurs facteurs expliquent ce développement résidentiel particulier. Malgré leur position centrale les Cerros Alegre et Concepcion sont restés longtemps à l’écart du développement urbain, constituant d’abord une propriété d’un seul tenant, aux mains de religieux. Elle fut ensuite vendue et divisée en différentes parcelles. Cette opération commerciale explique qu’il s’agisse des seuls cerros à la voirie relativement régulière. Cette division parcellaire tardive a permis une relative homogénéité sociale, conforme au désir de l’entre-soi de la bourgeoisie anglo-saxonne. En effet, lieu de travail et de résidence tendent de plus en plus à se séparer (Hall, 1999).
14Ces cerros sont très particuliers au sein de la ville, appelés au xixe siècle les « cerros des anglais », reconnaissables par les maisons avec des éléments de l’architecture néovictorienne : bow Windows, fenêtres en guillotine, agencement intérieur conforme au mode de vie bourgeois avec salle de billard, bureau, couloir permettant l’individualisation des chambres. À partir de la fin du xixe siècle la bourgeoisie étrangère migre vers Viña del Mar, station balnéaire contiguë à Valparaiso. Le port de Valparaiso est peu à peu marginalisé par rapport aux échanges mondiaux. La population anglo-saxonne diminue rapidement. Toutefois la teneur anglo-saxonne est encore aisément reconnaissable et elle est même accentuée aujourd’hui par les travaux de mise en valeur patrimoniale. Ainsi un bâtiment a été construit en 1997 dans un style néovictorien, devenant un des édifices emblématiques de Valparaiso.
15Les espaces du plan sont également marqués par cette forte intégration de la ville dans l’économie mondiale dans la seconde moitié du xixe siècle. Dans le Barrio Puerto les bâtiments des banques et compagnies d’assurance témoignent du style architectural éclectique. Les architectes proviennent d’Europe principalement. Les bâtiments combinent des éléments néoclassiques, néogothiques, art nouveau, manifestant dans les paysages urbains cette intégration du port à l’économie mondiale.
16Ainsi le patrimoine porteño peut être appréhendé de deux façons différentes. Ces deux grands types de justifications ne sont séparés que dans l’analyse : dans les discours ils sont souvent mêlés mais à un moment un choix implicite est toujours fait car ils n’ont pas les mêmes conséquences en terme d’aménagement. Il s’agit donc de dégager deux types de valeurs, pour mieux comprendre les évolutions du regard patrimonial.
17Dans le premier cas c’est une vision quasiment détachée de l’histoire de la ville qui est mise en avant, ne retenant que quelques évènements particuliers, comme si Valparaiso avait des qualités consubstantielles : paysages particuliers, liés au site en amphithéâtre, maisons d’un ou deux étages, de différentes couleurs, s’égrenant sur les pentes des cerros, donnant à la fois une richesse visuelle et une certaine harmonie. Cette vision patrimoniale ne s’attache pas qu’aux espaces historiques mais au contraire considère la ville comme un tout indivisible, dont la valeur patrimoniale peut être partagée par tous les habitants.
18Dans le second cas le patrimoine est défini par sa valeur historique, manifestant l’intégration du Chili au système économique mondial au xixe siècle. La séparation entre lieux résidentiels bourgeois et populaires, entre lieux résidentiels et lieux des affaires (le quartier portuaire) s’inscrit dans les nouvelles formes urbaines du xixe siècle qui témoignent de la dimension internationale de la ville. Ces valeurs historiques ne concernent qu’une partie de la ville, qui se voit conférer une plus-value patrimoniale. Une forte inflation des prix immobiliers depuis 1997 témoigne de cette nouvelle différenciation.
19On peut schématiser cela sous la forme d’une triple opposition :
- Valeurs historiques : espaces définis et délimités, historicité de la ville, discours historique
- Valeurs typiques : ensemble de la ville, immutabilité de la ville, discours essentialiste
20Il s’agit d’une opposition idéale, qui décrit deux façons d’appréhender le patrimoine de Valparaiso. La candidature de Valparaiso comme ville patrimoine de l’humanité a dans ce sens agi comme un révélateur de ces deux ordres de justifications.
LES DISCOURS PATRIMONIAUX ET LEURS TRADUCTIONS
21Il s’agit de montrer les utilisations de ces deux ordres patrimoniaux dans les mesures de protection du patrimoine, à travers deux exemples : le dossier de candidature et les protections mises en place par la municipalité.
La candidature de Valparaiso : justifications patrimoniales
22En 1997 naît l’idée d’une candidature de Valparaiso comme ville patrimoine de l’humanité.
