Introduction
p. 19-47
Texte intégral
1Le printemps de 1675 est une période troublée dans l’ouest de la France, qui voit une montée rapide du mécontentement public face à la batterie de nouveaux impôts décrétés pour financer la guerre contre les Provinces-Unies. Au début d’avril, la rumeur se répand en Bretagne qu’à Bordeaux des émeutiers se sont livrés à un autodafé, et ont utilisé sa marchandise pour incinérer le principal traitant du nouvel impôt sur le papier timbré. Partout les forces de l’ordre sont sur le qui-vive. Le premier président du Parlement, Florent d’Argouges, écrit au maire et aux échevins de Nantes, qu’il « fault toujours que l’autorité soit conservée ». Attentif aux conflits incessants entre la municipalité et le sénéchal de Nantes, il leur rappelle que « les principaux officiers estant unis, le service s’en fait bien mieux ».
2D’Argouges nous présente ainsi le premier but de la politique de l’Etat monarchique au début de l’époque moderne : le maintien de l’ordre, et sa condition indispensable, l’unité des élites gouvernantes. Dans ce monde nouveau, l’objet privilégié de la bénédiction divine a changé : ce n’est plus l’ordre d’une société hiérarchique en tant que telle, mais la combinaison de l’Etat souverain et d’un nouvel individu moral. Le roi lui-même est le premier de ces individus, imposant la loi à laquelle doivent se soumettre tous ses sujets, lui-même excepté. Comme il doit être difficile de maintenir la nécessaire unité, alors que l’ordre autour duquel les élites doivent se rallier n’est pas clairement défini. L’ancienne hiérarchie sociale, économique et politique, qui est encore une réalité organique en France, est celle de la société des états. Les nouvelles hiérarchies sont économiques (la société de classes) et politique (l’Etat souverain). Une recherche ayant pour objet une telle société se doit d’examiner ces deux hiérarchies, afin de montrer comment elles ont façonné un ordre nouveau fondé, par-dessus tout, sur la défense de la propriété.
3Le roi exerce un leadership confus dans la recherche de cet ordre nouveau. D’une part, il défend le statu quo social en soutenant ses deux institutions fondamentales, la famille et la hiérarchie propre à une société d’ordres. D’autre part, il attaque le statu quo politique en cherchant à exclure le mode de gouvernement français du champ du contrat pour le situer dans celui de la loi, domaine où le roi jouit d’une autorité illimitée. Ainsi le mot ordre a-t-il deux sens contradictoires. Le réseau des ordres codifie l’inégalité pour en faire un cosmos social divin, et pourtant le roi entend traiter de manière égale tous ceux qu’il a en face de lui, et les soumettre tous à sa loi. Le cadre assuré par les ordres préserve la structure hiérarchique que les contemporains jugent indispensable au fonctionnement de la société, et pourtant le gouvernement exige une liberté d’action à l’extérieur de cette structure afin de préserver la paix sociale et de protéger le plus important de tous les éléments sociaux : la propriété. Dans une société à la fois stable et instable, il faut que le gouvernement combine autorité absolue, en vue de préserver l’ordre (c’est-à-dire la jouissance de la propriété) et autorité limitée, pour ne pas menacer la propriété. Le gouvernement ne peut menacer la propriété des élites et, dans le même temps, préserver à leurs yeux sa légitimité. Les contemporains n’y vont pas par quatre chemins quand il s’agit de faire le lien entre ordre et propriété : comme l’écrit à Colbert l’évêque de Saint-Malo (1675) : « [les bourgeois et les principaux habitants] sont très bien intentionné tant pour le service du roy que pour la conservation de leurs propres biens ». Le bon évêque ne manque pas de leur rappeler que les deux vont de pair.
4Comment analyser au mieux cette société de désordre obsédée par l’ordre ? Ce livre comporte trois parties : la première traite des classes et de leur relation à l’économie bretonne ; la seconde, de la société des états, vue à travers ses institutions, essentiellement les Etats de Bretagne ; la troisième, du problème de l’ordre à proprement parler. Cependant, avant de nous intéresser au cas breton, il nous faut dessiner, de façon plus large, le contexte français, à l’intérieur duquel se sont déroulés les événements bretons. Nous nous intéresserons d’abord aux classes et aux états, avant d’examiner le problème de l’ordre et la nature de l’« absolutisme ».
Classes et états
5Cela fait plus d’une génération que les deux « scolastiques », la société d’ordres et la société de classes, ont défini les paramètres historiographiques de la recherche sur la France moderne. Comme l’a suggéré Pierre Goubert, chaque modèle a son utilité, et pourtant ni l’un ni l’autre ne peut expliquer de manière satisfaisante la complexité de la société française de l’époque moderne. N’en pouvoir utiliser qu’un serait « la négation de la plus grande et de la plus chère des libertés, celle de l’esprit, en même temps que de la recherche historique elle-même »1. Pour comprendre la France moderne, nous devons prendre en considération les classes (c’est-à-dire le classement des individus selon la nature de leur activité économique et leur niveau de richesse), les états (ou ordres) (qui classent les gens en catégories juridiques culturellement déterminées), et l’ordre. Il nous faut aussi relier ces catégories au genre et à l’âge des individus, à cause de l’instabilité résultant des changements rapides dans les relations entre les sexes et les attitudes envers la paix sociale2. Le réseau breton des classes et des états reflète d’une certaine manière le particularisme de la province, et pourtant le modèle breton ressemble en gros au modèle français.
