Chapitre 1. Le paradoxe du commerce français avec le Nord
p. 27-56
Entrées d’index
Index géographique : France
Texte intégral
Une balance commerciale favorable
Les informations sur le commerce extérieur
1Dès 1664, Colbert demande aux fermiers généraux d’établir des listes d’entrée et de sortie des marchandises du royaume. Les premiers documents sont difficilement utilisables et, pour améliorer le système, les autorités créent en 1713 un bureau chargé du commerce extérieur dont les premiers états sont dressés en 1716. Les négociants sont astreints à déclarer dans les bureaux des fermes toutes les marchandises qu’ils envoient ou qu’ils reçoivent de l’étranger. Tous les trois mois, les receveurs expédient à l’administration générale des finances les copies exactes des déclarations faites par les commerçants à l’entrée et à la sortie, que les marchandises soient soumises ou exemptées de droits. Les quantités déclarées sont additionnées et les états obtenus envoyés aux directeurs des Chambres de Commerce pour qu’ils y portent les prix des marchandises. Le regroupement de toutes les informations recueillies permet d’établir la balance du Commerce de la France. Les données fournies de 1716 à 1780 par la source originale ont été publiées en 1957 par l’historien Ruggero Romano1.
2En 1779, Necker crée le Bureau de la balance du commerce, nouvelle administration qui fonctionne de 1781 à 1791. Le but est de modifier les méthodes de travail pour obtenir des renseignements plus précis sur la situation du commerce français. Le plan est ambitieux, mais le manque de moyens et l’absence de personnel qualifié ne permettent pas d’établir les états pour les années 1783, 1784, 1785 et 1786. Après 1780, les chiffres de la balance du commerce français sont ainsi très fragmentaires2.
3Les résultats obtenus par le bureau de la balance du Commerce ont toujours été suspectés d’infidélité. Dans un mémoire de 1784, Roland de la Platière déclare : « c’est grande pitié que ces balances du commerce que l’on fait dans les différents états ! Quand je vois tirer des résultats de ces ridicules pancartes qu’on dresse avec tant de travail et de netteté3 … » Les mauvaises déclarations des négociants, les négligences des commis, le problème de l’estimation des coûts des marchandises sont sujets à controverses. Les prix donnés ne correspondent généralement pas aux prix réels et varient considérablement d’une Chambre de Commerce à l’autre. Le but de la balance étant d’obtenir un excédent favorable au commerce extérieur français, le prix des produits exportés est surévalué et la valeur des résultats est superficielle. La mise en parallèle des chiffres de la balance avec les sources étrangères montre les limites de la statistique. Un « objet du commerce » avec la Suède daté de 1749 et un relevé des navires ayant touché Saint-Pétersbourg en 1766, port principal pour les exportations françaises en Russie, donnent des chiffres très éloignés des résultats officiels et rendent impossible toute comparaison.
4Les données établies par la balance du Commerce de la France indiquent des rapports proportionnels, des ordres de grandeur, plutôt que des valeurs réelles. « Dans la mesure ou l’écart entre les différentes séries garde une certaine constance au cours du siècle4 », il est possible d’étudier l’évolution des relations commerciales de la France avec ses principaux partenaires. Selon Ernest Labrousse, il faut retenir les statistiques de la balance comme exprimant un mouvement à défaut d’un niveau.
5La rubrique « Nord » de la Balance a été remaniée à plusieurs reprises au cours du xviiie siècle. Successivement, le Danemark en 1733, la Suède en 1734 et la Russie en 1744, ont été détachés des statistiques générales du Nord et les échanges avec ces pays ont donné lieu à des rubriques différenciées. En 1779, la réforme opérée par Necker a profondément modifié le classement des pays nordiques, la Prusse et les villes hanséatiques faisant désormais l’objet de nouvelles sections. La nouvelle présentation empêche malheureusement de faire des comparaisons avec les années antérieures.
Les échanges avec le Nord de l’Europe
6Pierre Jeannin a étudié la place des marchés nordiques dans l’ensemble du commerce extérieur français au xviiie siècle à partir des données fournies par la Balance du Commerce5. Le Nord représente un marché essentiel dont la part croît au cours du siècle pour atteindre le huitième des importations et le quart des exportations du commerce entre la France et l’Europe dans les dernières années de l’Ancien Régime.
7L’étude approfondie de la balance pose le problème de la définition du « Nord ». Si, au cours du siècle, les rubriques s’affinent et permettent de distinguer le Danemark, la Suède et la Russie, il est impossible de différencier les échanges avec les villes hanséatiques, la Pologne ou la Prusse, alors qu’elles font partie des éléments les plus actifs du commerce baltique. Si la France achète de plus en plus de matières premières dans le « Nord » lointain (Russie, Suède), la plus grande partie des exportations se fait vers les pays non différenciés de la Balance et, « ce “Nord”, sûrement plus qu’à moitié signifie Allemagne6 ». Après la réforme de Necker, les renseignements sont plus précis et confirment la place de l’Allemagne. En 1787-1788-1789, le commerce des villes hanséatiques représente 37 % des importations et 70 % des exportations françaises vers l’ensemble « Nord » (Prusse, villes hanséatiques, Danemark, Suède, Russie).
8Les échanges avec l’Europe septentrionale sont en progression constante au cours du xviiie siècle. Seules les périodes de conflit (guerre de Succession d’Autriche, guerre de Sept ans, guerre d’Indépendance américaine) provoquent des ruptures dans la croissance du commerce.
9Les importations augmentent respectivement de 275 % entre les années 1720-1730 et 1748-1758 et de 408 % entre 1720-1730 et la décennie 1770-1780 (valeurs médianes). La croissance des exportations est encore plus spectaculaire avec des augmentations respectives de 556 % et de 888 % pour les mêmes années, malgré les conflits qui affectent profondément le commerce français. Les chiffres dont nous disposons pour les dernières années de l’Ancien Régime indiquent que cette croissance se poursuit dans la décennie 1780, les échanges étant multipliés par deux entre les années précédant la guerre d’Amérique et 1787-1789.
10La croissance la plus spectaculaire vient de la Russie avec 1 005 % et 1 290 % d’augmentation des exportations et des importations entre les décennies 1744-1753 et 1771-1780. Les expéditions de marchandises en direction de la Suède (+ 864 % entre 1734-1743 et 1771-1780) se développent plus rapidement que les achats de produits suédois par la France qui ne progressent que de 284 % pour les mêmes périodes. En ce qui concerne le Danemark, les augmentations des importations et des exportations, plus faibles que pour les deux pays précédents, sont sensiblement équivalentes, avec 282 % et 287 %, pour les décennies 1733-1742 et 1771-1780.
11Les chiffres de la balance du Commerce sont cependant à relativiser. D’une part, les données sont fournies en valeur et traduisent à la fois l’augmentation des prix et la croissance des échanges. D’autre part, l’expansion du commerce français en Baltique s’explique en partie par la diminution de l’importance de l’intermédiaire hollandais. Les circuits commerciaux ont moins recours à l’importation indirecte par l’étape hollandaise et « l’importation directe en France croît plus vite que le volume du commerce international est-ouest7 ». Enfin, en ce qui concerne le Nord, les statistiques se réduisent aux récapitulations des échanges maritimes et ne prennent pas en compte les transports par voies terrestres. D’importantes quantités de marchandises, tout particulièrement les produits de luxe d’un prix élevé, passent par l’Allemagne et sont ensuite redistribuées dans l’espace baltique.
Un solde favorable à la France
12La balance des échanges entre le Nord de l’Europe et l’Occident est caractérisée par un déséquilibre important, la valeur totale des expéditions au départ de la Baltique dépassant largement celle des achats dans les pays occidentaux. La capacité de la Baltique à importer des marchandises est limitée et les importations sont beaucoup plus faibles en terme de valeur que les exportations. En 1765, les quinze bateaux hollandais qui reviennent de Suède vers leur pays d’origine transportent des marchandises qui ont beaucoup plus de valeur que celles des quarante-cinq bateaux qui ont fait le trajet Hollande-Stockholm8. Le surplus des exportations du Nord vers l’Occident tend à s’accentuer au cours du xviiie siècle, du fait du développement des achats des matières premières pour la construction navale. Cependant, le coût du transport, les assurances… ainsi que le profit du commerce ne sont pas compris dans les chiffres des échanges et réduisent l’excédent du Nord.
13L’énorme surplus des échanges en faveur de l’Europe septentrionale est compensé par un flux de métaux précieux circulant d’Ouest en Est estimé autour de 33 % des exportations en terme de valeur9. Les espèces hollandaises, rijkrdaalder et ducat d’or, puis, à partir du milieu du xviie siècle, albertustaler, deviennent les unités monétaires courantes de l’économie du monde baltique10. Une partie de cette masse monétaire revient vers l’Occident par l’intermédiaire des foires de Leipzig et sert comme moyen de paiement des importations russes de Perse et d’Asie11.