23Pour obtenir le classement, il faut, dans un dossier de présentation, justifier des valeurs patrimoniales du bien classé (une typologie de l’Unesco permet une homogénéisation des critères) et proposer un plan de gestion garantissant le maintien des caractéristiques patrimoniales. Pour le patrimoine culturel, l’ONG Icomos (Conseil International des Monuments et Sites) évalue le dossier de candidature, transmettant ensuite son avis à l’Unesco qui décide du classement.
24Pour Valparaiso, un premier dossier avait été remis à Icomos en 2000 mais l’avis a été réservé, ce qui a rendu nécessaire l’élaboration d’un nouveau dossier, plus complet, accepté en juin 2003 par l’Unesco. On peut donc apprécier objectivement les changements dans les façons de considérer le patrimoine.
25La première version du dossier de candidature hésite entre les deux argumentaires, en se référant aux critères ii, iii et v. Ainsi Valparaiso est présenté autant comme « échange d’influences considérable pendant une période donnée ou dans une aire culturelle déterminée, sur le développement de l’architecture ou de la technologie, des arts monumentaux, de la planification des villes ou de la création de paysages » (ii) que comme « exemple éminent d’établissement humain ou d’occupation du territoire traditionnels représentatifs d’une culture (ou de cultures) » (v). Les deux aspects sont présentés : à la fois le témoignage historique et l’aspect paysager. Ce sont ainsi autant la diversité des influences culturelles que l’harmonie entre le site et la ville qui justifieraient le classement de Valparaiso : dans le dossier sont mises en avant « les valeurs universelles remarquables de la ville en amphithéâtre de Valparaiso, composées de la superposition des conditions géographiques de la baie, d’une architecture et d’un urbanisme particuliers, conditionnés par le paysage naturel et une intervention anthropique à travers le développement historique de la ville qui s’attache, mêle et s’approprie les éléments naturels et construits ». Mais le problème d’une telle présentation est qu’il n’y a alors pas nécessairement adéquation entre l’espace classé par l’Unesco et l’espace support des valeurs patrimoniales. En effet, les valeurs paysagères reposent sur l’ensemble de la ville. Or l’espace classé ne concerne que le Barrio Puerto et les parties inférieures des Cerros Alegre et Concepcion.
26Dans la version actuelle acceptée par l’Unesco en juin 2003, la justification de la valeur universelle de Valparaiso se présente différemment : le mot « naturel » n’apparaît plus et la zone historique est présentée comme « élément urbain exceptionnel des routes commerciales durant l’époque industrielle ». Ainsi la dimension historique est accentuée, au détriment de l’aspect paysager, montrant en quelques années une inflexion dans la présentation des valeurs patrimoniales de Valparaiso. Dans la tradition des récits de voyageurs ou des descriptions littéraires de Valparaiso, l’harmonie de la ville avec son cadre était mise en avant. La dimension historique devient à présent la justification principale proposée puisque même les éléments qui semblaient atemporels dans les premières descriptions (la trame urbaine particulière, les formes d’adaptation de la ville à son milieu) sont désormais rattachés à ce modèle explicatif historique.
27On peut interpréter cette évolution de deux façons différentes : il pourrait s’agir d’une progressive émancipation du patrimoine par rapport aux représentations habituelles de la ville, celles que peut partager l’ensemble des habitants, avec pour corollaire une spécialisation de sa présentation ; ou alors la suprématie accordée aux valeurs historiques par rapport à des valeurs à la fois plus locales et présentées sous une forme quasi atemporelle (l’harmonie, le labyrinthe) indique une conception différente de l’évolution urbaine.
28Mais cela montre bien le choix effectué parmi les deux types de valeurs patrimoniales possibles.
Nommer, délimiter, protéger : le choix des valeurs
29Cette dichotomie se retrouve dans les choix patrimoniaux opérés.
30Il faut tout d’abord nommer ces espaces, leur trouver un titre en quelque sorte. En Amérique Latine on évoque généralement le centre historique, héritage colonial dans sa trame et ses bâtiments emblématiques (Quito, Mexico par exemple). On parle alors de « centro historico » ou de « casco historico ». Cette dénomination apparaît avec le dédoublement des centres lié à la marginalisation du cœur historique par rapport aux fonctions administratives et économiques modernes : on oppose alors le centre historique au centre moderne, le centre historique fonctionnant comme lieu symbolique (J. Monnet, 1994).