6La Bretagne, comme la France dans son ensemble, comporte trois élites distinctes : la noblesse titrée, l’élite robine, et les marchands3. Il est rare que les individus passent directement de l’élite marchande à la noblesse titrée ; le groupe médian, essentiellement les officiers de la justice royale, sert de mécanisme facilitant l’ascension sociale. Les nobles possèdent toutes les marques de l’estime sociale et politique : socialement, ils jouissent d’une préséance incontestée ; ce sont eux les militaires ; ils rendent (ou font rendre en leur nom) la justice locale. La classe juridique, comme la noblesse, possède des terres, mais à l’exception de quelques parlementaires, la plupart des hommes de loi bretons détiennent une sieurie plutôt qu’une seigneurie. Ils doivent céder la préséance sociale et politique aux nobles, même s’ils partagent avec eux le pouvoir politique de par leurs fonctions. Les nobles jugent souvent (ou plutôt font rendre la justice par d’autres, c’est-à-dire par des juristes de rang inférieur) en première instance mais, en appel, la sentence est rendue par une cour royale. Ces deux mondes nobiliaires s’entremêlent au Parlement de Bretagne.
7La seconde élite, celle des officiers de justice, vient des familles de juristes : presque tous les juges bretons sont des fils de juges, d’hommes de loi ou de petits officiers. Chez les officiers de justice subalternes, les grands-pères ont souvent été des marchands, mais chez les juges de rang supérieur, les grands-pères étaient ordinairement, eux aussi, des juges (subalternes). Une fois qu’on a choisi de faire une carrière juridique, on coupe les ponts avec le monde du commerce et de la finance. A Nantes, comme ailleurs, les officiers de la justice royale et les autres hommes de loi habitent une partie de la ville, tandis que marchands et financiers en habitent une autre. Ils se conforment à des modèles hautement endogames d’interaction sociale, par exemple en matière de mariages et de parrainages. Le Parlement illustre une particularité bretonne digne d’être remarquée : quelques-uns des échelons les plus élevés de l’ordre judiciaire royal sont occupés par de vieilles familles de la noblesse d’« épée », des familles déjà nobles aux xive et xve siècles. Cependant, ces parlementaires nobles sont en général les descendants de nobles qui s’étaient installés en ville et avaient choisi une carrière juridique à la fin du xve ou au début du xvie siècle.
8La troisième élite, les marchands, partage au xvie siècle le pouvoir urbain avec les officiers royaux ; au xviie, les officiers de justice tendent à monopoliser les fonctions de maires et à dominer les corps de ville. Même si trente villes bretonnes ou plus envoient des députés à chaque session des Etats au xviie siècle, l’immense majorité de ces députés vient de la classe juridique, qu’il s’agisse d’officiers du roi ou d’hommes de loi. En conséquence, les marchands ont une représentation politique infime. Leurs principaux alliés politiques proviennent des rangs des officiers de finance, qui constituent un groupe beaucoup plus restreint en Bretagne qu’ailleurs. Marchands et financiers bretons ont moins de pouvoir politique que leurs collègues de beaucoup d’autres endroits, bien que la Bretagne ait un commerce prospère. A la différence du groupe des juristes et des nobles, les marchands possèdent rarement des terres, sauf dans les zones entourant les villes commerciales les plus riches, telles que Morlaix, Saint-Malo ou Nantes.
9La monarchie repose sur la coopération de ces trois élites, dont les intérêts sont en général plus convergents que conflictuels. Des analyses simplistes, fondées sur les classes, de la monarchie française tendent à accentuer les conflits plutôt que les convergences, en sorte que le roi devient l’allié de la bourgeoisie contre la noblesse, ou l’allié de la noblesse contre la bourgeoisie : c’est l’Etat « absolutiste », ultime étape de la monarchie féodale. Dans Lineages of the Absolutist State, Perry Anderson donne la formulation classique : « L’absolutisme ne consistait essentiellement qu’en ceci : un redéploiement et une recharge de l’appareil de la domination féodale ». A l’en croire, cette monarchie absolutiste était principalement (mais pas exclusivement) un mécanisme servant à protéger « la propriété et les privilèges de l’aristocratie »4.
10Dans ses articles, où il compare sur de nombreux plans l’Angleterre et la France, Robert Brenner suit essentiellement la même ligne, et voit dans l’Etat absolutiste un remplacement des vieilles structures d’ « extraction du surplus » mais opérant au profit de la même classe5. William Beik, dans son excellent livre, Absolutism and Society in Seventeenth-Century France, arrive à une conclusion similaire, bien que plus nuancée, à propos du Languedoc : « L’absolutisme était la manifestation politique d’un système de domination protégeant les intérêts d’une classe privilégiée d’officiers et d’aristocrates terriens ». Beik va même jusqu’à suggérer que la « société d’ordres » est fondée sur « l’estime sociale accordée à la fonction mystique ou réelle que remplit chaque groupe et qui n’est pas nécessairement liée au rôle économique du groupe »6. En un sens, la Bretagne confirme les observations de Beik à propos du Languedoc parce que les deux hiérarchies – celle des classes et celle des ordres – sont quasiment superposables ; cependant, en un autre sens, la considération sociale (et politique) dont jouissent les groupes dominants a un lien très réel avec leur rôle économique en tant que propriétaires fonciers.
11La convergence d’identité entre la classe économique dominante, propriétaires fonciers à grande échelle, et l’ordre dominant, la noblesse titrée, signifie que leurs intérêts politiques, sociaux et économiques, se combinent pour constituer une classe dirigeante redoutable et cohérente. Les propriétaires bretons les plus riches du milieu des années 1660, ceux qui jouissent d’un revenu foncier de 30 000 livres ou plus paran, sonttous des nobles titrés : des princes (lesRohan), des ducs (Brissac, Cambout-Coislin, Retz, La Trémoille, Vendôme), des marquis (Coëtquen, Goulaine, Rieux, Rosmadec), et des comtes (Assérac-Rieux, Avaugour, Boiséon). Toutes ces familles ont des justices seigneuriales supérieures : les Rohan – avec les principautés de Léon et de Guéméné, le comté de Porhoët, et les baronnies de Coat-Méal et de la Roche Mochan – et les La Trémoille – avec Quintin, Goëllo, Paimpol, Châteleaudren, et la grande baronnie de Laval – détiennent les juridictions les plus importantes7.
