Habiter le patrimoine du XXe siècle : l’exemple de la « Maison radieuse » de Le Corbusier à Rezé les Nantes
p. 51-61
Texte intégral
INTRODUCTION
1Habiter le patrimoine, c’est, le plus souvent, vivre dans un lieu reconnu comme ayant une valeur exceptionnelle, que ce soit du point de vue paysager, culturel ou architectural.
2Lorsque la reconnaissance concerne le paysage, c’est un consensus universel qui en établit la qualité et les exigences de la préservation. Lorsque la reconnaissance est celle d’une œuvre historique ou culturelle, c’est le plus souvent le poids du temps qui a construit la forme reconnue, à moins que ce ne soit la qualité de son concepteur.
3Pour ce qui est de l’exemple dont nous traitons, la « Maison radieuse » de Le Corbusier à Rezé, la reconnaissance comme patrimoine se pose de façon complexe.
4C’est en effet, un immeuble d’habitat social qui a été réalisé en 1955 et conçu par un architecte qui a joué un rôle déterminant dans les réflexions urbanistiques, artistiques et architecturales de son temps.
LE PATRIMOINE DU xxe SIÈCLE
5En classant, en 19651, cet immeuble au titre du patrimoine historique, qu’a-t-on classé ?
6Manifestement une réalisation du xxe siècle, pour laquelle la distance de jugement a été très faible. C’est donc largement l’œuvre d’un maître reconnu qui a été classée.
7Dans les années soixante, en effet, Le Corbusier est la référence dominante de l’architecture française qu’on s’enthousiasme pour le maître ou qu’on critique, encore timidement, ses conceptions tranchées et plus largement le fonctionnalisme du mouvement moderne.
8On sait que les conceptions de Charles-Edouard Jeanneret sont élaborées depuis pratiquement la première guerre mondiale et on a, dans les unités d’habitation, l’expression de ses théories. Mais on sait également qu’après la seconde guerre mondiale, Le Corbusier s’est imposé comme le maître à penser de l’architecture française et il n’est pas si facile de démêler ce qui est préservé par l’inscription à l’inventaire de la représentation emblématique de l’architecture moderne ou de l’œuvre d’un graphiste exceptionnel.
9De plus, cette œuvre qui est reconnue a la particularité d’être une habitation à bon marché. C’est, en effet, un bâtiment conçu pour loger des populations modestes à un coût faible. Cette construction doit montrer par l’exemple, la possibilité qu’ouvrent le modernisme, l’industrialisation, la rationalisation, de réaliser des logements totalement nouveaux, des modes d’habiter rompant avec la tradition urbaine. C’est dans cette spécificité d’être un modèle nouveau d’habitat que réside l’intérêt principal de l’immeuble.
10On voit ainsi que ce n’est donc pas seulement une réalisation d’un grand architecte qui est classée mais plutôt les conceptions architecturales et urbanistiques du mouvement moderne dont cet architecte est le porte-parole emblématique.
11En considérant le classement de cet immeuble d’habitat social, œuvre de Le Corbusier, on rencontre donc tout à la fois les problèmes que peut poser la reconnaissance comme Monument Historique du patrimoine du xxe siècle, et d’autre part des caractéristiques du classement d’une opération d’habitat social emblématique de conceptions nouvelles.
12La reconnaissance d’une œuvre récente pose le problème du recul nécessaire pour l’élection d’un ensemble contemporain à la représentation d’un moment majeur dans la constitution du patrimoine universel.
13Quelle réalisation contemporaine reconnaître comme emblématique d’une pensée ou d’une œuvre dont la pérennité puisse s’imposer ?
14Chacun sait la difficulté à prendre suffisamment de distance avec notre implication dans le quotidien pour juger de ce qui nous est le plus proche. Il y a là une confrontation entre les valeurs universelles que promeut la qualité de patrimoine et les faits d’esprit du temps qui souvent ne sont que modes éphémères.
15Mais la proximité temporelle apporte par ailleurs la connaissance précise de tous les aspects techniques de la réalisation, ce qui permet un respect total de cette dernière dans toutes les opérations de rénovation.
16Ici, la reconnaissance est certainement celle d’une œuvre, mais au-delà de cette particularité d’être une œuvre du xxe siècle, la « Maison radieuse » est une unité d’habitation de grandeur conforme construite par Le Corbusier pour répondre à des exigences prégnantes des années cinquante, celles de reloger une population modeste, ne disposant le plus souvent que de logements insalubres. Or, ces exigences ont généré des milliers d’immeubles partout en France qui, de plus, ont été érigés très souvent au nom des principes mêmes dont la « Maison radieuse » est l’emblème, ceux du modernisme. Au-delà donc de la réalisation architecturale, c’est un ensemble de conceptions théoriques qui est reconnu comme significatif du xxe siècle.