14La France se différencie de ses voisins occidentaux, tout particulièrement anglais et hollandais, dans ses échanges avec le Nord. Le solde de sa balance du commerce, que ce soit avec l’ensemble « Nord », ou avec les différents pays de cet espace, lui est constamment favorable, parfois dans des proportions très importantes. Selon l’agent français en poste à Dantzig, entre 1760 et 1771, la France a livré en Pologne pour 3 900 000 livres de marchandises en moyenne chaque année et, en retour, n’a acheté que pour 1 500 000 livres12. Les montants donnés sont très certainement exagérés et, dans la réalité, l’écart était probablement réduit et d’ailleurs réversible lors des disettes13. En 1752 à Hambourg, les services consulaires indiquent que les exportations françaises vers la ville hanséatique dégagent un surplus de 30 000 000 de livres par an14. À Rostock, en 1784, la valeur totale des exportations françaises représente le triple des importations15.
15Entre 1745 et 1781, période où les chiffres de la balance distinguent les pays du Nord, des différences importantes apparaissent dans les courants d’échanges. Les exportations suédoises couvrent globalement les importations de France vers le royaume scandinave. Le Danemark est déficitaire mais le dynamisme de son activité de transporteur au service du négoce français compense largement la faiblesse de ses exportations. La balance de la Russie est déficitaire, mais pour des raisons difficilement compréhensibles, la différence entre les entrées et les sorties de la balance est entièrement due aux années 1770, 1771, 1772 et 1773. Habituellement, les importations russes couvrent grosso modo les exportations vers la France. Par contre, pour les villes hanséatiques, la balance est totalement déséquilibrée en faveur de la France, avec un déficit annuel moyen de 20 000 000 de livres au cours de ces trente-six années. Pour Michel Morineau, aucune nation ou ensemble régional ne peut supporter économiquement et mathématiquement une telle situation. Des explications classiques comme les erreurs dans l’établissement de la balance, les prix faussés ou la contrebande peuvent être avancées. D’autres solutions peuvent se cacher dans « le secret des affaires : participation des nations étrangères au commerce des Antilles, jeu des commissions à la vente qui réduit les entrées réelles pour les négociants français, prise d’assurances, services rendus en temps de guerre grâce à un statut de neutralité, démarchages, etc… » ou encore dans les dépenses militaires françaises sur les champs de bataille européens16. Les chiffres de la balance ne peuvent donner d’explication cohérente et seul l’établissement d’une balance des paiements entre les différents acteurs pourrait apporter des réponses à ces questions. Les lacunes des archives et l’ignorance d’une grande partie des mécanismes de fonctionnement des relations commerciales ne permettent pas une telle reconstitution.
16Par contre, l’étude des comptes du Sund, une des sources les plus sérieuses de l’histoire maritime et économique de l’Europe, offre la possibilité d’approfondir les courants d’échanges que la balance a dessinés. Leur utilisation est indispensable à tout chercheur qui veut comprendre les mécanismes de fonctionnement du commerce du Nord.·
L’apport des comptes du Sund
La douane d’Elseneur
17Le détroit du Sund, passage très étroit entre les villes d’Elseneur (Helsingør) dans l’île de Sjælland et d’Helsingborg en Scanie a permis au Danemark de tenir les clefs de la Baltique pendant plusieurs siècles. La monarchie scandinave a très tôt compris les avantages de cette situation géographique exceptionnelle et l’excellente source de revenus qu’elle pouvait représenter. À partir de l’année 1429, tous les navires qui sortent ou entrent en Baltique doivent relâcher près de la forteresse d’Elseneur et acquitter un péage. La taxe est levée sur les vaisseaux qui traversent les eaux territoriales danoises, « quitte à leur assurer les meilleures conditions de sécurité tant par l’amélioration des conditions de navigation que par la chasse à d’éventuels pirates17 ». L’administration de la douane surveille activement le détroit pour empêcher tout franchissement clandestin et l’artillerie des forteresses d’Elseneur et d’Helsingborg sait remettre les fraudeurs dans le droit chemin. Le péage a été levé pendant plus de quatre siècles, jusqu’en 1857, année où, sur proposition des États-Unis, la taxe a été abolie moyennant une indemnisation de près de 90 000 000 de francs.
18Pour entrer ou sortir de la Baltique, les navires peuvent emprunter deux autres voies maritimes qui font également partie des eaux territoriales danoises. Le « Petit Belt » (Lillebelt) entre le Jutland et l’île de Fyn, passage éloigné des grands axes commerciaux, n’est utilisé que pour le petit cabotage local. En revanche le « Grand Belt » (Storebelt), entre les îles de Fyn et de Sjælland, est une voie plus directe entre les ports de Lübeck et de Rostock et la mer du Nord. La navigation sinueuse et dangereuse entre les îles de Fehmarn, Loland et Langeland ainsi que la prédominance des vents d’ouest éloignent cependant les marins de ce passage. Selon Pierre Des feuilles, « le relevé des naufrages, ainsi que la prise en considération de la direction des courants et des vents expliquent le fait que de nombreux navires, partant des ports du sud-est du Jutland et des Duchés ou y arrivant, contournent l’île de Seeland, adoptant ainsi un itinéraire plus long et franchissent le Sund18 ». Le trafic du Grand Belt, fréquenté par un petit nombre de navires hanséates et danois pour le trafic local, reste secondaire. Il n’y a d’ailleurs aucun intérêt à prendre ce chemin pour éviter le Sund puisqu’une taxe est levée sur les bateaux qui y naviguent.
19Le péage à acquitter au passage du Sund a évolué au fil du temps. Au simple péage de départ, gradué selon le tonnage des navires, se sont rajoutés, au cours du xve et xvie siècles, divers droits sur les marchandises en particulier le vin, le sel et le cuivre. À partir du traité de Kristianopel (1645), le péage gradué est supprimé et remplacé par une taxe (lastgeld), frappant plus ou moins lourdement les différents types de marchandises. Le montant des droits à payer n’est pas proportionnel à la valeur de la marchandise comme l’indique le tableau ci-dessous :
20Les fonctionnaires de la douane, les traducteurs, les gardiens des bateaux levaient des charges supplémentaires, en moyenne vingt rixdalers par navire, en plus du péage levé par les autorités portuaires sur les marchandises. Les diverses taxes devaient être payées en monnaie danoise dont il était possible de faire l’acquisition dans les bureaux de change d’Elseneur.
Les livres de comptes du péage
21Le problème de la valeur des comptes du Sund a engendré quantité d’études et de polémiques. Il se pose en effet deux problèmes : la fraude sur les marchandises et les exemptions pour certaines nationalités.
22Le passage en catimini était difficile et dangereux du fait de la configuration géographique des détroits. Par contre, la fraude sur les marchandises peut être considérée comme très importante, du moins jusqu’en 1618, année où la visite des navires est devenue obligatoire. Après cette date, la fraude semble avoir diminué, mais n’a pas totalement disparu. Les capitaines déclaraient un volume plus important d’une marchandise peu taxée au lieu d’une autre qui devait acquitter plus de droits (par exemple seigle au lieu de froment), camouflaient dans leur chargement les produits les plus taxés (eau-de-vie) ou, dans le cas de marchandises difficiles à contrôler (bois), oubliaient de mentionner une partie de leur cargaison… Pour les très nombreux capitaines néerlandais, habitués à passer régulièrement les détroits, la dissimulation d’une grande quantité de marchandises, tout comme la corruption des fonctionnaires de la douane, semble avoir été une pratique courante19.
23L’étude quantitative de la fraude passe par la confrontation de deux sources parallèles, exercice difficile du fait des innombrables lacunes dans les registres douaniers à notre disposition dans les archives des ports français. La comparaison entre les déclarations à la douane du Sund de plusieurs bateaux chargés de marchandises destinées à la Compagnie des Indes avec les connaissements conservés aux Archives de la Marine à Lorient permet de constater que les déclarations sont identiques pour les chargements de brai, de goudron, de fer et de chanvre. Par contre, en ce qui concerne les bois, s’il y a parfois entière concordance, les capitaines omettent très souvent de déclarer la totalité de leurs cargaisons.
24Les douaniers d’Elseneur peuvent demander les connaissements pour vérifier les cargaisons. Dans le cas des mauvaises déclarations, les capitaines possédent de faux connaissements ou soudoient les contrôleurs. D’une façon générale, la fraude reste modérée. Elle doit l’être d’autant plus au xviiie siècle que les officiers de la douane danoise coopèrent de façon croissante avec les autorités de plusieurs ports de la Baltique20.
25Les exemptions constituent le second problème quant à la validité des comptes du Sund. Entre 1650 et 1710, les navires et les produits suédois ainsi que les marchandises suédoises transportées sur des navires étrangers bénéficient d’une exemption de taxe, ce qui diminue très fortement la validité des comptes pendant cette période. À partir de cette dernière date, les Suédois doivent à nouveau payer la taxe et, au cours du xviiie siècle, seules les marchandises appartenant aux négociants danois échappent au péage. Le xviiie siècle, après la grande guerre du Nord, n’est donc pas concerné par l’exemption suédoise et l’on peut affirmer avec Pierre Jeannin que « le risque ne paraît pas grand de tenir la période 1710-1783 pour celle où les données… offrent les meilleures garanties21 ».