12Ces familles titrées dominent la hiérarchie militaire. Aux xvie et xviie siècles, c’est un membre de l’une de ces grandes familles qui occupe d’ordinaire la fonction de lieutenant général pour les trois grands divisions de la province (la Haute-Bretagne, la Basse-Bretagne et Nantes). Les deux familles les plus puissantes, les La Trémoille et les Rohan, procurent au royaume des chefs militaires. Les grandes familles fournissent les gouverneurs militaires des grandes villes : Rieux à Brest, Goulaine ou Rosmadec à Nantes. Ils dominent les Etats, surtout les Rohan et les La Trémoille. Dans le premier quart du xviie siècle, un Rohan sert invariablement comme président du Second Etat ; dans le second quart du siècle, la fonction passe aux La Trémoille. Les autres grandes familles prennent souvent rang aux Etats ; quelques-unes, telle celle des Cambout, servent en qualité de commissaires royaux aux Etats ou comme députés des Etats à la cour, voire les deux (en 1636-37)8.
13Une position en vue dans un domaine exige une position tout aussi importante dans les autres. Les propriétaires les plus riches se doivent d’avoir des titres qui correspondent à leur importance foncière ; c’est ainsi que les plus riches parvenus, tel Gilles Ruellan en Bretagne, obtiennent des titres nobiliaires élevés – dans son cas, celui de marquis. Le roi est obligé de faire de Ruellan un marquis à cause de l’étendue de ses terres et parce que ses filles ont épousé des sommités de la société bretonne – Brissac, Goulaine, Guémadeuc, Coëtlogon, et Barrin de La Galissonnière – soit un duc et quatre marquis9. Un commandant d’un certain grade dans l’armée royale est quasiment tenu d’avoir un rang social équivalent ; un lieutenant général ne peut être qu’un duc ou un marquis, afin d’éviter qu’un de ses subordonnés militaires ne lui soit socialement supérieur. Un duc ou un marquis doit avoir un certain revenu foncier afin de vivre selon son rang, un revenu foncier qui le place aussi au sommet de la hiérarchie économique. Après tout, le chef militaire se doit de maintenir un certain rang, un certain style de vie ; le roi reconnaît officiellement cette nécessité en accordant à tous les officiers d’un grade donné un état en vue de les aider à maintenir le rang exigé par leur position10. Socialement parlant, dans une cour souveraine, c’est au premier président de donner le ton. Au Parlement de Paris, un premier président, Potier de Novion, va jusqu’à démissionner (en 1724) parce qu’il est incapable de maintenir le train de vie social qu’on attend de lui11. Aux Etats, les chefs de file de la noblesse sont tenus d’offrir des banquets en soirée à la noblesse de rang inférieur, banquets dont ils tirent un parti efficace pour gagner leur soutien.
14La noblesse domine la société grâce à trois attributs apparentés : le titre, la terre seigneuriale et le métier des armes. La plupart des nobles (dont beaucoup de Bretons) ne servent pas dans l’armée, de sorte que leur relation personnelle à cette profession est en réalité mystique, mais la plupart des officiers (et les cavaliers dans les compagnies d’ordonnance) sont nobles. Servir dans l’armée est sans doute une fonction « mystique » pour tel ou tel noble en tant qu’individu, mais c’est une fonction bien réelle pour la noblesse en tant que groupe12. Bien que tel ou tel noble ait pu ne posséder que peu de terres (c’est le cas de la plupart), les grandes seigneuries, et la plus grande partie des terres, appartiennent aux nobles. En Bretagne, très peu de roturiers détiennent des droits seigneuriaux, bien qu’un nombre considérable d’entre eux, particulièrement près des grandes villes comme Rennes, ou Nantes, aient acheté les terres des fiefs auxquels sont attachés ces droits13.
15Les nobles dominent l’économie bretonne en tant que propriétaires (c’est-à-dire comme membres d’une classe) et en tant que seigneurs, fonction qui les distingue des autres propriétaires fonciers. Aux xvie et xviie siècles, des officiers royaux et des hommes de loi achètent des terres en quantités importantes. Ces personnes ont des racines familiales dans les élites marchande des villes, mais ce serait une erreur de les rattacher en tant que classe aux marchands, et d’appeler cette combinaison la bourgeoisie (au sens moderne de classe économique spécifique ; dans le vocabulaire de l’Ancien Régime, les citadins vivant de leurs rentes sont des « bourgeois »). Ce sont, pratiquement sans exception, des sieurs : des propriétaires de domaines ruraux sans droits seigneuriaux14. Ceux qui atteignent les fonctions judiciaires les plus élevées, tel un juge au Parlement ou un président de la Chambre des Comptes (ou de l’un des quatre présidiaux), arrivent bel et bien à franchir cette dernière barrière ; ils finissent par acheter (ou par obtenir par lettres du roi) des droits seigneuriaux. La difficulté que nous éprouvons aujourd’hui à situer les officiers de justice dans l’échelle sociale de la France de l’Ancien Régime n’est pas surprenante, étant donné que les contemporains avaient précisément le même problème. Il y avait un désaccord véhément sur la place des officiers royaux dans le cadre des Etats : aux Etats généraux de 1614, après une longue dispute, les députés décident même que le Parlement de Paris siégera avec le Tiers Etat15. Les niveaux supérieurs des hiérarchies de classes et d’ordres sont donc étroitement mêlés.

16Les groupes ont tendance à se chevaucher à certains points de contact, tel celui des propriétaires non seigneuriaux : les officiers de justice, tout comme les nobles, possèdent des sieuries. Certains officiers de finance, des rentiers, et des marchands (spécialement autour de Morlaix, de Saint-Malo et de Nantes) possèdent aussi des sieuries mais une grande partie de leur argent tend à être investi dans le commerce ou la ferme d’impôts. Certains juges, tels ceux du Parlement de Bretagne, possèdent même des seigneuries (non seulement autour de Rennes mais dans le Vannetais ou dans l’ouest de la Bretagne). Ces juges sont en général issus de familles qui jouissaient d’une seigneurie avant de rejoindre la cour mais certaines familles, notamment celles des présidents de la cour, les obtiennent après avoir rejoint le Parlement à la fin du xvie ou au début du xviie siècle.
