Chapitre IV. Mercantilisme et influence royal
p. 73-90
Texte intégral
1Outre les différentes influences évoquées précédemment il faut aussi parler du dirigisme économique bourbonien. Celui-ci, bien qu'apparu dans la première moitié du xviie siècle, a fait sentir ses principaux effets sous le règne de Louis XIV1 Que ce dirigisme soit affublé de synonymes comme « mercantilisme » ou « colbertisme », il ne peut s'agir que de subtilités correspondant plus à une délimitation temporelle qu'idéologique. Localement il en a résulté, pour la manufacture des « bretagnes », une intégration à la politique économique française.
Les idées économiques au xviie siècle
2Quelles idées économiques étaient réellement perçues derrière cette dénomination de mercantilisme ? Dans l'esprit des propagateurs de cette doctrine économique la puissance d'un état reposait alors sur sa capacité à maintenir un maximum de métal précieux à l'intérieur de ses frontières. En vertu de ce postulat, toute politique économique devait présenter une balance commerciale excédentaire. Afin d'y parvenir, selon les mercanti- listes, il fallait donc obligatoirement attirer en France l'argent qui circulait à cette époque en Europe.
3En vertu de ce principe, les différents Contrôleurs généraux des finances se sont tous appliqués à favoriser l'exportation des meilleures productions françaises. Comme ces responsables n'ignoraient pas que la valeur des produits croît avec leur transformation, ils ont tout naturellement décidé d'imposer aux fabricants un « label de qualité ». C'était la meilleure solution pour résister à la concurrence étrangère sur le marché européen. Ces différentes options économiques expliquent l'intrusion versaillaise dans la manufacture des toiles « bretagnes », pendant le dernier quart du xviie siècle.
4Dans les premières phases de cette intervention royale, la spécificité bretonne ne semble pas avoir été clairement perçue. En effet les nouvelles directives concernant les toiles s'inscrivaient dans un cadre général dépassant la manufacture, voire la province. En 1669, deux séries de décisions furent prises : la première touchait à l'uniformisation des mesures alors en usage2 et la seconde plaçait la juridiction des manufactures sous le contrôle des officiers municipaux3. Complétant les précédentes directives, une ordonnance de mars 1673 s'appliqua aux systèmes de production. Toutefois l'absence de corporations, maîtrises ou jurandes à Quintin et dans la région, en empêcha l'exécution4.
5C'est dans ce contexte qu'a été rédigé le règlement de 1676 marquant les débuts officiels de la manufacture des toiles « bretagnes ». S'il portait l'empreinte de Colbert et concernait le centre-Bretagne, il s'appliquait aussi de façon plus générale à toutes les productions textiles de la France de l'ouest. Le Contrôleur général des finances, soucieux de promulguer une législation générale, réunit donc à Versailles les principaux exportateurs régionaux. Parmi ceux-ci on relève les noms des Malouins Eon de La Ville Bague et Noël du Fougerais.
6À la suite de cette réunion, il ne faut pas chercher, dans le texte publié le 14 août 1676, autre chose qu'un guide général. Celui-ci s'appliquait aussi bien aux « crées » produites dans les environs de Morlaix, qu'aux « bretagnes » tissées entre Quintin et Pontivy. Cependant, des neuf articles composant la nouvelle législation, trois concernaient plus particulièrement la région de Quintin. Il y était tout d'abord prévu l'établissement d'un bureau de visite afin de vérifier la qualité des toiles confectionnées localement. Celles-ci devaient ensuite correspondre aux différents types de « laises » locales. Enfin des sanctions étaient prévues à l'égard des contrevenants.
7Pour justifier cette intervention du pouvoir central dans une activité commerciale provinciale, Colbert s'est senti obligé d'y joindre une explication. On peut la découvrir à la lecture des lettres de créance présentées par l'inspecteur Collart en 16875. Sans être dupe des motivations de l'administration royale on ne peut cependant négliger l'aspect qu'elles évoquent :
« Sa Majesté ayant eu advis par des marchands des villes de Morlaix et de Q(uin)tin que depuis quelques années le commerce des toiles qui se fabriquent dans ces deux villes et en celles d'Uzel de Pontivy et environ d'icelles qui est un des plus considérable de cette province à cause du grand débit quy sen faict dans les pays étrangers estoit presque anéanty par le peu de soin et de fidélité que les tisserands aportent dans leur manufacture soit par la qualité soit par la largeur des dictes toiles6 ».
8On observe toutefois un écart de onze années entre la réunion de Versailles et la nomination de Collart comme inspecteur général des manufactures de l'ouest7. Le registre de la communauté de ville de Quintin a retranscrit aussi bien cette nomination que les directives ministérielles et royales qui l'accompagnaient. Tout ceci constituait vingt-deux articles que l'on peut regrouper sous trois rubriques : recherche d'appuis locaux par Collart, surveillance de la qualité des produits et inspection des lieux de production. Dès son arrivée à Quintin en compagnie du marquis de La Coste, le « Commis » a fait enregistrer ses lettres de créance. Il s'est aussi empressé de réunir les principaux marchands et artisans afin d'entendre leur avis sur les modalités d'application du règlement de 1676. La surveillance de la fabrication a motivé de nombreuses explications concernant le bureau de visite des toiles et l'apposition d'une marque propre à Quintin. À ce sujet, il a été décidé que le contrôle serait assuré par des gardes-jurés chargés de couper les pièces mal tissées.
9L'administration royale n'était pas dupe de la situation clans la manufacture et elle n'imaginait pas que la seule présence de Collart, ou les vues éclairées d'un petit nombre de marchands et d'artisans pouvaient immédiatement modifier les systèmes de production et de commercialisation. C'est pourquoi elle avait ordonné à Collart de se rendre tout d'abord chez les tisserands pour y vérifier les rots et peignes des métiers à tisser. L'inspecteur devait y observer aussi la qualité des fils utilisés pour la chaîne et la trame. Il devait enfin visiter les lieux où se tenaient les principaux marchés aux toiles.