26Les comptes du Sund se présentent sous la forme de gros volumes (in quarto) de 1 200 à 1 300 pages. Un ou plusieurs commis de la douane (dont les noms sont écrits au début de chaque registre) sont chargés d’inscrire les renseignements concernant le péage dans les deux exemplaires ouverts chaque année. Le premier registre conservé aux archives royales de Copenhague date de l’année 1497. Si les lacunes sont importantes dans la première moitié du xvie siècle, elles sont plus limitées jusqu’au xviie siècle, et les registres sont complets pour le xviiie siècle.
27L’enregistrement dans les livres a changé au cours du temps selon les modalités de perception de la taxe. Au xviiie siècle, les navires sont inscrits chronologiquement et numérotés dans l’un ou l’autre des volumes, divisés en six listes correspondant aux nationalités données par les capitaines au passage des détroits. L’inscription dans les livres n’est pas exempte d’erreurs et il arrive très fréquemment que les agents du péage se trompent et inscrivent un ou une série de bateaux dans une liste qui ne correspond pas à leur nationalité.
28Listes des navires passant le péage du Sund dans les livres de la douane :
- Navires hollandais venant de la Mer du Nord
- Navires hollandais venant de la Mer Baltique
- Navires de Dantzig, Lübeck, Emden et Brême
- Navires danois, norvégiens, vendes, et de Rostock
- Navires de Poméranie et de Suède
- Navires anglais et français
29Les commis inscrivent dans les registres la date de passage dans les détroits, le nom du capitaine, son domicile, le port de départ et le port de destination, les marchandises transportées et le montant de la taxe selon le barème établi. Les comptes ne fournissent aucun renseignement sur le nom des navires et leur tonnage, ainsi que sur les marchands qui y figurent de façon exceptionnelle.
Les difficultés d’utilisation de la source
30L’inscription dans les livres de la douane n’est pas exempte de critiques. Les noms propres sont orthographiés phonétiquement, ce qui pose parfois des difficultés pour connaître l’identité véritable d’un capitaine à l’exemple d’un certain « Yoin Monques » de Roscoff, qui fait un voyage en Baltique en 1720 et qui, au retour, prend le nom de « John Mackis ». Les deux maîtres de navires de Port Louis rencontrés dans les registres, Cort Lange et Jacob Neimans, ont des patronymes peu usités en Bretagne. Le problème est plus compliqué pour les très nombreux capitaines hollandais qui ont souvent des noms très proches à l’exemple de Lickle Feitses, Lyske Sitzes, Sicke Jetses, Sipke Sypkes, Ype Jetses… Les noms et prénoms sont parfois inversés : ainsi Jan Cornelisen se transforme en Cornelis Jansen ou Tierck Thomas en Thomas Tierck.
31Le nom d’origine donné par le capitaine a donné lieu à controverse. Pour Nina Bang22, le capitaine indique le nom du port d’attache de son navire, c’est-à-dire son lieu d’armement, alors que pour Axel Christensen c’est son lieu de résidence23. Au xviiie siècle, les capitaines des navires hollandais donnent fréquemment leur domicile qui diffère, la plupart du temps, du port d’origine de leur bateau. Les comptes du Sund indiquent ainsi un grand nombre de petites localités frisonnes, dont certaines sont relativement éloignées de la mer : Sloten, Woudsend, Hommerts, Joure, Ijlst, Warns, Wartena… Les maîtres de navires sont d’ailleurs peu scrupuleux en ce qui concerne leur localité d’origine. Jacob Hobbes indique successivement Woudsend, Lemmer, Friesland et Amsterdam à la douane d’Elseneur. D’autres indiquent Vlieland, Terschelling ou Ameland, îles sablonneuses et quasi désertes de Frise. La situation semble plus facile pour les capitaines français, beaucoup moins nombreux, dont les domiciles coïncident généralement avec les ports d’attache des navires. L’étude précise de leurs voyages vers la Baltique pose cependant quelques problèmes. Steffen Groot du Havre qui, en 1723, fait un transport Saint-Petersbourg-Le Havre ou Peter Ageel de Dunkerque qui va de Dantzig à Dunkerque en 1749, ne sont sans doute pas des capitaines français ; ils n’ont d’ailleurs pas passé le Sund vers l’est, ce qui s’explique par une erreur de pavillon. Les fonctionnaires danois ont sans doute confondu la destination de la marchandise et l’origine du capitaine. D’autre part, certains maîtres de navires ne comprennent pas ce qui leur est demandé. En juillet 1730, Basile Bernard, qui effectue un transport entre Nantes et Dantzig, indique son port de départ comme domicile et au retour, chargé de graines de lin qu’il a prises à Libau pour Roscoff, son port de destination.
32Quelques capitaines qui font un voyage en Baltique ne sont enregistrés qu’une seule fois à la douane du Sund. Les passages en fraude ou les naufrages pour ceux qui ne ressortent pas de la Baltique sont des explications possibles, mais la raison principale est, là aussi, un mauvais enregistrement. Les capitaines étrangers, dont la langue n’est pas comprise par les employés de la douane, sont souvent inscrits sous une autre nationalité. Il peut également arriver que deux membres d’un équipage (le capitaine et le pilote par exemple) donnent leurs noms à la douane danoise, l’un à l’aller, l’autre au retour. Quelques capitaines changent de nationalité. De 1720 à 1728, Carsten Rinties, capitaine spécialisé dans les relations entre le Danemark (Copenhague) et la France (Nantes, Le Havre et Bordeaux) passe seize fois le détroit du Sund. Lors des huit premiers passages, il donne Amsterdam comme lieu d’origine et Copenhague lors des huit suivants. Pour que son trafic ne soit pas affecté par les mesures mercantilistes du gouvernement danois, Carsten Rinties a préféré changer de nationalité. La valse des pavillons est une pratique fréquente tout particulièrement en période de conflit. Pendant la guerre d’Amérique, les navires hollandais disparaissent des comptes du Sund alors que, selon le principe des vases communicants, ceux des ports voisins d’Emden et d’Ostende augmentent de façon spectaculaire.
33Les ports de provenance ne sont pas toujours notés avec exactitude. Ce défaut d’enregistrement concerne surtout les chargements de sel des régions salicoles de l’Atlantique (France, Espagne et Portugal) pris par des bateaux hollandais et qui déclarent Amsterdam comme lieu de départ au passage du Sund. La Bretagne est la zone maritime qui, dans cette affaire, perd le plus de navires au passage du Sund puisque elle est la première région productrice (30 % du sel qui entre en Baltique) et que ses expéditions sont faites en quasi-totalité sur des navires des Provinces-Unies. Ce défaut s’atténue au cours du siècle, la part de sel en provenance de Hollande diminuant progressivement avec les années.
34Les escales posent un second problème. Très souvent, les comptes ne relèvent qu’un seul lieu de départ alors que les navires ont chargé dans plusieurs ports24. La situation s’améliore au xviiie siècle et de nombreux navires, tout particulièrement suédois, indiquent plusieurs lieux de chargement ; ainsi, Peter Hansen Kock de Stockholm passe le Sund le 28 octobre 1756 en provenance de Livourne, Marseille et Sète. D’une façon générale, l’on peut dire avec Pierre Jeannin que « la déclaration de provenance des bateaux à Elseneur était sans doute assez arbitraire25 ».
35Les mentions relatives aux destinations sont tout autant imprécises, les capitaines pouvant à tout moment changer leur itinéraire et leur port de livraison. De nombreux navires, particulièrement les hollandais chargés de sel, déclarent se rendre dans la Baltique sans aucune autre précision. L’explication vient de l’ignorance des capitaines quant à leur destination. Elseneur est un poste douanier mais aussi un lieu d’échange d’informations entre la Baltique et l’Occident, où les correspondants des armateurs sont chargés de veiller aux intérêts commerciaux de leurs donneurs d’ordres. Après s’être acquittés des formalités douanières, les maîtres de navires prennent ensuite les indications concernant leur lieu de livraison. Les archives confirment ce mode de fonctionnement de la navigation vers le Nord à l’exemple de ce connaissement bordelais :
« Connaissement entre Pieter Borst, maître de la Barrique de Cendre Dorée de Dantzig (220 tonneaux) et Hendrich Luetkens, bourgeois et marchand de Bordeaux, faisant pour Jacob et Matthias Christoffer et six autres marchands d’Amsterdam. Borst ira de Bordeaux au Sund (Loresont) où Arent Vandeurs le jeune, commissionnaire de Christoffer à Elseneur, lui signalera s’il faut aller à Copenhague, Lübeck, Dantzig, Stockholm, (…), Riga ou Reval. La cargaison du navire consiste en vin, eaux-de-vie, eau forte, prunes, poires, amandes, miel et autres marchandises de plus petit volume26. »
36Les capitaines pouvaient prendre des ordres dans un port baltique, pratique qui semble courante puisque, « d’après les chartes-parties conservées à La Rochelle, les navires chargés de sel dans cette ville devaient se rendre d’abord à Dantzig où le correspondant indiquait le port exact où ce navire devait ensuite se rendre27 ».
