Conclusion
p. 329-332
Entrées d’index
Index géographique : France
Texte intégral
1Le bilan sur la place du commerce français dans le Nord est caractérisé par l’absence. La France a laissé de côté le grand cabotage européen pour se consacrer à d’autres trafics jugés plus rémunérateurs.
2Au cours du xviiie siècle, tous les observateurs remarquent que le pavillon français ne fréquente pas les mers septentrionales et que le grand cabotage européen vers le Nord est assuré par les flottes hollandaise et scandinaves. L’aspect commercial, moins visible comme le sont les navires, est tout autant aux mains des étrangers.
3Les achats de matières premières dans le Nord, à l’exemple des approvisionnements de la Marine, se font systématiquement par l’intermédiaire hollandais, puissance commerciale qui impose sa loi aux producteurs et dont les prix sont généralement plus intéressants que ceux du commerce direct. Quand la Marine décide de se passer de ces intermédiaires, elle passe des contrats avec les quelques négociants français installés dans le Nord, mais ceux-ci ne réussissent pas à effectuer des transactions avec les marchands locaux et, la plupart du temps, utilisent les services des maisons hollandaises et anglaises. À l’exportation, « ce sont les propriétaires eux-mêmes qui vendent leurs vins en gros, et aucun marchand n’en achète pour les revendre… et ils (les marchands) ne sont que les commissionnaires de l’étranger1 ». Même les produits coloniaux qui, dans la première partie du siècle sont commercialisés dans les ports du Nord par les négociants bordelais, sont, après la guerre de Sept Ans, aux mains des commissionnaires allemands de Bordeaux et de leurs commettants. Cette attitude est d’autant plus grave que les négociants tirent plus de profit de la commercialisation des produits que les fabricants de leur travail2.
4Le cabotage européen est un monde concurrentiel, où les profits ne sont très élevés et où une compétitivité de tous les instants est nécessaire. Les Français ne sont pas intéressés par ces investissements à long terme et préfèrent faire de « bons coups » dans le commerce colonial. Ils se satisfont de l’utilisation des flottes étrangères qui leur garantissent un qualité de service et des tarifs très compétitifs.
5Le monde du négoce français ne comprend pas que la stratégie des armateurs du Nord répond à d’autres objectifs beaucoup plus gratifiants. Le trafic maritime constitue un des éléments des réseaux négociants du Nord pour s’imposer sur les marchés européens.
6Face à la faiblesse française, les négociants et armateurs du Nord saisissent les opportunités. Les Hollandais contrôlent une grande partie de l’exportation du sel de l’Atlantique pour spéculer sur les marchés de la Baltique. Lübeck organise une partie de son trafic vers la France en monopolisant le trafic de graines de lin de Courlande que ses négociants, grâce à des facilités commerciales, imposent aux consommateurs bretons. Les Norvégiens livrent leur précieuse rogue en Bretagne et repartent avec du sel pour leurs pêcheries. Les Suédois choisissent Marseille comme centre de redistribution de leurs produits en Méditerranée avant de repartir vers le Nord chargés de vins du Languedoc et de sel espagnol. Les Danois, défavorisés au niveau des exportations par rapport à leurs voisins, se lancent dans le tramping vers la Méditerranée, les îles, l’Amérique…
7La volonté de conquête des marchés du négoce étranger affaiblit fortement certaines productions françaises. Le sel anglais s’impose sur les places du Nord parce que les Français y sont absents. À partir du moment où la spéculation sur ce produit n’est plus aussi rentable, les Hollandais abandonnent le trafic et les salines de l’Atlantique qui se retrouvent sans distributeurs sur les marchés de la Baltique. Même si les prix des produits sont sensiblement équivalents, les réseaux de commercialisation pour la production française n’existent plus.
8Le capitalisme français ne fonctionne pas dans le commerce avec le Nord car il n’a pas l’ambition de construire les structures nécessaires à son développement. Le monde négociant ne veut pas mobiliser le capital nécessaire pour permettre à ses facteurs de pouvoir traiter d’égal à égal avec les maisons étrangères. La politique d’achat est toujours une politique d’économie, de gains à court terme. Pour entrer sur les marchés du Nord, il est nécessaire de proposer du crédit, des achats à l’avance, avoir les moyens financiers pour passer de grosses commandes… Les petites maisons françaises du Nord, à l’exemple de Raimbert à Saint-Pétersbourg, ont peu d’envergure et ne peuvent obtenir la confiance des banquiers d’Amsterdam ou de Hambourg, élément indispensable pour créer un commerce digne de ce nom. La conséquence immédiate est le recours obligatoire aux intermédiaires étrangers qui font payer très cher leurs services.
9La volonté est la seule chose qui manque pour mobiliser ce capital. Les Français peuvent réussir à l’exemple des frères Colombel qui n’hésitent pas à contrôler une grande entreprise suédoise pour la fourniture de la matière première nécessaire à leur industrie. L’expérience est concluante puisque Colombel domine le marché mais ce cas est unique.