10Il aurait été intéressant de compulser les comptes rendus de Collart rédigés après sa visite de la manufacture ; mais ce type de document, s’il n’a jamais existé, est aujourd'hui introuvable. Pour pallier cet inconvénient, il est apparu utile de faire appel aux sources quintinaises. Le registre de la communauté rapporte, à la date du 3 juillet 1687, que trois marques utilisées pour confirmer la bonne qualité des toiles tissées, se trouvaient au bureau de Quintin8. La même source fournit aussi quelques informations sur ce bureau de visite. En plus des marques déjà mentionnées, on y trouvait aussi un établi pour mesurer les toiles. Cette opération était réalisée au moyen de six mesures longues de cinq aunes chacune. Deux de ces mesures servaient à examiner les pièces de « laisse commune » et deux autres étaient utilisées pour les toiles en « 2/3 d'aune ». Quant aux deux dernières, elles étaient destinées à l'excellente qualité des « 3/4 d'aune ». Enfin la coloration de la marque était obtenue avec du noir de tabac.
11Collart n'a guère eu le temps d'influencer la manufacture. En effet, dès le 10 février 1691, une lettre du ministre Le Tellier avisait les édiles quintinais de la destitution de l'inspecteur et de son remplacement par Caillaud. À son tour, ce dernier est venu à Quintin. Le 25 octobre 1693, il y réunissait les principaux marchands et artisans et leur renouvelait les directives du règlement de 1676. Lors de ce premier contact, Caillaud a aussi authentifié les toiles larges de « 3/4 aune » que la précédente législation avait omis d'évoquer ; mais surtout, il a permis que, lors des transactions entre marchands et tisserands, les premiers ajoutèrent à chaque aune mesurée, « le pouce d'évent ». En effet, lors du « blanchiment », on observait un rétrécissement de la longueur des toiles estimée à un pouce par aune.
12Il est bien difficile d'apprécier ce que fut l'application du règlement de 1676. Les sources locales ou nationales qui l'évoquent sont rares. Cependant il semble utile de mentionner certaines de ces informations, afin de mieux saisir les nouveaux mécanismes de la manufacture. Quintin semble avoir été régulièrement visitée d'abord par Caillaud, puis par son successeur Le Marchand. Ils ont tenu des statistiques régulières sur le nombre de tisserands de cette cité et sur le nombre de métiers utilisés9. Les registres municipaux évoquent aussi la nomination des gardes-jurés, mais ils laissent parfois transparaître un certain manque d'assiduité dans leur fréquentation du bureau de marque10.
13Au travers de certains actes délictueux, comme celui concernant le sieur Frelaut-Deshayes, on peut même imaginer un accroissement des besoins en toiles « bretagnes ». En 1714 la veuve du Fougerais, exportatrice malouine, avait reçu une commande de Hoisnart, négociant à Puerto Santa Maria. Pour satisfaire cette demande, elle avait donc acquis huit balles de toiles du Quintinais Frelaut-Deshayes. Mais celui-ci n'avait pas expédié le produit désiré et Hoisnart s'en aperçut. Le vendeur avait en effet mêlé des toiles de Laval à celles de Quintin. Une longue procédure s'engagea alors entre le négociant caditain et son fournisseur. Ce dernier fut finalement condamné en 1719 à une amende de mille livres11 La faiblesse de la peine - une somme égale au prix de deux balles de toiles - peut étonner, mais elle se justifiait car Hoisnart avait réussi à exporter vers l'Amérique sept des huit balles incriminées.
14Il semble que d'autres Quintinais aient été tentés d'agir comme Frelaut- Deshayes. C'est que les toiles de Laval, moins bien tissées et donc de moindre qualité, avaient un prix d'achat inférieur à celui des productions locales. Même si la pratique ne semble pas s'être généralisée, l'inspecteur Le Marchand a dû intervenir, en 1732 pour des faits identiques, contre le sieur Tuf ferie et la veuve Lurienne, tous deux marchands importants de Quintin12.
15En dehors de cette dernière ville fréquemment évoquée, il existait d'autres foires et marchés où « se débitaient des toiles » comme à Uzel et Loudéac. Le 5 juin 1720, Le Marchand désireux d'organiser le marché de Loudéac et soucieux d'y faire appliquer la législation se saisit de toiles qui n'avaient pas été marquées. Son intervention provoqua aussitôt l'attroupement et la contestation des tisserands venus écouler leur production. Il ne dut alors son salut qu'à l'aide des autorités locales. Ces dernières, bien qu'ayant appréhendé les perturbateurs, durent rapidement les élargir contre une amende dérisoire. Les mutins avaient en effet reçu la double protection du Parlement provincial et de l'intendant. Quant à l'inspecteur, les autorités blâmèrent son action, lui reprochant de n'avoir pas fait publier « au prône de la messe paroissiale l'ouverture du bureau de marque des toiles » de Loudéac13.
16À la différence de ses prédécesseurs, Le Marchand n'avait qu'une confiance très limitée dans un bureau de marque des toiles où la surveillance était exercée par les tisserands eux-mêmes. C'est pourquoi il avait décidé qu'à Quintin le contrôle des toiles présentées serait effectué par les seuls marchands. Cela n'empêcha pourtant pas « les émotions » comme celle survenue en 1727. Ayant refusé des toiles non conformes au règlement, les gardes-jurés Tufferie et Prieur furent assiégés dans le bureau par une foule en colère. Ils y restèrent de midi à sept heures du soir et n'en sortirent que sous la protection du général d'armes et des sergents de Quintin14. Le registre de cette ville n'évoque pas les suites de l'affaire, mais tout porte à croire que son dénouement a dû être proche de ce qui s'était passé à Loudéac.
17Une telle situation ne pouvait être acceptée ni par l'administration royale ni par les négociants malouins soucieux de conserver leur clientèle espagnole. Le 11 mars 1734, suite aux divers abus observés, une lettre de Moreau de Maupertuis, député du commerce de Saint-Malo, provoqua une réunion officielle des principaux marchands de toiles de Quintin : Digaultray-Lanvéac, Digaultray-Seigneau, Digaultray des Landes, Le Mesle des Salles, Le Coniac, Le Coniac-Trébua, Eouzan de La Fosse, Frelaut-Deshayes15 Ces notables soucieux d'établir un dialogue avec les ouvriers avaient invité six maîtres-tisserands « parmi les plus avisés ». Les prémisses d'une nouvelle législation commençaient à se mettre en place : ce sera celle des « lettres patentes du 19 février 173616 ». Il faut donc bien admettre qu'à l'exemple des modifications réglementaires de 1676 le détonateur semble avoir été, cette fois encore, le « lobby » malouin.