17Les classes de la capitation de 1695 illustrent le chevauchement entre classe économique et ordre social, pour peu qu’on les examine de près. Presque toutes les catégories de 500 livres ou plus concernent les officiers du roi, en sorte qu’elles fournissent une hiérarchie sociale bien nette à l’intérieur de segments de la bureaucratie royale et, dans une moindre mesure, entre ces segments. Toutefois, l’abondante liste de ces fonctions tend à éclipser les catégories sociales plus larges auxquelles appartient la vaste majorité des contribuables. Les Bretons les plus éminents figurent donc dans la seconde des vingt-deux « classes » : les ducs, le gouverneur de la province, et le prince de Rohan (payant tous 1500 livres). La classe suivante comprend les lieutenants généraux, le premier président du Parlement de Bretagne, le trésorier des Etats, et les receveurs généraux (ces trois derniers n’auraient sûrement pas été placés si haut cinquante ans plus tôt). Les cinquième, sixième et septième « classes » incluent les autres grandes figures politiques de la province : la cinquième, le premier président de la Chambre des Comptes, l’intendant, les gouverneurs des forteresses frontalières ; la sixième, les présidents à mortier du Parlement et les gouverneurs des grandes villes ; la septième, les marquis, les comtes, les vicomtes, et les barons, et les présidents de la Chambre des Comptes.
18A l’intérieur des vingt-deux classes la liste débute invariablement avec les militaires, passe à l’ordre judiciaire, puis aux officiers de finance. Les catégories économiques n’apparaissent que dans les dixième et onzième classes, avec les banquiers (dixième) et les marchands en gros (onzième). La liste suit essentiellement les catégories générales exposées plus haut. Seuls les marchands et les rentiers apparaissent avant la quinzième classe, où l’on découvre les ruraux (ceux qui louent des terres en échange d’un fermage d’une valeur annuelle de 3 000 livres). Dans les villes, nous voyons des marchands en gros, puis des marchands au détail (seizième). Les maîtres-artisans (ceux qui emploient des compagnons) des grandes villes apparaissent dans la dix-huitième classe, les artisans sans compagnons des petites villes dans la vingtième. La vingt-deuxième classe regroupe les manouvriers, les journaliers, les bergers et les domestiques mariés, les compagnons, les apprentis, les bergers et les domestiques célibataires, et les domestiques des petites villes, cités dans cet ordre. Tous payent une livre.
19Pour les villes, la liste peut être simplifiée comme suit :

20A la campagne, les paysans se divisent en trois grands groupes : laboureurs, manouvriers, journaliers16. Les artisans de village appartiennent aux deux groupes inférieurs. Les classes de capitation mentionnent des fermiers tenant pour 3 000 livres de terres et 2 000 livres de moulins dans la 15e classe, mais ces individus ne sont pas des paysans. Les laboureurs les plus riches apparaissent dans la 16e classe – « une partie des fermiers et laboureurs » – qui paye 30 livres ; d’autres apparaissent dans les 17e, 18e et 20e classes, aux côtés de certains vignerons. On trouve les journaliers et les domestiques dans la dernière catégorie. Les laboureurs possèdent souvent une petite parcelle de terre et ont toujours un attelage de charrue (généralement loué) et une ferme louée. Les manouvriers peuvent posséder une maison ou, rarement, une parcelle minuscule ; ils louent généralement une petite exploitation. Les journaliers ne possèdent que leur force de travail et louent d’ordinaire chez d’autres une pièce d’habitation ou une partie de pièce (quoique certains journaliers aient en location leur propre maison).
21La hiérarchie des ordres rend difficile le passage d’un groupe au groupe voisin, mais certaines formes de mobilité s’avèrent plus faciles que d’autres. Les deux fractures les plus nettes sont celles séparant les artisans des marchands et les officiers de justice des officiers de finance. Beaucoup de familles utilisent un office royal (et d’autres méthodes) pour accéder à la noblesse au cours de la période allant de 1550 à 1625, mais après 1625 ce processus se ralentit considérablement. La consolidation d’un ordre nouveau, dans lequel les trois élites occupent des places bien définies que toutes entendent défendre, contribue grandement à une stabilité accrue.
22Il y a peu de discordances entre hiérarchies sociales et économiques. Certains nobles titrés et beaucoup de nobles non titrés ont des ressources relativement modestes ; d’autres parmi eux ont peu (ou pas) de droits seigneuriaux. Considérez les différences entre les sommes exigées de ces groupes au titre de la capitation : ducs et princes – 1 500 livres (classe 2) ; marquis, comtes, vicomtes et barons – 250 livres (classe 7) ; détenteurs de fiefs (gentilshommes sans titres) – 40 livres (classe 15) ; gentilshommes sans fiefs – 6 livres (classe 19). L’écrasante majorité des nobles tombe dans ces deux dernières catégories, et de fait la plupart d’entre eux viennent sans doute de la dernière. Si ces gens ont un poids politique, c’est seulement comme membres d’une faction aux Etats ; les nombreuses suites des grands, qui comptent parfois plus de cent personnes, leur donnent une autorité supplémentaire (et des voix plus nombreuses) lors des délibérations des Etats. Toutefois, dans la réalité, les officiers royaux, en particulier les officiers de justice d’un rang élevé – parlementaires, présidents des cours présidiales, sénéchaux – ont beaucoup plus de pouvoir politique et économique que les hobereaux. En général, ces officiers possèdent aussi beaucoup plus de terres, et certains d’entre eux jouissent aussi de droits seigneuriaux. Les présidents à mortier sont placés dans la classe 6 ; les simples conseillers au Parlement et les maîtres de la Chambre des Comptes tombent dans la classe 9 (150 livres), les maires de Nantes et de Rennes dans la classe 11 (100 livres), les échevins de ces deux villes et les maires de toutes les autres villes dans la classe 13 (60 livres). Bien que les classes de capitation reposent sur plusieurs éléments différents – politiques, institutionnels, économiques – ces différences – parlementaires placés bien au-dessus des nobles non-titrés, même ceux détenant des fiefs, présidents au Parlement à peu près au même niveau que les nobles titrés inférieurs aux ducs – représentent de manière assez exacte l’ensemble de la structure sociale réelle dans la province.