37L’imprécision dans les déclarations de destination se retrouve dans le sens Baltique-Europe de l’Ouest avec les mentions « Mer du Nord », « de port à port » ou « Frankrige ». Cet inconvénient est d’importance et la seule solution pour le résoudre est de confronter les données du Sund avec les autres sources portuaires disponibles. D’après les archives de la Compagnie des Indes de Lorient, tous les capitaines ne connaissent pas leur destination finale au moment de leur départ et un certain nombre d’entre eux doivent faire escale aux Provinces-Unies pour aller chercher leurs ordres chez leur correspondant hollandais28 (en 1758, le connaissement de Esge Annes qui livre à Lorient du brai et du goudron en provenance de Stockholm indique comme destination « au Texel pour ordres »).
38Les archives lorientaises permettent de découvrir des erreurs beaucoup plus graves quant à la destination des navires. En 1757 et 1758, 20 bateaux à destination de Lorient déclarent, à leur passage au Sund, se diriger vers Amsterdam (19) ou vers Bilbao (1). Le conflit ouvert à partir de 1756 entre la France et l’Angleterre explique cette situation. Les navires dissimulent leur destination finale, certains d’entre eux possédant plusieurs connaissements, pour ne pas risquer la capture par les corsaires. Pendant les grands conflits du xviiie siècle quand la marine anglaise contrôle la mer du Nord, les comptes du Sund ont peu de valeur pour la connaissance du trafic français.
39En ce qui concerne les marchandises, les comptes simplifient la nomenclature des produits, enregistrent de mauvaises quantités ou utilisent des unités de mesure erronées. Là aussi, il est nécessaire de confronter les renseignements fournis par la douane danoise avec d’autres sources. Les métaux précieux qui ne sont pas considérés comme une marchandise ne sont généralement pas enregistrés dans les livres du péage29.
40Que conclure sur la valeur des comptes du Sund ? Il ne sont très certainement pas l’exact reflet de la vérité, mais leur apport peut cependant être considéré comme sûr. Selon Pierre Jeannin, l’enregistrement des céréales exportées par le port de Dantzig correspond exactement au mouvement réel. La fraude joue sur de petites quantités ou sur des produits particuliers facilement dissimulables (articles de faible volume et de coût élevé) mais ne déforme pas le courant d’échanges entre l’Europe de l’Ouest et la zone baltique. Le recoupement avec d’autres sources, archives portuaires, correspondances consulaires… permet ensuite de corriger les lacunes de la documentation.
Les grands traits du commerce du Nord
Le mouvement général des navires
41Le commerce de la Baltique, porté par la très forte demande occidentale, croît régulièrement au cours du xviiie siècle. Le nombre de passages au Sund en direction de l’Est qui était autour de 1 000 navires après la grande guerre du Nord, est multiplié par plus de cinq au cours du siècle. En 1792, année où le nombre de passages est le plus important, 6084 bâtiments de commerce entrent en Baltique. Les navires des Provinces-Unies sont les plus nombreux jusqu’aux années 1770 (entre 30 % et 40 % des passages). Après cette date, la flotte britannique s’impose comme premier transporteur armant vers le Nord et plus de 70 % des enregistrements au Sund à la fin de l’Ancien Régime (78,90 % en 1789) concernent des navires anglais ou écossais.
42La navigation entre l’Europe occidentale et la Baltique est caractérisée par un déséquilibre très prononcé. Les matières premières expédiées du « Nord » sont volumineuses alors que les produits plus élaborés des pays de l’ouest européen prennent beaucoup moins de place. Le nombre très important de bateaux passant le Sund à vide est la conséquence directe de ce déséquilibre. Les pourcentages des navires sur ballast restent relativement stables jusqu’à la décennie 1770 (autour de 40 % des entrées en Baltique), montent à 50 % entre 1770-1780 pour approcher les 60 % au cours de la décennie suivante. Sur l’ensemble du siècle, environ un navire hollandais sur deux passe le détroit du Sund à vide. La Grande-Bretagne, dont 20 % à 30 % des bâtiments entraient sur ballast avant 1770, voit ces chiffres considérablement augmenter après 1770, parallèlement à la croissance de son activité vers le Nord. Au cours de la dernière décennie de l’Ancien Régime, 60 % des navires britanniques entrent sur ballast en Baltique.
La France, un acteur important dans le commerce du Nord
43La France a une position particulière dans les échanges avec le Nord, du fait de sa production de sel, marchandise pondéreuse produite sur la côte Atlantique et expédiée en grande quantité vers l’Europe septentrionale : « De 1721 à 1783, la relation dans le trafic général du Sund est de 58 navires chargés passant vers l’Est pour 100 navires chargés allant à l’Ouest. Au contraire, pour 100 navires chargés sortant de la Baltique à destination des ports français, on relève 134 navires chargés se rendant de France en Baltique30. » Ces données ne varient guère jusqu’à la dernière décennie de l’Ancien Régime où les exportations françaises, en forte diminution, ne compensent plus les importations.
44Ainsi, la France tient une part importante dans les exportations vers la Baltique. Entre 1720 et 1730, 17,6 % des navires passant le Sund vers l’Est ont pris des marchandises dans les ports français. Ce chiffre passe à 20,7 % dans la décennie 1748-1758. Par contre, les navires chargés de produits du Nord en direction de la France représentent une part réduite du trafic (6,5 % entre 1720-1730, 9,8 % entre 1748-1758). Le courant d’échange est cependant en progression et dépasse les 10 % au début de la décennie 1750. Le chiffre élevé de 15,8 % en 1752 s’explique par la crise frumentaire qui touche plusieurs régions de France et nécessite l’importation d’une grande quantité de céréales.
45Le trafic peut subir de fortes variations. Un manque de sel en France provoque une importante augmentation des départs à vide et inverse la tendance générale du trafic. En 1752, année de pénurie, pour cent navires allant de France vers la Baltique, cent soixante quatre font le voyage inverse. Conséquence immédiate, la même année, le nombre total de navires passant le Sund sur ballast augmente de 5 %.
46Les départs de France à vide sont peu fréquents. Il s’agit le plus souvent de navires ayant livré des marchandises dans les ports du Nord de la France et qui préfèrent repartir sur ballast vers le « Nord » plutôt que de perdre quelques jours de mer en allant sur la côte Atlantique prendre du sel, marchandise peu rémunératrice. En 1725, sur les vingt-sept navires venant de ports français passant le Sund à vide, cinq arrivent de Dunkerque, un de Saint-Valery, trois de Dieppe, neuf du Havre, sept de Rouen, un de Honfleur, et un de Saint-Malo.
Les principaux partenaires de la France
47Le régime de l’étape, hérité de la vieille tradition hanséatique, réglemente l’activité des ports de la Baltique. Les autorités des villes bénéficient de privilèges qui leur permettent de gérer les affaires maritimes dans le cadre de l’autonomie municipale. Les contrats entre les producteurs et les acheteurs extérieurs à la communauté urbaine, ainsi que le commerce de détail fait par des étrangers, sont interdits. Les bourgeois sont les intermédiaires incontournables entre les acheteurs étrangers et les fournisseurs de l’hinterland. La plupart des villes baltiques, à l’exemple de Dantzig, conservent leurs privilèges au cours du xviiie siècle. Lübeck abandonne le régime de l’étape en 1730. Les villes de Prusse orientale (Königsberg, Memel) se soumettent aux intérêts économiques de l’État prussien dès la fin du xviie siècle alors que Riga conserve son autonomie municipale malgré son intégration à l’Empire Russe.
48Le monde baltique n’est pas uniforme et les différentes ports ne fournissent et ne reçoivent pas les mêmes marchandises. Le trafic à destination de Lübeck apparaît comme secondaire en pourcentage alors que les marchandises importées par la ville hanséatique sont de grande valeur (produits coloniaux, vins). À l’opposé, si Riga est un grand port importateur en volume, l’essentiel de ses achats en Europe de l’Ouest est constitué de sel, produit de faible valeur.
49Les comptes du Sund ne permettent pas d’apprécier l’importance de Hambourg et de Brême, villes situées en amont du détroit danois. La situation de Hambourg, seule ville ayant par l’Elbe accès au marché allemand (les embouchures des autres grands fleuves, Rhin, Meuse, Weser, Oder sont situées en territoire étranger), et l’activité de ses marchands en font le grand partenaire commercial de la France au cours du xviiie siècle. La ville « est devenue en peu d’années la rivale d’Amsterdam. Elle partage aujourd’hui avec cette dernière, même supérieurement, l’avantage de fournir l’Allemagne et le Nord des denrées de la France et la France de celles de l’Allemagne et du Nord31 ». Si Hambourg est dès la fin du xviie siècle une étape pour les produits du Nord, tout particulièrement le fil de fer, le cuivre et le fer suédois32, la flotte hambourgeoise ne fréquente guère la Baltique. Les taxes du Sund qui sont multipliées par deux pour les navires de la ville hanséatique expliquent cette situation.