Les lettres patentes de 1736
18Le 14 mars 1737, en présence de Le Marchand, tisserands et marchands de toiles de Quintin faisaient connaissance avec Fleury. Si ce dernier portait comme Collart le titre de « commis », il n'était en réalité qu'un homme de terrain, sa fonction consistant à faire appliquer à Quintin, Uzel et Loudéac, la nouvelle réglementation17. À la différence de ce qui s'était passé en 1676, l'administration royale se donnait, cette fois, des moyens en rapport avec ses objectifs. En effet l'application des orientations nouvelles ne pouvait être obtenue que par la présence quotidienne et vigilante de l'un de ses représentants.
19I1 importe d'analyser, au travers des articles qui les composaient, ce que contenaient les lettres patentes de 1736. Plutôt que d'énoncer les quarante- neuf articles les uns à la suite des autres, sous forme de catalogue, il semble préférable, comme pour la législation de 1676, de les regrouper par centres d'intérêt.
20Dix-sept articles étaient directement applicables aux tisserands et à la qualité du lin qu'ils utilisaient. Les métiers à tisser devaient désormais posséder des « rots et lames18 » répondant aux normes de production des toiles « bretagnes » tissées localement. Quant aux fils de chaîne et de trame, préalablement lessivés deux fois, ils ne pouvaient être obtenus qu'avec du lin breton. Subtilement un article évoquait même la liberté donnée aux artisans d'augmenter, s'ils le souhaitaient, les fils de chaîne19. L'originalité de ce nouveau règlement tenait enfin à la personnalisation du produit. En effet le tisserand devait désormais apposer sa marque de fabricant aux deux extrémités de la toile. Cela évitait toute contestation ultérieure, d'autant que l'ouvrier était tenu de présenter, lui-même, son travail au contrôle du bureau de marque.
21Ce nouveau centre géométrique de la surveillance royale, avait désormais une triple implantation : à Quintin, à Uzel, à Loudéac, où trois bureaux de surveillance étaient prévus. De huit heures du matin à midi, chaque jour de marché, Fleury aidé d'au moins deux inspecteurs-marchands locaux, était chargé d'authentifier les bons produits. À charge pour lui de refuser les autres. C'est seulement après cette visite que pouvait s'ouvrir le marché proprement dit. Un article du règlement prévoyait même une nouvelle présentation au marché suivant des toiles non visitées, mais on peut douter de son exécution.
22La mainmise des marchands locaux sur le commerce des toiles dans la manufacture peut être observée au travers de certains articles des lettres patentes. Il était désormais interdit aux « courtiers, marhoteurs, regrattiers, plieurs, carreurs, tisserands ainsi qu'à leurs femmes » d'acheter des toiles. Cette activité était réservée aux seuls « marchands, bourgeois et autres ». Un tel ostracisme commercial a pu choquer localement. Il correspondait, dans l'esprit du législateur, à une responsabilisation plus grande du rôle des marchands.
23Une dizaine d'articles leur étaient en effet consacrés. Certains de ces articles évoquaient la surveillance à apporter pendant la période de « blanchiment ». D'autres se rapportaient à « l'accommodage » des toiles en balles ou aux modalités pour les convoyer vers les ports d'exportation. Les obligations des marchands étaient clairement définies. I1 était rappelé de ne point mêler dans une même balle des toiles de largeurs ou de qualités différentes ; ni bien sûr de les faire venir de Laval. Pour éviter toute contestation entre marchands locaux et négociants des ports exportateurs, chaque livraison devait être accompagnée d'une facture. Enfin, sur la toile d'enveloppe de la balle, le vendeur avait obligation d'indiquer, outre son nom et sa marque, la longueur des toiles et leur qualité.
24Le rôle de Fleury, clairement reconnu et justifié par ses obligations de service, consistait à rendre à la manufacture tout son dynamisme. En ce qui concerne la prévention ou la répression des délits, à l'exemple de ses prédécesseurs, « le commis » devait s'appuyer sur les juges locaux. À ce propos, il leur était fortement conseillé de ne pas modérer les peines prononcées à l'égard des contrevenants.
25Mais tout règlement ne présente d'intérêt que par ses modalités d'application. Un courrier de 1740, entre l'inspecteur Le Marchand et l'intendant Pontcarré de Viarmes, apporte une réponse partielle à cette interrogation20. Il ressort de cette correspondance que, sur les quarante-neuf articles constituant les lettres patentes, seuls quatre articles présentaient des difficultés d'exécution. Celles-ci concernaient la réforme des lames montées sur les métiers, la marque prévue pour chaque tisserand, la présentation de la toile au bureau par les seuls artisans et enfin, l'interdiction de commerce applicable aux régratiers et marhoteurs. Ce sont là autant de points sensibles contre lesquels Fleury a dû lutter, tout au long de sa carrière.
26La surveillance du matériel utilisé par les ouvriers s'avérait relativement facile dans des centres urbains comme Quintin, Uzel, Loudéac. La venue épisodique de l'inspecteur, aux côtés du commis, pouvait fortement influencer les récalcitrants21. Il en allait tout autrement en ce qui concernait la surveillance des paysans-tisserands disséminés sur plus de vingt lieues carrées. La seule façon de leur imposer le règlement c'était d'accepter ou de refuser les toiles au moment de leur présentation dans les bureaux de visite. Ces artisans pouvaient cependant déjouer la surveillance officielle ainsi que l'indique cette lettre de l'intendant à Le Marchand :
« Il s'est introduit depuis quelque temps de porter des toiles dans différents petits marchés et foires qui se tiennent aux environs des villes de Quintin, Uzel et Loudéac [...] les tisserands ne voulant pas se soumettre [...] au Règlement du 7 février 173622 ».
