Pour conclure
p. 319-323
Entrées d’index
Index géographique : France
Texte intégral
1Je n’ai pas cherché à donner ici une histoire totale de la reconstruction de Brest. J’ai volontairement laissé à l’écart les données démographiques et la plupart des données économiques. Il s’agissait d’expérimenter l’efficacité heuristique des jeux d’échelles, spatiales et temporelles, et celle de discours non oralisés, de façon à tenter une exploration en profondeur des sentiments de détresse, d’espoir, d’identité qui peuvent se manifester dans une ville détruite et reconstruite tout en tenant compte d’une expérience personnelle et d’un parti pris d’extension au plus large – du poème au devis et au moellon – du domaine de l’histoire culturelle. Les échelles choisies, à la fois variables et grandes au sens mathématique du terme, peuvent être contestées. Mais elles m’ont permis d’aller à la recherche d’archives ou de livres produits par des individus ou des collectivités devant lesquels, si je n’avais joué avec les échelles, je serais peut-être passé indifférent.
Échelles de temps
2L’identité brestoise est réputée puissante. Mais le sentiment d’identité urbaine ne peut surgir de la seule fréquentation d’un cadre bâti par une collection d’individus, de monades. Une réduction de la représentation de la ville à quelques éléments emblématiques, et une sociabilité courante sont nécessaires au partage de cette représentation. Cette réduction, cette constitution d’un canon a nécessairement des auteurs, et le temps de sa transmission est évidemment long. Dans une ville qui connaît un développement multiséculaire et où se multiplient les lieux de sociabilité, ces auteurs peuvent être aussi bien des femmes réunies autour du lavoir que des convives réunis autour d’une bonne table ou des équipes d’ouvriers à la tâche. Mais Brest a connu trop de mobilité pour sécréter une identité sui generis : le monde de la Marine est par fonction volatil ; le monde du travail ne cessait de recycler des ruraux du Léon ou de la presqu’île de Crozon ; la bourgeoisie était souvent normande ou aquitaine d’origine. Rien d’étonnant donc au fait que des littérateurs, pour la plupart de passage, soient à l’origine de la cristallisation réductrice d’un discours d’identité locale. Non pas les premiers visiteurs qui réduisaient Brest à son port militaire, mais Pierre Loti qui pour la première fois fit vivre, d’ailleurs pour le dénigrer, le cadre urbain dans sa complexité. Combien de Brestois l’avaient lu ? L’enracinement du mythe est postérieur. Dès les premières années de ce siècle les anticonformistes devinrent des fondateurs d’une identité brestoise qui n’était pas nécessairement conforme à ce que la plupart des Brestois ressentaient, mais à laquelle ils finirent par adhérer. La réduction et la diffusion des points de vue des écrivains par leur participation intensive à la presse locale y contribua. Cette presse était abondamment lue et commentée dans tous les lieux de sociabilité. Chacun ne lisait sans doute pas les articles consacrés à l’actualité internationale, mais personne n’ignorait les avis de décès ou les mouvements des navires. Or au passage on tombait sur des chroniques consacrées à la vie brestoise qui étaient lues et alimentaient les conversations. À partir de 1924, Pierre Péron publia dans La Dépêche, le quotidien le plus diffusé, ses fameuses caricatures. Toute cette production de représentations de la ville donne sa plus longue échelle temporelle au présent récit, puisqu’elle dépasse le siècle.
3En 1944, le centre même de la ville disparaît, le port militaire, indisponible, perd ses marins, la classe politique est décimée moins par l’épuration que par l’incendie de l’abri Sadi-Carnot. Les premiers réfugiés reviennent cependant. Ce temps très court de l’avant-deuil laissa des écrits de participants, de témoins, d’écrivains. Dans ce Brest dont il ne reste rien, dont la majorité des habitants de l’ancien centre se trouvait déplacée, deux sentiments cohabitèrent pendant une vingtaine d’années : la volonté de reconstruire une ville nouvelle – ce pouvait être un immeuble pour les plus riches, ou une Union syndicale pour d’autres – tout en achevant un incertain travail de deuil, ou l’apparition d’un regret qui commença à se muer en discours nostalgique une dizaine d’années seulement après le sinistre. Au gré de l’évolution de ces sentiments, plusieurs échelles de temps se superposèrent. Une vingtaine d’années après la destruction du centre-ville, le discours nostalgique semblait l’avoir emporté, figeant des représentations réduites au plus simple appareil.
4Ce n’est évidemment pas une originalité que de jouer de la pluralité des temps historiques. La question la plus importante posée ici est celle de la transmission, à travers une temporalité multiple, de représentations mentales qui, issues d’individus ou de groupes restreints, deviennent et restent collectives. Maurice Halbwachs pensait que l’échange social était l’élément fondateur, le seul producteur et gardien d’une mémoire personnelle qui n’existerait pas sans la nécessité de la conversation qui réduit la volatilité des temps individuels. Ces échanges ont peut-être évité aux premiers réfugiés rentrés dans les ruines de connaître la plus radicale des dérélictions. Cela passa par des conversations que personne ne connaîtra plus jamais, et dont aucun témoignage oral ne peut rendre compte aujourd’hui dans la mesure où il serait une recréation – ce qu’est aussi bien sûr ce présent essai, lequel ne prétend donc en aucun cas à faire ressurgir la parole du passé mais cherche à en interpréter les traces. Cela passa aussi par la renaissance, de traditions formalisées au siècle précédent par des auteurs horsains dotés parfois d’une empathie surprenante avec une population qu’ils ne faisaient que côtoyer et dont ils ont contribué à forger à la fois l’image et l’imaginaire partagé.