23La fracture entre les familles d’officiers de justice et celles d’officiers de finance fournit un des éléments les plus frappants de la structure sociale bretonne. Les familles de juges accèdent souvent à la noblesse, leurs membres s’allient souvent par mariages avec les vieilles familles nobles. Les mariages entre familles de juges et familles de financiers sont rares. Les officiers de finance, excepté ceux qui sont très riches, concluent des mariages endogames ou épousent des filles de marchands. La ligne de partage entre intérêts ruraux et intérêts citadins, entre ceux qui placent leurs capitaux dans la propriété foncière et ceux qui les investissent dans le commerce, est celle qui sépare les deux catégories d’officiers, les juges se rangeant dans le camp des nobles côté campagne, et les financiers s’alliant aux marchands côté ville.
24L’autre fossé social est celui qui sépare marchands et artisans. Les artisans produisent ce qu’ils vendent, les marchands non. Le passage d’un groupe socioéconomique à l’autre est aussi rare en Bretagne qu’à Dijon17. Au sein de la classe des artisans, une barrière se dresse entre maîtres et compagnons, mais beaucoup de compagnons peuvent raisonnablement aspirer à devenir maîtres. La ligne de partage entre maîtres et compagnons met souvent en jeu l’âge et la situation de famille : les maîtres se doivent d’être mariés ; en outre, la plupart ont au moins trente ans. On constate les mêmes divisions à la campagne. Les journaliers sont en général jeunes et célibataires ; les manouvriers sont habituellement mariés et ont entre 25 et 35 ans. A ces niveaux de la société, rurale ou urbaine, ces trois facteurs réunis – la classe d’origine, la situation de famille et l’âge – déterminent la place dans la hiérarchie économique et sociale.
25En général, les intérêts de classe et d’ordre se chevauchent. Les propriétaires fonciers, nobles ou roturiers, seigneurs ou pas, sont partisans d’une imposition directe peu élevée ; les marchands s’inquiètent d’une imposition indirecte élevée. En Bretagne, le choix entre taxation directe et indirecte est le problème politique numéro un. A la différence du Dauphiné, la Bretagne connaît des exemptions, à la fois réelles et personnelles, de sorte que la querelle à propos de l’impôt est centrée, non sur des distinctions basées sur l’ordre (taille réelle contre taille personnelle), mais sur des intérêts économiques et sur la relation entre le système d’imposition et la terre18. La ligne de partage ne se situe pas, comme dans le Dauphiné, entre Second Ordre et Tiers Etat, mais entre propriétaires fonciers et marchands. Les paysans prennent le parti des propriétaires ; les artisans, qui payent la plus grosse part des taxes indirectes sur le vin, prennent le parti des marchands.
26L’importante solidarité entre les ordres à propos de l’impôt indirect, et contre l’impôt direct, ne doit pas masquer le fait que ce problème économique est fondé sur la classe. La relation économique à la terre détermine la position vis-à-vis de l’imposition directe. Beaucoup de propriétaires ne sont pas nobles ; en fait, dans certaines régions les familles de juristes, dont beaucoup sont encore roturières, détiennent une part substantielle des terres19. En Bretagne les propriétaires fonciers siègent comme députés du Tiers Etat aussi bien que du Second Ordre : les deux ordres ont le même intérêt personnel à protéger leurs locataires de la taxation directe. La politique bretonne, après 1598, est axée sur un problème de classe : quel est le montant de l’impôt direct que devraient verser les cultivateurs ?
27La possession commune des terres par les propriétaires (nobles et roturiers) a pour corollaire un intérêt de classe partagé. Au plan économique, les propriétaires terriens dominent la France du début de l’époque moderne. C’est l’agriculture qui fournit de loin la part la plus importante de la production économique mais, en outre, la terre elle-même exerce un pouvoir quasi mystique sur les gens de l’époque. Comme c’est souvent le cas pour les pouvoirs mystiques, celui-ci a d’importantes racines rationnelles : la terre est synonyme de pouvoir politique et social20. Il est hors de question pour ceux qui n’ont pas de terre d’aspirer à devenir importants dans l’une ou l’autre sphère.
28Les marchands ont des rapports complexes avec les systèmes hiérarchiques fondés sur la terre. Leurs familles peuvent progressivement se hisser plus haut dans la hiérarchie des ordres grâce à une stratégie prudente consistant à changer de profession, à acheter des terres et à adopter de nouvelles attitudes culturelles. Cette stratégie suppose aussi un changement de classe, car il faut que leur principal intérêt économique passe du commerce à la terre. Cependant, même comme marchands, ils tirent de nombreux bénéfices de la structure sociale et politique. Les officiers de la police urbaine peuvent protéger (et ils le font) les marchands du cru de la concurrence extérieure et du désordre ; les Etats provinciaux peuvent (et ils le font) s’opposer aux monopoles commerciaux et aux nouvelles taxes affectant le commerce ou la manufacture. Les Etats de Bretagne, corps composé presque exclusivement de propriétaires fonciers, s’opposent aux monopoles commerciaux avec autant de conviction que les marchands bretons21. Il arrive fréquemment que marchands et propriétaires n’aient pas d’intérêts de classe opposés ; il est rare qu’une telle opposition devienne le moteur d’un conflit de classe dans la politique française de l’époque moderne. Chaque groupe possède des biens ; la préservation de ces biens (l’ordre) est le premier objectif de l’Etat sous l’Ancien Régime, de sorte que l’Etat peut servir simultanément le principal intérêt de chacune des deux classes22.