27Pendant toutes ces années, et c'est peut-être en liaison avec cette lettre, Fleury a manifesté une très grande activité. En février 1740, suite à ses investigations, Joseph Losties, sieur de Grénieux et sénéchal de Quintin, condamnait neuf tisserands pour présentation de toiles défectueuses23. En novembre de la même année, Fleury avisé que « plusieurs marchands [...] achetaient des toiles sans qu'elles eussent la marque d'aucun bureau » se rendait à l'auberge de « La Porte à la Rose » à Quintin. Il y trouvait un marchand d'Allineuc, Guillaume Alleno, en possession d'un sac rempli de toiles sans cachets. Le marchand était condamné à une amende de mille cinq cents livres, chacun de ses vendeurs à celle de cent livres24.
28L'ingéniosité des tisserands allait cependant continuer à se manifester, comme le fait découvrir cet épisode qui a eu pour cadre le marché de Loudéac25. En 1741, deux habitants de Saint-Thélo, les nommés Thomas et Rolland avaient imaginé de fabriquer de faux cachets imitant ceux du bureau de Loudéac. Munis de leur invention, les faussaires avaient officié, moyennant six deniers par pièce de toile, auprès de nombreux tisserands. La supercherie ayant été découverte, une enquête des autorités locales conduisit à l'arrestation des coupables, mais aussi à celle des nommés Audrain, Nourry, Foulfoin, Garnier, Etienne, eux aussi possesseurs de faux cachets de marque. Les condamnations furent à la mesure de l'exploit. Après avoir été exposés au pilori de Loudéac, les insoumis partirent aux galères, pour six d'entre eux, Étienne étant condamné au bannissement pour trois ans.
29Est-ce à dire qu'après cet événement les appositions de deux marques, celle du tisserand et celle du marché, furent enfin acceptées par les producteurs ? On peut en douter, car les différents registres de la manufacture signalent que Fleury continua à sévir dans les années suivantes pour absence de l'une ou l'autre de ces marques26. L'aide des autorités locales ne lui était pas toujours acquise, ainsi que le prouve l'exemple suivant. À Uzel, le sieur Rivière, sénéchal et juge des manufactures pour son marché, se dispensait de faire appliquer les sanctions prévues à l'encontre des artisans et des marchands ne respectant pas le règlement. De cette affaire seules sont connues les conclusions, mais la sanction fut atténuée par la qualité des coupables. Suite à un arrêt du Conseil d'État du 6 février 1742, le sénéchal ainsi que deux marchands furent seulement punis d'exil27.
30Les divers registres des trois marchés de la manufacture prouvent, à l'évidence, que Fleury n'a alors ménagé ni sa peine ni son temps28. Pendant toute cette période, outre les faits déjà évoqués, il s'est appliqué à poursuivre les tisserands peu scrupuleux et à visiter les blanchisseurs utilisant de la chaux de coquillage. Il a même sévi au domicile des marchands indélicats qui constituaient des balles de toiles non conformes au règlement. Semblable dynamisme conduisait à faire naître non seulement un ressentiment durable mais aussi, à provoquer des actions violentes comme celle que rapporte Fleury lui-même29 :
« Samedy dernier (5 juillet 1755) [...] revenant de Loudéac je fus attaqué par trois coquins du hameau du Breil aux Boeufs (La Motte) qui me volèrent la recette du jour30 [...]. Le chef m'est parfaitement connu [...]. Il m'avait bien assuré en recevant sa pièce de toile (refusée) que je le lui paierais. Comme pareilles menaces m'avaient déjà été faites souvent sans effet, je n'en fis pas grand cas [...]. Je fus assez surpris (au retour du marché) [...] de voir tout à coup sauter (sur le chemin) un homme qui, m'appuyant le fusil sur la poitrine, me dit : « Arrête ou tu es mort » ; et appelle ses complices qui parurent dans l'instant, chacun avec une massue [...]. Celui que j'avais en face me dit qu'il voulait vingt écus ou ma vie pour les bouts de toile que je lui avais coupés31. Je lui dis que je n'en portais pas tant ordinairement et que, quant aux bouts de toile, je les coupais par ordre du roi [...]. Mais ces raisons ne lui firent pas impression. Je tins encore quelques autres discours pour tâcher de faire diversion [...] mais ce coquin tint toujours bon [...] et enfin il fallut céder »
31L'inspecteur de Coisy averti dès le lendemain par Fleury, en informa aussitôt l'intendant. Celui-ci, à son tour, confia à Ollitrault de Callagan, procureur fiscal de Quintin, la capture des tisserands malintentionnés. C'est seulement le 12 août que la maréchaussée quintinaise fit enfin une descente à La Motte, afin d'y appréhender Vincent Blanchard, Jean Cochard et Jean Dudet. I1 était trop tard : depuis près d'un mois ces individus avaient eu toute possibilité de s'enfuir et de se soustraire à la justice.
32Il serait sans doute imprudent, à la suite de cet événement, d'établir une relation de cause à effet, mais des modifications peuvent être observées dans l'activité de Fleury. Depuis 1737 il avait seul la charge des trois bureaux de la manufacture, après cet épisode il reçut d'abord l'aide de Fraboulet puis de du Couédic pour la surveillance des marchés de Loudéac et Moncontour. Un nouveau bureau venait en effet de s'ouvrir dans cette dernière ville, grâce à l'appui du duc de Penthièvre. Les marchands de cette cité avaient eu plus de chance que leurs homologues de Plœuc et de Saint-Caradec dont les seigneurs avaient en vain tenté d'établir un marché aux toiles32.
Les limites de la surveillance
33Dans les années suivantes, un nouvel émoi dont les suites furent néfastes pour Fleury et pour du Couédic, secoua la manufacture. Dès 1742 le Contrôleur général des finances, Orry, avait avisé l'intendant de Bretagne du désir des maisons de commerce espagnoles de recevoir des balles de toiles dont les pièces seraient désormais coupées à la longueur de cinq aunes. Cela équivalait à huit varres en mesure du pays importateur33. Il s'est toutefois passé un certain temps entre ce souhait et son application. En effet c'est seulement après 1750 que la nouvelle longueur a été définitivement adoptée dans la constitution des balles de toiles34.
