Introduction
p. 21-26
Texte intégral
QUELQUES RÉFLEXIONS INTRODUCTIVES SUR LE SENS D’HABITER LE PATRIMOINE
Habiter le patrimoine c’est construire une relation durable avec le temps...
1Le texte de Luc Bossuet qui ouvre le premier chapitre souligne une des dimensions essentielles de l’acte « habiter », la question du temps. Habiter le patrimoine intègre en effet une double temporalité : celle du patrimoine, fruit d’un temps plus ou moins long et celle « d’habiter » ce patrimoine, ce qui instaure des relations dynamiques et évolutives entre les hommes et leur cadre habité.
2Le texte de Luc Bossuet analyse en effet les différentes manières d’habiter un même lieu, un des plus « beaux villages de France ». Il met l’accent sur le fait que la manière d’habiter des différents individus dépend étroitement de leur rapport au temps : entre ceux qui sont originaires des lieux (anciennement et durablement installés), les nouveaux venus (récemment arrivés mais avec l’intention d’y habiter longtemps, de se poser), les résidents secondaires (des temporalités souvent longues mais saccadées), les manières d’habiter le même espace diffèrent considérablement.
3Cette question du temps traverse l’ensemble des textes, de manière implicite ou explicite.
Habiter le patrimoine c’est aussi intégrer des règles de vie commune...
4L’acte d’habiter informe ainsi le chercheur sur l’identité collective du groupe interrogé et le renseigne sur les façons dont les individus et les communautés se distinguent et se hiérarchisent. Habiter signifie rencontrer d’autres êtres humains et expérimenter la vie commune. Luc Bossuet montre que le fait d’« habiter » un lieu patrimonial présuppose non seulement de prendre en compte la matérialité de l’espace mais aussi le cadre social qui le constitue (cadre social qui lui-même doit son existence à l’attrait du lieu patrimonial).
5Il n’y a certes pas de patrimoine « neutre » : sa nature patrimoniale présuppose justement l’investissement préalable des individus ou des groupes sociaux. Mais dans certains contextes, la matérialité patrimoniale est très chargée par des « codes d’habiter » difficiles à ignorer, comme Sylvie Denèfle le met en évidence dans le cas de la Cité Radieuse de Le Corbusier à Rezé.
Habiter le patrimoine c’est aussi entrer dans son « moule »...
6Un lieu patrimonial contraint en effet ses habitants à se couler dans un moule. Habiter un lieu signifie se mettre d’accord avec ceux qui partagent le même cadre de vie, accepter un certain nombre de valeurs communes. Dans un lieu patrimonial, une des valeurs communes est précisément celle liée à la nature patrimoniale du lieu. L’intégration des règles de vie commune peut dans certains cas être particulièrement structurée, comme le montre Janique Fourré-Clerc dans le cas des maisons compagnonniques. L’intégration des compagnons dans la « maison » correspond à leur intégration dans la communauté des compagnons :
« la maison n’est pas un simple lieu d’hébergement et d’accueil, un espace de vie et de rencontre, mais c’est un espace où se construit, s’affirme et s’observe l’identité » du groupe qui y habite.
7Nassima Driss parle de la culture populaire de la Casbah d’Algers, classé patrimoine mondial de l’Unesco. Une culture marquée par les comportements, « qui a inventé des modes d’existence adaptés aux conditions de vie difficiles s’inscrivant territorialement au centre de la ville convoitée ». Ici le problème résulte de cette situation difficile (mais finalement assez fréquente) d’un quartier ayant un statut patrimonial reconnu à la fois pas les « acteurs extérieurs » et par ceux qui y habitent mais qui vivent en situation de rupture avec le reste de la ville. La Casbah représente de manière saisissante les différents sens d’habiter le patrimoine.
Habiter le patrimoine c’est s’en imprégner au quotidien
8« Habiter le patrimoine » représente une plus value importante, économique certes mais pas uniquement. Cela représente également un capital social, symbolique et politique pour ceux qui y habitent. Nathalie Ortar rappelle ainsi que dans nos pays occidentaux, où la légitimité sociale passe par l’inscription dans le temps long, l’historicité du cadre habité est utilisée, sciemment ou non, dans le but de la renforcer.