50La France joue un rôle majeur dans le trafic de Lübeck avec l’Europe Occidentale. Au cours du siècle, entre 70 % et 85 % des navires lübeckois qui passent le Sund, se dirigent vers les ports français. Lübeck a ainsi le quasi monopole de l’approvisionnement de l’agriculture bretonne en graines de lin. En retour, la flotte de la ville hanséatique recharge des produits coloniaux, principalement à Bordeaux.
51Königsberg reste le port principal de l’État brandeburgo-prussien au xviiie siècle. Si la ville reste un grand port exportateur, sa part diminue par rapport à l’ensemble du trafic33. Le nombre de navires qui partent de France à destination de Königsberg est beaucoup plus important que celui des arrivées. La majeure partie des trafics est effectuée par des navires hollandais, le pavillon local ne représentant qu’une part réduite des échanges. L’exceptionnelle expansion de Memel à partir des années 1750 concerne très peu le marché français.
52Au cours du xviiie siècle, Stettin prend une place grandissante dans le commerce baltique. La France, chose exceptionnelle avec ses partenaires du Nord, importe plus de marchandises de la ville poméranienne qu’elle en exporte. Le pavillon prussien effectue entre 40 % et 50 % des échanges, les navires hollandais prenant en charge la majeure partie des autres chargements. La quasi-totalité de ces navires se dirige ou repart de Bordeaux.
53Depuis le xvie siècle et jusqu’en 1772, Dantzig est le premier port de la Baltique et le plus grand centre commercial de la Pologne. Situé à l’embouchure de la Vistule qui, avec ses affluents, forme un réseau de 4 000 kilomètres de voies navigables et draine 200 000 kilomètres carrés de territoire, son port concentre l’exportation des céréales et des produits forestiers polonais. La France y expédie plus de navires qu’elle en reçoit. Les navires de Dantzig qui se retrouvent à vide en Espagne ou en Angleterre viennent habituellement charger dans les ports français pour leur retour. L’activité de la ville est de première importance pour la France et représente environ 25 % de ses échanges vers le Nord. En Pologne, le monopole français sur certains produits coloniaux comme le café (90 % à 100 %) ou encore le vin (plus de 80 %34) explique le nombre important de navires de Dantzig venant charger à Bordeaux.
54Le développement de la navigation polonaise est due en grande partie à l’influence hollandaise35. Les comptes du Sund permettent de constater que des capitaines originaires des Provinces-Unies commandent les bâtiments polonais dont certains portent des noms hollandais. Le pavillon de Dantzig joue un rôle important dans ses échanges avec l’Europe occidentale : 38,4 % des importations et 55,6 % des exportations françaises sont effectuées par des navires polonais, contre 45 % et 32,5 % aux hollandais au cours des années 1720-1730 et 1748-1758. À partir du milieu du xviiie siècle, le nombre de navires provenant de ports français a tendance à diminuer36, mais en terme de valeur, les échanges avec la France restent de première importance37. En 1772, le premier partage de la Pologne coupe les relations entre Dantzig et le bassin de la Vistule. La politique prussienne visant à détruire l’économie du port polonais par des tarifs douaniers exorbitants fait chuter les échanges avec la France de plus de 50 %38.
55Les échanges du Danemark avec l’Europe Occidentale se réduisent à un pourcentage situé entre 3 % et 5 % de la totalité des navires au passage du Sund. La politique mercantiliste mise en place par le gouvernement danois à partir des années 1730 qui limite au strict minimum l’importation des produits étrangers, explique cette situation. L’ordonnance du 29 février 1732 impose des taxes de 40 % sur le sel espagnol, 27 % sur le sel français, 64 % à 96 % sur les eaux-de-vie françaises, 50 % sur le vin de France et du Portugal39… La possession d’îles dans les Caraïbes (Saint-Jean, Saint-Thomas et Sainte-Croix) rend le Danemark autosuffisant en sucre. L’Asiatisk Kompagni, créée en 1728, approvisionne le pays en produits coloniaux (tabac, thé, épices…). Si quelques bateaux prennent de la mélasse en France dans les années 1720, ce trafic disparaît après la mise en place des mesures protectionnistes.
56Copenhague contrôle la quasi-totalité du trafic avec la France. La politique du gouvernement (franchise d’entrepôt, réduction des droits douaniers) favorise la capitale danoise pour que celle-ci affirme sa fonction de redistribution des produits baltiques et européens. Une ordonnance de 1726 sur le sel, le vin, l’eau-de-vie et le tabac accorde à la ville le droit d’étape exclusif pour ces quatre denrées si elles proviennent directement de leur pays d’origine. Bordeaux est le principal port de destination des marchandises danoises et le principal port d’exportation. Copenhague entretient également des relations suivies avec les ports de Marseille, de Bayonne et de Rouen.
57Toujours dans le cadre des mesures mercantilistes, le gouvernement danois développe l’activité de la flotte nationale40 qui domine totalement les échanges avec la France. Les armateurs n’hésitent pas envoyer leurs navires sur lest prendre des marchandises à Saint-Martin-de-Ré et même à Bayonne. Les quelques bateaux hollandais qui participent à ce trafic ne font souvent escale à Copenhague que pour prendre ou laisser de petites quantités de marchandises. En temps de guerre, les navires danois et norvégiens participent activement, en tant que neutres, aux trafics des pays belligérants41.
58La Suède joue un rôle plus important que le Danemark dans les échanges avec l’Occident mais la part de la France dans le commerce du royaume scandinave reste faible tout au long du xviiie siècle. Pour les années 1738, 1765 et 1792, 3 % des navires qui arrivent et entre 3 % et 7 % de ceux qui partent des ports suédois participent à des trafics avec la France.
59Les déclarations de destination des capitaines suédois sont souvent imprécises, un grand nombre d’entre eux donnant la mention « Frankrige » comme lieu de livraison au passage du Sund. Contrairement aux autres nationalités, l’ensemble Rouen-Le Havre est plus fréquenté que Bordeaux. Les bateaux suédois se dirigent régulièrement vers la Méditerranée, en particulier Marseille. La quasi-totalité des navires qui repartent des ports méditerranéens prennent des marchandises dans plusieurs pays : Italie (Cagliari, Livourne, Ivica), France (Menton, Marseille, Sète), Espagne (Ibiza, Malaga). Stockholm est le port le plus fréquenté par les navires effectuant le trafic avec la France mais les comptes du Sund ne recensent pas l’activité de Göteborg. Les archives malouines ou nantaises nous apprennent cependant que le grand port suédois du Kattegat ainsi que les ports voisins d’Uddevalla et de Marstrand ont un trafic régulier avec la France. De très nombreux petits ports participent également aux échanges franco-suédois surtout en ce qui concerne les exportations : Kalmar, Karlshamm, Karlskrona, Kristianstad, Landskrona, Malmö, Norrkoping, Nykoping, Västervik, Visby… La réglementation de la navigation du royaume interdit à tous les ports au nord de Stockholm, à l’exception de Gävle, d’avoir des relations commerciales directes avec les pays étrangers. En 1765, l’abrogation de cette loi donne une nouvelle activité à tous les ports de la côte Nord, qui jusqu’alors étaient obligés de livrer la production locale aux grands ports voisins de Stockholm ou d’Åbo.
60Le pavillon suédois exerce un quasi monopole sur le trafic en provenance ou à destination de la Suède. La navigation est soumise à la « Loi sur les marchandises » (Produktplakat) de 1724. Cette loi, inspirée des English Navigation Laws, stipule qu’un bateau étranger ne peut importer en Suède que des produits de son pays d’origine ou de ses colonies. Cette mesure dirigée contre les Hollandais, qui ne peuvent plus livrer de sel français ou portugais, atteint parfaitement son objectif, c’est-à-dire le développement de la navigation suédoise qui est en considérable expansion à partir de 1724. La réglementation joue un rôle de stimulant dans la conquête de nouveaux marchés. Il devient vite nécessaire d’avoir des chargements de retour pour tous les trafics, en particulier au départ de l’Europe du Sud. Selon Eli Hecksher, le commerce du sel de la Méditerranée et de la péninsule Ibérique vers la Scandinavie est le principal bénéficiaire de la loi sur les produits de 1724. Les conséquences ne sont pas toutes positives : les navires étrangers doivent venir en Suède sur lest, et les transporteurs suédois, protégés par la politique gouvernementale, pratiquent des prix élevés.
