Conclusion
p. 359-367
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Index géographique : France
Texte intégral
1Principale entreprise sidérurgique de France pendant la plus grande partie du xixe siècle, Schneider et Cie doivent, pour pouvoir poursuivre leur expansion, devenir davantage qu’un simple producteur de fonte, de fer et d’acier. Cantonnée à ces objectifs, il est rapidement apparu que leur usine n’est pas viable. Ses dirigeants ont été dans l’obligation de créer un ensemble intégré, vers l’aval, tout d’abord, par le biais des ateliers de constructions mécaniques, puis vers l’amont. À l’origine, les gérants de l’entreprise s’adaptent aux caractéristiques du marché auquel ils sont confrontés. Par la suite, la mise en valeur de différentes exploitations minières constitue un moyen pour lutter contre la médiocrité de l’industrie extractive française et faire face à la rareté des ressources minérales. Le Creusot se heurte à une production minière française qui reste déficitaire, marquée par des pénuries récurrentes. Il est aussi confronté à des fournisseurs conscients de leur puissance et qui entendent en profiter pour assujettir, au moins partiellement, l’industrie sidérurgique française dans laquelle ils perçoivent, avant tout, un marché captif. C’est donc en réaction à ces deux phénomènes que les gérants du Creusot développent un vaste programme d’acquisitions. Auparavant, dès lors qu’il a fallu acquérir des minerais, des fontes, des charbons spécifiques, l’entreprise a été confrontée aux limites qu’imposent les pratiques contractuelles. Dans la France du milieu du xixe siècle, le respect de la parole donnée et des contrats écrits n’est pas systématique. Les fournisseurs des établissements Schneider adoptent, entre 1840 et 1872, plusieurs types de comportements opportunistes qui fragilisent la croissance de l’entreprise. Dans le cas des maîtres de forges et des marchands de minerais berrichons, comme dans celui des Houillères de Saint-Étienne, il s’agit de profiter des faiblesses passagères de l’entreprise liée par des contrats qui portent sur des fournitures spécifiques, pour exiger d’elle une nouvelle négociation des tarifs et des qualités fournies. Pour Blanzy, au début des années 1860, la tromperie est antérieure à la signature du contrat. Elle repose sur la présentation d’informations erronées, qui font des charbons extraits de nouveaux puits des ressources potentielles pour les fours à coke du Creusot. Ce n’est que partiellement vrai. Confronté à ces situations pénalisantes au moment où l’entreprise est engagée dans un vaste programme de transformations, Eugène Schneider réagit en modifiant la relation qu’il entretient avec ses usines. Raisonner en termes de facteurs de production devient insuffisant. Il lui faut aussi améliorer l’organisation de son entreprise. Par conséquent, l’acquisition des exploitations dont Le Creusot consomme déjà les ressources minérales accorde un surcroît d’efficacité par rapport à ses autres fournisseurs et à ses concurrents. L’entreprise se trouve protégée contre les comportements opportunistes des exploitants miniers. Elle sait sur quelles ressources elle peut compter. Elle acquiert une certaine indépendance et, par ce biais, rassure sa clientèle. Schneider apporte la certitude que, comme fabricant, il ne risque pas d’imposer à ses clients ce qu’il a auparavant subi de ses fournisseurs. Il peut faire connaître la qualité de ses produits. La régularité des livraisons est aussi garantie puisqu’il dispose d’approvisionnements certains. À l’usage, la politique minière apporte davantage que cette sécurité. Les difficultés rencontrées lors de la signature des premiers grands marchés, les connaissances dont l’entreprise se dote en devenant un important producteur de minerais et de charbons lui procurent une expérience précieuse au moment de négocier les contrats suivants. Les exigences du client Schneider sont, dès l’origine, précises. C’est donc surtout au niveau de la durée des marchés, dans la confrontation des propositions et la possibilité de se prémunir contre la mauvaise exécution de ces marchés que Le Creusot accomplit d’importants progrès après 1875.