29Les historiens juxtaposent souvent deux systèmes de valeurs contradictoires : l’un fondé sur les vieilles notions de loyauté et d’ordre, l’autre basé sur l’assise plus « moderne » de l’intérêt économique. Cependant, comme le démontre Kristen Neuschel dans son analyse de la culture noble, une opposition entre « affection » (action fondée sur la fidélité) et « gain » (action fondée sur l’intérêt matériel), qui distingue artificiellement entre actions fondées sur l’état et sur la classe, n’a guère de sens. Elle note à quel point « les liens que les nobles tissent entre eux et avec l’Etat sont complémentaires ; ils sont souples, non exclusifs, et épisodiques »23. La société moderne comporte à la fois des états et des classes. Les gens agissent, ne peuvent qu’agir, en réaction à plusieurs stimuli : le souci de l’honneur, celui de la propriété, celui de l’ordre. Dire que nous pouvons choisir d’isoler un élément à l’exclusion des autres, c’est se méprendre du tout au tout sur la France moderne. Parler d’une « société d’ordres », c’est ne pas saisir que lorsque les Français de cette époque utilisent le mot « ordres », ils veulent dire « ordre ». De nombreuses solidarités chevauchent les limites entre classe et ordre : les propriétaires nobles défendent-ils leurs intérêts en tant qu’ordre (noblesse) ou en tant que classe (propriétaires fonciers) ? Ils se réfèrent invariablement à leurs intérêts liés à l’ordre pour défendre leurs actes, mais ceci n’explique guère leur motivation authentique. Primo, ils ont l’habitude d’utiliser la rhétorique des ordres ; secundo, dans une société obsédée par la coutume, il paraît plus logique de formuler une réclamation en termes de violation d’anciennes normes, lesquelles étaient définies en termes d’ordres.
30Le problème de classe le plus important repose sur le partage du produit du principal moyen de production – la terre. Les propriétaires veulent des loyers plus élevés ; le roi veut le paiement d’impôts plus élevés. Dans son cahier, rédigé en vue des Etats généraux avortés de 1649-1651, la noblesse du Périgord dit crûment la chose dans l’article 2 : « Que les domaines, moulins et fermiers des gentilshommes soient exempts de toutes tailles et contributions24. » Ils basent leur revendication sur leurs privilèges nobiliaires (c’est-à-dire fondés sur l’appartenance à un ordre). Le collecteur d’impôts agresse le sens de l’honneur du noble et ébranle l’ordre politique local, qui repose sur la protection offerte aux faibles par les puissants. Bercé et Mousnier ont raison de soutenir que de tels griefs fournissent la preuve que les nobles défendent leur honneur (et donc leur intérêt politique), mais nous devons aussi reconnaître que, ce faisant, ils défendent leur intérêt économique25. Payer le fermage ou payer l’impôt – il va de soi que le propriétaire souhaite voir résoudre ce dilemme en sa faveur. En fait, les doléances des nobles sur ce point affirment explicitement que les paysans sont incapables de régler leurs loyers et redevances à cause des impôts élevés26. La protection des locataires contre l’imposition relève essentiellement de l’intérêt de classe, ainsi que le montre clairement la position des cours souveraines, mais l’imposition est un problème politique, quelles que soient par ailleurs ses ramifications économiques. Etre sans défense devant le collecteur d’impôts est à la fois un handicap économique et un handicap sociopolitique, un problème de classe mais aussi un problème d’ordre.
31Les officiers de finance bourgeois et le roi s’allient pour vaincre les nobles (et les autres propriétaires) sur cette question fondamentale. Il s’agit d’un conflit lié à l’ordre, en ce sens que l’incapacité à protéger leurs « vassaux » (comme les nobles bretons appellent leurs paysans) d’une taxation plus importante entraîne un coût social et politique élevé : si le seigneur est impuissant vis-à-vis de l’Etat, pourquoi demeurer loyal envers lui ? Et pourtant il s’agit aussi d’un problème de classe, dans lequel l’administration financière est l’ennemie de classe des propriétaires, tandis que l’appareil judiciaire est leur allié de classe. Les cours royales sont invariablement hostiles aux nouveaux impôts royaux : leur intérêt de classe, comme propriétaires, est de préserver leur accès au surplus de production des paysans27. Chacun souhaite accéder aux réserves d’argent comptant de la paysannerie : le roi obtient cet argent grâce aux impôts directs, les propriétaires en percevant des droits d’entrée plus élevés pour les baux ou des loyers plus élevés28. impôts directs plus élevés, cela veut dire moins de liquidités pour payer les droits d’entrée, les loyers, et ce qui est peut-être le plus critique, pour investir. Les nobles militaires et l’administration civile (juristes), bien que rémunérés par des revenus royaux accrus, risquent d’être financièrement perdants si leurs locataires sont incapables de payer leurs loyers en raison d’une fiscalité trop lourde. Les propriétaires ont un intérêt de classe évident, qui leur fait souhaiter : des impôts directs modestes pour leurs locataires, de manière à ce qu’ils puissent percevoir en loyers des revenus plus importants ; un marché libre pour leur grain ; le maintien de l’ordre. Le problème clé est le premier : les taux d’imposition directe. Soutenir que l’Etat monarchique est l’allié féodal de la noblesse revient à ignorer que, sur ce problème de classe le plus important – la répartition de la valeur du surplus des principaux moyens de production – les intérêts de l’Etat et de la majeure partie de la noblesse sont incompatibles.