61« Un grand tournant s’est effectué au xviiie siècle par suite de l’apparition de la Russie dans la Baltique42. » La nouvelle puissance politique du Nord a pour ambition de devenir une grande puissance économique et le chiffre d’affaires du commerce international du pays est multiplié par quinze au cours du siècle. Selon Arcadius Kahan, la France est au cours du xviiie siècle un des pays occidentaux pour qui le commerce avec la Russie est marginal et même sans importance43. Mais, s’il est vrai que la France n’a pas su prendre une position favorable dans le commerce russe, tout particulièrement à Saint-Pétersbourg, il est tout aussi vrai que les marchandises russes présentent un intérêt considérable pour la construction navale française, et qu’une part non négligeable du trafic s’effectue avec la France.
62Riga a été prise aux Suédois et incorporée dans l’empire russe en 1710, pendant la guerre du Nord. L’ancienne tradition commerciale de la ville et sa position comme port de transit pour une vaste zone, dont la plus grande partie est située hors des limites de la Russie, lui assure la confirmation de ses chartes et privilèges par Pierre le Grand. Au xviiie siècle, les Hollandais conservent un rôle majeur à Riga44. La ville ne fait le change qu’avec la place d’Amsterdam et les règlements financiers des autres ports russes ainsi que les transferts de métaux précieux y sont organisés. Les marchandises livoniennes, chanvre et bois (tout particulièrement les mâts), matériaux stratégiques nécessaires à la construction navale, expliquent les nombreuses livraisons à destination des villes possédant des arsenaux et des chantiers navals. À partir de 1783, Riga souffre de la politique du gouvernement russe qui impose de lourds tarifs douaniers pour favoriser le développement de Saint-Petersbourg. Ces mesures ont un effet négatif, non seulement sur le commerce de Riga, mais sur le commerce russe en général, l’administration ayant négligé la concurrence des ports voisins étrangers de Courlande (Libau et Windau) et de Prusse orientale (Königsberg et Memel).
63Aux xvie et xviie siècles, lors de la période d’essor du commerce de Riga, tout le commerce maritime est aux mains de la flotte hollandaise. Au xviiie siècle, celle-ci domine encore très largement le trafic du port livonien vers la France : 65 % des départs et 77 % des arrivées concernent des navires des Provinces-Unies dans les années 1720-1730 et 1748-1758.
64Saint-Pétersbourg est fondée en 1703. Pierre le Grand veut en faire la capitale politique, mais aussi économique de son empire. Dès les premières constructions, le tsar exige que le commerce de Moscovie passe par la nouvelle ville. La route d’Arkhangelsk sur la mer Blanche est fermée et la grande foire de la Saint-Michel qui s’y tenait tous les ans à la fin août est supprimée. Dès novembre 1703, « un premier navire commercial hollandais, porteur de vin et de sel, accosta à Saint-Petersbourg45 ». En 1721, le tsar oblige les étrangers à transférer leurs comptes bancaires dans la nouvelle capitale. Arkhangelsk décline et Saint-Pétersbourg devient le premier port du pays. Alors que les Hollandais rechignent à abandonner la route de la mer Blanche, les Anglais prennent l’initiative à Saint-Pétersbourg, et y transfèrent l’intense activité qu’ils avaient dans le port de Narva depuis la fin du xviie siècle. Une série de traités et d’avantages commerciaux affirment la place prépondérante des marchands britanniques dans le commerce extérieur russe. Dans la seconde partie du xviiie siècle, l’Angleterre fait l’acquisition des neuf dixième du fer, entre les deux tiers et les trois quarts du suif et entre les trois quarts et les quatre cinquièmes du lin et du chanvre exportés par Saint-Pétersbourg46. La croissance du commerce peters bourgeois ne s’explique pas uniquement par les mesures gouvernementales et par l’importance de son hinterland, mais aussi par sa population et par le revenu de cette population, qui permet à la ville de devenir un centre de consommation de produits étrangers, notamment de produits de luxe, malgré les mesures protectionnistes imposées par l’administration tsariste.
65Le pavillon hollandais domine les échanges entre Saint-Pétersbourg et la France. En période de paix, les navires anglais se classent en seconde position pour les expéditions de marchandises françaises à destination de la Russie. Les négociants britanniques dont l’activité prend une importance considérable à Saint-Pétersbourg sont intéressés par tous les chargements se dirigeant vers l’Est. La flotte russe de taille très réduite et sans marins confirmés pour le grand cabotage européen ne participe guère au commerce international. Pour les quelques navires russes en activité, l’emploi de capitaines étrangers est attesté par les registres du Sund où les patronymes à consonance hollandaise ou allemande dominent dans les flottes de Riga et de Saint-Pétersbourg. Les navires russes se dirigent de préférence vers les pays où les voyages de retour ne posent pas de problèmes comme la France, où il est aisé de trouver un chargement de produits coloniaux, de vin ou, au pire, de sel. À partir du milieu du siècle, deux ou trois navires russes viennent à Bordeaux chaque année.
L’absence des navires français
Le désintérêt des armateurs
66Au cours du xviiie siècle, la navigation française en mer Baltique est particulièrement faible. Les rapports du consul d’Elseneur sont toujours aussi brefs : « de toute l’année, il n’est passé aucun vaisseau français », « passé le Zondt 4 669 navires parmi lesquels il y a eu 2 vaisseaux français et 689 anglais », ou « 6 vaisseaux français pour 1 100 anglais et 2 500 hollandais47 ». À la fin des années 1760, quatre à cinq navires français, au maximum, entrent en Baltique chaque année alors que le nombre des Hollandais avoisine les 1 200, celui des Britanniques se situant entre 800 et 900. En temps de guerre, les navires français disparaissent. Pendant la guerre de Sept Ans, un seul capitaine ose entrer dans les détroits danois.
67Le total des chargements expédiés de France vers la Russie sur des bateaux français est estimé à 162 000 livres en 1787, alors que le montant transporté sur les navires des autres nations atteint 1 105 600 livres48. En temps de paix, les navires britanniques chargés de produits français sont plus nombreux à passer le Sund que les bâtiments de France (57 contre 37 en 1725-1729, 76 contre 33 en 1750-1754). Même après la guerre d’Amérique, les Français ne l’emportent que de très peu (73 navires français contre 71 britanniques entre 1784 et 1788).
68Les ports de la mer du Nord sont tout aussi peu fréquentés par les Français. En 1 766, le commissaire de la Marine à Hambourg écrit au ministre : « Je juge M. le Duc du regret que vous devez sentir de ne pas voir aucun vaisseau français dans le nombre qui viennent à Hambourg par la peine que j’éprouve moi-même à cet égard. Depuis quatre ans que je suis dans ce pays, je n’y ai vu qu’un seul vaisseau français, encore était-il à des négociants de cette ville qui l’on fait venir de Bordeaux pour l’envoyer aux isles françaises d‘Amérique49 » En 1771, Lesseps, consul à Saint-Petersbourg, enregistre sept bâtiments français en cinq mois et donne une explication à « cet afflux » : « … des négociants hollandais et hambourgeois employant leurs vaisseaux au transport des denrées d’Arkhangelsk qu’ils ont la permission d’exporter pour un certain temps au moyen d’une somme qu’ils ont fourni à l’impératrice de Russie. Ces vaisseaux manquant en France pour le transport des marchandises pour ce pays, on a été obligé, faute d’autres, de se servir de ceux de notre nation50 »
69À Bergen, et dans les autres ports de Norvège, il ne vient « que quelques petits navires bretons chargés de sel seulement et quelques autres marchandises de peu de valeur, lesquels s’en sont retournés chargés de rogue de morue… Il est aussi venu mais assez rarement quelques petits navires avec du sel, fruits et légumes de Dunkerque qui ont chargé en retour du poisson sec, goudron et huile de morue51 ». En 1723, fait exceptionnel pour le port breton, deux navires de soixante tonneaux quittent Le Croisic pour Bergen chargés de sels, de vins et d’eaux-de-vie52.
70À partir de 1788, le nombre de bâtiments français qui entrent en Baltique croît très fortement. En trois ans (1788-1790), le Sund voit passer plus de navires français qu’au cours des cinquante années précédentes. Ces chiffres exceptionnels pour le pavillon national sont cependant à relativiser par rapport au trafic total. Les 148 navires français représentent peu de chose face aux 2 718 hollandais et aux 5 273 britanniques qui passent le détroit au cours de la même période. Selon Paul Butel, les avantages accordés par le traité de commerce de 1787 entre la France et la Russie expliquent cette progression du pavillon français, les avantages obtenus incitant les négociants à armer pour la Russie53. À ceci, il faut ajouter les primes à la navigation qui, depuis 1784, visent à encourager le commerce français dans le Nord. Cette explication semble plausible puisque la majorité des navires se dirigent vers Saint-Pétersbourg (67 % entre 1784 et 1795).