34Jusqu'alors quand un marchand achetait une pièce de tissu, il prenait en plus de chaque aune mesurée, « le pouce d'évent », ainsi que l'avait autorisé, en 1693, l'inspecteur Caillaud. Cela ne présentait aucun désagrément pour l'acheteur, puisqu'il pouvait constituer sa balle avec des toiles de longueurs différentes : entre 4,5 aunes et 7,75 aunes35. Mais, après la réduction des pièces à cinq aunes selon le désir des maisons espagnoles, les marchands se retrouvaient avec des coupons inutilisables.
35Pour compenser cette perte, certains marchands de toiles ont étendu leur pouce en mesurant, de façon que 19,5 aunes en écru puissent former quatre pièces de cinq aunes blanches. D'autres ont refusé de payer au même prix tout ce qui n'atteignait pas cinq aunes. Devant la réaction des tisserands ils leur ont purement et simplement rendu le reste de la pièce. Toutes ces pratiques qui n'étaient que conventions particulières variant à l'infini étaient devenues vexatoires pour les artisans, faute de règles précises de mesurage.
36Averti par Fleury, l'inspecteur de la manufacture en avisa aussitôt le Contrôleur général Trudaine qui transmit l'affaire à l'intendant de Bretagne. Afin de calmer les esprits, ce dernier prit une ordonnance le 10 octobre 1768. La longueur de l'aune de toile était désormais fixée à cinquante et un pouces pour les toiles en « écru ». Cette mesure prenait en considération la diminution d'un pouce observée au « blanchiment ». Désormais il était interdit de prendre « le pouce d'évent » mais le tisserand devait conserver, à sa charge, les coupons inférieurs à cinq aunes.
37La mesure ne satisfaisant aucune des deux parties, une assemblée réunit donc à Quintin les principaux marchands de la manufacture. Aucun accord ne put être obtenu à l'issue de cette réunion, si ce n'est l'envoi de deux mémoires pour refuser l'ordonnance de l'intendant36.
38Faute de trouver un terrain d'entente avec les principaux intéressés, l'intendant en référa encore une fois à son ministre de tutelle. Sur les instructions de ce dernier, il publia une nouvelle ordonnance le 13 septembre 176937. Cette fois, la longueur de l'aune était portée à cinquante- deux pouces, avec obligation pour les acheteurs de mesurer « bois à bois38 ».
39En ce qui concerne les tisserands, ceux-ci eurent l'obligation de présenter leur production en plis égaux de treize pouces soit un quart d'aune.
40Quoique ces ordonnances eussent été lues aux prônes des différentes paroisses toilières, publiées et affichées dans les principaux marchés, leur application s'avéra difficile. Certains marchands tâchèrent d'insinuer aux fabricants qu'elles étaient sans effet jusqu'à ce que le Parlement eût statué sur leur « représentation39 ». De nombreuses contestations ont alors opposé marchands et tisserands. Les ouvriers de Loudéac, par l'intermédiaire des marchands Gautier et Grénieux-Losties, adressèrent même un courrier à l'intendant pour justifier l'impossibilité de plier leurs toiles à treize pouces40. À ce propos, l'inspecteur général Guillotou écrivait en 1771 :
« Depuis deux mois ils (les tisserands) se sont laissés gagner aux insinuations des marchands et l'on s'est vu forcé de faire l'amende à vingt-et-un tisserands : dix à Loudéac, huit à Uzel, trois à Quintin ». Il ajoutait « toutefois on a choisi les plus aisés41 ».
41Cette amende initialement prévue à dix livres avait été finalement ramenée à deux livres, vu le peu d'aisance des producteurs.
42C'est ici qu'intervint l'action, parfois directe mais plus souvent souterraine, de Guillaume Le Deist de Botidoux. Ce personnage était alors l'un des trois marchands les plus importants de la manufacture et pouvait sans conteste porter l'appellation de négociant42. Grâce à sa nombreuse parentèle, à ses multiples relations, son opposition à la nouvelle ordonnance était susceptible d'influencer aussi bien tisserands que marchands.
43En novembre 1768 à Uzel, Fleury surprit le facteur (employé) de Botidoux à prendre le « pouce d'évent » sur des toiles qu'il mesurait. Le coupable ne pouvant nier fut immédiatement sanctionné43. Au début de l'année suivante, Olivier Le Deist, parent de Guillaume, subit la même condamnation pour le même motif. Ceci n'entama pas l'esprit de rébellion du négociant. Le 13 septembre 1769, toujours à Uzel, Botidoux fut personnellement découvert en flagrant délit de mesurage illégal. Outre la personnalité du contrevenant, cette action se déroulait un jour où Fleury effectuait sa tournée en compagnie de l'inspecteur Le Marchand. En dépit de sa tentative d'explication à l'intendant, Le Deist de Botidoux fut poursuivi et astreint à payer cinquante livres d'amende, ainsi que les frais de l'enquête44.
44Mais par l'intermédiaire de ses cousins, Olivier Glais-Bizoin et Guillaume Glais-L'Abbaye, la vindicte du personnage s'est alors exercée contre Fleury. Elle s'exprima le 3 février 1770 au bureau de marque de Quintin, où ces deux jeunes gens devaient officier comme marchands-jurés, en compagnie de Le Mercier-Bourgblanc et de Le Gofvry-Kerdrain. Alternativement les marchands locaux mesuraient les toiles ou y apposaient la marque du bureau. Ce jour-là, Glais-Bizoin refusa de tamponner les toiles, prétextant qu'il n'était pas fait « pour pareille besogne et ne voulait pas se salir les doigts ». En dépit de l'intervention de Fleury, il maintint sa décision, forçant le commis à le remplacer.
45Dans la lettre expédiée le jour même à l'intendant, Fleury relevait « l'esprit de cabale, d'opposition de chicanes de hauteur et de prétention qui subsistent dans cette famille il y a plus de trente ans et dont le sieur Botidoux est le corifé comme le guide45 ». En conclusion de sa missive le commis évoquait les risques de contagion d'une telle attitude, l'altercation ayant été publique.
