Le père Noël a les yeux bleus : l’invasion du réel dans la fiction
p. 341-347
Texte intégral
1Le père Noël a les yeux bleus (1966), troisième film de Jean Eustache après l’inachevé La Soirée et Du côté de Robinson, dure 46 minutes. Eustache a coutume de bousculer les repères de longueur (parmi ses films de cinéma, seul Mes petites amoureuses en 1974 répond à une durée standard) et, ici, on serait tenté de parler de court long métrage plutôt que de long court métrage. Après deux tournages en 16 mm, c’est le premier film d’Eustache en 35 mm et bénéficiant d’une équipe professionnelle, mais il a été produit de façon marginale : il emprunte la pellicule noir et blanc inutilisée de Ma scu lin féminin : 15 faits précis de Jean Luc Godard, également interprété par Jean Pierre Léaud.
2Se dressent ici tous les paradoxes de l’œuvre d’Eustache : le document, la fiction et le va-et-vient de l’un à l’autre, la frontière finalement insaisissable entre eux. Sur les treize films du cinéaste, on ne compte que cinq films de fiction (courts ou longs) à proprement parler. L’œuvre démarre avec des films de fiction qui ressemblent à des documentaires, se poursuit avec des documentaires qui ressemblent à des fictions et s’achève avec des films dispositifs qui, comme Une sale histoire (1977) ou Les Photos d’Alix (1980), travaillent constamment sur l’entre deux : entre l’image et le son, entre le réel et sa représentation.
3Le père Noël a les yeux bleus se présente assurément comme une fiction. Daniel, le jeune homme interprété par Léaud, y raconte en voix off ce qu’il a fait pour se détacher de son adolescence inhibée à Narbonne. L’enjeu est l’acquisition d’un duffle-coat, qui symbolise une certaine reconnaissance sociale. Pour obtenir la somme nécessaire à son achat, Daniel se fait engager comme père Noël par un photographe qui le prendra en photos dans les rues en compagnie de passants et de passantes. Ce déguisement lui permet pour un temps de masquer sa pauvreté, de devenir quelqu’un d’autre et d’en jouer.
4Certains aspects du film, pourtant, se dérobent à la fiction, car la mise en scène est inhabituellement ouverte au réel. Tournant à Narbonne, la ville de son adolescence, choisissant sur place parmi les habitants de nombreux seconds rôles et silhouettes le jour même du tournage de la scène, Eustache confronte son scénario écrit et ses acteurs professionnels à un bassin naturel : lieux, passants dans la rue, sons ambiants donnent une nouvelle matière au film. L’art du Père Noël a les yeux bleus tient alors à trois principes majeurs : le respect des lieux réels entraîne paradoxalement leur métamorphose ; la lumière naturelle laisse les personnages habiter l’espace sans les contraindre ; le son direct fait advenir les rumeurs, ambiances et bruits habituellement rejetés du cinéma.
Le travail sur les lieux : Narbonne peuplée, Narbonne déserte
5Dans tout un pan du cinéma français des années 60 depuis l’émergence de la Nouvelle Vague, la nature physique des décors réels se trouve accentuée. La volonté des cinéastes de tourner en décor naturel répond autant à un impératif économique qu’à une option esthétique et morale. À plus forte raison lorsque, comme ici, s’y ajoute la discrétion du tournage en équipe réduite afin de ne pas perturber le lieu retenu.
6Dans le prolongement de films comme Le Signe du Lion d’Éric Rohmer ou Paris nous appartient de Jacques Rivette, mais en substituant Narbonne à la capitale, les lieux servent ici la dramaturgie, non par un déterminisme accordé au décor, mais par une indifférence du lieu au sort des personnages. Le monde extérieur redevient neutre. Eustache respecte la topographie et la configuration des lieux. Le réel prime sur la fiction, les personnages s’accordent à l’environnement et non l’in verse. Ainsi, apprenant peu avant le tournage qu’un café de Narbonne allait être démoli, Eustache est allé avec Léaud y tourner quelques scènes avant sa destruction. Pour Thierry Lounas qui rapporte cette anecdote, « le cinéma selon Eustache se réaliserait alors intégralement en filmant la mort d’un lieu ou d’une chose afin que d’emblée l’original s’efface, laissant place à sa version ressuscitée, cinématographique1 ».