71Hans Christian Johansen émet une autre hypothèse. La crise frumentaire qui frappe la France monopolise la flotte hollandaise. Le nombre de navires hollandais qui entrent en Baltique passe de 1309 en 1787 à 1925 en 1789. Les négociants des Provinces-Unies préfèrent utiliser leurs navires pour un trafic qu’ils contrôlent plutôt que de transporter pour le compte d’un tiers. D’autre part, la guerre russo-suédoise de 1789-1790 entrave la navigation des bâtiments sous pavillon russe qui, au cours des années précédant le conflit, représentaient environ la moitié des navires reliant la France à Saint-Pétersbourg. Il faut trouver une solution de remplacement et la flotte hollandaise n’est pas disponible. Les Français sont dès lors dans l’obligation de prendre en mains leur propre commerce et d’envoyer leur flotte vers le Nord54. Par contre, l’enthousiasme des armateurs est toujours aussi limité. En 1788, sur les trente navires français qui vont en Russie, vingt-trois sont affrétés pour le compte du roi55. Pourtant la guerre russo-suédoise a fait fortement monter les tarifs de fret dans le Nord, ce qui aurait dû inciter les armateurs français à envoyer leurs navires en Baltique. Les comptes du Sund indiquent que quelques bateaux français vont à Stockholm, destination exceptionnelle du fait des réglementations suédoises, et que deux d’entre eux commencent leur voyage en Suède. Ce sont certainement des vaisseaux suédois qui naviguent sous pavillon français pendant le conflit.
72La croissance de la navigation française à la fin de l’Ancien Régime est beaucoup plus influencée par les événements (guerre russo-suédoise, crise frumentaire) que par la politique économique du gouvernement qui ne peut donner de résultats qu’à long terme. Il est peu vraisemblable que quelques mois après la signature du traité de commerce franco-russe, les Français fassent, sans avoir construit de réseaux commerciaux, une percée spectaculaire à Saint-Pétersbourg et Riga où leurs concurrents sont solidement implantés depuis plus de cinquante ans.
L’origine des navires français
73Les ports d’origine des navires français se dirigeant vers les mers septentrionales changent totalement entre 1720 et 1790. Au début de la période, les Bretons entrent très fréquemment en Baltique, généralement pour prendre du fret à destination de leurs ports d’origine comme la plupart des autres navires français. Au tournant du siècle, les Dunkerquois sont les plus nombreux à fréquenter la Baltique. Les mêmes capitaines font régulièrement la ligne Bordeaux-Baltique-Dunkerque (ou Bordeaux). À partir des années 1770, ce sont les navires de Normandie qui dominent le trafic. Leurs ports de départ sont Rouen ou Le Havre avec des marchandises en grande majorité destinées à Saint-Pétersbourg. Au retour ils prennent du fret pour toutes les destinations françaises mais aussi européennes (Lisbonne, Livourne, Venise…). En 1789, Louis Pigeon de Bordeaux prend du fret à Saint-Pétersbourg pour New-York et Vincent-Alexandre Blie de Rouen, toujours au départ de la capitale russe, déclare se rendre aux Indes. Même les armateurs bordelais dont les navires n’entraient pratiquement jamais en Baltique arment désormais vers le Nord56.
74Les navires qui arrivent à Hambourg sont d’origines beaucoup plus variées. Les vingt-six navires relevés entre 1768 et 1777 viennent des ports de Dunkerque (1), Calais (2), Saint-Valery (1), Le Havre (1), Cherbourg (1) Rouen (4), Saint-Malo (1), Saint-Brieuc (1), Paimpol (1), Morlaix (1), Le Conquet (1), Quimper (1), Vannes (1), Noirmoutier (1), L’île d’Yeu (3), Saint-Martin-de-Ré (1), La Rochelle (1), Libourne (1), Bayonne (1) et Marseille (1). Hambourg n’est pas très loin de la France et, pour les marins normands et bretons, la ville hanséatique appartient encore au monde du petit cabotage européen.
Un trafic aux mains des flottes étrangères
75Pendant la majeure partie du siècle, la flotte hollandaise prend en charge les produits français pour les livrer dans les ports de la Baltique. La Hollande est idéalement placée à mi-chemin entre la France et les pays du Nord où la navigation n’est possible qu’une partie de l’année en raison des glaces hivernales. Cette position permet aux navires de faire plusieurs voyages vers la Baltique au cours d’une même année tout en hivernant dans leurs ports d’attache. Forte de ces avantages, la flotte hollandaise se spécialise dans les transports lourds entre la Baltique et l’Europe Occidentale. Par le développement de leur activité de service dans le transport (mais aussi dans l’assurance et le crédit), les Hollandais rattrapent dans leur balance des paiements une partie des pertes de leur balance commerciale.
76Les Hollandais sont les premiers bénéficiaires de la croissance des échanges entre la Baltique et la France dans la première moitié du xviiie siècle. Ils profitent de l’absence des navires français pour renforcer la position de leur flotte. Cette progression peut être mise en parallèle avec le changement fondamental de l’entrepôt hollandais après 1740. Amsterdam cesse de contrôler la production et la transformation des marchandises essentielles au commerce international, et le système commercial Provinces-Unies évolue vers un seul service intermédiaire, le transport des marchandises pour les autres pays57. Au xviiie siècle, plus de la moitié de la force de travail du pays est employée dans la navigation, le commerce et les services58. Le déclin de la part hollandaise au passage du Sund (50 % au début du xviiie siècle, 40 % dans les années 1740, 30 % dans les années 1750) est dû essentiellement à l’importante diminution des voyages vers ou au départ d’Amsterdam59. Sur les marchés extérieurs comme la France, les Hollandais renforcent leurs position de transporteur pendant la première moitié du xviiie siècle. Leur navigation bénéficie du traité de paix signé le 21 décembre 1697 entre la France et les Provinces-Unies. Grâce à l’exemption du droit de 50 sous levé dans les ports français, les Hollandais possèdent le statut de la nation la plus favorisée.
77Leur domination s’écroule après la guerre d’Amérique. La flotte des Provinces-Unies est dépassée par les flottes scandinaves et la flotte prussienne.
78Après le premier partage de la Pologne et les entraves mises au commerce polonais par Frédéric II, les navires de Dantzig fréquentent de plus en plus rarement les ports français alors que ceux de ses voisins prennent une importance croissante. L’ensemble des ports de Prusse orientale (Königsberg, Memel), ceux de Poméranie (Stettin, Kolberg), et celui d’Emden en Frise orientale (sur la mer du Nord), approchent les 24 % du total des navires qui partent de France vers la Baltique. La part de Lübeck diminue de manière relative entre 1720 et 1788, le nombre de navires du port hanséatique au départ de France restant approximativement le même au cours du siècle.
79La même évolution du trafic se retrouve pour les navires qui passent les détroits danois à destination de la France. Alors que la flotte hollandaise domine pendant la première partie du siècle, atteignant jusqu’à 41,2 % du trafic en 1750-1754, elle tombe en dessous des 20 % en 1790. Lübeck passe de 18,5 % à 5,6 % mais le nombre de ses navires augmente de cent quinze (1725-1729) à cent quarante (1784-1789). L’ensemble Prusse est, là aussi, en forte hausse avec 21,5 % des bâtiments qui se dirigent vers la France au cours de la dernière période. Le très fort développement de la flotte russe est remarquable. Entre 1784 et 1788, quatre-vingt-huit bâtiments de Saint-Pétersbourg ont pour destination des ports français, principalement Bordeaux.
80La question du déclin de la navigation hollandaise et tout particulièrement à partir des années 1770 se pose naturellement. Plusieurs raisons expliquent la fin de la domination des Provinces-Unies sur le trafic du Nord. Tout d’abord, la vague mercantiliste qui balaie l’Europe du Nord après 1720 porte un rude coup à l’armement hollandais. L’interventionnisme de l’État touche toute l’activité industrielle et commerciale y compris la navigation. En Suède, le Produktplakatet de 1724 ferme pratiquement les portes du royaume scandinave aux navires des Provinces-Unies. Des mesures de même nature sont prises en Prusse et au Danemark pour développer l’économie nationale selon les principes mercantilistes. En 1774, le roi de Prusse interdit par exemple toute importation de vins français60. Ensuite, le premier partage de la Pologne fait fortement baisser le trafic de Dantzig et les navires hollandais qui y étaient majoritaires perdent un grand nombre de chargements vers l’Europe occidentale. Les comptes du Sund relèvent 2 504 navires hollandais au départ de Dantzig au cours de la décennie 1760-1769 et 1 652 entre 1770 et 1779 soit une diminution de 35 %. En 1780, la déclaration de guerre de l’Angleterre aux Provinces-Unies porte « un coup terrible61 » au trafic de la République vers le Nord. Au cours du premier mois du conflit (janvier 1781), la Navy et les corsaires britanniques capturent au moins deux cents navires, paralysant complètement ce qui restait de la navigation hollandaise62.