17On est donc en présence du classement d’un patrimoine idéologique tout autant que matériel. En effet, en mettant sur le devant de la scène une réalisation répondant à un problème de société, c’est peut-être davantage un archétype idéologique qu’on considère comme emblématique d’un temps qu’une réalisation concrète.
18Alors que la reconnaissance patrimoniale du Val de Loire a fait une place très conséquente à l’exceptionnel patrimoine architectural historique du site, la particularité de la « Maison radieuse » de Le Corbusier à Rezé-les-Nantes est d’être un immeuble d’habitat social du second xxe siècle, un immeuble d’habitat social conçu dans ce but et n’ayant jamais eu d’autres fonctions, et de surcroît un immeuble de coût modeste, servant une politique de l’urgence des reconstructions d’après-guerre.
19On se trouve donc assez éloigné, avec cet immeuble, des perspectives de l’habitation de lieux historiques, le plus souvent transformés ou du moins dont l’usage a varié.
20D’une certaine façon, c’est, dans ce cas, sa fonction d’habitat social qui a généré sa reconnaissance patrimoniale et les difficultés de cette reconnaissance ont été liées à son appartenance à notre quotidien.
21« Habiter le patrimoine » fait donc évidence dans ce cas, même si la gestion du fait patrimonial pose des problèmes similaires à ce qu’ils peuvent être ailleurs, notamment dans la dimension du respect de ce qui a généré la reconnaissance.
22Toute la particularité de la situation provient en effet de ce qui est reconnu dans cette construction : l’œuvre d’un homme, l’expression d’un archétype du modernisme architectural, les pratiques habitantes du siècle, etc.
HABITER LA « MAISON RADIEUSE » DE LE CORBUSIER
23L’immeuble de Rezé a été commandé par une société d’habitation à bon marché et son financement très limité a entraîné des formes spécifiques de propriété coopérative qui en ont fait, dès l’origine, une habitation ouvrière, modeste et militante.
24De 1955 à 19712, l’unité d’habitation est occupée essentiellement par des particuliers modestes dont la participation est gérée en coopérative partielle par la Maison Familiale, maître d’ouvrage de l’opération.
25On est alors dans une logique d’expérimentation architecturale dont le modèle est explicitement celui de l’unité de Marseille qui, cependant, à la date de la construction de Rezé, a déjà perdu son statut d’habitat locatif.
26Ce qui fait sens est le progrès social porté par le modernisme technique qui permet de mettre à la disposition de familles très modestes des équipements de confort, alors peu répandus. C’est non seulement les conceptions de l’habitat mais aussi celles de la ville qui sont présentées. La ville cloaque, sans lumière, sans verdure, sans soleil, aux rues étroites et sinueuses est rejetée au profit d’un urbanisme fonctionnel qui sépare habitation, transports et lieux de travail et institue des logements dans des immeubles de grande hauteur pour libérer au sol les espaces du loisir. C’est un changement radical dans les façons de vivre qui est légitimé par les changements technologiques fondamentaux du siècle.
27Pour tous, également, s’ouvre une ère de progrès qui permettra l’épanouissement individuel et familial. C’est le propos défendu par le concepteur et ses commanditaires.
28La participation à cette expérience est explicite et consentie par les premiers occupants de la « Maison radieuse ». Et les années soixante restent pour les habitants de l’immeuble des années de sociabilité, d’échanges, de vie dans un milieu social homogène dont attestent tous les occupants de longue date qui sont encore nombreux dans l’immeuble.
29Cette présence continue est due en partie aux changements statutaires d’occupation produit par la loi Chalandon de 1971 qui a obligé les anciens coopérateurs à choisir entre le statut de propriétaire ou celui de locataire d’un office de HLM. Un tiers environ des habitants de l’origine ont choisi la propriété et deux tiers des logements sont devenus la propriété d’un office de HLM.
30Cette mesure qui a pérennisé l’occupation originelle de l’immeuble a cependant également été source d’une déstabilisation de l’homogénéité sociale de l’immeuble. Et c’est cette mixité sociale entre propriétaires et locataires d’habitation sociale qui, alors qu’elle est enviée par la plupart des décideurs actuellement, cristallise les questions du rapport au patrimoine.