46Le mécanisme de la confrontation se mettait en place, car Glais-Bizoin en référait lui aussi à l'intendant. Dans un courrier aussi long que celui expédié par Fleury, il présentait à son tour sa version des faits : son attitude n'avait été dictée que par la stricte observation du règlement de 1736 et des ordonnances qui l'avaient suivi46. En effet, aucune des toiles présentées n'était pliée à treize pouces ainsi qu'il était prévu. Comme seconde critique, Glais-Bizoin reprochait à Fleury de laisser son « homme de peine » marquer des toiles, aussi bien avant l'arrivée des marchands-jurés, qu'après leur départ. Parmi les autres griefs retenus par le marchand de toiles Fleury était accusé de détenir, seul, la clé de l'armoire contenant les marques et, surtout, de ne pas posséder un registre des sommes perçues au bureau de Quintin. Cette dernière affirmation, la plus terrible, touchait à l'honnêteté de Fleury, puisque Glais-Bizoin se proposait même de remplacer le commis et de fournir à l'administration royale une recette de mille deux cents livres par an.
47Chargé par l'intendant d'émettre un avis sur l'affaire, l'inspecteur général des manufactures de Bretagne reconnaissait l'impossibilité du pliage à treize aunes, mais admettait qu'un double des clés lui paraissait nécessaire. Il s'interrogeait toutefois sur la proposition de fermage de Glais-Bizoin, lequel paraissait ainsi mettre en cause la gestion de Fleury47.
48La suspicion lancée contre ce dernier commençait à gagner ses supérieurs. L'intendant écrivit alors au subdélégué de Quintin, Le Texier de Clévery et lui demanda de mener une enquête sur cette affaire, « avec toute la prudence nécessaire ». Le Quintinais Grénieux-Losties, chargé d'éplucher la comptabilité mise en cause, rendit son verdict en 1775 : entre 1749 et 1754 pour 35892 balles de toiles exportées on aurait dû environ contrôler 717 850 pièces de toiles, or on observait un sous-enregistrement de 322418 pièces. Entre 1755 et 1772, phase plus longue, le nombre de toiles n'ayant pas subi de contrôle pouvait être estimé à 919673 pièces. En vingt- quatre ans, selon l'expert, c'était près de cinquante mille livres qui avaient été soustraites, par manque de soin, aux recettes des bureaux de la vérification48.
49Fleury tenta bien alors de se disculper en réfutant les résultats obtenus par Grénieux-Losties. Il reprocha à ce dernier d'avoir mélangé dans son calcul balles de toile larges et balles de toile étroites : les premières ne faisant que trois cents aunes alors que les secondes contenaient cinq cents aunes. Il manquait surtout, aux yeux du commis, l'analyse comparative des différents marchés constituant la manufacture. Selon l'accusé, la seconde moitié du xviiie siècle se caractérisait par une régression du marché de Quintin, alors que ceux d'Uzel et de Loudéac n'avaient cessé de croître49. Il ajoutait d'autre part :
« Rien n'est plus facile aux marchands répandus dans diverses maisons de campagne d'Uzel et Quintin que d'obtenir impunément les toiles en écru, même sur le métier [...]. Il est de notoriété publique que les sieurs Glais, leurs parents alliés et amis [...] ont acheté chez eux au moins la moitié de leurs toiles, surtout dans le temps où elles se sont trouvées à bas prix [...]. Ils ont pu ainsi acheter 400 à 500 balles par an et soustraire 8 000 à 10 000 pièces de toile à l'examen de mes bureaux ».
50La défense de Fleury ne fut pas prise en considération par l'administration et sa chute, en 1775, s'accompagna de celle de du Couédic, le commis de Loudéac. Certains contemporains avaient une vision moins pessimiste des déchus, ainsi que le prouve l'extrait suivant :
« Fleury et du Couédic de Loudéac perdirent leur place sur un simple soupçon d'infidélité qui, s'il n'est pas entièrement détruit par les circonstances, est au moins trop loin de la certitude pour qu'il dût opérer la destitution et le déshonneur de ces deux particuliers50 ».
51Même si les tisserands du marché de Quintin s'exprimèrent dans une formulation moins élogieuse, ils signèrent une pétition pour apporter leur soutien à Fleury51. Mais l'administration maintint sa décision, refusant de prendre en considération les nouveaux avis formulés. De toute façon, peu de temps après ces événements, Fleury décéda. Selon les mémoires de son fils, cette mort serait bien le résultat de la « cabale de certains marchands52 ».
52La destitution de du Couédic à Loudéac entraîna, elle aussi, des protestations : quarante-quatre marchands éprouvèrent le besoin de faire part de leur mécontentement à l'intendant53.
53Il faut cependant demeurer circonspect sur les motivations de certains signataires puisque, parmi les noms relevés, se trouvent ceux d'Olivier Le Deist, d'Olivier Glais-Bizoin et de Guillaume Glais-L'Abbaye.
54Un tel contexte de crise suscita de l'intérêt pour des fonctions vacantes. À Uzel un sieur Rivière, fils du sénéchal exilé en 1742, s'empressa de poser sa candidature au bureau des toiles de sa cité. Pour donner plus de crédit à sa demande, il se faisait fort de mettre fin aux marchés clandestins de toiles qui se tenaient, écrivait-il, les dimanches et jours de fêtes54. À Quintin Lormier de Kerlano, marchand ruiné quelques années auparavant par la banqueroute de la maison Van Rechem de Cadix, postula lui aussi au remplacement de Fleury55. Quels étaient les desseins des uns et des autres ? Il est bien difficile de répondre à ces interrogations. Les événements rapportés ont eu lieu dans un nouveau contexte économique qui a surtout favorisé la rédaction de nouvelles lettres patentes en 1779.
55Pour l'heure, aux yeux des contemporains, il ne s'agissait que de ranimer des mécanismes de surveillance dont l'efficacité avait pu paraître douteuse. Occupant quelque temps la fonction de Fleury, Grénieux-Losties laissa rapidement celle-ci à un triumvirat constitué de Méheust du Bas- bourg, de Gautier, et du vieux marchand Guillo. Ces personnages avaient charge de « remettre en état » la manufacture. Quelques années après, à leur tour, ils furent remplacés par Taton, Garnier-Porteneuve, et Chapelain La Touche56. Ceux-ci demeurèrent en fonction jusqu'en 1791. Cette année correspond à la date de suppression des bureaux de marque des toiles.