7D’un côté, le film présente un aspect documentaire, voire ethnographique, sur Narbonne et ses habitants. Les enseignes des cafés, les librairies et les noms des rues, en plus d’être nommés par la voix off, s’inscrivent dans des plans d’ensemble où l’on découvre Le France, le Café des 89, la Librairie Papeterie de l’Hôtel de Ville… À de multiples reprises, dans les cafés ou sur le marché, les « figurants malgré eux » regardent vers l’objectif ou révèlent leur étonnement de se trouver à proximité des deux acteurs jouant une scène. Témoins du film en train de se faire, leur rôle est celui d’une rumeur, d’un fond vivant qui ne participe pas au scénario mais à la vie du film.
8D’un autre côté, certains lieux perdent leur fonction coutumière et deviennent simple réceptacle des personnages qui s’y inscrivent. Les lieux, qui ne sont pas pour autant réellement « animés », ne semblent alors pas reconnaissables. Plusieurs scènes de café en témoignent, où Daniel, accompagné d’amis, est assis à des tables qui restent nues ; nul serveur, nulles boissons consommées. Dans la séquence nocturne au bar Le Glacier, Daniel nous dit off que « d’ordinaire il y avait toujours quelqu’un pour mettre un disque », or il se trouve que, dans cette scène, aucun client ne se présente. Les cafés sont privés de leur fonctionnalité – et pour cause dans le cas de celui voué à la démolition. La mise en scène consiste ici à vider les lieux, à leur ôter leur fonction habituelle. Ce faisant, les lieux deviennent propices à des constructions plus élaborées, ressemblant davantage à des chambres ou des pièces intimes où se joue le drame de la solitude des personnages.
La lumière naturelle comme nouvelle forme du visible
9Philippe Théaudière, le chef opérateur du Père Noël a les yeux bleus, était déjà celui de La Soirée et de Du côté de Robinson (il travaillera encore sur cinq films ultérieurs du cinéaste, jusqu’à la fin de la carrière de celui ci). Il partage avec Eustache un goût pour le cinéma direct des Québécois Michel Brault et Pierre Perrault dont on ressent ici l’influence. Les choix visuels, associés au souci volontariste d’économie et à la discrétion de l’équipe réduite, sont aussi ceux de Rohmer : un minimum d’éclairage, des focales moyennes plus proches de la vision humaine, des plans majoritairement fixes et des mouvements d’appareil limités2.
10La lumière, pour en rester à elle, n’est plus pensée ici en termes scénographiques. Eustache refuse la lumière orchestrée. Il ne crée pas de dispositif d’éclairage dans lequel les personnages seraient soumis ou qui ordonnerait la composition, il ne se sert pas de la lumière pour faire ressortir les objets, pour guider notre regard. Théaudière a eu pour rôle de capter la lumière hivernale de Narbonne plutôt que de créer un éclairage qui viendrait lutter contre elle. Du coup, ce qui s’impose, c’est la lumière, celle réelle et qui découle des contraintes spatiales déterminées par l’architecture des lieux. Décors et personnages sont traités avec la même distance et sont plongés dans une lumière qui perd ses fonctions dramatiques et hiérarchisantes pour devenir une lumière autonome.
11En respectant la qualité, l’intensité et la direction de la lumière naturelle combinée à l’emploi d’une pellicule sensible, le film révèle la lumière avec ce qu’elle a d’accidentel et d’aléatoire. Véritable « lumière matière », elle vibre alors sur l’écran en tant que phénomène physique. La lumière du cinéma des débuts (1895-1910 environ), qui utilisait le soleil comme source d’éclairage principale, avait peu de rôle dramatique. Eustache et Théaudière, à la suite de certains réalisateurs et opérateurs de la Nouvelle Vague, ressaisissent la lumière dans son émission et sa vibration que le cinéma français avait longtemps mis à l’ombre de ses arguments esthétiques. On citera André S. Labarthe pour qui le cinéma de la qualité française ne s’intéressait qu’à l’éclairage ; la Nouvelle Vague filma la lumière.
12L’image du Père Noël révèle une composition aléatoire où l’atmosphère (au sens météorologique du terme) et la blancheur semblent dominer. Prenons la scène où, au milieu du film, Daniel rejoint ses amis au Café des 89. La lumière du jour y pénètre par les grandes vitres qui entourent les personnages ; la lumière devient le lieu et le lieu comme un brouillard que le corps des acteurs traverse. Les corps sont touchés par la lumière, se révèle alors sa qualité tactile. La saturation lumineuse prime sur les personnages. La surexposition crée des surfaces blanches et opaques autour des personnages, la lumière n’a plus ce rôle de fond sur lequel les figures se détachent. Les vitres des fenêtres ne sont pas des ouvertures sur le monde, le dehors demeure imperceptible. Le réel fait intrusion sous la forme d’une trace lumineuse.