2Les remarques qui précèdent sont le fruit de la confrontation des pratiques de Schneider et Cie avec certains aspects de la théorie économique et notamment ceux popularisés par Ronald Coase et repris par Oliver Williamson depuis 1975, en prenant appui sur les recherches empiriques d’Alfred Chandler. Nous avons tenté de comprendre les mécanismes qui ont conduit l’entreprise dans la voie de l’intégration verticale, ce qui a impliqué un recours assez fréquent à la théorie des coûts de transaction.
3Mais aussi importants que puissent être ces apports, ils méritent d’être complétés. Les travaux de Williamson s’inscrivent toujours dans un cadre néo-classique qui présente des limites par rapport à un sujet tel que celui abordé dans cet ouvrage. Il manquerait l’approche dynamique de l’économie capitaliste sans autres références théoriques. En ce sens, comme souvent, les théories issues des recherches fondatrices de Schumpeter ont été d’un précieux secours, et ceci à différents titres. L’ensemble du processus industriel n’est pas étudié par Williamson. Il manque les aspects propres à la production, à la fabrication à partir des ressources minérales acquises par le biais de contrats avec des fournisseurs extérieurs ou par le recours à des transactions internes1. Pour comprendre tout l’intérêt des travaux qui s’inscrivent dans la filiation de Schumpeter, il convient simplement de rappeler cette évidence énoncée par Nelson et Winter, pères de la théorie évolutionniste : « Parmi les tâches intellectuelles majeures du domaine de l’histoire économique, certainement aucune ne mérite davantage d’attention que celles consistant à comprendre le changement cumulatif, considérable et complexe de la technologie et de l’organisation économique qui a transformé la situation des hommes pendant quelques-uns des siècles passés2. »
4Ainsi, se cantonner aux échanges de matières premières et de charbons sur une aussi longue période que celle retenue aurait laissé entre parenthèses certains aspects particulièrement éclairants de l’entreprise et notamment son rapport à l’innovation. Cet ouvrage confirme, pour les principaux établissements sidérurgiques français, ce qui avait été perçu par Karl Polanyi dans le cas du Royaume-Uni. Les investissements massifs engagés dans la modernisation de l’usine du Creusot au cours des années 1860 s’expliquent car l’entreprise dispose désormais d’une stabilité qui faisait défaut, au niveau des approvisionnements et des moyens de transport. Ce n’est qu’avec l’assurance de disposer d’une certaine sécurité qu’Eugène Schneider engage son entreprise dans la voie d’une mutation d’envergure. À ce titre, les résultats obtenus entre 1862 et 1873 sont spectaculaires. Cette œuvre dont la portée mérite d’être soulignée n’a pu être obtenue qu’après avoir acquis la certitude que l’entreprise peut obtenir les ressources minérales nécessaires, par ses propres moyens au niveau des mines du Creusot et de Mazenay et par le biais de ses marchés avec les Houillères de Saint-Etienne et la Compagnie de Mokta. Mais, à l’usage, cette sécurité reste un acquis fragile, comme en attestent les conséquences de l’incapacité de l’entreprise à se protéger contre les failles qui apparaissent dans les contrats signés. Après les faiblesses révélées par les contrats de longue durée, une politique minière plus ambitieuse et plus sûre s’impose. Elle passe par la constitution d’un Domaine minier capable d’assurer la plus grande partie des besoins en ressources minérales.