Échelles spatiales
5Une grande échelle a été choisie, puisqu’il ne s’agit que d’une ville, de quelques-uns de ses acteurs et de quelques-uns de ses immeubles. Ce choix n’est légitime que s’il est efficace : il pourrait passer sinon pour une facilité destinée à réduire la quantité des archives consultées. Or il s’agissait de passer d’une petite échelle – celle du rôle de l’État dans la reconstruction, accusé de l’avoir menée de façon autoritaire et d’avoir ainsi défiguré l’ancienne ville – à l’étude d’un processus d’appropriation et de territorialisation d’un nouvel espace par ses habitants. Si j’ai évoqué très brièvement quelques éléments de comparaison, en France ou en Allemagne, ce n’était que pour cadrer une étude en profondeur, au niveau local, de ce processus. Celui-ci ne peut être suivi qu’au plus près, en quelque sorte maison par maison et dossier par dossier. À cette échelle, un lissage statistique aurait dissimulé plus de conduites qu’il n’en aurait révélé. Mieux valait porter attention aux différenciations minuscules et les décrire plutôt que de les compter. De ce point de vue, le détournement des concepts d’habitus et d’illusio tels que les entend Pierre Bourdieu, quant à lui au contraire praticien du quantitativisme, me semble avoir permis de mieux comprendre ce que les propriétaires sinistrés et les élus ont eu la volonté d’entreprendre. Les stratégies de reconstruction, dans un cadre fixé par l’urbaniste, ont été le fait de groupes restreints et d’individus qui ont produit de l’espace urbain puis se le sont, ou non, approprié.
6Des ruptures entre groupes, voire entre individus, ont joué un rôle important dans l’apparition d’un désenchantement que l’on peut aussi attribuer à l’amenuisement de la tension d’attente qui rendit décevante aux yeux de la plupart la réalisation définitive de ce qui avait plu sur le papier. La relative diversité architecturale choisie en fonction de lois modérément dirigistes s’effaça peu à peu aux yeux des citadins derrière un voile d’uniformité dont le caractère répétitif de certaines façades avait il est vrai préparé l’apparition. Mais la grande échelle permet de lever un pan du voile pour retrouver le détail et la multiplicité.
Oubli et déni
7Ce voile est un élément essentiel de l’histoire brestoise récente. Dès la fin de la reconstruction, seuls les noms de Jean-Baptiste Mathon et de Maurice Piquemal surnagèrent. Ceux des responsables des Associations syndicales de remembrement et de reconstruction devinrent absents de la mémoire publique. Les impatiences manifestées par les habitants en faveur d’une destruction la plus rapide possible des immeubles ruinés, d’une mise en application stricte du plan de reconstruction, le refus des propositions de protection du paysage urbain émises par l’urbaniste ont été vite oubliés. Tout deuil engendre un sentiment de culpabilité qui semble s’être fortement manifesté en l’occurrence et ne s’être publiquement atténué qu’à partir de l’organisation du premier colloque international des villes reconstruites en 1983. Une réappropriation, et une réhabilitation de la mémoire de la ville reconstruite, qui avait été déniée dans des discours vengeurs, fut entreprise autour des campagnes de colorisation des façades, de la discussion sur le réaménagement de la rue de Siam par Marta Pann, pour se terminer aujourd’hui par le laborieux travail de réaménagement de la Place de la Liberté qui aboutit pour la première fois à un geste que, dans le temps du déni, personne n’aurait osé effectuer : Bernard Huet, à juste titre mécontent de son projet initial, décida de modifier le site du monument aux morts dessiné par Jean-Baptiste Mathon en détruisant une partie des réalisations de ce dernier. Il semble qu’alors un temps était accompli (photographie 30).
Le nouveau Brest à l’âge adulte ?
8Le deuil était-il accompli ? Une identité brestoise nouvelle avait-elle atteint une nouvelle plénitude ? L’année 1999 n’est pas seulement celle de l’inauguration du square Jean-Baptiste Mathon, conçu à l’encontre des plans originels établis par ce dernier en l’un des lieux les plus sensibles qui soient – le monument aux morts. Elle apporte aussi la nouvelle de la fermeture de plusieurs ateliers de l’Arsenal situés au bord de la Penfeld, relançant ainsi la question de l’utilisation de ses rives. L’année 2000 fut celle de la spectaculaire fête nautique qui renouvelle considérablement l’image de la ville et lui donne une meilleure notoriété. Une fois encore, Brest cherche à construire son avenir.
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