Le son comme témoin d’une ville en mouvement
13La Soirée était resté muet et Du côté de Robinson avait été postsynchronisé. Le bénéfice du 35 mm pour Le père Noël a les yeux bleus est aussi qu’il permet enfin à Eustache d’accéder au son direct, auquel il ne renoncera plus par la suite sinon de façon conjoncturelle. Le père Noël est le premier film comme ingénieur du son de Bernard Aubouy, qui retrouvera le cinéaste pour Mes petites amoureuses. Aubouy appartient à une nouvelle génération d’inconditionnels du son direct (nous en sommes encore aux débuts du son direct en extérieurs réels et en équipe légère), comme l’attestera sa participation aux films radicaux dans ce domaine que sont L’Amour fou (1968) et Out 1 (1970) de Rivette. Cela ne signifie pas ici le respect par principe du son de la prise : Eustache enregistrait aussi des « sons seuls » et, lorsque les comédiens murmuraient, peu audibles, il refaisait une prise pour le son aussitôt après la mise en boîte du plan, souvent en laissant croire aux comédiens que la caméra tournait afin de conserver la tension et l’énergie de la scène3.
14Le son du Père Noël a un champ de saisie beaucoup plus large que le cadre. Le film est peuplé de sons ponctuels, intermittents, dont les sources ne sont pas visualisées. Les moteurs des voitures et des mobylettes circulant et venant recouvrir les dialogues le temps de leur passage brisent la propreté clinique du son du cinéma français standard et brouillent la frontière entre la salle de cinéma et la rue. Dans la scène de la librairie papeterie, au début du film, l’intensité de tel coup de klaxon rivalise avec celle des répliques de Daniel et de son ami Dumas. Parfois, ces sons ponctuels se transforment en une rumeur de ville, notamment dans les scènes en pleine rue où la circulation, le vent du Sud et les bruits en tout genre créent une nappe sonore très présente, un « son matière ». Le son direct révèle l’existence de cette vie qui circule entre les personnages. Eustache joue fréquemment sur le hors champ et sur l’extension de l’ambiance sonore. Les sons de la ville rappellent à l’oreille du spectateur le cadre global de la scène sans éveiller de questions ni appeler à la visualisation de leurs sources. L’origine ou la localisation de ces sons importe peu mais seulement l’espace habité ou déchiré par le son.
15On retrouve ici l’attitude adoptée par Eustache envers la lumière : un même souci de captation et d’autonomie vis-à-vis de la construction dramatique. Dans ce domaine, Eustache anticipe sur ce que feront Rivette avec L’Amour fou et Rohmer en 1969 avec Ma nuit chez Maud (dont l’ingénieur du son, Jean-Pierre Ruh, a tourné quelques scènes pour Le père Noël). Mais, chez Rohmer, le son direct ne sera enregistré qu’après de longs repérages destinés à sélectionner les heures propices à l’inscription du film dans la réalité choisie : Rohmer refuse d’entacher ses scènes d’inscriptions sonores indésirables qui pourraient détourner ou masquer leur sens, il reconstitue par choix et élimination le milieu sonore. Eustache, lui, plus proche de Rivette à cet égard, recherche le risque que fassent intrusion des sons en soi, qui ne s’intègrent pas forcément dans le tissu scénaristique et qui se mettent à exister pour eux mêmes. De façon exemplaire lorsque, dans un plan de plus de trois minutes, Daniel cherche à raccompagner une jeune femme : les sons des voitures et des oiseaux recouvrent les dialogues et masquent mal le caractère improvisé de la scène, également trahi sur la fin par un rire de Léaud (alors que le dialogue du film, sinon, respecte presque toujours le scénario). On sait aussi que les plans où Daniel profite des séances de photo pour caresser les jeunes femmes dans le dos devaient être muets, mais qu’Aubouy, selon Eustache, « prenait toujours le son, au cas où une fille aurait protesté, ou aurait giflé Jean Pierre Léaud4 ». Eustache restait ouvert à l’imprévu, à une possible interférence du réel avec la fiction, qui pourrait venir la détourner.
