Table ronde autour de « Classes, Estates and Order in Early Modern Brittany » (Rennes, le 11 mai 2004)
p. 339-370
Texte intégral
Participants
1Gauthier Aubert maître de conférences à l’université Rennes 2
2Haute-Bretagne
3Ariane Boltanski maître de conférences à l’université Rennes 2
4Haute-Bretagne
5James B. Collins professeur à l’université Georgetown à Washington
6Alain Croix professeur à l’université Rennes 2 Haute-Bretagne
7Philippe Hamon professeur à l’université Rennes 2 Haute-Bretagne
8Philippe Jarnoux professeur à l’université de Bretagne occidentale
9Yann Lagadec maître de conférences à l’université Rennes 2
10Haute-Bretagne
11Dominique Le page maître de conférences à l’université de Nantes
12Georges Provost maître de conférences à l’université Rennes 2
13Haute-Bretagne
14André Rannou professeur d’anglais à l’université Rennes 2
15Haute-Bretagne
16Guy Saupin professeur à l’université de Nantes
Mobilités, ouvertures : des enjeux pour l’histoire rurale ?
17Philippe Hamon : L’idée de la mobilité des populations d’Ancien Régime, bretonnes et plus largement françaises, a été affirmée ou réaffirmée par James Collins il y a treize ans1, puis par Alain Croix dans un article il y a quatre ans2 et sérieusement critiquée par Jean-Pierre Poussou et Jacques Dupâquier3 : à partir de la Bretagne, on peut peut-être revenir sur ces questions de mobilité qui dépassent d’ailleurs les communautés locales.
18James Collins : Mon article date de 1991, mais je l’avais envoyé aux Annales ESC en 1989. Jacques Revel m’a dit qu’il a suscité le plus grand débat dans l’histoire du bureau de la revue. Finalement, les Annales ont refusé de publier l’article qui l’a été par le Journal of social history deux ans plus tard.
19P. H. : Ce n’est peut-être pas tout à fait un hasard…
20J. C. : Non. Je pense que le problème était que je n’avais alors que quelques exemples de paroisses : c’était le début de mes recherches sur la mobilité sociale en France. Ainsi par exemple je n’avais pas encore trouvé les registres de translation de domiciles, qui présentent une situation qui ressemble beaucoup plus à la France d’Alain Croix qu’à la France de Jean-Pierre Poussou. Je prépare aujourd’hui un livre sur la mobilité sociale et géographique en France au xviie siècle dans lequel je traite de la mobilité à travers des sources différentes à chaque chapitre. Je commence avec les rôles des tailles. J’utilise aussi les registres des translations de domiciles qui commencent à la fin du xviie siècle4. Il en existe de nombreux en Normandie et en Champagne, mais très peu ailleurs. Dès que quelqu’un se déplace, pour éviter de payer deux fois la taille, il passe devant le bureau de l’élection, où il obtient un certificat qui atteste qu’il l’a déjà payée dans sa paroisse de départ. En Normandie, on donne le nom du taillable, sa cotisation, son village, son loyer, parfois même la surface concernée, et puis, le nouveau village, le nouveau loyer, et il faut signer. C’est donc une documentation extraordinaire. On constate que 80 % des hommes – pas des femmes – qui se déplacent paient un loyer beaucoup plus important dans le deuxième village. Ainsi la question n’est pas seulement celle d’un déplacement géographique, mais aussi celle d’un changement de statut, une promotion. Très peu de gens paient un loyer à peu près égal dans les deux villages. Malheureusement, ailleurs, en Champagne ou dans le val de Loire, les loyers ne sont jamais indiqués. On a en revanche des noms, des professions, qualités, etc., et c’est très intéressant car c’est une sélection économique : il y a très peu de journaliers, parce que ces derniers paient des sommes dérisoires. Il y a en revanche beaucoup de laboureurs et, en Normandie, beaucoup de marins, parfois aussi des marchands ou des artisans. On peut voir les différences entre les déplacements des laboureurs et les déplacements des marins par exemple.
21Alain Croix : J’ignorais ce détail du rejet de l’article par les Annales. Il illustre parfaitement ce que j’avais envie de dire sur ce sujet, en précisant bien que je ne m’intéresse pas dans mon propos à la mobilité sociale (même si la séparation est artificielle, James Collins le rappelait à l’instant) : celle-ci ne pourrait susciter un véritable débat, ou qu’à propos de ses modalités. En revanche, là où il y a débat et désaccord, aujourd’hui en tout cas, là où il y a deux positions qui s’expriment, c’est dans le domaine de la mobilité géographique. Pour ma part, c’est sur ce point que j’ai ressenti le plus fortement l’apport du travail de James Collins : il a été aidé par le fait qu’il est étranger, et donc moins prisonnier, me semble-t-il, de ce dont nous – en tout cas ma génération – avons été prisonniers, c’est à dire de l’influence de la démographie historique. Notre vision a également été fortement influencée – c’est évidemment particulièrement net pour moi, mais cela dépasse mon cas – par les thèses qui ont été avancées par Pierre Goubert notamment, mais je n’en dis pas plus car j’ai déjà publié sur ce thème. Or, le mérite du travail de James Collins a été de me conduire à m’interroger sur cette « évidence » de la stabilité géographique. Je lui donne donc acte qu’effectivement il n’y avait que quelques exemples dans son article de 1991, qu’en aucun cas il ne démontrait – et moi non plus d’ailleurs ensuite – que la France était devenue tout d’un coup un océan de mobilité – nous parlons bien des xvie et xviie siècles, car pour le xviiie, personne ne le conteste je crois –, mais j’ai trouvé qu’il y avait dans son travail suffisamment d’indices fiables et solides pour se poser des questions. Donc, puisque l’idée de cette table ronde était, au départ, liée à la question de l’apport des travaux de James Collins, et au souci d’expliquer pourquoi dix ans après la parution de son livre sur la Bretagne certains pensent important de faire mieux connaître son travail, je dirai que, pour moi, Collins est un semeur d’idées, un historien qui échappait à la vérité évidente des historiens français : en 1989, ces derniers, à ma connaissance, étaient tous d’accord sur l’idée d’un village plus ou moins replié sur lui-même. Je voulais juste ajouter que, sur cette question du repliement, on a fait dire à Pierre Goubert beaucoup plus qu’il ne disait. Quand j’ai écrit l’article paru dans Histoire et sociétés rurales, j’ai relu Goubert5, ce que, hélas, je n’avais pas fait depuis au moins 20 ans, et j’ai découvert que les formules que l’on prêtait à Pierre Goubert étaient bien de lui, mais dans un contexte infiniment plus nuancé. Je continue de penser que Goubert était un immense historien de l’époque moderne, et c’est vrai que nous avons un certain désaccord sur ce sujet, mais ce n’est pas un désaccord tranché : il est, lui, nuancé sur cette question ; ensuite d’autres que lui ont figé ses positions, notamment sous l’influence de la démographie historique, avec ces fameuses familles complètes, donc par définition stables. Pour conclure, je ne dis pas, je n’ai jamais écrit que la France était mobile, mais je dis simplement que cela vaut la peine de se poser la question, et si je le dis, c’est grâce aux pistes, aux questions ou aux doutes que James Collins a semés.
22J.C. : Je pense que la mobilité est une question de sources, parce que les grandes thèses des Annales sont surtout fondées sur les registres paroissiaux. Evidemment, ce type de sources donne de nombreux renseignements d’ordre démographique, mais si on prend la documentation fiscale, alors s’ouvrent de nouvelles pistes de recherches. Ainsi dans les rôles des tailles, ou dans les rôles de fouage en Bretagne, on constate que tous les ans, il y a un changement de 5 ou 6 % de la population, et ce dans tous les villages – dans les paroisses urbaines c’est beaucoup plus important encore. Donc, au bout de 10 ans, c’est presque la moitié des taillables de tel ou tel village qui a été renouvelée ! Peut-on dire d’un village qui renouvelle la moitié de ses taillables tous les 10 ans que c’est un « village immobile » ? A mon avis non, même si cela ne veut pas dire non plus que les gens se déplacent sur des centaines de kilomètres. Je pense qu’il faut commencer par définir ce que c’était que la mobilité pour l’époque moderne. On pense en effet souvent à la mobilité du type du xixe siècle, comme celle de ces Bretons qui partaient à Paris, mais il n’est pas question de cela au xviie siècle. A cette époque, il y a peu de grands déplacements, mais il y a de nombreux déplacements de 10, 20, voire même 30 km, et ce pas uniquement en Bretagne évidemment. En Bourgogne, en Champagne, en Normandie, la documentation permet de voir des déplacements tous les ans dans toutes les couches de la société et je pense qu’il y a d’autres documents qu’on peut trouver qui nous donnent d’autres renseignements sur la question de la mobilité tant sociale que géographique.
23P. H. : Est-ce que certains d’entre vous perçoivent des différences, avec une sorte de « modèle breton », des structures de mobilité bretonnes, qui seraient particulières par rapport aux autres provinces ?
24J. C. : … ou bien à l’intérieur même de la Bretagne, est-ce qu’il y a des différences entre les pays sous domaine congéable et les autres par exemple ? Je ne sais pas…
25A. C. : Je suis totalement d’accord avec l’importance des sources, et surtout du couple sources/questions qu’on pose aux sources. Je crois que ce n’est pas du tout un hasard si les deux collègues qui sont intervenus pour contrer le point de vue que j’avais émis, sont tous les deux, pour l’un un pur démographe et pour l’autre quelqu’un qui ne s’est certes pas cantonné à la démographie, mais qui lui a quand même accordé une place importante dans ses nombreuses recherches. Il serait extrêmement facile, et me semble-t-il assez pertinent, d’observer que par exemple, Laurence Fontaine ne s’est pas inscrite en faux contre l’hypothèse de la mobilité6, ainsi que bien d’autres historiens non démographes. Par ailleurs, et toujours dans le domaine de l’hypothèse – il faut en discuter car ce n’est pas selon moi une évidence – la Bretagne n’est aucunement un cas particulier. Il serait de mon point de vue stupide, en termes d’hypothèse toujours, d’en faire un cas particulier, quitte à ce qu’un jour on dise que la mobilité – ce qui est probable – n’était pas la même partout. Il faudrait d’ailleurs commencer à parler des mobilités, du fait de modalités différentes selon les régions, les milieux sociaux, l’époque, le xvie, le xviie et même le xviiie siècle. J’insiste donc avec force sur ce point : il n’y a aucune thèse que pour ma part je défends, mais il y a un questionnement que je voudrais étendre à l’ensemble de la France moderne des xvie et xviie siècles, questionnement qui vient bien au départ, me semble-t-il, d’un collègue étranger. C’est bien toute notre faiblesse parfois de ne pas assez utiliser ce qui se dit à l’extérieur ; nous avons été, on en a un bel exemple ici, enfermé dans notre microcosme. Ce qui m’a également fait réfléchir à ces questions, c’est l’expérience canadienne, grâce à un séjour financé par une bourse d’étude du gouvernement fédéral canadien, au début des années quatre-vingt. Il s’agit de quelque chose qui pouvait paraître superficiel : dans des villages reculés, au sud du Saint Laurent, assez loin de la ville, des gens de « l’âge d’or » – notre troisième âge – qui déjà à cette époque, allaient, comme ils disaient, « en Dominicaine » ou bien aux Antilles. Or ceci m’a amené à me dire qu’il y a finalement au moins deux grands types de mobilités : celle de ceux qui bougent, qui quittent le village pour aller quelque part, et celle de la personne, même si elle est très minoritaire, qui apporte l’écho de l’ailleurs et qui peut même être l’étranger de passage, celui qui passerait seulement deux jours et qui raconte. Dans la manière d’employer le mot mobilité, il faut, de mon point de vue, abandonner l’approche strictement démographique, car la mobilité peut être simplement dans les têtes. C’est bien comme cela que Robert Mandrou – que j’admire particulièrement – avait posé le problème de la mobilité, quand il avait évoqué la question du rêve, du déplacement rêvé, du rêve comme mode de déplacement7. Je ne renie pas ce que j’ai pu faire, mais il s’agit bien de poser les questions aussi en termes culturels, ce qui n’exclut pas la démographie, le social, l’économique, mais a parfois le mérite de poser les problèmes autrement que par le recours à la seule démographie.
26J. C. : Il faut avouer que l’Introduction à la France moderne de Mandrou a joué pour beaucoup dans la mise en avant de la question de la mobilité. En tant qu’historien qui n’est pas démographe, j’ai trouvé – je l’ai lu il y a longtemps – que Mandrou a bien posé les questions sur la mobilité, sur la mentalité de l’époque, sur les gens qui bougent tout le temps, sur ce monde en transit. Dans les grandes thèses d’histoire, on voit très peu ces nomades, ce qui a joué un rôle fondamental dans notre optique de l’histoire culturelle. Par exemple, Michel Foucault voit dans les textes de l’époque moderne toute cette question de la mobilité, du désordre, alors que dans les ouvrages des « analystes » apparaissait une société immobile, une société d’ordres. Alors se pose la question du décalage entre la vérité de la société moderne française et la description des élites modernes. Peut-on dire que cette description était fiable, c’est à mon avis la question que Mandrou a posé il y a plus de quarante ans dans l’Introduction à la France moderne.