31Mais Valparaiso est une ville atypique : n’étant pas fondée, elle n’a pas de place d’armes ni un échiquier de rues rectilignes. La croissance urbaine est plus discontinue, avec des directions préférentielles, guidées en partie par la topographie : développement le long du littoral et vers les quebradas. Il est quasiment impossible de délimiter clairement des espaces historiques pour les opposer à une partie moderne et contemporaine, à part vers les hauteurs des cerros. Par exemple l’Almendral, hors du périmètre patrimonial, détruit par de nombreux tremblements de terre, est urbanisé depuis au moins les années 1820.
32Un ensemble regroupant le Barrio Puerto et les Cerros Alegre et Concepcion est proposé dans un premier temps par la Municipalité. Il est défini comme « casco historico ». Or il regroupe des espaces très hétérogènes tant au niveau paysager que topographique, alors que la notion de « casco historico » renvoie à un centre colonial homogène. Certains proposent alors de parler de « barrios historicos » (quartiers historiques), l’expression « centre historique » étant peu adaptée mais l’inconvénient de cette appellation est qu’elle donnerait le sentiment d’une simple collection d’espaces patrimoniaux, sans cohérence propre. Dans le second dossier de candidature c’est finalement l’appellation « aire historique » qui est retenue, permettant à la fois de se démarquer des autres villes d’Amérique Latine et de signifier que les espaces proposés présentent leur propre logique, mais toujours sur une base historique. Ce problème de la délimitation était donc crucial car il impliquait de clarifier la nature du patrimoine porteño.
33Dans son dossier de candidature, Valparaiso a ainsi choisi de privilégier l’approche historique de son patrimoine, définissant une zone patrimoniale différenciée du reste de la ville. Mais comment ce discours spécifique sur les valeurs patrimoniales s’articule-t-il avec la protection du patrimoine ?
34Dès la loi de 1970 sont créées les zones typiques, définies comme les alentours de monuments : on est là dans la classique délimitation des espaces historiques de la ville.
35Mais les autres mesures sont plus ambiguës :
- Pour la zone Cerros Alegre et Concepcion, il n’y a pas de typologie des édifices mais seulement la disposition suivante : « les projets [...] ne pourront détruire ou modifier l’espace urbain déjà constitué ni interférer dans le paysage urbain qu’il s’agit justement de conserver ». En effet, les bâtiments ne présentent d’intérêt que dans leur intégration au cadre urbain plus général. Or ici ce qui sert de norme est le paysage urbain et non l’aspect historique, qui n’est pas l’objet de dispositions particulières car peu connu.
- il faut respecter le principe de la « quinta fachada » (cinquième façade). Les maisons des cerros ont en effet un toit relativement plat, qui peut ainsi s’apparenter vu d’en haut à une façade supplémentaire, qu’il est interdit de modifier pour ne pas nuire à l’aspect général de la ville perçue depuis des points hauts
- Le plan de préservation des paysages depuis les miradores qui définit une hauteur du bâti dans le plan telle qu’elle ne dissimule pas la vue depuis les miradors. Aussi, à partir de certains points des cerros (ce sont en général les points les plus bas), on trace une droite de 20° d’inclination vers la mer, donnant la hauteur maximale de construction. Cette disposition est intéressante car malgré la rupture topographique, un lien est établi entre ces deux types d’espace. Là encore, c’est une préoccupation paysagère qui en est à l’origine.
36Ce sont les valeurs historiques qui ont justifié le classement de Valparaiso comme patrimoine de l’humanité mais les mesures de protection du patrimoine semblent autant centrées sur des aspects paysagers, qui pourraient être étendus à l’ensemble de la ville. Il semble ainsi y avoir une relative indétermination ou hésitation autour des valeurs patrimoniales. La prise en compte de la dimension sociale permet de mieux comprendre cette dichotomie.
QUELS HABITANTS POUR LES ESPACES PATRIMONIAUX ?
37À Valparaíso coexistent ainsi un ordre patrimonial historique, concernant une partie spécifique de la ville, et un patrimoine paysager, assimilable à l’ensemble de la ville (la pérennité paysagère de l’ensemble peut même être vue comme condition de maintien de ce patrimoine). Ces deux types de discours patrimonial apparaissent dans le débat politique sur les modalités d’évolution des espaces patrimonialisés.
38Les Cerros Alegre et Concepcion illustrent ces utilisations des discours patrimoniaux, notamment en cas de conflits. Au niveau patrimonial, on peut distinguer les acteurs publics, ayant pour but à court terme le classement de la ville et cherchant ainsi à profiter de toutes les contributions, des associations patrimoniales parmi laquelle Ciudadenos por Valparaiso (Citoyens pour Valparaiso) et les acteurs du développement touristique.