Les lettres patentes de 1779
56Au milieu de toute cette agitation, le 5 mai 1779, de nouvelles lettres patentes concernant les toiles « bretagnes » furent rédigées après accord entre le Conseil du commerce et les inspecteurs des manufactures57. Dans le texte explicatif qui accompagnait le nouveau règlement, un élément prouve l'évolution de la perception économique sous l'influence des phy- siocrates. Il y est dit en effet :
« Nous avons pensé d'ailleurs que les lois du commerce devaient se modifier avec la variété des temps [...]. Il fallait (aussi) s'écarter un peu des règles et des institutions qu'on avait adoptés dans d'autres circonstances58 ».
57Ces nouvelles directives, encore plus favorables aux marchands de toiles que le règlement de 1736, plaçaient désormais les tisserands sous leur dépendance. Si ce n'était pas encore la surveillance impériale, cela y ressemblait fort. C'est ainsi qu'on exigeait des ouvriers un accroissement des fils de chaîne, sans pour autant prévoir une augmentation du prix du produit : par exemple, les toiles « superfines larges » uniquement fabriquées autour de Quintin étaient jusqu'alors constituées de soixante portées de quarante fils chacune. Désormais c'était soixante-dix portées composées chacune de quarante fils que les marchands devaient trouver au moment de leur achat59. Un avis des services de l'intendant permet de mieux saisir l'accroissement de cette domination des marchands locaux sur les producteurs de toile60 :
« Les Inspecteurs-marchands (ex gardes-jurés) des Bureaux de Quintin, Uzel, Loudéac ont acquiescé h remplir les fonctions de Commis, mais d'après les informations que j'ai prises il est assez clair qu'ils n'ont pu avoir d'autre dessein que de se rendre de plus en plus maîtres des fabricants et autres ouvriers de la fabrique [...]. S'il n'y a aucun employé des manufactures dans ces trois Bureaux pour s'opposer au mesurage arbitraire et vexatoire, les fabricants retomberont dans le même embarras duquel on a eu tant de mal à les tirer ».
58L'application du nouveau règlement provoqua cependant la réaction de marchands quintinais « éclairés » comme Digaultray des Landes ou Baron du Taya. Sur ce sujet, l'un et l'autre expédièrent de longs mémoires à l'intendant61.
59Dans le premier de ces courriers, Digaultray s'attachait à montrer que l'accroissement des droits perçus sur les toiles, lors de leur présentation aux bureaux de marque, conduisait à la ruine des tisserands. Ce défenseur des ouvriers fondait son argumentation sur une comparaison de la valeur des produits tissés à Elbeuf et Quintin. Dans cette première cité, la pièce de toile dépassait généralement cent aunes et valait au moins trois cents livres. Elle atteignait rarement cinquante aunes à Quintin et n'excédait pas quatre-vingts livres. Or la nouvelle réglementation frappait d'une taxe unique et égale l'une et l'autre production. C'était, aux yeux du marchand, le plus sûr moyen d'anéantir les producteurs de « bretagnes ».
60Dans sa missive, Baron du Taya s'est lui aussi attaché à défendre les tisserands. Selon ses vues, seule une application intelligente des lettres patentes de 1736 pouvait maintenir la vitalité textile locale. Réexaminant les quarante-neuf articles de ce règlement, il s'efforça de montrer ce qui en facilitait ou en réduisait l'exécution. D'après lui, l'effort du législateur devait prioritairement s'exercer à destination des fabricants. L'essentiel de sa perception économique est clairement exprimé dans les quelques lignes qui suivent :
« Rien ne prouve mieux contre le système des Économistes [...] que l'état présent de cette fabrique [...]. Les toiles qui étaient claires et mal frappées en 1736 se sont perfectionnées ».
61Pour maintenir la manufacture en état, il prévoyait un système de primes garantissant l'amélioration de l'outil de travail. La surveillance de l'administration lui semblait enfin trop superficielle à l'égard des « regrattiers », leur intervention conduisant à modifier trop souvent le cours des toiles.
62Mais aux yeux de leurs destinataires, ces marchands apparaissaient comme des passéistes. Jusqu'alors, hormis Boisguillebert, tous les théoriciens économiques avaient été partisans de la réglementation. Or, dans la seconde moitié du xviiie siècle, outre le slogan « laisser faire, laisser passer », on observe aussi un refus de l'intervention des États en matière économique62. Ceci peut être observé aussi bien dans l'attitude des différents intendants du commerce que dans celle des inspecteurs des manufactures. L'analyse de Montaran permet de mieux comprendre l'esprit des lettres patentes de 177963 :
« Les anciens et les nouveaux (règlements) sont également ignorés par la majeure partie des fabricants, gens grossiers qui ne savent ni lire ni écrire et qui en faisant des toiles suivent toujours à peu près leur ancienne routine qui heureusement est très bonne [...]. Si quelque mamufacture venait à tomber ou à se ralentir pour quelque cause que ce fût, les Etats de Bretagne ne manqueraient pas de l'attribuer aux changements qu'on aurait pu faire [...]. Je dois [...] observer que l'augmentation du droit de marque me paraît trop considérable pour les toiles de Quintin, Uzel et Loudéac. Il n'y a point en effet de fabricants plus pauvres que ceux qui font ces sortes de toile, ils sont surtout à la mendicité depuis la guerre (d'Indépendance des USA), à peine peuvent-ils gagner trois à quatre sous par jour ».
63En écho, le ministre Joly de Fleury considérait qu'il ne devait exister de « commis à la marque » que dans les bureaux où il ne pouvait y avoir de gardes-jurés64.
64Dans ces conditions, quelle attitude allaient adopter les marchands de la manufacture ? Libérés des obligations centenaires qui pesaient, aussi bien sur eux que sur les tisserands, ils pouvaient être conduits à négliger les normes traditionnelles qui avaient fait leur réputation. L'étude des registres de comptes de Pierre-Anne Moizan, riche marchand de Trévé, conduit à adopter une attitude plus nuancée : jusqu'en 1793, les diverses productions de la manufacture ont su conserver les pratiques qui étaient issues du règlement de 1736, y ajoutant même l'augmentation des fils décidée en 177965. C'est seulement aux époques révolutionnaire et consulaire que le besoin de surveillance s'est à nouveau fait sentir.
Conclusion de la 1re partie
65Le développement toilier dans le centre-Bretagne ne s'explique pas par une cause unique. C'est au contraire un ensemble de facteurs qui ont concouru à son épanouissement. Celui-ci ne résulte donc pas d'un quelconque déterminisme mais bien d'un faisceau de convergences.