27Guy Saupin : C’est un domaine que je ne connais pas spécialement étant donné mon champ de recherche mais à vous écouter, il y a un certain nombre de questions que j’ai envie de poser afin de tenter d’avancer sur ce thème-là. Si j’ai bien compris l’enjeu de la discussion ici, c’est plutôt ce qui ce passe au niveau des villages. Parmi les mobilités qu’on connaît, il y a celle du temps de l’apprentissage de la profession : les gens bougent pour acquérir une qualification. C’est plutôt une pratique urbaine, mais est-ce que cela peut s’observer au niveau du village ? Est-ce qu’on observe la même chose qu’en Angleterre, par exemple, où on envoie systématiquement les jeunes ruraux se former ailleurs, à 5 km de chez eux, dans une espèce de circuit8 ? Ceci pose aussi le problème de la précarité : est-ce que cette mobilité est liée à la situation d’exploitations agricoles qui seraient particulièrement instables, fragiles, soit un système économique éjectant régulièrement des gens qui doivent essayer de se placer ailleurs ? Par ailleurs, est-ce qu’on a mis en relation le degré d’éloignement de la ville ? Est-ce que dans les zones relativement proches de la ville, on a des gens qui partent en ville, sont rejetés, n’arrivent pas à s’intégrer dans l’espace urbain, et vont donc revenir à la campagne et pas forcément à leur point de départ, dans un autre lieu ? Cela a été assez bien vu par les études sur les mouvements migratoires. Si on veut défendre l’idée de la mobilité au village, j’ai envie de poser ces questions-là pour comprendre quel est le support de la mobilité. Pourquoi les gens bougent-ils ? Alain Croix faisait allusion au culturel, mais moi j’aurais envie de regarder davantage peut-être d’abord la contrainte économique.
28J. C. : C’est la raison pour laquelle on a besoin d’utiliser plusieurs sources. Par exemple, si on prend les rôles des tailles, il y a des changements tous les ans, concernant en particulier les jeunes et les journaliers, qui payent très peu. Mais que se passe-t-il pour les gens de trente ou quarante ans ? Est-ce que ces familles se déplacent tout le temps ? C’est là que la documentation sur les translations de domiciles s’avère importante, parce qu’elle concerne presque uniquement des familles, et fort peu les journaliers. En moyenne, un minimum de 60 000 familles se déplacent tous les ans en France dans les pays d’élection seulement. En effet, il y a à cette époque environ 160 élections et dans les registres de translations de domiciles on constate en moyenne 400 entrées tous les ans. Nous n’avons pas cette documentation pour les pays d’Etats. Mais la documentation bourguignonne conduit à peu près aux mêmes chiffres, avec un autre type de sources, les investigations de feux : tous les dix ans, on signale les noms de ceux qui se sont déplacés pendant l’année ainsi que le village de destination, du moins celui qui est prévu. Néanmoins, il est possible de vérifier quelquefois sur les rôles des tailles que les gens se sont bien déplacés et suivre des pistes de déplacement en Bourgogne. Car ces migrants ne font pas toujours le déplacement vers une paroisse voisine : il y avait des axes de déplacement, surtout le long des grandes routes. Sur la route de Saulieu à Autun, par exemple, des gens des villages de ce secteur se déplacent le long de la grande route, et jamais vers les paroisses un peu à l’est ou un peu à l’ouest de cet axe. Ceci pour dire qu’on a besoin de plusieurs sources pour estimer la mobilité de cette époque, parce que, je suis totalement d’accord, il y a plusieurs mobilités.
29A. C. : Guy Saupin a tout à fait raison d’écarter de la réflexion la ville proprement dite. Comme, je crois, tous les historiens, je considère que la mobilité est évidente s’agissant des citadins (c’est d’ailleurs la même raison qui a poussé à écarter de la réflexion le xviiie siècle). La réflexion porte donc sur les campagnes des xvie et xviie siècles. Sur le fond maintenant, tout en considérant que, bien entendu, le paramètre économique est un élément tout à fait intéressant de notre réflexion, je crois cependant qu’il est essentiel de ne pas lier les deux. Je veux dire par là que la mobilité peut n’avoir strictement rien à voir avec les difficultés économiques ou même avec un désir d’ascension sociale comme ces gens que James Collins a cités qui, en Normandie, prennent des loyers plus élevés. Un pays qui aurait, rêvons-le, une parfaite aisance et stabilité économique, est parfaitement susceptible de connaître une forte mobilité telle que je la définis, c’est à dire aussi bien matérielle, physique (les gens qui se déplacent), que culturelle (j’enregistre les nouvelles, les voyageurs passent, etc.). Je prendrai l’exemple, déjà publié, de certaines des plus grandes foires de l’actuel département du Finistère, en Léon, qui voient venir, nous dit Georges Minois, des marchands y compris de Suisse, et on peut imaginer ce que cela implique9. Autre exemple que je n’ai pas publié – je n’y ai pas pensé à l’époque –, celui de ces fondeurs de cloches qui viennent en général du pays de Montbéliard, et qui exercent leur métier dans toute la France10. Ce sont des exemples isolés, mais il y en a beaucoup d’autres me semble-t-il. Il n’y a donc pas de lien automatique, je crois que c’est quelque chose d’essentiel, avec l’instabilité économique, et je conclurais sur une image que suggérait à l’instant James Collins quand il parlait des ordres : j’ai l’impression qu’on retrouve sur la mobilité, et là je prends position, le débat qui a agité les historiens un tout petit peu plus âgés que moi, en pleine maturité dans les années cinquante-début des années soixante, autour de la société d’ordres et de classes. Il me semble qu’on a l’héritage « Loyseau/société d’ordres/Roland Mousnier », et me semble-t-il – et ce n’est certainement pas faire injure à quiconque – avec J. Dupâquier ou J.-P. Poussou maintenant, qui voient selon moi la société telle qu’elle se voyait, c’est à dire, comme le disait James Collins, immobile, stable, sans désordre. D’autres historiens disaient à l’époque déjà qu’il y a peut-être une autre façon de voir les choses… Mais saisir cette réalité est beaucoup plus difficile : la stabilité se saisit parfaitement et donc il est très facile de la démontrer, tandis que la mobilité se saisit difficilement. Je pose donc la question – il n’y a pas de question tabou – : comment était en réalité cette société ? Et à partir de là, on peut commencer à travailler ; les conclusions, je ne les ai pas, ce sont les plus jeunes qui les auront, si le thème les intéresse.
30Dominique Le Page : En grossissant le trait, mais je ne sais pas si c’est exact, j’ai eu l’impression en lisant votre livre – et c’est peut être là que l’idée de mobilité se greffe sur toute votre vision de la société bretonne –, que vous avez l’idée d’une société où la majorité serait en fait très mobile.
31J. C. : On a je crois deux réalités. Dans la société de cette époque, il y a des éléments très stables. Par exemple, j’ai fait des recherches sur le village d’Allignyen-Morvan où une famille très importante, les Regnault est déjà là au xve siècle et dans les années quatre-vingt du xxe siècle, il y a encore un Regnault qui est un notable dans la région. La famille habite toujours au même endroit qu’au xviiie siècle. A Massérac, en Loire-Atlantique, il y a de même la famille Hamon. Ils y sont nombreux aux xvie-xviie siècles et à l’époque de la Révolution ; leur nom apparaît aussi sur le monument aux morts de 1918, et il y a même un vitrail dans l’église donné par la famille Hamon au xixe siècle. Mais à côté de cela, il y a aussi une mobilité, et pour reprendre l’idée d’Alain Croix, des mobilités. Par exemple, il y a des différences énormes entre les hommes et les femmes. Ainsi dans les registres de translations de domiciles, presque toutes les femmes étaient en fait des veuves : beaucoup se déplacent de la campagne vers les villes, ou au moins vers leurs faubourgs. A Bayeux, par exemple, de nombreuses veuves viennent d’un rayon de 20-25 kilomètres à la suite de la mort de leur mari. C’est un phénomène exclusivement féminin, et c’est une autre mobilité qui n’existe pas pour les hommes, et qui pose de nombreuses questions.
32Philippe Jarnoux : Je voudrais prolonger ce que disaient Alain Croix et James Collins quant aux liens entre économie et mobilité. Certes, ce n’est pas le seul élément de causalité possible, mais il ne faut pas le négliger. Si on observe le monde rural et, pour schématiser très rapidement, la population directement liée à l’agriculture – c’est en effet peut-être un peu moins vrai pour l’artisanat –, on observe trois types d’individus, me semble-t-il : des journaliers, des domestiques et des fermiers, sous un statut ou un autre, quel que soit le mode de location. D’un point de vue économique, le journalier a, justement, une activité journalière, donc instable. De ce fait, du jour au lendemain ou presque, il peut être amené à travailler ici, ou à 3 km, ou bien à partir à 20 ou 30 km. Le domestique, dans la plupart des cas, est employé à l’année au mieux, et donc chaque année on peut envisager que sa situation est remise en cause, et qu’il peut être amené à trouver un employeur ailleurs, là encore à 2, 5 ou 30 km. Quant au fermier – le locataire d’une façon générale – on sait très bien que, dans la plupart des cas, les baux agraires sont brefs, 3, 6, 9 ans (c’est très bien quand on a un bail de 9 ans), et que, au bout des 3 ans ou des 6 ans, on est pas toujours certain de voir son bail renouvelé. Ceci veut dire que même pour la grande majorité (ou la grosse minorité) de la population rurale locataire de terres, tous les 3 ou 6 ans, le problème du domicile se trouve posé, et ce d’autant plus qu’intervient le problème du rapport avec le propriétaire. Il faut ajouter à cela des questions de classes d’âge et d’évolution de la famille qu’ont mis en avant les anthropologues : un jeune couple qui vient de s’installer ou un couple chargé d’enfants ou un couple dont les enfants sont en train de s’installer n’ont pas du tout les mêmes priorités. Il me semble donc qu’une très grande partie de ces locataires peut être amenée très régulièrement à se déplacer, à changer de ferme. Alors, micro-mobilité ou mobilité, on peut en discuter, mais je crois qu’il y au moins des potentialités ou un caractère plausible de la mobilité simplement pour des raisons économiques. Nombre de ruraux sont presque inéluctablement amenés à une certaine mobilité géographique. Tout cela ne tient pas compte des paysans totalement propriétaires. Mais sont-ils si nombreux ? Et, de toute façon, ils finissent par céder leur exploitation à un de leurs enfants et s’ils en ont plusieurs, les autres doivent partir, ce qui veut dire que le problème se retrouve posé à chaque génération, et non plus tous les 3, 6 ou 9 ans. Je crois qu’il y a donc du point de vue de l’économie des potentialités ou bien des risques de mobilité assez généraux dans la société. Pour le reste je serais aussi assez d’accord avec ce que disait James Collins sur l’association entre un noyau stable dans la population et puis des marges plus ou moins importantes, plus ou moins épaisses d’instabilité, la question étant de savoir comment mesurer la part de ce noyau stable dans la population. C’est là une des idées que j’avais quand j’ai fait mes travaux autour des élites urbaines11 : essayer d’observer des généalogies descendantes complètes, de voir à partir d’un couple ce que devenaient tous les descendants à une, deux, trois générations. Il y a certes toujours des Hamon à Massérac, mais combien de veuves, de filles et fils Hamon sont partis ailleurs ? Beaucoup sans doute… Il faut donc poser la question dans la durée, sur plusieurs générations. D’autant que l’observation purement patronymique me dérange beaucoup : elle a bien sûr un côté intéressant, elle garantit qu’une partie des gens restent, que le nom se transmet localement, mais cela ne nous donne finalement aucune indication sur la proportion de gens qui restent. Je pense qu’on pourrait essayer de travailler sur des méthodes de généalogies descendantes, mais ce sont des méthodes lourdes, contraignantes et un peu aléatoires.
33G. S. : Je voulais insister sur un moteur qui me semble assez important et que Philippe Jarnoux a abordé : c’est le problème de la régulation sociale concernant la distribution des biens par l’héritage. Dans notre région, où on a normalement des parts égalitaires, avec des propriétés qui ne sont pas gigantesques, se pose le problème de la viabilité de ce qu’on va transmettre. On sait très bien que l’on a rompu avec la vieille opposition entre une France du sud qui éjectait les cadets, et puis une France plus stable, qui aurait été la France du nord. Je crois que pour des raisons de rentabilité de ce qui est transmis, au-delà de cette règle égalitaire, il y a certainement à regarder des éléments de compensation qui sont donnés et que de toute façon, pour que certains restent, il faut qu’il y en ait qui s’en aillent.