31En effet, les mécanismes de l’exclusion sociale qui compliquent singulièrement la gestion de l’habitat social de nos jours, n’ont pas totalement épargné la « Maison radieuse ». Et c’est autour des faits de patrimonialisation que l’observateur actuel peut le plus finement explorer les particularités de ce que peut signifier « habiter le patrimoine ».
32Avec la « Maison radieuse », on se trouve à la charnière des phénomènes de gentrification que provoque fréquemment la patrimonialisation urbaine et des faits de relégation sociale dont sont porteurs les grands ensembles d’habitat social.
33Cette double articulation entre pauvreté et aisance, et culture et misère culturelle, prend ici un relief tout particulier en se focalisant sur la reconnaissance de l’œuvre habitée.
LES SPÉCIFICITÉS DE LA SITUATION
34La question des critères retenus pour le classement de cet immeuble est centrale pour comprendre les comportements des habitants.
35Selon qu’ils considèrent que c’est, en effet, l’œuvre dans sa réalisation concrète, comme témoin des conceptions d’un maître reconnu ou la représentation réalisée, l’emblème en quelque sorte, des conceptions modernistes de l’architecture et de l’urbanisme du xxe siècle ou plutôt la création culturelle ou même un modèle d’habitat social de qualité, les façons de vivre l’immeuble vont différer sensiblement.
36En effet, dans les deux derniers cas au moins (création esthétique et modèle de qualité), la notion de préservation d’un patrimoine a de fortes chances de figer la réalisation. Il y a évidemment pour une construction de cette période tous les documents nécessaires à la restauration en l’état et les modifications paraîtront inévitablement comme des détériorations par rapport à une œuvre finie.
37Dans les deux autres cas (témoignage des idées d’un concepteur ou emblème du mouvement moderne), certes les mêmes arguments pourront être défendus mais on aura aussi les tenants du respect de l’esprit de la réalisation contre ceux du respect de la lettre. Et l’esprit « moderne » est celui de l’évolution technique, du développement rationnel et scientifique, de la mobilité. Partant, les changements sembleront moins iconoclastes à ceux qui défendront cette logique qu’aux précédents.
38C’est en fait, les pratiques habitantes qui nous ont conduits à poser tout à fait concrètement cette question. En effet, lorsque nous avons recueilli les points de vue des habitants de l’unité d’habitation sur l’immeuble, ses avantages, ses inconvénients, ses particularités, ses liens avec la ville, l’espace, la nature, etc. nous avons noté que se côtoyaient quelques points de vue dissonants et des pratiques sensiblement différentes qui concernent aussi bien les logements et leur aménagement, que la vie de l’immeuble ou son insertion dans la ville.
L’aménagement des logements
39Les remarques sont nombreuses sur ces logements en duplex, traversants et éclairés à l’est et à l’ouest par de vastes fenêtres couvrant toute la façade. Les dimensions des pièces sont relativement étroites et basses, peu susceptibles de recevoir un mobilier habituel. Les logements ont, en effet, été conçus avec les aménagements fonctionnels dès l’origine.
40Tous les habitants apprécient la lumière et l’organisation sur deux niveaux et pratiquement tous notent le caractère particulièrement innovant de la construction « pour l’époque » de sa réalisation. Mais précisément, l’époque a changé et ce qui était d’avant-garde en 1955, comme la cuisine intégrée, le chauffage, les sanitaires, etc. est devenu banal et courant de nos jours. Mais de surcroît, les évolutions techniques ont amené de nouveaux outils domestiques qui nous semblent tout aussi indispensables et qu’il est difficile d’intégrer dans les logements de la « Maison radieuse ». C’est le cas des machines à laver le linge ou la vaisselle par exemple, des équipements de salle de bain ou autres équipements électroniques ou audiovisuels.
41Par ailleurs, les conceptions coloristes et graphistes de Le Corbusier qui allaient de pair avec l’architecture lumineuse qu’il a réalisée ont quelques difficultés à s’accorder aux modes diverses du mobilier courant.
42C’est pourquoi l’on trouve dans l’immeuble des appartements dont l’aménagement nous paraît être un bon indicateur pour voir comment s’organisent les conceptions du patrimoine habité.