10Conséquence de ce peu d’investissement financier, la construction de réseaux de solidarités entre le Nord et la France est délaissée par le négoce. Les Huguenots ne sont pas des négociants français. Leur seul intérêt est de garder des liens avec la France pour développer leurs affaires dans leur pays d’accueil. Pierre Boué, Pierre His et quelques autres participent effectivement au développement des exportations coloniales françaises vers Hambourg en tant que commissionnaires des maisons bordelaises ou nantaises. Peu nombreux, ils ont un quasi-monopole d’importation et bâtissent des fortunes considérables. Dans les années 1760, les négociants allemands choisissent d’abandonner ce système et d’acheter directement les produits coloniaux en France. Pour que la confiance règne dans les transactions, ils envoient des membres de leurs familles dans les ports français. La stratégie familiale garantit de bonnes affaires. Ainsi, ce ne sont pas les Français qui construisent des réseaux pour vendre leurs produits mais les Allemands qui viennent s’établir en France pour acheter les produits français.
11Même s’il est plus difficile pour un Français de s’établir à Hambourg, que pour un Allemand de s’installer à Bordeaux, la réussite, malheureusement sans suite, de Grou & Michel dans la ville hanséatique, prouve que l’absence de réseaux commerciaux français dans le Nord n’est pas due à une impossibilité mais, là aussi, à un manque de volonté.
12Sans capital, sans réseaux, les Français sont sous informés pour tout ce qui concerne le commerce du Nord. Les mémoires, les rapports consulaires, les correspondances négociantes traduisent ce manque d’informations. Les acheteurs français ne savent pas ce qui se passe dans le Nord. La Société d’Agriculture de Bretagne demande une enquête sur le commerce des graines de lin en Courlande, les arsenaux envoient des contrôleurs à Riga et Saint-Pétersbourg… Les négociants français sont défavorisés alors que le succès de leur activité repose sur la connaissance de marchés faiblement intégrés où les différences de prix jouent un rôle considérable. Sans utilisation rapide de l’information conjuguée à une disponibilité de capitaux, les bonnes affaires sont impossibles.
13L’attitude des négociants français envers le commerce du Nord va dans le sens de David Landes qui met un cause un patronat français timoré, manquant d’esprit d’entreprise, paralysé par un ensemble d’« attitudes sociales et psychologiques défavorables à la véritable activité d’entrepreneur3 ».
14L’absence de réelle compréhension des choses du commerce de la part de l’Etat, amplifie la faiblesse du mode du négoce. Le pouvoir est surtout focalisé sur le contrôle, la vérification, défaut caractéristique des politiques centralisatrices. Le défaut de confiance se traduit systématiquement par des coûts de transaction élevés. À l’opposé, les pays concurrents sont aidés par une politique volontariste des Etats. Ainsi, en cas de conflit, les convois assurent la sécurité des mers, système fort avantageux pour le négoce puisqu’il externalise et transfère les coûts d’affaires privées à l’Etat.
15Les autorités sont conscientes des faiblesses du commerce national mais sont incapables de concevoir une véritable stratégie pour favoriser la présence française dans le Nord. Leur attitude donne l’impression que ce sont les étrangers qui ont besoin de la France et non l’inverse. Et pourtant, tout coût supplémentaire qu’elles imposent au commerce étranger est une charge pour l’économie française. Peut-être, à l’exemple de Ségur, ne croient-elles pas à la volonté des négociants de prendre en mains le commerce du Nord. Les diverses tentatives, en particulier celles des Compagnies pour les approvisionnements de la Marine, montrent surtout une capacité à faire payer l’Etat mais peu d’ambition pour devenir compétitif face à la concurrence étrangère. D’un autre côté, la politique de l’exclusif et des monopoles offre un cadre confortable générant de bons profits qui endort d’une certaine manière les volontés de conquête de nouveaux marchés.
16De nombreux historiens ont fait assumer au grand commerce au loin une place prépondérante dans l’essor du capitalisme occidental. Le succès du grand commerce colonial français a longtemps imposé l’image d’une France maritime et conquérante. Une réévaluation des rapports entre le commerce colonial et le commerce intra-européen est cependant nécessaire. Le grand cabotage européen, trop souvent oublié, joue un rôle majeur dans le développement des économies. Il construit ses propres marchés où il a un fonctionnement autonome, tout en étant lié aux commerces transocéaniques par sa fonction de distribution des denrées coloniales. Sur ce marché dynamique mais très concurrentiel, la France laisse le champ libre aux marines étrangères.
17La passivité de la France envers les trafics intra-européens lui a certainement coûté très cher et le déclin de l’armement national au début du xixe siècle est sans doute déjà annoncé dans le choix fait par le négoce français au siècle précédent. Sur le long terme, le renoncement aux trafics du grand cabotage européen au xviiie siècle a déjà dangereusement hypothéqué l’avenir de la flotte de commerce française.
Notes de bas de page
1 Dainville M. (de), « Les relations commerciales de Bordeaux avec les villes hanséatiques aux xviie et xviiie siècles, d’après quelques documents inédits, ou la faillite d’un rêve de Colbert » in Mélanges J. Hayem, Mémoires et documents pour servir à l’histoire du commerce et l’industrie en France, T. IV, Paris, 1916, p. 215.
2 Verley P., op. cit., p. 182.
3 Landes D., L’Europe technicienne ou le Prométhée libéré, Paris, Gallimard, 1975, p. 185.
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