Un film-programme
16L’ambiguïté permanente du Père Noël a les yeux bleus est que l’aspect documentaire nourrit l’histoire et ne se détache jamais du projet fictionnel. Est-ce le réel qui envahit la fiction ou bien la fiction qui s’immisce dans le réel ? Question difficilement tranchable. Sans doute les deux démarches alternent-elles, avec une prédominance pour la première. Le père Noël a les yeux bleus pose finalement la question du rapport à l’autobiographie. Comme plus ou moins tous les films d’Eustache, il renvoie à l’expérience personnelle du cinéaste, et Daniel (prénom également de l’adolescent plus jeune de Mes petites amoureuses) pourrait être l’équivalent pour Eustache de Doinel pour François Truffaut, le personnage qui lui permet d’évoquer sa jeunesse5. N’oublions pas d’ailleurs, au début du film, le moment où Daniel traverse un hall de cinéma et s’arrête devant l’affiche des Quatre Cents Coups de Truffaut représentant Léaud, huit ans plus tôt, en Doinel. Cette rencontre d’un personnage de fiction avec un autre qui fait en même temps partie du réel apparente l’acteur à un être vivant croisant son fantôme, à cela près qu’à l’allure de Léaud, au ton mélancolique du Père Noël, on se demande lequel des deux est le plus fantomatique. Ce clin d’œil préfigure déjà la problématique de la copie et de l’original qui sera au cœur notamment de La Rosière de Pessac (documentaire de 1968 sur lequel Eustache tournera une variation onze ans plus tard) et d’Une sale histoire (composé de deux volets racontant chacun la même histoire, où Eustache montre la copie avant le modèle).
17On peut légitimement voir dans Le père Noël a les yeux bleus le film-programme d’une œuvre qui verra le cinéaste, après avoir remonté le temps jusqu’à son enfance avec Mes petites amoureuses, en proie à une difficulté croissante : celle de la représentation du réel (sa mise en fiction) de plus en plus soumise à la question de film en film.
Générique
18Le père Noël a les yeux bleus (1966). 35 mm, noir et blanc.
19Scénario et réalisation : Jean Eustache. Images : Philippe Théaudière, précédé de Nestor Almendros et assisté de Daniel Cardot et Daniel Lacambre. Assistant : Bernard Stora. Scripte : Aline Lecomte. Son : Bernard Aubouy, ainsi que Jean-Pierre Ruh. Mixage : Antoine Bonfanti. Montage : Christiane Lack. Musique originale : César Gattegno, René Coll. Société de production : Anouchka Films (Jean-Luc Godard).
20Interprétation : Jean Pierre Léaud (Daniel), Gérard Zimmerman (Dumas), Henri Martinez (Martinez), René Gilson (le photographe), Carmen Ripoll (Martine), Noëlle Baleste (Janine), Maurice Domingo (Maurice), Jean Eustache (l’ami de Martine), Alain Derboy (l’homme qui se fait photographier), Cendrine Carnero (l’amie de Martinez), Michèle Maynard (la jeune fille sur un banc public), Jeanne Delos, Jacques Larson, Rosette Mourrut, Georges Riccio.
21Durée : 46 minutes.
Notes de bas de page
1 « Le vandalisme cinématographique de Jean Eustache », Cahiers du cinéma, « Spécial Jean Eustache », supplément au n° 523, avril 1998, p. 18.
2 La généalogie esthétique du Père Noël relie également Eustache à Rohmer par le choix des opérateurs : Daniel Lacambre, l’un des deux assistants à l’image, avait signé la photographie de La Carrière de Suzanne (1963), et Nestor Almendros, qui avait été le premier chef opérateur du Père Noël avant de se blesser et sera celui de Mes petites amoureuses, venait d’entamer sur des courts métrages sa collaboration de vingt ans avec Rohmer.
3 Voir les propos de Bernard Aubouy dans Claudine Nougaret et Sophie Chiabaut, Le Son direct au cinéma, Fémis, 1997, p. 105.
4 Dans Jean Collet, « Jean Eustache : Le père Noël a les yeux bleus », entretien, Cahiers du cinéma n° 187, février 1967, p. 50.
5 Pierre Cottrell, ami et producteur d’Eustache, raconte que quand celui ci, à son arrivée à Paris, avait essayé d’entrer dans le milieu des gangsters des mauvais quartiers, il s’y serait fait appeler Daniel (« Il faut que tout s’Eustache… », Cahiers du cinéma, « Spécial Jean Eustache », op. cit., p. 26).
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