39L’association Ciudadenos por Valparaiso avec des effectifs peu importants fait beaucoup parler d’elle, déposant de nombreuses plaintes pour protester contre les transformations faites sur les maisons des deux cerros et contraires selon eux au droit patrimonial municipal. En particulier, ils reprochent aux propriétaires d’hôtels et de restaurants d’élever la hauteur de leur bâti et ainsi de violer la disposition de la quinta fachada. Mais ce qui motive leur critique n’est pas seulement la rupture de l’harmonie paysagère depuis des espaces publics mais le fait que ces étages supplémentaires dissimulent la vue aux voisins. À la protection de l’espace visible depuis l’espace public certains à Valparaiso opposent la théorie de l’espace voyant, celui depuis l’habitation. Ainsi le conflit sur la hauteur du bâti ou la couleur de la façade recouvre un conflit plus significatif.
40Le discours patrimonial de cette association exalte certaines « valeurs sociales » de Valparaiso pour expliquer le mode de construction des cerros : chaque porteño aurait toujours eu le respect de son voisin, pour cette raison les édifices se succèdent sur le versant les uns derrière les autres sans se dissimuler la vue vers la mer. L’accroissement des hauteurs est ainsi problématique au niveau patrimonial, mais également du point de vue des relations de voisinage. De plus en augmentant la surface bâtie elle crée artificiellement de la valeur et entraîne une hausse spéculative des prix immobiliers qui peut provoquer un départ des plus pauvres.
41Le patrimoine est en effet selon eux d’abord celui des porteños (habitants de Valparaiso) et ils ne doivent pas être sacrifiés aux intérêts touristiques. Ainsi l’association en octobre 2000 avait organisé un séminaire sur le patrimoine intitulé « une ville pour l’habitant ». Mais le terme d’ » habitant » lui-même est fortement connoté car il désigne en fait les habitants historiques de la ville dans l’esprit des membres de cette association. Il y a en effet tout un discours relatif aux porteños : « il n’y a pas de riches à Valparaiso », m’avait dit ce même interlocuteur. Cette phrase est lourde de sens : en effet, Valparaiso est une ville avec une grande proportion de pauvres mais on assiste tout de même à un mouvement de retour à Valparaiso de personnes appartenant à des classes sociales élevées. Leur comportement relatif à la ville est interprété comme une menace pour les autres habitants : achetant des édifices, ils contribuent à la hausse artificielle des prix coupable de départs des plus pauvres. Sont-ils alors de vrais porteños ?
42Par-delà le thème patrimonial et un problème qui pourrait sembler purement technique (la définition de la hauteur de bâti) apparaissent des préoccupations sociales. C’est pour cette raison que Ciudadenos était opposé au départ à la candidature à l’Unesco, craignant que le classement n’aggrave encore davantage cette dépossession de la ville. Sur une brochure de l’association on peut lire : « Le tourisme peut produire des dommages supérieurs à ceux d’un tremblement de terre. »
43Ce discours patrimonial est basé sur l’idée d’une essence de la ville (par la médiation de ses habitants). L’opposition à la candidature Unesco peut également être interprétée comme l’opposition à une partition de la ville, avec la création d’un îlot de développement déconnecté du reste de la ville.
44Inversement on retrouve le discours sur les valeurs historiques de la ville dans les arguments justifiant la politique de différenciation des espaces sur une base patrimoniale.
45Le passé européen de Valparaiso fonctionne comme un mythe : de nombreux ouvrages décrivent la vie dans les Cerros Alegre et Concepcion au xixe siècle (Muñoz, 1999). L’héritage européen est valorisé : les hôtels et restaurants prestigieux se nomment le Brighton, le Sommerscales, la Colombiana, la Villa Toscana. Ce passé européen est également utilisé pour légitimer les transformations en cours. Par exemple un investisseur lors d’une interview énonce : « Ce sont les étrangers qui se rendent compte de l’énorme potentiel touristique du port. » Un article du supplément du Mercurio de Valparaiso est intitulé : « si tu étais en Europe, ta maison est à Valparaiso ». En effet, les transformations sociales induites par la patrimonialisation sont présentées comme un retour à un état antérieur (l’âge d’or de Valparaiso, au xixe siècle, où les Cerros Alegre et Concepcion constituaient le lieu de résidence de la bourgeoisie) et de cette façon est évacué l’aspect polémique que pourrait avoir la gentrification de certains espaces patrimoniaux. Mais ce passé anglo-saxon agit également comme image de marque, d’où certaines libertés prises avec la véracité historique du patrimoine : le Brighton, symbole de cette culture anglo-saxonne mais également lieu emblématique de Valparaiso, n’a été construit que dans les années 1990, des éléments supposés anglo-saxons sont ajoutés à certains édifices. Il y a ainsi une certaine ambiguïté dans l’utilisation de cette référence au passé. De même les acteurs privés des transformations patrimoniales sont souvent d’origine européenne ou ont vécu en Europe et mettent cela en avant pour justifier de leurs compétences, se référant à des modèles étrangers (Barcelone le plus souvent).