34P. J. : Il y a des mécanismes de redistribution et de recomposition des familles qui permettent d’éviter que beaucoup de gens partent au loin, quand même.
35J. C. : Mais cela dépend vraiment de beaucoup de paramètres. Si on parle par exemple de la Normandie, où la documentation des rôles des tailles est beaucoup plus détaillée qu’ailleurs, on constate que, normalement, dès le milieu du xviie siècle, on a la surface des terres possédées et en location. On peut donc voir que dans tous les villages normands, 90 % des terres appartiennent à des personnes qui n’habitent pas le village ; on peut voir aussi que dans un village de 80-90 taillables, 5 ou 6 d’entres eux paient la moitié de la taille. Or les gens de ce niveau se déplacent de temps en temps, parce qu’il n’y a pas beaucoup de paysans avec suffisamment de moyens, avec assez d’outils, de bétail, pour prendre les grosses locations. A l’inverse, pour les petites exploitations, on peut toujours trouver quelqu’un dans le village. Le problème se pose pour la location de 100, 50 ou 20 hectares. Dans de tels cas, il faut chercher quelqu’un ailleurs, et c’est cela que montrent les rôles de transaction de domiciles. C’est une question de location de terres, mais aussi de location de bétail, surtout en Bourgogne, où il y a un changement énorme entre le xvie et le xviie siècle : au xvie siècle, sur les rôles des tailles bourguignons, c’est presque toujours les laboureurs avec leur propre bétail, alors qu’au xviie siècle, c’est presque uniquement le bail à cheptel, c’est à dire une location de bétail aussi bien qu’une location de terres, et pas forcément à la même personne : on peut louer une ferme à une personne et des bœufs à une autre.
36G. S. : Est-ce qu’on ne retrouve pas là quelque chose que Philippe Jarnoux a bien vu dans sa thèse sur Rennes12, à savoir l’existence de cercles concentriques, avec, quand même, l’impact de la propriété urbaine, qui est extrêmement forte dans un rayon de 10 et même 20 km autour de la ville ?
37J. C. : Tout à fait, et dès qu’on a une ville de 5 000 à 10 000 habitants, ce qui représente un poids énorme partout dans la France d’Ancien Régime.
38A. C. : Une toute petite chose, mais qui me tient beaucoup à cœur. Je n’ai jamais nié le moins du monde le lien entre économie et mobilité. Je me suis simplement interrogé sur le lien entre difficultés économiques, crises économiques d’une part, et mobilité d’autre part. Je suis totalement d’accord sur le lien évident entre économie et mobilité. Plus important : je suis entré dans la problématique proposée par les organisateurs de cette rencontre, et je rappelle simplement que, pour ma part, je n’ai jamais posé la question de la mobilité ; j’ai posé le problème en termes d’ouverture, et je voudrais rappeler l’énorme différence à mes yeux entre les deux termes. La mobilité ce n’est qu’un des éléments d’une possible ouverture. Quand on répond que notre débat porte sur la mobilité et qu’on me répond en bon démographe, micro-mobilité ou vraie mobilité, on me répond bien sur la mobilité, non sur l’ouverture. Je voudrais illustrer mon propos par un exemple hors sujet, je n’en ai pas à l’esprit de documenté qui me permette de répondre sur le sujet. Je prends l’exemple de la ville de Nantes au début du xviiie siècle : combien de Nantais, à cette époque, sont allés en Irlande ? Allez ! Je vais dire 0 % pour simplifier – on trouvera des cas ; combien de Nantais sont capables de parler, au moins un tout petit peu, de l’Irlande ? Je répondrai 100 %, avec la marge d’erreur que je veux bien admettre, si c’est 80 %. Quelle est l’explication ? Il y a à Nantes une colonie irlandaise qui doit représenter au mieux 0,5 % de la population. C’est cela que j’appelle l’ouverture : le contact avec l’extérieur. Je ne vais pas reprendre les clichés, les exemples, le soldat qui passe, le marchand qui va à la foire, le colporteur, le bohémien, etc. Il suffit qu’une toute petite minorité d’un village, et je parle bien d’un village, ait eu le contact avec l’étranger qui passe, voire que ce dernier, en se déplaçant un peu, ait rencontré des étrangers, pour qu’il y ait ouverture. Donc, cette ouverture n’en est que meilleure s’il y a mobilité, mais je dirais mobilité avec retour (d’informations ou physique), car si c’est la mobilité avec départ définitif, c’est absolument sans importance… sauf que je me demanderai : « comment a-t-il entendu parler de l’Amérique pour y partir ? ».
39P. H. : …Ou que se disent ceux qui sont encore là à propos de celui qui est parti ?
40A. C. : Le livre de James Collins a eu l’immense mérite de m’obliger, et j’espère d’autres que moi, à me poser une question. Peut-être ai-je ajouté ensuite une autre dimension qui est de me servir de la mobilité pour élargir le problème à celui de l’ouverture. La mobilité, je ne la mesure pas et je pense que cela reste un phénomène minoritaire. Je ne dirai jamais que la mobilité concerne tout le monde, mais la thèse – au sens de position de thèse – est que l’accès à l’extérieur concerne quasiment tout le monde. Je partage totalement l’analyse de James Collins, à nuancer suivant les régions et les époques, d’un noyau stable variable à mesurer. Au sujet de la mobilité, je crois qu’aujourd’hui il n’y a plus débat : elle existe. Il reste à la mesurer. Quant à la question de l’ouverture, ma thèse est qu’elle est quasiment générale, mais, je le reconnais loyalement, ce n’est évidemment pas établi.
Elites, pouvoirs et société en Bretagne et ailleurs
41D. L. P. : Je crois que dans votre livre, James Collins, les thèmes de la mobilité et de l’ordre social sont étroitement liés. Sur ce qui vient d’être dit sur la mobilité, nous sommes tous d’accord, même s’il faut déterminer les rayons d’action, etc. Mais j’ai l’impression que vous liez aussi énormément mobilité et violence, instabilité. On a l’impression en vous lisant qu’on est face à une société violente, où les élites auraient une peur permanente de populations mobiles. On se demande alors parfois quand l’époque moderne se termine. J’ai étudié, avec des étudiants de Nantes, le livre de Jean-Marie Déguignet (1834-1905)13, témoignage certes déformé, écrit à la fin de sa vie, dans le dénuement. Quand il décrit sa paroisse d’origine, près de Quimper, on a l’impression qu’il vit dans un univers violent. Les enfants ne sont pas en sécurité, les populations sont constamment instables, la vie n’est pas protégée et on se demande où sont les forces de l’ordre, où est la sécurité dans cette Bretagne-là. Or j’ai l’impression que Déguignet renvoie à ce que vous décrivez de la société bretonne aux xvie et xviie siècles. Et moi qui m’intéresse aux institutions, je me demande quel est leur rôle, quelle est leur capacité de contrôle par rapport à cette réalité. Est-ce qu’elles ont une prise dessus, ou bien se contentent-elles d’intervenir quand il n’y a pas d’autres solutions ? On pourrait reprendre l’histoire institutionnelle classique qui a été faite, par tous nos grands devanciers, qui décrivent comment fonctionnent les institutions, leurs pouvoirs, mais sans qu’on sache comment, en réalité, ces pouvoirs s’appliquent.
42J. C. : On peut parler soit de la peur, soit de l’inquiétude, ce qui n’est pas exactement la même chose à mon avis. On peut faire la comparaison, par exemple, avec la société américaine actuelle : dans les banlieues des grandes villes, il n’y a pas presque jamais de crimes, mais les gens ont peur, et créent des communautés avec des murs, des murailles, des grilles, des milliers de gardes privés, et ce dans des quartiers riches, sains, sans problème de criminalité ! Dans les sources de l’époque moderne, il est évident que les gens pensent qu’il y a un monde à l’extérieur. Un changement s’opère au xviie siècle, à mon avis, visible dans l’architecture urbaine. Je ne sais pas si on a beaucoup ici à Rennes d’hôtels parlementaires du xvie siècle, mais à Dijon, il y a un certain nombre de maisons de cette époque. Or ce sont de véritables forteresses alors qu’au xviie siècle apparaissent des hôtels plus ouverts, avec certes des protections, mais ce n’est plus du tout la même chose. Est-ce qu’il y a un changement dans les mentalités des parlementaires, c’est une question qui doit se poser.
43Gauthier Aubert : A Rennes, j’ai l’impression que c’est l’inverse, avec le passage d’un possible modèle d’hôtels particuliers peut-être pas du xvie siècle, mais en tout cas du début du xviie siècle, qui sont construits avec une façade à même la rue et des fenêtres au premier étage qui sont assez proches de celle-ci. C’est encore ce que l’on observe avec le lotissement des Lices qui date du début du règne de Louis XIV. Puis, dans les constructions postérieures aux années 1680-1690, s’impose progressivement l’hôtel particulier sur le modèle parisien, entre cour et jardin, avec un porche. Peur ? Mise à distance ? Il faut bien sûr être prudent puisque pendant les deux ou trois siècles qui nous séparent de leur construction, bien des choses ont pu changer dans l’environnement de ces maisons. Reste qu’il y a sans doute une évolution générale : Michel Nassiet a montré un éloignement progressif des nobles, dans l’espace, vis-à-vis des autres ruraux14. Parallèlement, je me demande si les élites locales, à Rennes, n’avaient pas moins peur qu’ailleurs, aux xvie et xviie siècles, simplement parce que les révoltes étaient plus rares ici qu’ailleurs, ce qui ferait toute la différence avec une ville comme Rouen, où cette période est celle de nombreux tumultes, qui expliquent peut-être pourquoi un nombre significatif d’hôtels particuliers sont enserrés dans les îlots urbains, loin des yeux d’éventuels assaillants15.
44J. C. : Une autre source de peurs, c’est la mobilité sociale, la peur des changements sociaux, toute cette manie, par exemple aux Etats généraux de 1614, de la protection de la pureté de la noblesse, l’expulsion par exemple, des parlementaires du second état en 1614. Il y a de nombreux travaux sur ce sujet. Est-ce que c’est une question de sang ou une autre question ? A mon avis, et en particulier à Nantes, il y a énormément de changements dans les élites au xvie et au début du xviie siècle. Je n’ai pas fait de recherches au delà de 1640, mais entre 1500 et 1640, j’ai l’impression qu’il y a un renouvellement extraordinaire et continuel. Est-ce que c’est un phénomène que l’on voit aussi à Rennes, Morlaix ou Saint-Malo ? Je ne sais pas. Mais c’est la même chose avec la noblesse. Ce qui m’a toujours frappé dans l’historiographie de la noblesse française des xviie et xviiie siècles, c’est qu’on parle de la noblesse d’épée du xviiie, de la noblesse de cour, et tout le monde dit que le chef du parti de la noblesse de cour, dans les années 1740, est le marquis de Belle-Île. Or, le marquis de Belle-Île est le petit-fils de Fouquet, et Fouquet est le petit-fils de drapiers d’Angers ! Alors comment peut-on dire que le marquis de Belle-Île est le chef de file de la noblesse de sang, au xviiie siècle, s’il est l’arrière arrière-petit-fils de marchands d’Angers, ce que tout le monde sait ? Une autre chose qui m’a frappé, au milieu du xviie siècle, c’est qu’il y a beaucoup de Bretons, des parlementaires souvent, qui vont gagner des titres, surtout celui de marquis, et presque tous avaient un lien de famille avec Fouquet. Parmi ces familles, beaucoup sont issues de dynasties du commerce ou du barreau nantais du xvie siècle, et devenues au milieu xviie siècle marquis, présidents du parlement, etc. Et dès ce moment-là, ils passent pour être de noblesse de sang, ce qui n’a, pour moi, pas beaucoup de sens. Il est bien évident qu’ils appartenaient à la noblesse depuis 3 ou 4 générations, mais à quel moment un noble est-il un noble d’épée ou un noble de robe ? Un roturier ou un anobli de la première génération ne pose pas de problème, mais qu’en est-il quand on atteint la 2e, la 3e, la 4e génération ? Je pense que l’historiographie sur ces questions de relations entre nobles et roturiers est assez confuse, et pas seulement en Bretagne d’ailleurs.