81Cependant, cette chute brutale et prolongée de la navigation hollandaise n’est pas aussi importante qu’elle apparaît dans les sources portuaires. Pendant la guerre d’Amérique, les Hollandais font naviguer leurs navires sous le pavillon de l’Empereur (Ostende) et celui du roi de Prusse (Emden)63. La manipulation apparaît clairement dans les livres de la douane danoise. Alors qu’au cours de la décennie 1770-1779, une centaine de navires d’Emden chargeaient chaque année en Baltique, ils sont 759 en 1783. La plupart d’entre eux entrent sur lest en Baltique, les armateurs ne prenant pas le risque de venir chercher des produits en France.
82Les Scandinaves bénéficient des difficultés de leur concurrent hollandais pour accaparer une partie des trafics. La navigation danoise et suédoise se développe et prend en mains les échanges qui étaient autrefois assurés par la flotte des Provinces-Unies. Après le conflit, il est difficile, voire impossible, aux Hollandais de recouvrer leurs activités face à ces concurrents très compétitifs et bien organisés.
83Après la guerre d’Amérique, un grand nombre de navires hollandais conserve le pavillon prussien, en particulier celui d’Emden ce qui explique la forte présence des navires de cette ville dans le trafic français jusqu’à la fin de l’Ancien Régime. En effet, il peut être intéressant pour les armateurs hollandais de posséder le pavillon de Frise-Orientale. La Prusse, puissance ascendante, favorise le développement d’une marine nationale par des mesures fiscales et offre de nouvelles possibilités de trafic, activités qui permettent à la flotte des Provinces-Unies de compenser la diminution de son influence en Baltique.
84Le déclin de la navigation hollandaise ne se traduit pas par une augmentation des navires français en Baltique. En 1782, Coquebert de Montbret, consul français à Hambourg se pose la question : « Quelle fatalité nous éloigne du Nord tandis que nous sçavons nous ouvrir la route des pays les plus barbares et les plus ingrats64 ! »
Notes de bas de page
1 Romano R., « Documenti e prime considerazioni intorno alla “ Balance du Commerce ” dalla Francia dal 1716 al 1780 », Studi in onore di Armando Sapori, T. 2, Milan, Istituto editoriale cisalpino 1957, p. 1267-1299.
2 Morineau M., « La balance du commerce franco-néerlandais et le resserrement économique des Provinces-Unies au xviiie siècle », Economisch Historisch Jaarboek, 30, 1965, p. 288.
3 Arnould, De la balance du commerce et des relations commerciales extérieures de la France dans toutes les parties du monde, Paris, an 3, p. 96.
4 Butel P., La croissance commerciale bordelaise dans la seconde moitié du xviiie siècle, Lille, Service de reproduction des thèses, T.1., 1973, p. 7.
5 Jeannin P., « Les marchés du nord… », op. cit.
6 Jeannin P., ibidem, p. 69.
7 Jeannin P., « Les marchés du Nord… », op. cit., p. 70.
8 Lindblad J.-T., « Swedish Shipping with the Netherlands in the Second Half of the Eighteenth Century », SEHR, 27, 1979, p. 152.
9 Attman A., « Dutch Enterprise in the World Bulion Trade 1550-1800 », Acta Regiae Societatis et Litterarum Gothoburgensis, Humaniora, 23, Göteborg, 1983, p. 75.
10 Van Dillen J.-G., « Amsterdam, marché mondial des métaux précieux », RH, CLII, 1926, p. 198.
11 Attman A., « Dutch Enterprise… », op. cit., p. 80.
12 Cieslak E., « Sea borne trade between France and Poland in the xviiith century », JEEH, vol. 6, n° 1, 1977, p. 58.
13 Morineau M., « La balance… », op. cit., p. 189.
14 AN B3 426.
15 AN B1 613.
16 Morineau M., « La vraie nature des choses et leur enchaînement entre la France, les Antilles et l’Europe (xviie-xixe siècle) », RFHOM, T. 84, 1997, n° 334, p. 17-18.
17 Bizière J.-M., « Considérations sur la douane d’Elseneur à la fin du xve siècle », Revue du Nord, L, 1968, p. 5.
18 Desfeuilles P., « La navigation à travers le Sund en 1784 d’après les registres de la douane danoise », AESC, 3, 1959, p. 500.
19 Friis A., op. cit., p. 381.
20 Johansen H.-C., « French trade with the baltic area in the late eighteenth century », Paper presented at the Congress of the International Association of History of the Northern Seas, Tvärminne, 1979, dactylographié, p. 2.
21 Jeannin P., « Les comptes du Sund… », op. cit., p. 316.
22 Bang N. et Korst K., Tabeller over skibsfart og Varentransport gennem Øresund 1497-1660 (Tables de la navigation et du transport passant par le Sund), Leipzig-Copenhague, 1906-1922.
23 Van Brakel S., « Schiffsheimat und Schifferheimat in den Sundzollregistern », HG, XXI, 1915, p. 211-228
24 Bizière J.-M., « Considérations… », op. cit., p. 12.
25 Jeannin P., « Les comptes du Sund… », op. cit., p. 86.
26 ADG 3E 8652, f. 365.
27 Dardel P., « Les relations maritimes et commerciales entre la France notamment les ports de Rouen et du Havre et les ports de la mer Baltique de 1497 à 1783 », Annales de Normandie, 1969, p. 43.
28 SHM Lorient, IP 280.
29 Morineau M., « Le commerce de la Baltique … », op. cit., p. 40.
30 Jeannin P., « Les marchés du nord… », op. cit., p. 61.
31 AE Paris, Russie 7, f. 60-75.
32 Newman K., « Hamburg in the European Economy, 1660-1750 », JEEH, vol. 14, 1985, p. 57-35.
33 Attman A., « The Bullion Flow between Europe and the East 1000-1750 », Acta Regiae Societatis et Litterarum Gothoburgensis, Humaniora, 20, Göteborg, 1981, p. 71.
34 Cieslak. E., « Sea borne trade … », op. cit., p. 56.
35 Berkenvelder F.-C., « Some unknown Dutch archivalia in the Gdansk archives », Heeres W.-G. et al., From Dunkirk to Danzig, Hilversum, Verloren Publishers, 1988, p. 145-166.
36 Cieslak E., Résidents français à Gdansk au xviiie siècle. Leur rôle dans les relations franco polonaises, Warszawa, 1969.
37 Cieslak E., « Sea-borne trade… », op. cit., p. 55.
38 Cieslak E., « Bilan et structure du commerce de Gdansk dans la seconde moitié du xviiie siècle », Acta Poloniae Historica, 23, 1971, p. 107.
39 Biziere J.-M., Economie et dirigisme. La politique manufacturière du Danemark de 1730 à 1784, Thèse, Paris, 1988.
40 Monrad Moller A., Fra galeoth til galease. Studier i de kongeriste provisers søfart i det 18 århundrede, Esberg, Fiskeri- og Søfartmuseet, 1981, p. 152.
41 Johnsen O.-A., « Le commerce entre la France méridionale et les pays du Nord sous l’Ancien Régime », Revue d’Histoire Moderne, 8, 1927, p. 81-98.
42 Maczak A. et Samsonowicz H., « La zone baltique : un des éléments du marché européen », Acta Poloniae Historica, 11, 1965, p. 95.
43 Kahan A., The plow, the hammer and the knout. An economic history of eighteenth century Russia, Chicago, The University of Chicago Press, 1985, p. 212.
44 Attman A., « Dutch trade… », op. cit., p. 65.
45 Berelowitch W. et Medvedkova O., Histoire de Saint-Petersbourg, Paris, Fayard, 1996, p. 66.
46 Attman A., « Dutch Enterprise… », op. cit., p. 70.
47 AN B1 485.
48 Kirchner W., « Relations économiques entre la France et la Russie au xviiie siècle », RHES, XXXIV, 2, 1961, p. 191.
49 AN B1 611.
50 Ibid.
51 AN B3 418.
52 ADLA B 5023.
53 Butel P., « Le trafic européen de Bordeaux de la guerre d’Amérique à la Révolution », Annales du Midi, 78, 1966, p. 59.
54 Johansen H.-C., « French trade… », op. cit., p. 14.
55 Van Regemorter J.-L., « Commerce et politique : préparation et négociation du traité franco-russe de 1787 », CMRS, IV, 3-1963, p. 250.
56 Butel P., « Le trafic européen… », op. cit., p. 59.
57 Israel J., Dutch Primacy in World Trade, 1485-1740, Oxford, Oxford University Press, 1989, p. 399.
58 Faber F., « De Sontvaart als spiegel van de structuurveranderingen in de Europese economie gedurende de achttiende eeuw. », Tidschrift voor Zeegeschiedenis, 1, 1982, p. 91-102.
59 Lindblad J.-T., « Structural Changes in the Dutch Trade with the Baltic in the Eighteenth Century », SEHR, 1985, 38-2, p. 193.
60 AN B1 480.
61 AN B3 418.
62 Israel J., The Dutch Republic. Its Rise, Greatness, and Fall 1477-1806, Oxford, Oxford University Press, 1995, p. 1097.
63 AN B3 418.
64 AN B1 613.
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