66Le terreau sur lequel est apparue la manufacture des toiles « bretagnes », correspondait bien à une ancienne zone de production textile. Cependant jusqu'au début du xviie siècle, celle-ci avait été surtout une activité urbaine, principalement implantée à Quintin, Moncontour, Pontivy.
67C'est de Saint-Malo et de Cadix que l'impulsion donnant véritablement naissance à la manufacture est partie. La production des toiles « bretagnes » a donc correspondu à une demande clairement définie, aussi bien par les armateurs-exportateurs que par les consommateurs espagnols et américains.
68Mais pour répondre à ces exigences toute une région a dû se mobiliser. Ceci s'est opéré d'autant plus aisément que le centre-Bretagne ne pouvait prétendre subvenir, du point de vue agricole, aux besoins de ses habitants. Les marchands de toiles ont ainsi stimulé une production textile de qualité, par le volume de leurs achats.
69Dans ces conditions, l'intervention du dirigisme bourbonien a plus accompagné une activité qu'elle ne l'a suscitée. Toutefois l'ensemble des différentes contraintes imposées à la manufacture, par la surveillance royale, a aussi bien facilité la pérennité de l'activité textile dans le centre Bretagne qu'assuré une production de qualité.
Notes de bas de page
1 Hauser (H.), La pensée et l'action économique du cardinal de Richelieu, Paris, 1944
2 ADLA, C 660
3 ADIV, C 1495
4 Ibid, C 3929
5 Ibid, C 1531 et AC, Quintin, BB 5
6 ADIV, C 1531 et AC, Quintin, BB 5
7 Ibid.
8 AC, Quintin, BB 6
9 AC, Quintin, HII 2
10 Ibid., BB 10, 11
11 BN, Ms. Fr. 21788 (imprimé formant le t. IV de la collection N. De Lamare).
12 Ibid
13 AN, F 12/1417
14 AC, Quintin, BB 19
15 Ibid., BB 21
16 Ibid.., BB 22 ; BN, Fr 21 788 ; ADIV, C 1531 ; ADI.A, C 660
17 AC, Quintin, BB 22. ADIV, 10 Bb 378
18 Lames ou nos : assemblage de broches entre lesquelles sont passés les fils de la chaîne, correspond à ce que l'on appelle le peigne
19 Dans les registres d'achats de P.-A. Moizan on peut vérifier cette pratique. AP, famille Guillon, Trévé
20 ADIV, C 1533
21 ADCA, B 3736, Registre de la Manufacture de toiles de la ville de Quintin. Visite des tisserands et lamiers de cette ville par Le Marchand, le 20 juillet 1743
22 AC, Quintin, BB 23
23 AC, Quintin, fonds Huerre
24 ADCA, E 1955
25 ADLA, C 661
26 ADCA, B 3736, 3737
27 ADIV, C 3929 ; AC, Quintin, BB 24
28 ADCA, B 1056, 3736, 3737, 3738
29 ADIV, C 1533
30 La présentation d'une pièce de moins de 20 aunes était taxée à 6 deniers et, celle d'une pièce de plus de 20 aunes à 12 deniers ou 1 sol
31 Toute pièce de toile refusée au bureau était coupée en morceaux de deux aunes. La vente de ces morceaux revenait aux inspecteurs-marchands et aux pauvres de la paroisse.
32 ADIV, C 1537, 1538 ; ADCA, C 136, 155
33 ADIV, C 1531
34 Ibid., C 1532
35 Ibid, C 1533
36 Ibid
37 Ibid., C 1531
38 Expression signifiant que seule la longueur de l'aune étalonnée pouvait être prise en considération
39 ADIV, C 1532
40 Ibid
41 Ibid
42 Chassin Du Guerny (Yves), « Journal d'un habitant de Quintin... », MSECN, 1956, p. 22-75. Au xviiie siècle, la rumeur publique attribuait à Botidoux 600 balles de toile, 10 000 livres de rentes, et, à chacun de ses six enfants, 250 000 livres de biens.
43 ADIV, C 1532
44 ADIV, C 1544
45 ADIV, C 1534
46 Ibid
47 Ibid
48 ADIV, C 1542
49 Au sud de Loudéac, parmi les paroisses qui avaient connu une extension de leur activité toilière depuis 15 ans, Fleury signalait Saint-Barnabé, Bréhand, La Chèze, La Ferrière, La Prénessaye, Plémet, Plumieux, La Trinité-Porhoët
50 ADIV, C 1542
51 Ibid
52 AP, famille Guillon, Trévé, Manuscrit des mémoires du Conventionnel Fleury
53 ADIV, C 1542
54 Ibid., C 1534
55 Ibid, C 1543
56 Ibid
57 Ibid., C 1531
58 Ibid, C 1535
59 ADIV., C 1531
60 Ibid., C 1535
61 Ibid., C 1539 ; AP, M. Je Bagneux, Quintin
62 SEE (Henri), Histoire économique de la France, Paris, 1943, p. 345 et sq
63 ADIV, C 1535
64 Ibid
65 AP, famille Guillon, Trévé
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Un constructeur de la France du xxe siècle
La Société Auxiliaire d'Entreprises (SAE) et la naissance de la grande entreprise française de bâtiment (1924-1974)
Pierre Jambard
2008
Ouvriers bretons
Conflits d'usines, conflits identitaires en Bretagne dans les années 1968
Vincent Porhel
2008
L'intrusion balnéaire
Les populations littorales bretonnes et vendéennes face au tourisme (1800-1945)
Johan Vincent
2008
L'individu dans la famille à Rome au ive siècle
D'après l'œuvre d'Ambroise de Milan
Dominique Lhuillier-Martinetti
2008
L'éveil politique de la Savoie
Conflits ordinaires et rivalités nouvelles (1848-1853)
Sylvain Milbach
2008
L'évangélisation des Indiens du Mexique
Impact et réalité de la conquête spirituelle (xvie siècle)
Éric Roulet
2008
Les miroirs du silence
L'éducation des jeunes sourds dans l'Ouest, 1800-1934
Patrick Bourgalais
2008