45G. S. : J’aurai envie de proposer une interprétation à propos des Etats de 1614 et de la réaction de la noblesse, comme une sorte de précaution de la noblesse ancienne qui sent que de toute façon, c’en est fini de la régulation d’autrefois, qu’on ne va plus pouvoir définir la noblesse comme un processus purement social, avec une hiérarchie qui s’établit essentiellement au sein de rapports sociaux, parce que le roi a la prétention de ramener cela à lui, à son pouvoir de roi et de pouvoir dire qui est noble et qui ne l’est pas. Donc tout ceci est alors en train de se figer, de rentrer dans des catégories, et on sent qu’une page est tournée. Il y a alors une sorte de réaction nobiliaire pour faire pression sur la monarchie, à un moment où l’on sait bien qu’il y a des lobbies aux Etats généraux qui agissent en sens contradictoires. Et puisque c’est un fait admis que la noblesse sera désignée par le roi, autant imposer à ce dernier une espèce de nomenclature interne. Ainsi on lui demande de distinguer les nobles d’ancienne extraction des nouveaux venus. Ceci n’empêche pas du tout, et dans la société nantaise on le voit très bien, que, tout simplement, et essentiellement par les phénomènes de capitalisation à partir du commerce ou des finances, des roturiers débouchent massivement dans la noblesse via la chambre des comptes ou le parlement.
46G. A. : Concernant le titre de marquis, il y a une lettre de madame de Sévigné, en 1675, dans laquelle elle dit que quand quelqu’un veut usurper un titre de noblesse, il ne prend pas celui de comte, mais celui de marquis16. J’ai l’impression que, en Bretagne au xviie siècle, il y a de plus en plus de marquis, peut-être en lien avec Fouquet, mais surtout parce que c’est un signe extérieur de notabilité – comme le carrosse ou l’hôtel particulier –, et que, arrivé à un certain niveau dans la société, il vous faut un titre : si le roi ne vous le donne pas, vous le prenez. En même temps, il s’agit peut-être aussi d’un indice de ralliement d’une partie des élites bretonnes aux critères français, ou plutôt, parisiens. J’ai l’impression que cela dépasse la seule parenté et clientèle de Fouquet et que cela ne concerne pas que les roturiers anoblis, comme le montrent l’exemple des Sévigné ou celui des Robien17.
47J. C. : A la fin du xviie siècle, dans le mémoire pour le duc de Bourgogne relatif à la Champagne, on relève 14 marquis dont 13 sortaient de familles de roturiers. Pour les comtes et les ducs, il n’y a qu’une seule famille, qui n’est d’ailleurs pas vraiment noble. On peut certes être de l’ancienne noblesse et être marquis, mais c’est le titre classique que donne Louis XIV ; il y a très peu de nobles avec un titre. C’est un pourcentage infime de la noblesse française du xviie siècle qui peut faire valoir un titre de comte, de marquis ou de baron.
48P. J. : Dans le dictionnaire de trévoux, on peut lire à l’article « Marquis » que « la France abonde en marquis faits par eux-mêmes. Il semble qu’il suffit d’aller en carrosse et de se faire suivre par quelque laquais pour s’ériger en marquis ». Le même dictionnaire signale également un verbe, « se marquiser », et renvoie à une éclairante citation de Scarron : « depuis que de son chef chacun s’est marquisé On trouve à chaque pas un marquis déguisé. » Il s’agit bien précisément du terme de marquis, et non de celui de comte par exemple.
49P. H. : Mais que dire de ce rapport qu’évoquait James Collins entre évolution sociale et identité : comment intègre-t-on une identité nobiliaire ? C’est un problème qui dépasse d’ailleurs et la Bretagne et la noblesse.
50G. S. : Il me semble que pendant très longtemps dans notre Ancien Régime, la noblesse est ce qui est la façon la plus manifeste d’attester d’une réussite sociale. Si on veut arriver à concrétiser sa réussite sociale et montrer que de génération en génération, avec les efforts des uns et des autres, une lignée a réussi à progresser, il faut changer d’ordre. Sans quoi le processus serait incomplet, inachevé. Ceci me semble aller vraiment très loin : jusqu’à la rupture révolutionnaire, je ne vois pas le changement de mentalités, je ne vois pas tellement de changement culturel, pas avant une espèce de précipitation extrêmement rapide des choses, au moment même de la Révolution. Les choses changent progressivement dans le cours du xviiie siècle et du coup, la définition même de la noblesse devient problématique. Jusqu’à la fin du xviie siècle, tout le monde était à peu près d’accord sur ce qu’était un noble, et sur les vertus qui définissaient à peu près la noblesse. Ensuite, je crois que la définition devient beaucoup plus difficile. Par exemple, l’investissement dans le commerce international va progressivement être considéré comme pouvant être une activité noble, alors qu’auparavant, le roi avait tenté de l’imposer, mais sans succès. A partir du xviiie siècle, les mentalités progressivement intègrent ce que le roi avait déjà demandé plusieurs fois.
51J. C. : C’est la question de la construction d’une deuxième élite qui pose problème. Quelqu’un comme Ruellan en Bretagne connaît un succès éclatant au début du xviie siècle18 : un tel individu peut-il rester à l’écart de la hiérarchie sociale, c’est à dire de la noblesse ? Je crois qu’il faut intégrer les parvenus, les plus grands succès, au sein de l’élite déjà en place, parce que cela donne plus de moyens. Dans ce cas, c’est la famille de Richelieu qui a capté la plupart des richesses de Ruellan. Si on laisse les grands marchands créer une hiérarchie à l’extérieur du système politique, cela peut poser un problème. Il est beaucoup plus intelligent pour le système de se renouveler tout le temps en intégrant les familles connaissant les succès les plus éclatants. En Bretagne au début du xviie siècle, c’est selon moi le parlement qui a joué le rôle de synthèse des élites.
52P. J. : Je crois effectivement qu’il y a, au moins jusqu’au milieu du xviie siècle, une faculté ou une facilité d’assimilation, d’intégration à la noblesse de toutes les élites, de tous ceux qui ont effectivement réussi en terme d’enrichissement. Il me semble que c’est un groupe relativement ouvert, voire très ouvert, et tout à fait à même d’intégrer qui que ce soit qui a constitué une fortune colossale, ou a accompli tel ou tel acte chevaleresque ou valeureux. L’intégration n’est pas forcément basée sur la richesse, mais c’est quand même souvent cela. En fait, il me semble que, malgré le relatif consensus social sur ce que c’est que la noblesse, celle-ci est beaucoup plus ouverte qu’elle ne le sera à partir de Louis XIV et au xviiie siècle, quand on a des définitions juridiques assez précises. On n’entre plus, on ne devient plus noble n’importe comment, car il faut alors passer par l’acceptation du parlement, l’acceptation par la réformation, par les intendants, etc. Et je crois qu’on a jusqu’au milieu du xviie siècle une noblesse qui est intégrée dans un mouvement social général, pas du tout coupée du reste de la société, même si elle a des valeurs qui peuvent lui être spécifiques, des types d’activités, des types de revenus, des modes de vie qui peuvent être spécifiques. Mais pour le reste, il me semble qu’elle assimile très facilement beaucoup de gens. J’en profite, puisque vous parliez des Fouquet tout à l’heure, pour souligner qu’il existe des familles qui me paraissent tout à fait passionnantes à étudier. C’est le cas de ces Fouquet qui arrivent au parlement par des voies détournées, ou bien des Gondi, qui arrivent en Bretagne par le duché de Retz, etc. Il serait intéressant d’observer attentivement plusieurs de ces familles. Ainsi, par exemple, pour voir comment les Fouquet, autour de Belle-Île, en Cornouaille, dans le Vannetais ou à Nantes, se constituent toute une clientèle surabondante et très diverse et ces gens-là, ces clients, sont finalement assez peu visibles dans l’historiographie, malgré leur nombre.
53G.S. : Je peux apporter ici les résultats de recherches qui sont faites par un étudiant de l’université de Nantes qui travaille sur la réception des Bohémiens, des Egyptiens dans le grand Ouest français du xv au xviiie siècle19. Ce qu’il a montré renvoie aux travaux d’Arlette Jouanna20, qui traite du changement du rapport de la noblesse à l’Etat moderne, à savoir qu’il y a eu au cours du xviie siècle un phénomène profond d’acculturation politique de la noblesse qui a vraiment changé de modèle politique. Dans la mesure où, au xvie siècle et encore dans la première moitié du xviie, la noblesse voulait le moins d’Etat possible – au sens de la superstructure administrative –, parce que la monarchie doit faire confiance à la noblesse, et c’est à la noblesse, avec ses structures propres, seigneuriales en particulier, d’assurer l’encadrement. Et puis cette vision s’essouffle complètement au fur et à mesure que la première moitié du xviie siècle avance. Les années 1650, avec la Fronde et les quelques rébellions postérieures, montrent l’épuisement de cette conception, la noblesse se convertissant à l’idée que finalement, il faut mieux investir dans l’Etat qui, avec ses superstructures, est relativement efficace et qu’il y a beaucoup à gagner dans ce système. Or, cet étudiant a montré l’extraordinaire mutation qui a affecté les Bohémiens-Égyptiens : tant que cette acculturation politique n’a pas été faite, ils sont parfaitement intégrés dans la société de l’Ouest parce qu’ils sont organisés en bandes avec un capitaine qui régente toute leur société autour, qu’ils se font recruter par les seigneurs, comme hommes de main, pour maintenir l’ordre dans les seigneuries. Il arrive un moment où cela commence à faire désordre, tout naturellement parce que cela cadre assez mal avec le schéma de la monarchie administrative, bureaucratique. Comme il faut s’adapter à la nouvelle norme, tous ces gens sont naturellement mis au chômage, et il n’y a plus de possibilité pour eux de s’intégrer ; ils sont priés de se reconvertir, de trouver autre chose à faire, et on commence à les regarder de travers alors qu’auparavant, comme ils étaient des agents du seigneur, ils faisaient partie du paysage, ils étaient une force d’encadrement de la seigneurie.
54J. C. : Cela rejoint d’une certaine manière mon projet d’étude sur le « bien public » en France. Il y a en effet un changement énorme à la fin du xvie siècle dans ce domaine : jusque là, la noblesse parle toujours de la « république française ». Or il y a une différence énorme entre république en tant que société politique (la république comme ensemble des citoyens, mal défini évidemment), et l’Etat, qui est uniquement l’appareil administratif. Au xviie siècle, la société politique est l’Etat, les deux deviennent la même chose. C’est un changement fondamental dans la vie politique de la noblesse. Cela peut se voir dans le vocabulaire : jusqu’aux années 1580, on parle toujours du roi et du bien public, mais on commence à parler du roi et du bien du service du roi. Cela commence avec l’administration royale évidemment, mais, par exemple, dans les cahiers de doléances des Etats de Bretagne du xvie siècle, il est toujours question des « loyaux et fidèles serviteurs » et puis du bien public ; au xviie, c’est plutôt « très obéissants et très humbles sujets » et le « bien du service du roi ». Alors, à mon avis, on a la même évolution en Bourgogne et en Languedoc, partout en fait, surtout à l’époque d’Henri III et Henri IV. Il y a eu des efforts d’Henri III en ce sens, qui n’ont pas abouti, mais Henri IV a repris le vocabulaire. La dernière fois que Henri IV se sert beaucoup de l’expression « bien public », c’est autour de l’édit de Nantes et de la paix de Vervins en 1598. Puis, elle disparaît du vocabulaire royal jusqu’en 1635, où il est question du bien public de la chrétienté, et non du bien public de la république française.
55P. H. : Sur ces questions de noblesse, j’aurais envie de rebondir, en évoquant ce qui m’est apparu comme une nette différence d’appréciation de son rôle, entre d’un côté le livre de James Collins et de l’autre l’Age d’or d’Alain Croix21, – je vais grossir le trait –, entre l’image d’une noblesse dont le poids politique est tel qu’elle est capable de constituer une quasi-diète polonaise22 et l’image d’une noblesse très domestiquée.
56J. C. : Je pense qu’il y a une différence énorme entre la noblesse bretonne et la noblesse polonaise. Premièrement, c’est une différence de poids : en Pologne, elle représente 10 % de la population. De plus, elle est divisée en trois partis politiques : le parti royaliste, le parti qui soutient les grands seigneurs et enfin ceux qui soutiennent l’idée de la « république polonaise ». Ce dernier est constitué de la noblesse moyenne ; elle a une puissance énorme dans les diètes locales et provinciales, ce qui n’existe pas en Bretagne. En Bretagne, la noblesse importante, c’est d’abord la grande noblesse, et ses clients les plus importants. Par exemple, la clientèle de Richelieu, dans les années 1630-1640 joue les premiers rôles sur la scène politique. Or, à mon avis, à cette époque-là, il n’y a pas de « républicains » (au sens polonais du terme) en Bretagne, c’est à dire une noblesse moyenne qui présente l’idée de « république française », une république des nobles avec des institutions. Aux Etats généraux d’Orléans (en 1560), de Pontoise (1561) et de Blois (1576-77, 1588), la noblesse française a présenté un tel programme. On voit dans les documents des Etats généraux de cette époque-là que la noblesse veut des assemblées provinciales annuelles, et des Etats généraux tous les trois ou cinq ans, un système de collecte des finances sous le contrôle des Etats provinciaux, un système judiciaire presque purement seigneurial. Il y a là tout un programme de « république française », et je n’ai jamais vu de telles revendications en Bretagne au xviie siècle. Personne, dans la Bretagne de cette époque, ne veut changer le système fiscal ou le système judiciaire. En conséquence, on peut selon moi faire une comparaison directe entre la Pologne et la France des années 1570, mais pas ensuite.