Ordre et absolutisme
32Le principal garant de l’ordre dans la France moderne est le roi. Ce dernier s’appuie sur l’Eglise pour sacraliser cet ordre et sur la noblesse et les officiers royaux pour le faire respecter. L’Eglise continue de sacraliser les trois ordres traditionnels, et pourtant elle sacralise aussi de manière spécifique le roi en tant qu’individu à part. Le changement dans l’ordo du couronnement sous Charles V (qui prit force de loi seulement sous Charles VIII) s’oriente dans cette nouvelle direction individualiste29. Le roi devient, particulièrement sous François Ier, le prince machiavélien de la virtù, et l’homme dont les actions s’appuient sur la raison : dans le cas de François, agir signifie faire, et non découvrir, la loi.
33Dans l’ancien système, où le juge découvre la loi, c’est le juge qui occupe la première place. Le sceau d’Hugues Capet le représentait comme juge, et non comme combattant. Au xvie siècle, la pratique et la théorie françaises ont infléchi la perception de la royauté, de la loi et, par voie de conséquence, de l’ordre politique lui-même. Le nouveau roi souverain – celui de L’Hôpital, de Bodin ou de Richelieu – se définit comme un législateur. C’est François Ier qui fait l’indispensable premier pas : il met en œuvre les projets de Charles VII de mettre par écrit les coutumes de chacun des bailliages du royaume. Il publie ensuite une ample série d’édits pour combler les lacunes de ces coutumes. Au niveau théorique, L’Hôpital et Bodin énoncent clairement l’ordre nouveau : L’Hôpital déclare devant le Parlement de 1561 que « le vray office d’un roy et des gouverneurs est de regarder le temps, aigrir ou adoulcir les loys ». Bodin résume ainsi ces changements dans une de ses phrases les plus célèbres : « La premiere marque du Prince souverain, c’est la puissance de donner loy à tous en general, et à chacun en particulier30. »
34Cette définition de la souveraineté, qui s’écarte du jugement au profit de la législation, affaiblit les seigneurs et renforce le roi. Elle postule l’égalité plutôt que la traditionnelle inégalité devant la loi. Ces contradictions touchant à l’égalité et à la loi signifient que la France de l’Ancien Régime possède les caractéristiques d’un Etat fondé sur une loi à laquelle tous doivent se soumettre, qui se prête au regroupement par classes parce qu’elle nie l’efficacité des privilèges sur lesquels repose la société d’ordres. Malgré cette évolution de la principale fonction du roi – d’interprète il devient l’artisan de la loi –, il continue de se définir en termes de relation à la loi, pour laquelle il conserve donc le plus grand respect.
35La relation du roi à la loi est la réalité centrale de l’absolutisme. Celui-ci n’est pas un système de gouvernement et ce n’est pas non plus un simple processus de construction de l’Etat : l’absolutisme consiste à croire que le roi a la capacité absolue de faire la loi positive31. La monarchie des xviie et xviiie siècles est « absolutiste » seulement en ce sens qu’elle cherche constamment à gouverner la France au moyen de lois promulguées, plaçant ainsi sans contredit le discours politique dans le champ d’une autorité royale sans entraves. Le travail de sape systématique des autres centres d’autorité possibles, qu’ils soient seigneuriaux ou municipaux, fait partie de ce processus. Le roi ne souhaite pas détruire ces élites ou éliminer leur pouvoir ; il ne peut vouloir pareille chose, parce que son pouvoir repose sur le leur. Il entend que leur pouvoir émane de lui, plutôt que de quelque autre source indépendante. Aux xve et xvie siècles, le roi enlève systématiquement les trois grands attributs de la souveraineté à toutes les autres autorités, l’Eglise exceptée. Il supprime leur pouvoir de lever l’impôt ; il supprime leur capacité de rendre des jugements souverains ; et il usurpe l’aptitude à légiférer en changeant la définition de la loi. Au xviie siècle, il infléchit souvent, comme en Bretagne, la source de légitimation de leur pouvoir ; par exemple, le véritable pouvoir de police à Nantes passe du maire au prévôt et au sénéchal après 1600. Le sénéchal est souvent le maire mais son pouvoir de maintenir l’ordre émane d’une source indubitablement royale plutôt que d’une source municipale plus ambiguë32.
36Les élites contemporaines acceptent la capacité absolue du roi de légiférer parce que, pensent-elles, elle garantit l’ordre, c’est-à-dire à la fois la propriété et l’inégalité33. Le roi demeure dans le cadre de la loi elle-même, parce que ce cadre inclut la loi divine (la loi naturelle, selon certaines formulations postérieures) et même repose sur elle. Il existe une seule restriction importante à la liberté d’action du roi : son obligation de respecter la loi divine et partant les contrats, et donc de manière très spéciale la propriété de ses sujets. Cette restriction réconforte les élites françaises parce que le Décalogue inclut le respect total des contrats, et que la société française repose sur une multitude de contrats34. Les Etats de Bretagne comprennent fort bien l’importance de la protection contractuelle : ils demandent et obtiennent du roi un contrat écrit destiné à couvrir chaque don financé par l’impôt. Que le pouvoir du roi soit à la fois absolu et limité est seulement, comme l’a suggéré Nannerl Keohane, un paradoxe apparent35.
37La définition que donne Bodin de la royauté satisfait les élites gouvernantes de la société française de l’époque moderne. Un roi fort préserve l’ordre et, pardessus tout, la propriété. Bodin affirme sans équivoque que le roi n’a pas le droit de toucher aux biens personnels de ses sujets36. Les hommes de loi ordinaires, tel Yves Laurent, de Quimperlé, approuvent :
Le conseil des deffandeurs ne voulant donner aucunes bornes ni limites à l’aucthoritté des Roys on demeure d’accord que s’ils en usent de toute leur absollue puissance que sans doute Ils ne puissent tant sur le bien et la vie de leurs subjects mais quelque pouvoir qu’ils ayent Ils n’en ont Jamais agy de cette manière ont sçaist que dans la France les Roys y ont tousjours traité leur subjects avec justice qu’ils ont laissé à leurs subjects les moyens d’augmenter leurs biens et leurs fortunes sans les leur oster par aucune viollance… Ils n’ostent pas au particullier la pocession de ses biens…37
38Des membres particuliers de certains groupes subissent un préjudice quand le roi se met à établir la loi positive, mais d’autres membres de ces mêmes groupes en bénéficient. Le roi ne s’attaque pas aveuglément aux privilèges, en cherchant à remplacer une élite par une autre, ou en faisant jouer habilement la concurrence entre une élite (la bourgeoisie) et une autre (les nobles). Les Français de l’époque moderne débattent de la meilleure façon de s’adapter à l’évolution des circonstances. L’Etat a besoin de beaucoup d’argent, essentiellement pour financer les dépenses militaires (dette incluse). Les élites locales veulent l’ordre : politique, religieux, social, économique, et moral. Que cela leur plaise ou non, le roi constitue le meilleur, en fait le seul, moyen d’obtenir cet ordre38.