5Cet aspect modifie l’appréciation portée antérieurement sur l’entreprise. Jusqu’à présent, les établissements Schneider et Cie se sont forgés, dans l’historiographie, une réputation de suiveurs, notamment en raison de leur retard dans l’adoption du procédé Bessemer. Nous avons montré qu’au contraire, le procédé Bessemer fut, pour l’entreprise, une source d’innovations qui ont ensuite été reproduites par les établissements concurrents. En prenant la définition assez extensive que Schumpeter donne de l’innovation, les établissements Schneider sont innovants et ceci sous plusieurs formes. Entre 1860 et 1875, leur gérant a effectivement révolutionné le monde des mines et de la métallurgie. Eugène Ier s’illustre dans un métier qui n’est pas le sien à l’origine, celui d’exploitant minier, en adoptant des pratiques d’exploitation susceptibles de protéger les installations de surface tout en prélevant l’ensemble des ressources minérales du sous-sol. Les établissements Schneider sont aussi innovants dans l’utilisation des ressources minérales, en adoptant précocement des pratiques soucieuses de réduire la consommation de combustibles. Mais leur principale innovation n’est pas là. Et c’est ainsi que prend tout son sens notre propos concernant le rapport à l’innovation dans le cadre de la prise en compte de la production d’acier Bessemer. Eugène Schneider associe Science et Industrie. Il prolonge une œuvre dont la portée est considérable pour ce qui concerne la classification des minerais, des charbons et des métaux. En ce sens, la création d’un laboratoire, au début des années 1860, c’est-à-dire au moment où s’effectue la transformation de l’entreprise, constitue un tournant considérable dans l’histoire de l’entreprise et même, au-delà, dans celle de l’industrie sidérurgique française. Le Creusot n’est pas la première usine en France à produire des aciers Bessemer, loin s’en faut3. Pour autant, grâce aux travaux réalisés par ses ingénieurs-chimistes, le site est pionnier dans l’élaboration des premières normes de fer et d’acier. Mais ce bouleversement ne peut s’accomplir sans un changement fondamental d’organisation au sein de l’entreprise. À côté du laboratoire est progressivement constitué un département des mines, connu sous le nom de Domaine minier. L’action conjointe des chimistes du Creusot et des ingénieurs des mines permet une utilisation optimale des ressources minérales. Charbons et minerais sont mieux utilisés car leur composition est parfaitement connue. Ce point est capital et engage l’histoire des entreprises dans une voie qui sort des carcans imposés par les raisonnements exclusivement centrés sur les coûts de production. Ainsi se dessine l’essence du Domaine minier acquis entre 1872 et 1875. Les coûts y sont souvent supérieurs aux tarifs du marché, même par le biais d’artifices comptables. Mais d’autres facteurs justifient le maintien en activité d’exploitations minières déficitaires, car il serait réducteur de limiter le poids du Domaine minier à la fourniture à bon compte de ressources minérales. Pour l’usine du Creusot, l’intérêt de l’indépendance minière est confirmé par d’autres facteurs. Le contrôle de la qualité des produits peut être effectué d’une manière beaucoup plus efficace que par l’appel à des fournisseurs extérieurs. La transmission de l’information est facilitée à double titre. Présents dans les zones d’approvisionnement, Schneider et Cie connaissent plus précisément l’état des marchés, ce qui les place en position de force par rapport à leurs fournisseurs. En outre, en raison de la centralisation du processus décisionnel, la transmission des innovations entre les différentes exploitations est simplifiée par l’importance des attributions des services centraux. Il est aussi plus facile, pour l’usine, de coordonner l’intensité de l’activité de ses mines, afin d’atténuer les effets des fluctuations des cours des matières premières. Lorsque les cours s’élèvent, il est préférable de relancer la production des mines du Domaine. En cas de baisse, une réduction rapide du niveau de l’extraction permet de se tourner vers des fournisseurs extérieurs. Dans la continuité de cette logique, le Domaine minier permet d’acquérir un pouvoir de marché face à ses fournisseurs et de peser sur leurs tarifs. Enfin, dans le prolongement des travaux engagés par Teece, les pratiques d’intégration mises en œuvre par Schneider et Cie constituent une forme de protection des savoir-faire acquis en matière de suivi de la qualité des ressources minérales et de leur utilisation4. Seule l’entreprise maîtrise la composition des différents produits qu’elle met à la disposition de sa clientèle.