57A. C. : Je souscris, même si je n’ai pas la même culture polonaise que James Collins. J’avoue que j’ai été un peu surpris par l’idée qu’il y ait deux versions différentes, voire opposées, du rôle de la noblesse entre ce que j’ai pu écrire et ce qu’a pu écrire James Collins. Il m’avait semblé qu’au contraire, certes avec des nuances, nous avions une vision des choses largement convergente. Peut-être que j’ai, et je peux tout à fait l’admettre, simplifié quelques paragraphes, de ce qui a été la thèse centrale de James Collins, mais il me semble que tous les deux, nous expliquons, chacun à notre manière, que la noblesse bretonne a clairement et consciemment fait, au xviie siècle, le choix de sacrifier son éventuel de plus en plus faible – poids politique, pour son plus grand profit en tant que groupe ou que classe sociale. Je n’ai pas senti, il me le dira lui-même si je le trahis, une différence sensible là-dessus. J’ajouterai, pour ma part, encore une fois en faisant court, que cette position de la noblesse bretonne ne me semble pour l’essentiel absolument pas une nouveauté du xviie siècle, mais qu’elle est acquise depuis au moins le xve siècle. Je rappellerais deux exemples révélateurs. D’une part, pendant la Ligue, quand les parlementaires non-originaires – donc d’origine française pour l’essentiel, même s’ils commençaient à se mélanger – deviennent ligueurs, tandis que les parlementaires originaires, c’est à dire pour l’essentiel d’origine bretonne, sont royalistes. Mieux, à la fin du xve siècle, lors de la guerre dite d’indépendance, il faut rappeler quand même que l’essentiel des forces vives les plus influentes de la noblesse bretonne a choisi depuis belle lurette le camp du roi de France et c’était déjà le cas depuis la fin de la Guerre de succession au xive siècle ! Or, à l’inverse, le parti de la féodalité française – j’ai bien dit féodalité pour en marquer l’archaïsme – choisit le camp du duc de Bretagne. Je rappelle quand même – quand j’ai découvert ce document, il m’avait beaucoup frappé – qu’une bannière arborée dans le camp dit « breton » lors de la fameuse bataille de Saint-Aubin du Cormier (1488), est une bannière française (fleurdelisée), tout simplement parce que le futur roi de France Louis XII combat avec les « Bretons » ! Il me semble donc qu’il y a d’une part convergence entre ce qu’a écrit James Collins et ce que j’ai pu écrire, et d’autre part il y a selon moi un choix que la noblesse a fait depuis longtemps, et que certains – ce qui n’est pas mon cas car je trouve ce vocabulaire anachronique –, ont qualifié de « trahison de la noblesse bretonne ». C’est selon moi une vision un peu nationaliste de l’histoire, et je préfère appeler cela une compréhension claire de ses intérêts matériels.
58D. L.P : C’est une approche qui est discutée…23. Mais pour revenir aux questions sociales sans m’éloigner des questions politiques, je dois avouer que j’ai un peu de mal à tirer des conclusions définitives car il y a beaucoup d’inconnues dans l’histoire des xvie et xviie siècles. Plus j’avance et moins j’ai de certitudes, et c’est pourquoi j’utilise une méthode laborieuse : la prosopographie. Plus je travaille sur les individus et plus je me pose des questions sur eux. Je crois aussi, pour la chambre des comptes que je commence à connaître un peu, que, concernant les attitudes lors des guerres de la Ligue par exemple, on ne peut espérer comprendre vraiment la situation sans une réflexion sur le fonctionnement des institutions, l’évolution des pouvoirs de ces institutions, etc. Classer les gens entre originaires et non originaires, ce n’est pas toujours très simple ou très facile, ou cela peut être réducteur. J’ai pour ma part plus d’interrogations que de certitudes. Par rapport au livre de J. Collins, j’ai ainsi des doutes par rapport aux affirmations qu’on y trouve. Je prends juste un exemple, que j’arrive à connaître un peu au fil des archives. Il s’agit de Jean Morin, maire de Nantes ; les origines de Morin sont peu connues : il est d’origine marchande, et exerce quant à lui la profession d’avocat. Il devient le gendre du grand marchand André Ruiz. Qui gagne dans cette affaire ? Jean Morin ou André Ruiz ? Nous n’avons pas de preuves, mais, à mon avis Jean Morin a dû servir d’avocat aux marchands nantais, et il y a eu toutes sortes de relations d’affaires qui ont dû s’instaurer à partir de ce moment-là. J’en étais là et il y a quelques jours, hasard des dépouillements d’archives, j’apprends que Jean Morin était chef du conseil de Sébastien de Luxembourg, vicomte de Martigues, duc de Penthièvre, gouverneur de Bretagne, et ce d’après une procédure de récusation alors qu’il est devenu premier président de la chambre des comptes : quelqu’un le récuse en lui disant qu’il était le chef du conseil de Martigues, et que comme on est en train de traiter d’affaires de Penthièvre (il s’agit même des affaires de Mercœur, gendre de Sébastien de Luxembourg), il doit se retirer. Morin reconnaît d’ailleurs qu’il a exercé cette fonction, mais souligne qu’il ne l’a plus, et montre qu’une fois premier président de la chambre des comptes, c’est cette fonction qui est devenue pour lui la plus importante. D’ailleurs, son interlocuteur le reconnaît à son tour, en affirmant qu’il ne remet pas en cause son dévouement au service du roi, mais il utilise quand même l’argument. Jean Morin est aussi devenu maire de Nantes : les Nantais, les notables nantais l’ont choisi, à un moment donné : qui ont-ils choisi ? L’avocat qui, apparemment, doit bénéficier du soutien de la guilde des marchands espagnols ? Ont-ils choisi celui qui était lié à la famille de Penthièvre ? A mon avis, ils ont choisi Morin pour tous ces éléments là. Il y a d’autres exemples, comme celui de Pierre Cornulier, qui commence sa carrière comme secrétaire des Laval, puis passe au service des Penthièvre, Jean de Brosse et le vicomte de Martigues. Tout en restant un client des gouverneurs, il diversifie ses activités en prenant des recettes du fouage. Ses activités financières l’ont amené à nouer des relations dans les milieux marchands : quand il a pris la recette des fouages de Cornouaille en 1558, Jean et Samuel Rocaz ont certifié la solvabilité de son commis Jean Périer. Il cède d’ailleurs sa charge de receveur du fouage à Yvon Rocaz quand il devient maître des comptes en 1568. Son élection comme maire de Nantes est le reflet de tous les contacts qu’il a liés avec les gouverneurs, le monde marchand et le milieu des officiers. Donc, parfois, il est difficile d’arriver à faire la part des choses et de classer en catégories, car il y a quand même pas mal de liens entre les gens, entre les marchands et la finance par exemple (ils se servent de caution, on connaît tous cela). La catégorisation très stricte me gêne parfois, même si je reconnais qu’elle est utile pour construire, pour présenter des hypothèses, des schémas, etc.
59J. C. : J’ai moi aussi des doutes, du fait de la thèse (Ph. D.) soutenue à Georgetown University, à Washington en 2001 par Joanna Hamilton (the Merchants of Vannes, 1670-1730). On voit clairement que les divisions entre marchands, avocats, gens de lois, etc. n’ont aucun sens à Vannes. On a des familles, comme celle du marchand Felot connue grâce à un fonds avec une correspondance qui le montre tantôt avocat, tantôt marchand, parfois marchand de blé, etc., s’intéressant à tout pour peu qu’il y ait des possibilités de gagner un peu d’argent, possédant également quelques sieuries dans la région. Il est donc à fois propriétaire foncier, juriste, marchand, et ce n’est pas un cas unique. C’est pourquoi je pense que les catégories, dans mon livre, sont trop tranchées. Mais il faut commencer avec les catégories pour faire des recherches, évidemment.
60D.L.P : De même, quand on parle des marchands espagnols à Nantes comme d’une catégorie, on l’impression d’avoir résolu le problème, qu’ils ont tous la même attitude, les mêmes comportements, etc. Or, si on étudie les Le Lou, les Rocaz ou les Ruiz, si on regarde les parcours des uns et des autres, leurs liens avec l’office et la finance, ce n’est pas les mêmes attitudes qui apparaissent.
61J.C. : Sans oublier les liens avec les Portugais. Par exemple, Ruiz était-il d’une famille d’origine juive ? C’est bien possible. Les Espinoze, de ce point de vue, ne posent pas de problème : c’était une famille juive portugaise. Et il y a des liens très étroits entre Espinoze et Ruiz, qui amènent à se poser des questions : est-ce que les Ruiz était vraiment des chrétiens, ou des nouveaux chrétiens ? On ne sait pas. Il y a là une question très intéressante à poser sur la communauté ibérique (plutôt que simplement espagnole ou portugaise), surtout dans la deuxième moitié du xvie siècle.
62A. C. : Trois remarques, dont deux très brèves, une de méthode, une de détail et une au sujet de ce qu’a dit James Collins. La remarque de méthode est relative à ce disait Dominique Le Page. En faisant très court, je dirais que Dominique Le Page a à la fois évidemment raison et évidemment tort. Je m’explique. Evidemment raison en terme de méthodes : qui peut contester ce qu’il a dit ? Mais en même temps, et je pense que Dominique Le Page en conviendra – la question est vieille comme l’histoire –, dès qu’on commence à vouloir bâtir un raisonnement, on est amené à élaguer, simplifier, réduire. Dès que l’on parle des Français, c’est déjà réducteur ! Remarque de détail maintenant. J’ai pris tout à l’heure l’exemple du parlement, et j’ai moi-même dit que, entre originaires et non originaires, il fallait déjà nuancer la chose. Ceci étant, la fin du xvie siècle, ce n’est pas le xviie ou le xviiie siècle, quand cette distinction n’aura plus aucun sens. Mais au moment de la Ligue, c’est la deuxième génération de parlementaires, et je crois que cela a encore un sens. Le parlement, de plus, ne me paraît pas être n’importe quelle institution en Bretagne : l’exemple a son importance. Remarque à propos de James Collins enfin. Je trouve qu’on a un deuxième exemple ici de ce qu’a pu apporter un regard étranger. Je crois qu’un historien breton qui aurait écrit la même chose que lui se serait attiré les foudres de certains « historiens » de la Bretagne. Car James Collins a apporté une analyse justement très claire, qui met à mal cette reconstitution mythique de l’histoire de la Bretagne telle qu’elle se pratiquait au xixe siècle, où on vivait (c’est contre cela en fait que je réagissais sommairement), avec une image de cette bonne et fidèle noblesse de Bretagne qui s’était battue d’abord pour l’indépendance du duché puis ensuite avait résisté à l’emprise, et j’en rajoute à peine, des vilains rois de France ; puis ensuite vient Mercœur, symbole, avec sa pauvre et admirable femme, de la volonté d’indépendance de la Bretagne, et tout fini naturellement avec Pontcallec, avant d’être relayé, après 1789, par ces bons nobles bretons qui ont essayé de sauver les valeurs traditionnelles de la France, face à l’affreuse république… Je veux quand même dire que l’analyse clinique, économique et sociale, que James Collins propose du rôle et des choix de la noblesse de Bretagne au xviie siècle, est la parfaite démonstration, appliquée à ce siècle-là, de l’inanité de cette conception.
Les chemins croisés de l’histoire politique et de l’histoire religieuse
63Ariane Boltanski : Sans connaître l’exemple de la noblesse bretonne, je me demandais si, sur cette question du « ralliement » de la noblesse à l’Etat royal, une interrogation ne pourrait pas se faire à partir du livre de James Collins, sur l’idée d’ordre mais de manière plus globale, c’est à dire que ce ralliement est présenté essentiellement comme satisfaisant des intérêts matériels, ce qui apparaît comme tout à fait évident au vu des résultats, mais il me semble que cela relève surtout d’un ordre plus général et je ne suis pas sûre qu’à cet égard le choix de l’Etat soit uniquement un choix matériel. Souvent, dans l’historiographie actuelle, maintenant que cette idée de la collaboration Noblesse/Etat est bien passée dans les esprits, elle est portée sur le terrain matériel : on fait les comptes et on voit qui gagne quoi, et qui en bénéficie, et de toute évidence le ralliement à l’Etat apporte des subsides tout à fait importants. Mais je pense qu’il serait bon d’élargir cette réflexion, par exemple sur le plan religieux.