9Catherine Paquette et Clara Salazar mettent l’accent sur la manière dont les habitants âgés d’un centre ville en voie de revitalisation, celui de Mexico, vivent les transformations de leur cadre de vie liées à la reconnaissance de la nature patrimoniale de celui-ci. Elles rappellent qu’une des caractéristiques des centres historiques est l’importance du rapport au quartier. Elles montrent que la forte valorisation du centre ancien et l’attachement que les habitants témoignent pour cet espace apparaissent comme étant très liés au patrimoine architectural et culturel et à sa charge historique. D’ailleurs, « habiter le patrimoine » confère à cette population souvent vulnérable un statut qui contraste fortement avec celui que lui nie sa vie quotidienne et qui est constitué de « pertes » multiples. Plusieurs auteurs témoignent de cette « plus-value » due au contexte patrimonial habité, bien ressentie par les populations qui y résident et liée au « plaisir qui réside dans la conjonction de la possession d’un objet et de la reconnaissance de cet objet comme signe ».
10Ce sentiment varie significativement selon les contextes mais dans tous les cas il ne concerne pas uniquement ceux qui ont le privilège de vivre dans un monument historique prestigieux ayant une valeur économique incontestable. Sa dimension symbolique semble transcender les classes sociales et concerne à la fois les témoins patrimoniaux prestigieux et les héritages plus modestes.
11Dans la vie quotidienne des personnes habitant le centre ville historique, la présence du patrimoine représente par conséquent une donnée essentielle, intervenant dans leurs habitudes et dans leurs pratiques.
12C’est ce qu’affirme Gaëlle Gillot en disant que les jardins des Essaims et d’Oudaïas à Rabat, du fait de leur reconnaissance patrimoniale, représentent bien plus que de simples espaces verts dans la ville. Et que leur fréquentation relève bien davantage du symbolique que du simple « bol d’air » du citadin.
Habiter le patrimoine : entre soumission à des contraintes et nécessité de transformation
13Nathalie Ortar rappelle qu’habiter à l’ombre d’un monument historique implique de se soumettre à un certain nombre de prescriptions imposées par la législation et par ceux dont la mission est de l’appliquer (architectes des monuments historiques).
14Or cette soumission aux contraintes ne se fait pas de la même manière par tous ceux qui habitent le patrimoine. Elle est au bout du compte interprétée de manière assez personnelle, ce qui pousse à mettre en doute la supposée uniformité (à la fois des pratiques et des espaces qui en résultent) induite par ces contraintes.
15Elle ne se fait pas non plus sans tensions et conflits. La valeur patrimoniale du lieu habité, dans l’ensemble intéressante pour ceux qui y habitent, s’avère insupportable dès lors qu’elle devient une entrave à leurs pratiques. Mais lorsque le conflit éclate, ce n’est pas l’attachement au cadre habité qui est mis en cause. Ces réactions témoignent du fait que « l’habitat, s’il est objet d’histoire, permet aussi à chacun d’inscrire sa propre histoire, de la réécrire » (N. Ortar). Le conflit est ainsi le témoignage des difficultés éprouvées de faire croiser l’histoire des lieux et le vécu de ceux qui les investissent.
16L’appropriation, 1’« apprivoisement du patrimoine » sont essentiels. Un lieu patrimonial ne peut être habité qu’au prix de changements, de modifications, d’inscriptions, « sous peine, pour son propriétaire, de rester le visiteur d’une coquille vide de sens » (N. Ortar)1. Il ne peut être habité que s’il est transformé. Chaque société et chaque époque pose certes ce qu’elle considère être les limites acceptables de cette transformation, mais dans tous les cas il semble tout aussi important d’insister sur ce qui est transformé que sur ce qui perdure. Au bout du compte, c’est à travers la lecture des transformations qu’on peut porter un regard plus pertinent sur l’investissement des lieux par ceux qui y habitent.
Mais les pratiques actuelles entrent parfois difficilement dans les espaces classés...