43On peut évoquer le cas d’un appartement d’architecte, au mobilier peu prégnant dessiné par Le Corbusier ou Charlotte Perriand, à l’appareillage électronique le plus récent, occupant dans une modernité très actuelle l’espace selon les conceptions de l’architecte. Ici se trouvent à la fois le respect de l’œuvre et la sensibilité au discours sur la modernité et l’évolution technologique notamment. On a modifié l’existant dans l’esprit du maître d’œuvre en introduisant par exemple dans la cuisine intégrée un appareillage nouveau.
44Mais on évoquera aussi, tel autre logement, d’habitants modestes de la première heure qui, devenus propriétaires, sont à la fois militants du respect du patrimoine et avancent bien des propos sur la nécessité de garder à l’unité d’habitation ses caractéristiques originelles, et qui cependant aménagent leur appartement dans un style vaguement néo-rural apprécié dans le milieu social auquel ils appartiennent (fausses poutres et papiers peints fleuris).
45Il faut parler aussi du logement occupé par un locataire qui n’a pas choisi ce lieu de résidence et qui envahit l’espace d’un mobilier prégnant inadapté à l’espace disponible et souffre donc de l’exiguïté des dimensions du logement et proteste contre les exigences patrimoniales tout en souhaitant surtout avoir l’opportunité de déménager.
46On note bien d’autres exemples allant dans ce sens, depuis l’utilisation des pièces jusqu’au choix de leur usage, ou encore depuis les problèmes techniques posés par le vitrage jusqu’à ceux du chauffage ou du traitement des déchets, que nous ne pouvons tous évoquer ici.
47De Le Corbusier, respecté à la fois dans sa réalisation et dans son esprit, à Le Corbusier renvoyé à des exigences élitistes, en passant par Le Corbusier vénéré mais peu suivi dans ses conceptions, on a sur cet aspect un concentré des difficultés qui peuvent naître de la patrimonialisation d’un immeuble d’habitat social du xxe siècle. Que défendre, que pérenniser, que modifier et au nom de quelle conception du patrimoine ? Voilà bien le centre des débats sinon des conflits.
La vie dans l’immeuble
48La « Maison radieuse » était conçue également comme un lieu d’habitation et de services de proximité.
49Là encore, les écarts sont grands entre les modes de vie actuels et ceux qui étaient contemporains de la construction.
50Le petit commerce de proximité qui apportait le service aux particuliers dans l’unité d’habitation, notamment à l’aide des sas de chaque logement sur les rues intérieures a disparu au profit des grandes surfaces et ce service est évoqué par les habitants actuels comme un souvenir d’autres temps.
51Par contre, l’esprit du service de proximité reste très présent puisqu’on a vu, en 2002, une mobilisation importante des habitants lorsque la direction de la Poste a supprimé le bureau qui se trouvait dans le hall de l’immeuble.
52Cela a donné lieu à des discussions sur le rôle des services de proximité comme constitutifs des sociabilités, comme inhérents à l’identité locale. Si l’argument technique n’a guère été mobilisé, compte tenu du fait que le nouveau bureau de poste est proche, par contre l’esprit des conceptions de Le Corbusier l’a été très fortement et l’on réfléchit beaucoup à proposer de réutiliser les lieux pour des activités renouvelées en fonction des besoins actuels.
53Ici, le projet fonctionnel des services de proximité est présenté comme inhérent au patrimoine reconnu.
54Il est d’ailleurs un aspect de ces services qui fait l’unanimité, c’est celui de l’école maternelle sur la terrasse. Même si l’éducation nationale a plusieurs fois envisagé la fermeture pour raisons de sécurité notamment, les habitants, et ceux qui ont de jeunes enfants plus que les autres, disent combien ce service soude les solidarités de garde d’enfants, de relations de voisinage, etc. et cela quel que soit le statut d’occupation de l’immeuble des familles concernées.
55Enfin, il existe dans la « Maison radieuse », depuis ses origines militantes, une vie associative importante qui tend à maintenir la cohésion sociale et les sociabilités, à travers des activités ludiques, des rencontres, des activités culturelles, etc. Cette vie associative a d’autre part un rôle très important pour promouvoir les conceptions de Le Corbusier, que ce soit dans l’immeuble ou dans les relations de la « Maison radieuse » avec son environnement. En fait, l’association des habitants, qui existe depuis que l’immeuble est occupé, prend place dans des lieux prévus par l’architecte dans l’unité d’habitation. Elle a porté, au cours des années, des activités diverses, depuis la télévision collective jusqu’à la bibliothèque, en passant par des services de cireuse ou des activités de loisirs. Mais toujours cette association a soutenu l’esprit de l’expérimentation du mouvement moderne, en luttant pour que soient préservés les éléments importants de la conception originelle de l’unité : respect de l’architecture, maintien des services de proximité, usages collectifs des espaces communs, ouverture de l’immeuble, etc.