64J. C. : Je suis d’accord parce que quand on voit les documents de l’époque, les gens parlent de l’ordre avec quelques métaphores : la métaphore médicale du corps politique, avec le médecin qui guérit tous les maux ; il y a également les métaphores religieuses, avec l’ordre politique comme une sorte d’image de l’ordre moral et religieux et ce qu’on pourrait appeler les trois pères, soit Dieu, le roi et les pères de famille. C’est là la société patriarcale classique, qui est toujours intégrée dans les discours de cette époque ; on y parle toujours de la religion, ce qui pose évidemment des problèmes à la fin du xvie siècle parce qu’il n’y a pas forcément un lien entre Dieu et le roi. Mais même dans ce cas là, les gens essaient de montrer que quelqu’un qui est protestant peut être un patriote. C’est vrai que toute la dimension religieuse manque totalement dans ce livre, de même que la politique de l’Eglise en Bretagne. L’Eglise occupe une place importante dans la politique bretonne ; ainsi les évêques ont-ils joué un rôle très important aux Etats pendant toute la période en question, en les présidant en particulier. De plus, des évêques avaient des liens très étroits avec Richelieu. Je les ai traités toujours comme des membres de la noblesse – c’est le cas de quelqu’un comme Mgr de Rosmadec – alors que c’étaient aussi des gens d’Eglise et l’Eglise a ses propres intérêts. C’est là une question importante.
65G. S. : Cela pose une question qui me passionne beaucoup, sur laquelle je m’interroge très régulièrement, c’est le problème de savoir si l’ordre doit être reconstruit dans sa dimension religieuse. C’est le problème de l’occasion manquée de la modernisation de la pensée politique dans la noblesse, et finalement dans l’Etat français au cours de la première moitié du xviie siècle. Parce que cette noblesse, comme n’importe quelle noblesse, a pensé que pour le royaume de France l’essentiel était naturellement qu’il n’y ait qu’une seule religion. Un roi, une religion et tout le monde rassemblé autour de cela. La première option de la noblesse, dans la deuxième moitié du xvie siècle, a été de régler cette question militairement : on allait bien voir de quel côté Dieu était, l’option des catholiques étant de défendre le roi catholique pour que la France soit catholique, et l’option des protestants étant de placer un roi protestant sur le trône pour que le royaume devienne protestant. Or c’est un échec par épuisement des combattants et il a bien fallu reconnaître que Dieu était aux abonnés absents. C’est la leçon de l’édit de Nantes24. Comme Dieu ne dit rien, il faut bricoler quelque chose en attendant qu’il « s’exprime ». A partir de ce moment-là, je pense que c’est la grande défaite de la modernisation de la pensée politique dans l’élite sociale française : pour les nobles catholiques, c’est extrêmement facile, ils pensent qu’au lieu de régler la question par les armes, on va utiliser le rouleau compresseur de l’Etat monarchique qui allait en peu de temps, quelques décennies, ramener toutes les brebis perdues, dans le bercail de la seule Eglise qui vaille. Les élites catholiques se sont toutes ralliées, politiques comme ligueurs, derrière le roi dans la Réforme catholique. C’est la nouvelle sainte alliance. La noblesse protestante, qui aurait pu conserver l’idée qu’il était possible d’être de religion différente et que cela ne nuisait pas à l’efficacité de l’Etat, qu’on pouvait construire un Etat avec un certain pluralisme religieux, cette noblesse a été éliminée : pour des contraintes de défense des familles, pour des contraintes d’obtention de commandements militaires, et même chez certains, pour des contraintes proprement religieuses (car à force d’être assaillis de tous côtés, ils ont fini par croire qu’ils étaient dans l’erreur), et ils se sont ralliés les uns après les autres.
66P. H. : Ils auraient raté l’autonomisation de la raison politique en fait25 ?
67G.S. : Exactement.
68A. C. : Je ne suis d’accord ni avec James Collins, ni avec Guy Saupin, ni même avec Ariane Boltanski. Pas d’accord avec James Collins, sauf sur le constat que le religieux n’est pas dans son livre. J’ai dit « n’est pas », et non « manque », car à mes yeux, et ce n’est pas pour faire plaisir à James Collins que je le dis, ce n’est pas une lacune notable. Je pense que dans l’optique qui est la sienne, c’est vraiment un phénomène second ; cette absence n’affaiblit pas la thèse et le raisonnement. De manière plus importante, avec Guy Saupin, il y a certes beaucoup de points développés avec lesquels je suis d’accord, mais, quand même, globalement, nous ne percevons pas les choses de la même manière. Sans naturellement être sûr d’avoir raison, il me semble qu’il y a eu un tournant que je situerais dans la dernière décennie du xvie siècle, un tournant décisif à mes yeux à partir de 1589, dans l’histoire des rapports entre le pouvoir royal et la noblesse. A partir de ce moment là, toute famille noble ou un peu notable, s’est trouvée devant un choix : choisir sa religion ou le principe royal ? Et ce qui me semble d’autant plus intéressant est que les catholiques ont été devant ce choix en 1589, avec le problème qu’on connaît (la Ligue, etc.), mais les protestants l’ont été à partir de la conversion du roi. Or il me semble qu’il y a bien eu deux choix, et l’histoire a tranché : il y a ceux qui ont choisi leur religion, et ce sont les perdants ; et il y a ceux qui ont choisi le principe royal, et ce sont les gagnants. Si mon analyse est juste, cela explique tout à fait – et là non plus on n’a pas tout à fait la même analyse –, les conversions du xviie siècle de familles nobles qui étaient restées protestantes, et qui se convertissent presque toutes au catholicisme. Si donc on estime finalement que le politique l’emporte de manière décisive sur le religieux à partir de l’extrême fin du xvie siècle, la conversion n’est plus qu’un problème de conscience, certes important, mais absolument pas un reniement et devient quasiment un choix privé, ne modifiant pas le rapport au pouvoir royal.
69A. B. : Je dois dire qu’Alain Croix et moi ne sommes pas d’accord sur cette question. Je pense en effet qu’il y a une troisième voie. Là encore, tout résumé est caricatural, mais d’une part, si on oppose d’un côté les ligueurs – qui font le choix de la religion – et de l’autre les politiques – qui font le choix du roi –, c’est problématique parce que il y a toute une série de gens qui sont entre les deux, qui refusent de choisir. Il se trouve que le personnage sur lequel j’ai travaillé, le duc de Nevers, est exactement dans cette position-là26. Il y a une volonté de non-choix, qui pose en particulier le problème de savoir ce qu’on fait de la croisade dans une situation où la guerre ne règle pas le problème. De toute évidence, à partir de la bataille d’Ivry (1590) en gros, il apparaît assez clairement que les catholiques changent de point de vue sur la croisade. Je pense ainsi qu’il y a un vrai renversement de la croisade à ce moment, avec l’idée qu’en faisant que le roi devienne catholique, le berger ramènera progressivement les brebis dans la bonne voie, et que l’exemple du roi éclairé par les lumières divines et par la demande des catholiques français, ne pourra que convertir ses anciens compagnons. A mon avis, les catholiques intransigeants pensent la chose comme cela, c’est à dire qu’ils ne voient pas du tout la fin des guerres de religion comme une victoire du politique sur la religion, mais bien comme la victoire de la religion sur le politique, avec la promesse d’une réunification, d’une seule forme de religion. Je pense que les catholiques convaincus voient les choses comme une vraie reconversion monarchique, y compris sur le plan religieux.
70A. C. : Je crois que nous sommes parfaitement d’accord, mais que nous ne nous situons pas sur le même registre. Ariane Boltanski explique comment les catholiques voient les choses, et je suis parfaitement en accord avec son propos, mais, moi, de mon côté, j’ai proposé – bonne ou mauvaise, c’est un autre débat – une interprétation de la réalité, que ce soit dans la vie religieuse ou dans la vie politique. Les acteurs disent parfois des choses, même sincèrement, et ce n’est pas pour autant forcément la réalité. Aujourd’hui, dans le débat politique français, c’est un anachronisme qui n’est qu’apparent, personne ne parle d’affrontement de classes alors que, à mon humble avis, cela existe toujours ! Ce n’est pas parce que des gens, très sincèrement, je le répète, se voient d’une certaine manière que c’est obligatoirement la réalité.
71A. B. : La réalité est bien conforme à ce que les gens disent, puisque dans la première moitié du xviie siècle, en tout cas dans la noblesse, tous les grands noms du protestantisme se convertissent au catholicisme.
72A.C. : Je ne dis pas le contraire, mais je l’explique autrement.
73J.C. : Il y a deux choses qui m’ont frappé. Premièrement, c’est l’optique française sur l’édit de Nantes. Dans presque tous les ouvrages et dans les colloques qui se sont tenus en 1998, on croit que l’édit de Nantes règle la situation des catholiques et des protestants. Or, à mon avis, ce n’est pas vrai : c’est un édit uniquement à destination des catholiques, pour régler les conflits au sein de l’Eglise catholique et c’est à cause de cela que l’édit prend le nom d’édit de Nantes : on sait bien que l’édit est déjà fait bien avant et que le roi peut le nommer « édit d’Angers », ville où il a passé quelque temps avant de venir à Nantes. Or il a choisi, des documents l’attestent, la ville de Nantes pour l’émission de l’édit en question parce qu’il y a ici peu de protestants. Il voulait ainsi régler la situation entre les trois partis divisant les catholiques : la Ligue, les politiques et les gens qui ne sont ni l’un ni l’autre. Deuxièmement, concernant la noblesse protestante, une question se pose – j’ignore si quelqu’un a travaillé sur ce sujet –, c’est celle des propriétés ecclésiastiques détenues par les grandes familles protestantes. Ainsi un des frères de Coligny, par exemple, est évêque, possède aussi quelques abbayes et garde toujours ses revenus. Au xvie siècle, c’est tout à fait admis qu’un protestant qui était auparavant catholique et évêque garde ses revenus ; mais au xviie siècle, il n’est plus question de nommer un évêque protestant. Or, les biens de l’Eglise jouent un rôle fondamental dans la situation financière de la plupart des grandes familles de la noblesse, et la crainte d’être exclus du marché des biens de l’Eglise a joué dans les conversions de la première moitié du xviie siècle. La même question se pose au niveau des chapitres cathédraux, et ne concerne alors pas uniquement la noblesse, mais, on le voit bien à Nantes, plutôt les officiers. La question de la propriété ecclésiastique a joué un rôle fondamental dans les choix politiques de la noblesse allemande à la fin du xviiie et au début du xixe siècle, en gros à l’époque révolutionnaire : la perte de toutes les sinécures ecclésiastiques a été fondamentale dans la chute de plusieurs familles allemandes. La question a des implications culturelles : en Pologne, par exemple, beaucoup de familles qui étaient calvinistes au xvie siècle sont devenues catholiques au début du xviie pour des raisons économiques, certes, mais aussi pour des raisons sociales et culturelles parce qu’elles ont fait des études dans un collège jésuite. J’émets donc l’hypothèse qu’il y a des raisons autres que politiques pour expliquer des changements de religion.
74G. S. : Ce qui fait peut-être la différence dans nos appréciations, c’est qu’Alain Croix semble considérer comme décisif le fait que, dans la dernière décennie du xvie siècle, une partie de la noblesse ait basculé dans un processus de sécularisation du politique, en disant le politique d’abord, le religieux après. Je ne crois pas en cette interprétation. Je crois qu’il y a eu un choix à ce moment-là, mais – et c’est pourquoi je parlais de chance de modernisation manquée – il me semble que ce qui a suivi dans la première moitié du xviie siècle, c’est au contraire une dévitalisation de tout cet aspect là. Il me semble que les recherches qui ont été menées tant sur la politique intérieure que sur la politique extérieure ont montré combien la monarchie française restait une monarchie sacralisée avec des prétentions messianiques27. Même la politique de Richelieu qui passait pour l’archétype d’une politique sécularisée, est revisitée aujourd’hui. Les textes de Richelieu le montrent28. Quant à Louis XIV, il constate que « le rouleau compresseur Eglise » est insuffisant, et résout le problème protestant militairement – car comment l’édit de Fontainebleau a-t-il pu être imposé sinon en envoyant l’armée ? – et les protestants sont alors devenus tellement faibles qu’ils ne sont pas capables, ou si peu, de se révolter.