6Mais surtout, il apparaît nettement que l’élément principal de la politique minière réside dans la possibilité de s’appuyer sur ses propres forces, au moment d’assurer avec célérité la circulation des matières premières, car aux faiblesses de l’industrie extractive s’ajoutent souvent celles des réseaux de transport.
7Pour autant, l’organisation du Domaine minier, sa place au sein de l’entreprise soulèvent certaines interrogations. Les établissements Schneider et Cie finissent par se retrouver confrontés à un obstacle majeur, qui explique le succès très partiel de leur politique minière. En effet, l’exploitation d’une mine suppose des investissements réguliers, pour renouveler le matériel et les ressources minérales. Or, dans le cas du Domaine minier des établissements Schneider et Cie, il est rapidement apparu que les rachats de mines ou de société minières dépendent en fait de crises de sous-production, de tensions avec les principaux fournisseurs qui disparaissent, au pire, au bout de quelques années. Il devient donc difficile de multiplier les immobilisations pour lutter contre des déséquilibres ponctuels. Ces acquisitions sont réalisées dans un contexte qui ne s’y prête guère. Sous la pression des exigences des services consommateurs, il convient d’utiliser des ressources existantes et non de procéder à d’importantes campagnes de recherche. Comme les achats de mines surviennent au moment où les prix des combustibles et des minerais augmentent, les coûts d’acquisition sont élevés et concernent des exploitations aux ressources incertaines. En définitive, la politique minière de l’entreprise connaît de profonds bouleversements qui l’éloignent sensiblement de celle des compagnies minières. De 1836 à 1875, la mise en valeur des ressources minérales, les méthodes d’exploitation et les installations au jour des mines du Domaine sont exemplaires. Par la suite, au contraire, le souci de maintenir la valeur d’une exploitation et d’assurer l’extraction dans des conditions qui préservent l’avenir s’efface devant des considérations de rentabilité à court terme.
8Surgissent à nouveau des difficultés d’approvisionnements lorsque les effets de la Longue dépression s’estompent et les programmes de recherches, les dépenses de construction reprennent à un rythme soutenu jusqu’à la Première Guerre mondiale. La stratégie de l’entreprise correspond rarement à celle des compagnies minières. Il faut attendre l’entre-deux-guerres et la mise en place de la logique de filialisation acceptée en 1913 pour constater une réelle identité de vue entre l’attitude des établissements Schneider et celle des entreprises minières. Mais, à cette époque, les besoins du Creusot en combustibles et en matières premières ont nettement diminué, à la suite du remplacement des machines à vapeur par des moteurs électriques et en raison de la diminution puis de la suppression de la production de fonte. Au cours de cette période, la houillère de La Machine, plus importante exploitation de l’entreprise, fait l’objet d’une modernisation presque complète qui lui permet, en 20 ans, de tripler sa production. Mais il s’agit d’un cas atypique dans la mesure où cette mine est le seul vestige d’envergure du Domaine minier et a toujours conservé un volume de ventes important, en dehors des livraisons aux établissements de l’entreprise. En général, avant la Première Guerre mondiale, la production des mines du Domaine est exclusivement affectée aux établissements Schneider et Cie. Les différents gisements sont exploités en fonction des besoins particuliers de l’usine du Creusot.
9Outre les pratiques d’intégration et le rapport à l’innovation, le présent ouvrage explique, selon l’expression de D. Woronoff, « la géographie fluctuante de l’entreprise ». À l’origine, Le Creusot représente une forme assez simple de concentration, essentiellement technique et liée aux spécificités de la production du fer et de l’acier. C’est ce qui explique les dimensions des usines de ce secteur, et en particulier de celle du Creusot. Mais, dans ces conditions, la présence de tels ensembles rend difficile un changement de localisation de tout ou partie de l’usine.