56Habiter ce patrimoine spécifique, c’est donc, non seulement gérer une situation matérielle, mais c’est également investir un patrimoine immatériel de conceptions des modes de vie dont Le Corbusier a été le porte-parole et l’intégrer à sa façon de vivre.
L’immeuble dans la ville
57Un troisième exemple peut être donné, à la fois des évolutions sociales globales qui ont déstabilisé le projet initial classé et des conséquences qui en résultent pour les habitants de ce patrimoine d’habitat social.
58Il s’agit des liens entre l’immeuble et le reste de la ville, ou plus précisément des questions urbanistiques posées par un tel ensemble.
59Dans les conceptions urbanistiques de Charles-Édouard Jeanneret, l’unité d’habitation prenait sens à la fois dans le fait qu’elle libérait au sol des espaces qui devaient revenir aux loisirs mais également dans ses liens avec d’autres unités. Or, comme on le sait, en France du moins, il n’a pu mettre en œuvre ces principes. Pourtant, pour Nantes et l’embouchure de la Loire un vaste projet de recomposition urbaine avait été proposé aux édiles durant la période de la reconstruction d’après-guerre, par l’entremise de l’avocat Gabriel Chéreau.
60Cependant, pour la « Maison radieuse » de Rezé, l’idée d’un environnement vert a été mise en œuvre et non seulement un parc entourait la construction initiale mais il fut largement étendu quelques années après.
61Un parc est donc à la disposition des habitants qui expliquent combien son usage s’est modifié, passant d’une zone communautaire de jeux à un « espace vert » relativement peu investi par les habitants. Il est cependant intéressant de remarquer que les évolutions actuelles de préoccupations écologiques remettent cet atout au centre de l’actualité.
62Enfin, un dernier aspect des particularités des modes de vie des habitants de l’immeuble peut être évoqué pour montrer les confrontations existantes entre l’objet idéel patrimonial et les pratiques sociales présentes : il s’agit des déplacements.
63Dans la conception de Le Corbusier, le fonctionnalisme libérait les espaces de vie de la circulation automobile qui se cantonnait aux déplacements de travail. Dans la situation actuelle, on pourrait dire que les réalisations de transport en commun sont tout à fait compatibles avec ce projet. L’immeuble est en effet particulièrement bien desservi par des lignes d’autobus et par le tramway, il est situé dans le centre administratif de Rezé et à proximité des zones marchandes. Cependant, les usages actuels imposent, malgré ces facilités, la présence et l’utilisation permanente de l’automobile. Non seulement les habitants utilisent leur automobile pour leurs activités professionnelles et pour leurs besoins d’approvisionnement mais ils vont en voiture à une station de tramway relativement éloignée de l’immeuble où se trouve un parking plutôt que d’aller à pied à la station la plus proche.
64Cet exemple anecdotique permet de voir combien nos pratiques de déplacement ne parviennent pas à s’harmoniser avec les projets urbanistiques et environnementaux, tout à la fois de Le Corbusier et des exigences que les responsables de la gestion environnementale essaient de promouvoir. Les choses se passent comme si entre les vues utopiques de Le Corbusier et notre futur immédiat un lien était possible, mais un lien rejeté par les pratiques dominantes de l’utilisation automobile actuelle.
65Bref, cela a pour conséquence des conflits et des malaises concernant les parkings de l’immeuble et un décalage entre la proposition urbanistique et les pratiques habitantes.
66On le voit, habiter un immeuble d’habitat social du xxe siècle, classé pour sa représentativité conceptuelle pose bien des questions au-delà des seuls problèmes techniques de préservation puisque ici les idées sont tout aussi prégnantes que les réalisations matérielles.
LE PROCESSUS IDENTITAIRE
67Les conséquences les plus manifestes des situations qui viennent d’être évoquées, se lisent dans les processus de la construction de l’identité locale, du sentiment d’appartenance à un lieu.
68Dans l’unité d’habitation de Rezé, on habite un logement d’habitat social, non seulement comme dans un grand ensemble, autrement nommé « quartier sensible », mais même un logement social emblématique de tous les autres. Elle en est le symbole par ses dimensions, sa verticalité, le nombre de ses occupants, les matériaux austères et bon marché de sa construction, sa symétrie, etc.