46La mise en place d’une subvention patrimoniale (SRP : subvention de réhabilitation patrimoniale) et le discours de présentation de cette mesure (la publicité faite) désignent ces habitants souhaités. En effet, cette subvention de 5 170 euros est destinée à l’achat de logements jusqu’à 41 000 euros dans des édifices réhabilités dans la zone de candidature. Or il ne s’agit pas directement d’une subvention à la restauration mais plutôt pour des propriétaires désirant réhabiliter leurs édifices à des fins commerciales de la création d’une demande solvable. On est dans une démarche d’encouragement à la création d’un marché immobilier pour le patrimoine porteño (de plus l’attribution de cette subvention est conditionnée par un apport financier initial mais pas par le choix préalable d’un logement) et donc éventuellement à l’arrivée de nouveaux habitants. Ainsi le directeur régional du Serviu, Manuel Hernandez, dans une interview du Mercurio (11/01/2003) évoque le profil des destinataires : des « personnes qui, mues par le désir de vivre dans la ville, se lancent dans ce projet et nous font confiance en sollicitant cette nouvelle aide ». Il précise (Mercurio, 18/08/2002) que cette mesure n’est pas seulement destinée à réhabiliter des édifices mais aussi à récupérer des personnes (« no tan solo para recuperar edificios, tambien personas »). Le but est d’attirer des personnes étrangères à Valparaiso, mais aussi d’anciens porteños qui ont quitté la ville lorsqu’elle était en crise (parmi lesquels des exilés de la dictature). Cette mesure est radicalement différente de celle mise en place par Pact Arim dans un secteur pauvre de la zone de candidature, où sont étudiés des montages financiers permettant aux locataires actuels d’accéder à la propriété. Cette aide se met en place alors que les Cerros Concepcion et Alegre connaissent une hausse très importante des valeurs immobilières liée à une spéculation sur la plus-value patrimoniale. Les pouvoirs publics (en partenariat municipal et national) ont cherché des instruments encourageant les investissements privés pour la réhabilitation du patrimoine. Mais des aides directes aux propriétaires auraient pu être proposées. Ce SRP est ainsi porté par une conception de l’évolution des espaces patrimonialisés basée sur l’arrivée de nouveaux habitants disposant de ressources et sur des investissements dans le bâti ancien à des fins commerciales. En germe se trouve donc une gentrification des espaces patrimonialisés.
CONCLUSION
47Le but de cette présentation des voies de la patrimonialisation à Valparaiso était de montrer la malléabilité des discours sur les valeurs patrimoniales par rapport aux transformations en cours.
48À Valparaiso toutefois, si ces discours patrimoniaux ne peuvent être réduits à cette dichotomie, la force de leur opposition réside en ce qu’ils signifient d’un côté l’idée d’une ville harmonieuse, solidaire dans ses espaces, immuable en quelque sorte, de l’autre une ville plongée dans le devenir, soumise ainsi à la différenciation de ces espaces, et orientée par rapport à un passé révolu mais mythifié. En cela le débat sur les valeurs patrimoniales de Valparaiso prend une dimension sociale pour les acteurs impliqués, qui y projettent certains espoirs ou inquiétudes, concernant la gentrification ou les risques d’évolution sociale trop différenciée de certains espaces.
49Les discours patrimoniaux fonctionnent alors dans cet exemple comme une façon pour les différents acteurs de signifier une évolution souhaitée de la ville tout en tentant de lui conférer une certaine légitimité par une référence patrimoniale.
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Notes de bas de page
1 « Valparaiso préente depuis la baie un aspect des plus pittoresques, les collines élevées qui l’entourent sont littéralement tapissées de maisons, beaucoup ‘entre elles d’une belle apparence. »
Auteur
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2009
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La sécurisation des espaces résidentiels en France et en Amérique du Nord
Gérald Billard, Jacques Chevalier et François Madoré
2005
La classe créative selon Richard Florida
Un paradigme urbain plausible ?
Rémy Tremblay et Diane-Gabrielle Tremblay (dir.)
2010
Le logement social en Europe au début du xxie siècle
La révision générale
Claire Lévy-Vroelant et Christian Tutin (dir.)
2010