10C’est à ce niveau qu’intervient un autre aspect de l’existence du Domaine minier. En diminuant les frais d’exploitation, les frais de transport pour ses approvisionnements les plus lointains, l’entreprise retarde d’autant le transfert d’une partie des activités industrielles vers les bassins industriels les plus dynamiques.
11Mais la préservation du principal site industriel de l’entreprise finit par se répercuter négativement auprès des mines du Domaine.
12Progressivement, les gérants de l’entreprise tentent d’apporter quelques modifications à leurs pratiques initiales. À partir des années 1880, la dispersion des approvisionnements n’est plus de mise. On lui préfère une concentration de l’activité minière sur quelques exploitations comme dans le cas d’Allevard et de La Machine. Cependant, la diversité antérieure offrait l’avantage de répondre à la quasi-totalité des besoins variés de l’usine. En abandonnant certaines mines, Le Creusot perd cette force et se retrouve rapidement confronté aux mêmes difficultés qu’au cours des années qui ont précédé la création du Domaine minier. Ainsi, entre 1884 et 1893, Schneider et Cie ferment ou revendent leurs exploitations minières de la Loire et de la Haute-Loire. Au bout de quelques années, les difficultés propres à l’approvisionnement en charbon à coke surgissent à nouveau. Elles incitent les deux co-gérants à engager la réflexion concernant le maintien, au Creusot, des hauts fourneaux.
13Semblable volte-face ne peut s’expliquer sans les difficultés insurmontables que connaît l’industrie française pour s’appuyer sur des ressources minières abondantes et bon marché. En France, Le Creusot semblait pourtant particulièrement favorisé par son environnement minéral. Mais, par rapport à ses concurrents allemands et anglais, son infériorité est manifeste et s’accentue. Les principales régions minières françaises, le bassin du Nord et du Pas-de-Calais pour ce qui concerne le charbon et celui de Lorraine pour le minerai de fer, sont situées dans des positions particulièrement excentrées, éloignées les unes des autres et surtout dans des espaces qui les mettent facilement à la portée des adversaires potentiels. Pour s’en convaincre, il suffit de constater le retard pris par le Creusot au moment d’engager une réflexion quant à son redéploiement. Au cours des années 1870 et 1880, alors que Châtillon-Commentry érige l’éphémère usine de Beaucaire, que Commentry-Fourchambault reprend Decazeville et que Marine fonde l’usine du Boucau, Schneider et Cie ne modifient pas la localisation de leurs établissements, à l’exception de la prise de participation dans l’usine de Jœuf. Le même phénomène se reproduit après 1893, quand le procédé Thomas tombe dans le domaine public et que les établissements Schneider abandonnent leurs parts dans les mines de Beaubrun, leur principale source d’approvisionnement en charbons à coke. Au moment où ses concurrents se tournent vers la Lorraine, en passe de devenir le centre unique de la production sidérurgique nationale, Eugène II opte pour une solution de moindre envergure, qui préfigure la littoralisation postérieure de l’industrie sidérurgique française. Une telle attitude est même prolongée au moment d’ériger un siège d’extraction dans la concession de Droitaumont. Dunkerque figure parmi les propositions alternatives à la création d’une usine sur le carreau de la mine de Droitaumont. Cette stratégie s’explique par des considérations politiques et militaires, mais aussi parce que l’usine du Creusot est restée partiellement favorisée par rapport aux autres grandes usines du Centre.
14C’est en tenant compte de ces considérations et des caractéristiques de leurs fabrications que les établissements Schneider et Cie tentent de réagir, au moment de décider du sort des principales productions sidérurgiques creusotines. En fait, la forge et les ateliers cessent, à partir de 1875, de fabriquer exclusivement des équipements ferroviaires, des constructions mécaniques. Profondément impliqués dans la modernisation et le renouvellement du matériel militaire français, les établissements Schneider et Cie doivent tenir compte de cette particularité avant d’engager une quelconque réflexion quant à la modification de la localisation de leurs industries.