75J.C. : Il faut aussi revenir fin xvie-début xviie siècle. Si on prend la période qui va de l’assemblée des notables de Rouen (1596) à, disons, la conspiration de Biron (1602), on constate que de grands changements s’opèrent. En 1596, on a un roi, mais il n’a pas de successeur, puisque le successeur, Condé, est un tout petit enfant dont tout le monde sait qu’il n’est pas le fils de son père, la plupart croyant même que sa mère a tué son père. Est-ce que ce petit homme sera catholique ou protestant ? Il y a alors une réelle incertitude. Quelques années plus tard, Henri IV a un fils, et Condé à cette époque-là, qui a une douzaine d’années, est catholique, ce qui rassure les catholiques du royaume, sans compter qu’il y a eu l’édit de Nantes et la paix de Vervins. C’est donc une période de grands changements, ce que l’on oublie trop souvent. Et si Henri IV avait été assassiné en 1592, après la bataille d’Ivry (1590), que se serait-il passé ? Est-ce qu’on croyait vraiment que le petit Condé pouvait alors devenir roi de France dans une telle situation ? C’est à mon avis impensable parce que tout le monde sait qu’il n’est pas vraiment un Condé. La situation est alors extrêmement fragile et c’est pourquoi prendre une décision politique dans les années 1590 n’a selon moi aucun sens, car tout peut basculer d’un côté ou de l’autre. Ce sera différent en 1610.
76A. B. : Par rapport à cette idée, je pense que l’idée du tiers parti n’a pas été suffisamment étudiée. Dans un livre sur la conversion d’Henri IV29, la question est un tout petit peu abordée, mais on en sait peu. Or, cela alimente tout à fait ce que James Collins dit, à savoir qu’au début des années 1590, les choix ne sont pas du tout faits et qu’il reste beaucoup d’interrogations et notamment, par exemple, sur l’idée de faire de Vendôme un vrai candidat à la succession au trône de France si jamais il y avait eu un problème, à un moment où Henri IV n’est même pas converti, et donc où la question se pose encore plus. Un autre élément me semble un peu mettre en doute l’idée de cette rupture toute nette entre ligueurs et politiques, c’est que je ne suis pas du tout sûre que les politiques n’aient pas de visées religieuses. A mon avis, l’idée de fonder une sorte d’ » anglicanisme à la française » n’est pas du tout abandonnée, avec une forme de profession de foi qui resterait catholique, mais qui permettrait très largement de se séparer de Rome.
77A.C. : Je crois qu’il reste un malentendu que je peux dissiper d’une phrase, une vraie divergence et une divergence secondaire, qui est la conséquence de la première. Il y a malentendu car personne ici ne prétend qu’il n’y avait pas de religieux dans la pensée des politiques. Il y a une vraie divergence cependant, car je maintiens que dans la dernière décennie du xvie siècle, il y a un choix extraordinaire à faire pour beaucoup de gens : est-ce que je suis un roi qui n’est pas de ma religion, ou, au contraire, est-ce que j’estime que ma religion doit l’emporter sur toute autre considération ? Cela reste un choix réel, capital, qu’on ne peut pas contourner, et peu importe le nombre de gens qui l’ont fait. La petite divergence subséquente à la première enfin, est relative à la lecture des mouvements que Guy Saupin a évoqués. Je suis d’accord avec tout ce qu’il a dit, mais dans ma conception des choses, dans la première moitié du xviie siècle, ce sont des mouvements menés par tous ceux – peu importe le nombre – qui n’ont soit pas compris, soit pas acquis ce tournant idéologique que je perçois dans les années 1590. Le problème ne se réglera qu’avec l’échec de la Fronde, et après un demi-siècle – c’est peu à l’échelle de l’histoire vue l’extraordinaire importance du changement que je crois déceler – de révoltes, soubresauts, résistances, etc. Je n’affirme pas bien entendu que mon point de vue est le bon, mais j’estime qu’il est au moins défendable et qu’il rend compte de manière me semble-t-il assez cohérente de l’histoire de ces 60 ans.
78Georges Provost : Quelques réflexions en entendant James Collins dire que l’action politique des évêques mérite d’être peut-être reprise. C’est vrai que les historiens qui se sont préoccupés des évêques depuis 30 ou 40 ans ont centré leurs travaux sur leur action pastorale et on a eu tendance à considérer que s’ils allaient aux Etats par exemple, c’était autre chose, un autre domaine, alors qu’il faudrait sans doute relier ces deux aspects de leur action. Je songe à deux évêques du début du xviie siècle. Le premier, Guillaume Le Gouverneur, évêque de Saint-Malo, a publié le plus gros volume de statuts synodaux français en nombre de pages, volume dans lequel on est frappé par l’affirmation me semble-t-il appuyée de loyalisme monarchique – alors qu’on est dans des domaines de discipline ecclésiastique – et ce en dépit de l’édit de Nantes30. On a là un personnage qui a aussi un rôle politique – je crois qu’il a été aux Etats généraux de 1614 –, que je connais mal, et qui mériterait d’être interrogé sans séparer son rôle politique de son action pastorale. Le deuxième évêque, c’est Rosmadec, ou plutôt les Rosmadec, car il y a Sébastien (1624-1646) puis Charles (1646-1670). Le rôle du premier est peut-être important aussi étant donné l’intervention de l’Eglise et de la religion dans la médiatisation de certains choix notamment politiques. Je pense notamment à tout ce qu’il a pu faire autour de Sainte-Anne d’Auray : c’est lui l’évêque qui autorise ce pèlerinage dans lequel je suis tenté de voir un cheval de Troie de la monarchie française en Bretagne dans les années 1630-1640, dans la mesure où c’est quand même un peu un sanctuaire monarchique. Les responsables du pèlerinage ont ainsi sollicité très activement le patronage de la monarchie et tout spécialement – à la faveur de son prénom – celui de la reine Anne d’Autriche. Cette dernière appuie l’installation des Carmes en 1628 et elle est la première à s’inscrire dans la confrérie créée en 1638. Cette même année, elle n’oublie pas Sainte-Anne d’Auray dans la liste des sanctuaires auxquels elle se voue pour obtenir un héritier (son exemple est suivi en 1682 par la Grande Dauphine et en 1729 par Marie Leszczynska). Et l’année de la naissance de Louis Dieudonné, Anne d’Autriche offre en remerciement une relique de sainte Anne qui, comme la confrérie, est dite « royale »31. Ce pèlerinage, qui est parfois vu comme un symbole de la Bretagne, est paradoxalement aussi, au début, un symbole de l’intégration française.
79J. C. : Je signale que Sébastien de Rosmadec a joué un rôle très important dans la clientèle de Richelieu.
80P. J. : J’ajoute que c’est une famille intéressante, car au delà de cet évêque, d’autres membres jouent un rôle politique important.
L’argent des Bretons, l’argent du roi
81P. H. : Concernant la politique fiscale des Etats, le livre de James Collins montre des Etats qui sont, pour simplifier, des négociateurs et des acteurs de premier ordre de cette organisation, avec une re-dynamisation des Etats à partir du règne d’Henri III, en lien avec l’évolution du système fiscal, alors que j’ai l’impression que, dans L’âge d’or de la Bretagne, on a l’image d’une monarchie imposant très largement ses choix financiers à des Etats un peu démunis ou suivistes, et ce de façon sinon autoritaire, du moins efficace et rapide.
82J. C. : Il y a toujours deux problèmes : le montant de l’impôt et les méthodes d’imposition. A mon avis, il est évident que les Etats de Bretagne ont gardé la main sur les méthodes d’imposition, et pas tellement sur le montant. Et je suis d’accord, pour dire que, sans que l’on puisse parler d’arbitraire, il y a une pression royale. Mais il y a autre chose, cela m’a frappé lors du colloque de Bercy32, c’est que pour la monarchie, les pays d’Etats présentent une sorte de champ d’expérience. Ainsi, dans le système breton des années 1620-1630, 60 % des recettes viennent des impôts indirects et 40 % des impôts directs, alors que, à la même époque, dans la France des pays d’élection, c’était l’inverse. En revanche, à l’époque de Colbert, la France entière a rejoint le système breton. Beaucoup de documents montrent que, au sein du gouvernement royal, les dirigeants étaient très conscients d’une part des relations entre l’économie et l’impôt, et, d’autre part, de l’existence de différents systèmes fiscaux en vigueur, que ce soit en Languedoc, en Bourgogne ou en Bretagne, ainsi que des avantages des uns et des autres. Il n’est pas question de dire que la Bretagne a joué un rôle de modèle pour la France entière, d’autant que cela dépasse les frontières du « pré-carré » : en Angleterre ou en Hollande, c’était à peu près la même répartition entre impôts directs et indirects à la fin du xviie siècle. En revanche, en Autriche, par exemple, l’ancien système subsiste jusqu’au début du xviiie siècle, époque d’un changement que l’on observe également en Chine, et plus tard en Russie.
83P. H. : Finalement, pour revenir en Bretagne, on peut dire que l’argent rentre comme la monarchie le souhaite et sort comme les Etats le souhaitent, suivant les modalités que les Etats ont choisies ?
84J. C. : Et, comme en Languedoc d’ailleurs, une bonne partie des ressources va directement aux mains de la noblesse33.
85A. C. : L’argent est prélevé conformément aux intérêts de la noblesse, c’est entendu, mais, surtout, d’une manière qui est la plus indolore possible, puisque les impôts directs sont en général plus douloureux et plus ressentis que les impôts indirects. Sauf erreur, au xviie siècle encore, le taux d’imposition tel qu’il peut être estimé, mais non calculé, reste sensiblement plus faible en Bretagne ce qui rend les prélèvements d’autant moins douloureux. Je veux donc dire que le « modèle breton » a peut-être été adopté ailleurs, mais avec un niveau de prélèvement plus substantiel.
86J. C. : Il est évident que les paysans bretons de l’époque payaient beaucoup moins d’impôts que les autres paysans français. Mais qu’en était-il des artisans bretons, par rapport aux artisans parisiens par exemple ? Dans le système en vigueur en Bretagne, il y a une sorte de prime au consommateur de Rennes et de Nantes : à Rennes, l’impôt sur le cidre est faible, et l’impôt sur le vin nantais à Nantes est de son côté peu élevé. Il faudrait voir ce qu’il en est ailleurs.
87A. B. : Je me demandais si, pour la grande noblesse bretonne, les thèses de Daniel Dessert et Françoise Bayard34 sur le système fisco-financier pouvaient s’appliquer ?
88J. C. : De nombreux Bretons participent à ce système. Ruellan, surtout, a joué un rôle important en ce sens. Mais, au milieu du xviie siècle, des Parisiens s’intéressent aux impôts indirects bretons. Ce serait un sujet intéressant de voir si on peut trouver l’évolution des preneurs des baux à ferme des impôts bretons, parce que j’ai l’impression que cela change : au début du xviie siècle, c’était surtout des Bretons, et au milieu du xviie siècle, c’était surtout des Parisiens, sans que cela exclue des Bretons.
89P. J. : Je crois que cela dépend à quel niveau on se situe. Pour le xviie siècle, que je connais mieux que le xvie, on voit qu’aux échelons locaux, diocésains par exemple, il y a un peu partout, me semble-t-il, des compagnies de fermiers locaux – c’est peut-être un peu différent à Nantes, où les enjeux sont plus importants – qui peuvent même être assez puissantes. Je pense en particulier à tout ce qui tourne autour des devoirs, c’est à dire les impôts des Etats sur les boissons, avec des groupes qui finissent par se structurer en relation avec les trésoriers des Etats dans la deuxième moitié du xviie siècle. Il y a là un milieu de la finance bretonne lié, par exemple, à la fin du xviie siècle, à l’armement maritime par l’intermédiaire des Malouins en particulier, avec des gens de Morlaix ou de la côte sud de la Bretagne. Alors, y a-t-il derrière eux des financiers extérieurs à la province ? Oui, probablement, mais les Bretons sont quand même toujours présents.
90J. C. : C’est net à la fin du xviie siècle, parce que le contrôleur général est alors Pontchartrain, auparavant premier président du parlement de Bretagne, et qui avait en conséquence toute une clientèle dans la province.
91P. J. : Certes, mais une partie des fonds passe aussi par les mains des négociants qui contrôlent une partie de l’armement maritime. On l’observe d’ailleurs aussi – je l’ai découvert un peu par hasard – dans un autre secteur, à savoir celui du système ecclésiastique des décimes qui me semble très intéressant parce que, dans la première moitié du xviie siècle, le volume des décimes en Bretagne est pratiquement au niveau de celui des fouages. Les receveurs des décimes sont souvent les mêmes individus. Il faudrait ainsi étudier comment l’Etat fait pression sur l’Eglise pour retirer des fonds qui, en Bretagne, me paraissent assez considérables. Quant à la question de la part que prend l’aristocratie terrienne dans le système financier, elle me semble plutôt modeste. J’ai en fait l’impression – qui demanderait à être confirmée – que ce type d’investissement vient plutôt des groupes qui contribuent au renouvellement de la noblesse, toutes ces nouvelles élites qui font des fortunes très rapides et très brillantes, à partir du commerce maritime souvent, mais pas uniquement.
92P.H. : Mais sont-ils alors des prête-noms, comme c’est le cas à Paris ?