17L’exemple de la Cité Radieuse de Le Corbusier, abordé par Sylvette Denèfle, soulève un ensemble de questions posées dans le cas d’un élément classé non seulement pour sa matérialité mais aussi pour sa spécificité d’être un « modèle nouveau d’habiter et de la manière d’habiter » : patrimoine bâti mais aussi patrimoine « immatériel de conceptions de modes de vie dont Le Corbusier a été porte-parole », sa gestion implique non seulement de « gérer une situation matérielle » mais aussi d’investir et d’« habiter » cette immatérialité. La Cité Radieuse, illustration doublement intéressante d’un habitat social du xxe siècle, patrimonialisé non seulement pour son architecture mais aussi en tant que manifeste représentatif des visions architecturales du mouvement moderne, pose de manière très percutante des questions qui vont bien au-delà des seuls problèmes techniques de préservation, « puisque ici les idées sont tout aussi prégnantes que les réalisations matérielles ».
18Mais la Cité Radieuse n’est pas seulement un vaisseau emblématique de la « machine à habiter » de Le Corbusier. Il représente (classement à l’appui) « un emblème de l’idéologie égalitariste de la modernité » et à ce titre il est important de le préserver « de toute dérive de dégradations liées à la paupérisation ». Dans ce sens, les transformations que subissent les intérieurs de la Cité Radieuse ne peuvent pas se poser de la même manière que celles d’un château ou d’un manoir. Ces derniers sont en effet protégés le plus souvent pour leur matérialité, qui, tout compte fait, peut supporter les transformations de manière plus « élastique » que dans le cas d’un élément patrimonial protégé pour ses qualités plus conceptuelles.
19On se trouve ici face à des contradictions importantes entre la protection « monument historique » dont jouit la Cité Radieuse et la nature de « monument social » qu’elle revêt depuis qu’elle a constitué un élément essentiel de la modernité architecturale.
Habiter le patrimoine : sens, inscriptions et partages
20Selon Christian Norberg-Schulz2, habiter signifie trois choses : être soi-même, c’est-à-dire choisir son petit monde personnel ; se mettre d’accord avec certains êtres humains, c’est-à-dire accepter un certain nombre de valeurs communes ; finalement, rencontrer certains d’entre eux pour échanger des idées, c’est-à-dire pour expérimenter la vie comme une multitude de possibilités. Il appelle ces trois formes d’habiter : habitat privé, habitat collectif et habitat public.
21Sur ce dernier point, la communication de Liliane Buccianti-Barakat apporte des éclairages importants. C’est en effet à travers la question de l’espace public que L. Buccianti-Barakat analyse la reconstruction et le réinvestissement du centre ville de Beyrouth. Celui-ci, vitrine prestigieuse et très esthétique d’une ville ressuscitée, a échoué précisément sur ce point : sa vocation d’être le centre de la cité, la quintessence de son espace public. La difficulté de l’habiter ne résulterait-elle pas de ce contraste pesant entre « l’épaisseur » de la mémoire des lieux et le caractère déconnecté des fonctions actuelles de la vie de la cité ?
Habiter, occuper, préserver le patrimoine
22Les différents textes réunis dans ce chapitre abordent l’apparente contradiction soulevée dans l’introduction générale entre occupation et préservation du patrimoine, entre « faire durer » et « faire vivre ».
23Une des principales conclusions porte sur la nécessité de croiser des histoires et des destinées à la fois du cadre bâti et de ceux qui y habitent, entre l’histoire personnelle ou communautaire et l’histoire du bâtiment. Or, les protections portent sur le bâti, donc sur des entités spatiales, de manière souvent déconnectée de leur contenu social, de ceux qui y habitent. Un des apports principaux des textes réunis ici réside dans la volonté des auteurs de faire glisser la réflexion, du cadre bâti habité vers les manières de l’habiter ; de montrer la relation complexe (tour à tour – ou tout à la fois – intéressée, affective, passionnelle, conflictuelle) qui se tisse entre le patrimoine habité et ses habitants ; et de montrer ceci de manière dynamique, en mettant en évidence que la complexité n’a pas uniquement trait aux différentes manières qu’ont les individus et les groupes à habiter le même patrimoine, mais aussi à l’évolution et aux temporalités de celles-ci.
Notes de bas de page
Auteur
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