15Cette idée permet d’établir une nouvelle passerelle avec la théorie économique. Elle renvoie là encore au modèle néo-schumpétérien présenté en 1982 par Nelson et Winter, pour rechercher comment une entreprise parvient à s’adapter au changement de son environnement économique5. Ce regard porté sur la dynamique des entreprises peut être prolongé par des travaux plus récents, mais qui n’en demeurent pas moins proches. Ainsi, la notion de sentier technologique, de path dependancy développée par P. David présente un intérêt considérable pour comprendre l’évolution de l’entreprise. Les établissements Schneider et Cie ont connu un changement régulier du centre de gravité de l’entreprise. À l’origine centrée sur les constructions mécaniques, l’entreprise conserve une assise secondaire dans le domaine de la production de fonte et de fer. Dès que l’essor des chemins de fer survient, il devient possible, en quelques années, d’augmenter le nombre de fours à coke, de hauts fourneaux et de fours à puddler, afin de répondre à la croissance de la demande en rails. Quand l’acier et la Longue dépression viennent remettre en cause la prospérité de cette activité, les fabrications militaires qui apparaissent au lendemain de la défaite de 1870 constituent le moyen d’assurer, après 1886, la survie de l’entreprise. Ainsi, les mutations régulières de l’entreprise lui ont permis de poursuivre un développement régulier, et ceci malgré la disparition d’activités traditionnelles. Par contre, lorsque le gérant de l’entreprise peine, à la fin du xixe siècle, à déterminer vers quelle voie orienter son entreprise, en hésitant entre une orientation plus exclusive vers l’armement, un retour au rang de grand sidérurgiste ou un redéploiement vers des activités nouvelles, comme le matériel électrique, la stratégie de l’entreprise devient moins lisible. Il en découle même une certaine paralysie.
16C’est que, comme l’a démontré l’exemple de la fondation des Forges de Cette, les considérations stratégiques l’emportent parfois sur la raison économique. En outre, jusqu’aux changements apportés par Eugène II, le maintien du potentiel productif dans le Centre de la France correspond parfaitement à la volonté d’autofinancer les projets d’extension et d’intégrer, dans le prix de revient des différents services, les investissements qui leur étaient consacrés. Dans ces conditions et malgré la réserve constituée par le prélèvement d’un dixième des bénéfices de l’entreprise, il est presque impossible d’établir un programme d’acquisitions de grande envergure ou, davantage dans la tradition de l’entreprise, d’envisager la construction d’une nouvelle usine. Ces différents facteurs expliquent la longévité de la présence au Creusot de la sidérurgie lourde ainsi que sa diversité. Ils correspondent aussi parfaitement à la volonté d’indépendance manifestée par les gérants.
Notes de bas de page
1 Les remarques qui suivent renvoient notamment aux ouvrages suivants : B. Coriat, O. Weinstein, Les nouvelles théories de l’entreprise, Paris, Le livre de Poche, 2002, 218 p. et D. W. Carlton, J.-M. Perloff, Économie industrielle, Paris/Bruxelles, De Boeck Université, 1998, 1086 p.
2 R. Arena, N. Lazaric, « La théorie évolutionniste du changement économique de Nelson et Winter », Revue économique, n° 2, mars 2003, p. 330.
3 Cet aspect est à mettre en perspective avec les ouvrages récents suivants : A.-F. Garçon, Entre l’État et l’usine, Rennes, PUR, 2004, 370 p. et N. Chezeau, De la forge au laboratoire, Rennes, PUR, 2004, 237 p.
4 H. Gabrier, « La théorie williamsonienne de la firme, de l’intégration verticale n’est pas empiriquement vérifiable », Revue économique, 2001, p. 1027.
5 M. Diani, « La théorie évolutionniste de la firme à la lumière de la mémétique », Économies et sociétés, décembre 2004, p. 2107.
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