69Lorsque, donc, la stigmatisation sociale s’est abattue sur les grands ensembles d’habitat social, la « Maison radieuse » en a été éclaboussée. Comme, par ailleurs, les deux tiers des logements sont restés des logements sociaux appartenant à un office de HLM, la population occupante a été considérée comme susceptible de porter la critique sécuritaire.
70Pourtant, dans les discours des habitants, reviennent très souvent des propos montrant ou un sentiment de relégation sociale ou au contraire une volonté d’effacer de l’immeuble toute trace éventuelle de cette relégation.
71Cela se manifeste par des discours de locataires très critiques par rapport à leur logement et souhaitant essentiellement en partir, notamment pour du pavillonnaire. Mais cela est clair également dans les discours des propriétaires qui souhaitent éliminer toutes possibilités de vandalisme ou de présence indésirable en développant des logiques de fermeture ou de gardiennage.
72Et, ce qui est particulièrement intéressant dans la « Maison radieuse », c’est que c’est précisément la patrimonialisation, la reconnaissance comme Monument Historique, qui contrebalance et justifie ces points de vue.
73L’immeuble n’est pas comme les autres immeubles des grands ensembles puisqu’il est classé et c’est parce qu’il représente un emblème de l’idéologie égalitariste de la modernité qu’il est important de le préserver de toute dérive de dégradations liées à la paupérisation.
74On recueille donc à la fois des discours agacés sur l’encensement de Le Corbusier « qui a produit en fait les grands ensembles générateurs de problèmes sociaux » et des discours enthousiastes sur le génie précurseur en acte dans cette réalisation.
75Le patrimoine est ici appelé au secours de la stigmatisation sociale. Pour preuve, on peut remarquer que, par exemple, le fait que l’immeuble participe aux journées du patrimoine et reçoive des visites nombreuses est un objet de fierté générale, y compris de la part de ceux qui souhaitent en partir.
CONCLUSION
76Habiter le patrimoine lorsque ce patrimoine témoigne des difficultés sociales de notre époque est une situation très particulière.
77Cela a pour conséquence de convoquer à la fois des problèmes de préservation matérielle, comme en beaucoup d’autres lieux, les pratiques sociales actuelles entrant parfois difficilement dans les espaces classés, et des problèmes de préservation d’un patrimoine idéologique.
78Or sous ce second aspect, nous trouvons évidemment la préservation d’un bien culturel qui peut même être ici esthétique, architectural, c’est-à-dire culturel au sens étroit de représentant la culture d’élite, ce qui se trouve dans bien des lieux d’art. Mais il s’agit aussi de la préservation de modèles idéologiques de la gestion d’un problème social qu’on est fort loin d’avoir dépassé, celui de l’habitat social.
79Compte tenu de la prégnance et de l’actualité de cette question, la réalisation classée se trouve focaliser les critiques souvent violentes contre le modernisme de l’urbanisme des années cinquante – soixante et celles extrêmement positives de l’avant-gardisme des vues de l’architecte.
80À cela se rajoute le balancement entre la reconnaissance des conceptions théoriques de Le Corbusier et celle de ses qualités artistiques.
81On se trouve donc, avec ce cas de l’unité d’habitation conforme de Rezé-les-Nantes, seule construite dans un grand projet utopique d’entrée du Val de Loire, au cœur des questions des rapports entre les personnes parties prenantes de la préservation des patrimoines matériels, paysagers, immatériels et celles qui en sont les utilisatrices.
82Aux premières revient la lourde charge de décider ce qui fait sens pour le patrimoine universel. Quant aux utilisateurs, le plus souvent engagés dans les préoccupations d’un présent écrasant, ils peuvent être à la fois en consonance avec cette décision mais également la rejeter. En tout cas, ils en sont marqués et ne peuvent l’ignorer.
83Habiter le patrimoine, c’est entrer le plus souvent dans des interactions fortes entre des systèmes de valeurs qui sont parfois éloignés : ceux de l’Histoire et ceux du quotidien, pour schématiser. Dans le cas que nous avons considéré, c’est en plus balancer entre la matérialité d’une œuvre et la théorie qui la sous-tend.
Notes de bas de page
1 Les façades et toitures ont été inscrites à l’inventaire supplémentaire le 16 septembre 1965 alors que l’immeuble a été achevé le 21 mars 1955. Le Corbusier est mort le 28 août 1965.
2 1971 est la date du vote de la loi Chalandon qui obligera au changement du statut des occupants, 1973 la date où cette obligation entrera en application effective.
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