93P.J. : Je n’en ai pas l’impression, mais je me trompe peut-être.
94J.C. : Je pense que ce « modèle parisien », avec participation de la noblesse, est peu développé en Bretagne. Par exemple, dans les comptes très détaillés du trésorier des Etats Poullain, dans les années 1630, on ne voit aucun des grands noms de l’aristocratie bretonne.
95P.J. : Les seuls que je soupçonnerais peut-être de participer à cela, ce sont les Gondi, mais vous me direz qu´ils ne sont pas totalement bretons ! Il n’empêche qu’ils sont très présents dans la toute moitié sud de la Bretagne, où ils ont des terres.
96G. S. : A Nantes, tous les Le Lou, Rocaz, même Ruiz, achètent en même temps des offices de receveurs des tailles, de receveurs des décimes, de receveurs des fouages, alors qu’ils n’ont pas quitté totalement le commerce. Puis, la génération suivante commence à s’intéresser davantage à la finance qu’au commerce et progressivement, ils quittent le commerce, entrent au parlement ou à la chambre des comptes. C’est le cas de la famille Poullain, que James Collins connaît bien, qui dans la première moitié du xvie siècle, et encore jusqu’aux années 1570, forme le principal groupe commercial indigène du commerce nantais. C’est alors un énorme clan familial – il y a au moins quatre ou cinq branches parallèles – qui est extrêmement lié avec tous les Castillans nantais. Puis, certains commencent à passer dans la finance, et cela donne les Poullain de Gesvres qui vont tenir le poste de trésorier des Etats pendant plus d’un demi siècle. Ils ont commencé à accumuler du capital en vendant des toiles sur le marché castillan, sont passés dans les finances de la province et puis ont fini au parlement.
97J. C. : Une famille comme les d’Argouges est de même intéressante. D’Argouges est président du parlement dans les années 1660, mais au début du xviie siècle, son aïeul est un grand financier à Paris et en Bretagne. C’est aussi l’exemple classique du Breton Ruellan, dont les filles se sont mariées avec de grandes familles (Brissac, Goulaine, Barrin qui est président à la chambre des comptes, etc.). Dans le cas de Brissac, j’ai trouvé des documents sur le mariage, qui montrent que la dot est de 300 000 livres comptant ! La fille issue de ce mariage est mariée avec La Meilleraye qui devient plus tard presque gouverneur de la province. Une autre petite-fille de Ruellan s’est mariée avec le neveu de Richelieu, le futur duc de Richelieu, qui gagne lui aussi 300 000 livres dans l’affaire. Il y a donc bien une relation très étroite entre la finance et la grande noblesse, mais la grande noblesse n’apporte pas ses capitaux, ici elle capte l’argent. C’est comme le duc de Chaulnes, dont on dit qu’il a touché un pot de vin de 700 000 livres en 1674, mais on n’en a pas de preuves.
98G. S. : J’ai l’impression que certains parcours de la première moitié du xviie siècle en particulier, montrent l’association étroite dans les mêmes personnes entre l’office, les commissions reçues du roi et le maniement de l’argent. Je pense à Blanchard35, issu de la petite noblesse du nord du pays nantais, de notaires royaux au xvie siècle ; il achète difficilement l’office de procureur du roi au présidial de Nantes – ce qui n’est quand même pas un office extraordinaire – et va finir président de la chambre des comptes de Bretagne. Or il a reçu énormément de commissions du roi, ce qui paraît extrêmement lucratif. Dans les années 1620, sur nomination royale, il est ainsi intendant du duc de Vendôme, chargé de le surveiller en fait. Il est aussi au cœur de nombreux réseaux financiers. Offices, commissions, finances : l’association de tout ceci permet de belles carrières !
Epilogue : autour des Classes, des Ordres et des Etats
99G. S. : J’avais une question à James Collins : pourquoi avoir mis, et en premier, dans le titre, le terme classes ?
100J. C. : C’est une bonne question ! Le terme est peut-être un peu anachronique, et au moment de la publication de ce livre, il l’était dans le monde anglo-saxon, parce que la question de la lutte des classes n’intéressait personne. Même si je crois que je ne suis pas vraiment un historien marxiste, je crois qu’on doit essayer de déceler des classes, c’est-à-dire des groupes à caractère économique et culturel. Ces classes sont certes difficiles à définir, mais il y a bien des groupes importants qui ont des intérêts économiques communs. Par exemple, je n’accepte pas l’idée qu’il y aurait une différence de classe entre la noblesse et la bourgeoisie, car la noblesse est un ordre, pas une classe. Pourtant, il y a bien un groupe de propriétaires fonciers qui ont des intérêts économiques communs, un groupe très important, le plus important de la société bretonne de cette époque là, et, selon moi, ce groupe est vraiment une classe, composée de nobles et de bourgeois. Ceci n’exclut pas l’idée qu’il y avait des ordres à cette époque-là, non pas tant comme réalité sociologique, mais dans les mentalités et dans la loi, ce dont on a l’écho avec les débats du temps entre nobles et roturiers sur ce sujet. Selon moi, ce débat société de classes/société d’ordres est toujours assez mal posé : il faut comprendre ensemble les deux réalités, y compris les intérêts non seulement des individus mais aussi ceux des groupes, parce que les gens agissent aussi bien en groupe qu’individuellement.
101G. S. : Mais en même temps, particulièrement au xvie et durant la première moitié du xviie siècle, nous avons certes affaire à une société d’états, mais avec une grande mobilité sociale…
102J. C. : Notez que, pour moi, estates joue un double rôle : c’est évidemment les ordres, les états mais aussi les états de Bretagne !
103P. H. : Ceci ne facilite pas la tâche des traducteurs !
104A. C. : C’est une conviction personnelle, mais selon moi, « société d’états » ne convient pas. Surtout, j’aimerais insister sur la différence entre le marxisme « génération Soboul » et celui de la « génération Vovelle », qui prend en compte l’association de l’économique et du culturel. Je ferais à ce sujet le rapprochement avec un autre problème classique, en soulignant que la manière dont se voit une société fait partie de la réalité, ceci étant un des éléments, mais un seul, de la manière dont cette société fonctionne réellement.
Notes de bas de page
1 « Geographic and social mobility in early modern France », Journal of social history, 1991, p. 563-577.
2 « L’ouverture des villages sur l’extérieur fut un fait éclatant dans l’ancienne France, position de thèse », Histoires et sociétés rurales, n°11, 1999, p. 109-146.
3 Respectivement « L’enracinement est le caractère dominant de la société rurale française d’autrefois », HES, 2002, n° 1, p. 97-108 et « Sédentarité et mobilité dans l’ancienne société rurale. Enracinement et ouverture : faut-il choisir ? », Histoire et sociétés rurales, n° 18, 2002, p. 121-135.
4 Piste déjà explorée par Marcel Lachiver, « Une source méconnue pour l’étude de la mobilité géographique en France au xviiie siècle : les congés et translations de domicile », Population, 1977, p. 353-373. Voir également les travaux de T. Volpe (université de Nancy), non publiés à ce jour.
5 « Une richesse historique en cours d’exploitation : les registres paroissiaux », Annales ESC, 1954-1, p. 83-93.
6 Voir notamment « Espaces, usages et dynamiques de la dette dans les hautes vallées dauphinoises (xviie-xviiie siècles) », Annales HSS, 1994, p. 1375-1391.
7 Introduction à la France moderne, 1500-1640. Essai de psychologie historique, Paris, Albin Michel, 1961.
8 Margaret Spufford, Contrasting communities. English villagers in the sixteenth and seventeenth centuries, Cambridge University Press, 1974.
9 Un échec de la réforme catholique en Basse-Bretagne : le trégor du xvie au xviiie siècle, thèse de doctorat, université Rennes 2, 1984, t. 1, p. 137.
10 D’après les actes de baptêmes de cloches relevés dans les registres paroissiaux bretons des xvie et xviie siècles.
11 Famille et mobilité sociale dans les élites citadines en Bretagne (1550-1720), dossier d’habilitation à diriger des recherches, université Rennes 2, 2002.
12 Les bourgeois et la terre. Fortunes et stratégies foncières à rennes au xviiie siècle, Rennes, PUR, 1996.
13 Mémoires d’un paysan bas-breton, éd. établie par Bernez Rouz, Éditions An Here, Quimper, 1998.
14 « Noblesse et paysannerie en Bretagne aux xvie et xviie siècles : familiarité et distanciation », Kreiz, Etudes sur la Bretagne et les Pays celtiques, 1999, n° 10, p. 69-82.
15 Olivier Chaline, dir., Les hôtels particuliers de rouen, Rouen, Société des amis des monuments rouennais, 2002.
16 Lettres, ed. G. Gailly, Paris, Gallimard, 1953, t. i, p. 943.
17 Ibidem, p. 9 et Gauthier Aubert, Le président de robien, gentilhomme et savant dans la Bretagne des Lumières, Rennes, PUR, 2001, p. 48-51.
18 James B. Collins, « Gilles Ruellan, sieur du Rocher-Portal : le marquis colporteur », dans Françoise Bayard, dir., Pourvoir les finances en France sous l’Ancien régime, journée d’études de Bercy (décembre 1999), Paris, Comité pour l’histoire économique et financière de la France, 2002, p. 211-223.
19 David Boutera, Apparition et présence des Bohémiens dans le grand Ouest entre la fin du xve siècle et le début du xxe siècle, mémoire de DEA, dir. G. Saupin, université de Nantes, 2004 (à signaler également son mémoire de maîtrise, Les Bohémiens en Bretagne du xvie au xviiie siècle, dir. D. Le Page, université de Nantes, 2003).
20 L’Idée de race en France au xvie siècle et au début du xviie siècle, Paris, Lille III, 1976, rééd. Montpellier, Université Paul Valéry, 1981, 2 vol. ; Le devoir de révolte. La noblesse française et la gestation de l’Etat moderne, 1559-1661, Paris, Fayard, 1982.
21 Alain Croix, L’age d’or de la Bretagne, 1532-1675, Rennes, Ouest France, 1993, p. 21-24 en particulier.
22 « [La Bretagne] possédait un système quasi-polonais : des Etats qui conservaient le vote de l’impôt, un Parlement et des cours locales qui soutiennent les coutumes bretonnes, un contrôle des paysans par leurs seigneurs, une milice nobiliaire qui garantit la paix des campagnes » (James B. Collins, « Les conflits des élites locales dans la France moderne : le cas breton », Cahiers d’histoire, t. xlv, n° 4, 2000, p. 659-660).
23 Voir Dominique Le Page, Michel Nassiet, L’Union de la Bretagne à la France, Morlaix, Editions Skol Vreizh, 2003.
24 Michel Grandjean, Bernard Roussel, ed., Coexister dans l’intolérance. L’édit de nantes (1598), Genève, Labor et Fides, 1998.
25 Olivier Christin, La paix de religion. L’autonomisation de la raison politique au xvie siècle, Paris, Seuil, 1997.
26 Ariane Boltanski, Les nevers. Une maison noble et sa clientèle dans la trame de l’Etat (vers 1550-vers 1600), Genève, Droz, à paraître en 2006.
27 Alexandre Haran, Le lys et le globe. Messianisme dynastique et rêve impérial en France aux xvie et xviie siècles, Seyssel, Champ Vallon, 2000.
28 Françoise HildesHeimer, du Siècle d’or au grand Siècle. L’Etat en France et en Espagne, xvie-xviie siècle, Paris, Flammarion, 2000.
29 Michael Wolfe, the conversions of Henri IV. Politics, power and religious belief in early modern France, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1993.
30 Voir sur ce sujet le très bon travail de François-Xavier Guiblin, Un écrit de la réforme catholique : les statuts synodaux. Les statuts synodaux de guillaume Le gouverneur, évêque de Saint-Malo (1620), mémoire de maîtrise, dir. G. Provost, université Rennes 2, 2000.
31 Georges Provost, La fête et le sacré. Pardons et pèlerinages en Bretagne aux xviie et xviiie siècles, Paris, Cerf, 1998, p. 218-220 en particulier.
32 Françoise Bayard (dir.), Pourvoir les finances en province sous l’Ancien régime, actes de la journée d’études de Bercy (décembre 1999), Paris, Comité pour l’histoire économique et financière de la France, 2002.
33 William Beik, Absolutism and society in seventeenth century France. State, power and provincial aristocracy in Languedoc, Cambridge, Cambridge UP, 1985.
34 Daniel Dessert, Argent, pouvoir et société au grand siècle, Paris, Fayard, 1984 ; Françoise Bayard, Le monde des financiers au xviie siècle, Paris, Flammarion, 1988.
35 Vincent Gallais, Ascension sociale et service de l’Etat dans la magistrature nantaise : la famille Blanchard de la Musse (1602-1671), mémoire de DEA, dir. G. Saupin., université de Nantes, 1996.
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