39L’ordre peut signifier plusieurs choses : la protection du statu quo avec sa hiérarchie d’états, ou la simple obéissance à l’Etat, que ces mêmes états perçoivent souvent comme étant en train de violer leur sens de l’ordre « réel ». Les différents membres d’un groupe et les différents groupes se font des idées différentes de la tradition « réelle » et de la signification de l’ordre. Le nouvel ordre du roi – son rôle législatif, ses efforts pour gouverner en dehors des contrats – viole certains principes de base de l’ordre ancien39.
40A l’époque de Louis XIV, les élites françaises ont abouti à une définition de compromis. Premièrement, l’ordre signifie la protection de la propriété. Les éléments en pleine ascension améliorent leur position sociale en accumulant les biens, de sorte que le respect de la propriété leur donne satisfaction. L’inégalité sociale existante repose essentiellement sur une répartition inégale de la propriété foncière ; le respect de ce partage inégal des biens protège aussi les intérêts les plus vitaux des propriétaires fonciers. La France moderne connaît plusieurs formes de propriété, l’une essentiellement similaire à notre notion moderne de la propriété privée, l’autre que nous pourrions appeler féodale, et encore une troisième qui relève de la communauté. Les membres les plus puissants de la société possèdent à la fois des biens au sens où nous l’entendons (en général des terres) et des biens féodaux, tels les droits seigneuriaux. Leurs biens féodaux les établissent comme l’élite gouvernante de la société, si bien que l’importance croissante de la propriété privée, en particulier de la richesse commerciale, menace le statu quo social. Même pour la vieille élite gouvernante, la partie de ses revenus provenant de la propriété privée en vient progressivement à dépasser celle produite par ses biens féodaux. Presque tous les nobles tirent le plus gros de leurs revenus de la simple location de leurs terres, et non de redevances ou d’obligations féodales ; en outre, le pourcentage des revenus tirés de la location des terres augmente régulièrement.
41L’ordre signifie aussi la préservation de la hiérarchie. L’Etat fera tout ce qui est en son pouvoir pour protéger la position dominante des mâles dans la société. La société française est depuis longtemps patriarcale mais des forces sociales et économiques sous-jacentes se combinent pour faire planer de nouvelles menaces sur le patriarcat traditionnel. Les familles s’affaiblissent face aux individus et quelques femmes exigent des droits plus nombreux : celui de choisir leur mari, celui de contrôler la propriété, celui de diriger une affaire. Entre 1550 et 1700, l’Etat royal adopte une série de lois destinées à empêcher ces femmes d’atteindre leurs objectifs. D’ordinaire, ces lois donnent au père (ou tuteur mâle) une autorité beaucoup plus grande au sein des familles et suppriment les droits économiques des femmes mais, comme nous le verrons, celles-ci contournent systématiquement ces nouvelles restrictions.
42Ces deux éléments, la propriété et la mainmise sur les femmes, vont de pair. Ceux qui appartiennent pleinement à la société civile jouissent de l’une et de l’autre et, de fait, c’est souvent quand ils se marient que leur patrimoine atteint sa masse critique. Les gens qui comptent dans la société, la vraie, se décernent l’appellation de gens de bien. Qui sont, ou plutôt qui ne sont pas, ces gens de bien ? La frontière passe parmi les petits boutiquiers, les maîtres artisans des villes et les laboureurs des villages
43Pour les élites, les citadins qui sont au-dessous du niveau des maîtres de métiers n’ont pas vraiment de place dans l’ordre social ; ces personnes ne participent pas, en tant que corps, aux processions officielles40. Les descriptions de révoltes par les élites renforcent cette tendance à ne pas faire de distinctions sociales parmi les classes inférieures. Les observateurs appartenant aux élites utilisent toujours pour décrire les foules impliquées dans les révoltes urbaines les termes de canaille ou gens de néant ou inconnus – c’est-à-dire étrangers à la communauté. Ceux qui sont poursuivis pour y avoir participé sont des compagnons, des petits maîtres et d’autres qui ont un lien réel avec la communauté. Cette dissonance illustre le point de vue social des élites mais nous indique aussi où passe la frontière de l’ordre.
44Cette frontière épouse la ligne de partage entre petits boutiquiers, maîtres artisans et classes laborieuses (compagnons et journaliers). Les boutiquiers et les maîtres artisans constituent le groupe déterminant pour le maintien ou l’effondrement de l’ordre urbain ; à la campagne, les laboureurs jouent le même rôle. Lorsque ces groupes soutiennent l’ordre, ce qui est généralement le cas, l’ordre règne ; lorsqu’ils s’opposent à la situation existante, l’ordre s’effondre. Il n’est guère surprenant que les élites aient dirigé leurs accusations contre les « inconnus » et les non-possédants. Les élites ne veulent même pas admettre la possibilité que de petits propriétaires aient abandonné le parti de l’ordre. Maîtres artisans et boutiquiers estiment faire partie des gens de bien ; les élites les considèrent rarement comme tels, et pourtant elles comptent sur eux pour protéger l’univers des gens bien, de ceux qui ont du bien.
45La distinction clé est celle entre gens de néant et gens de bien ; ceux qui ont du bien appartiennent à la communauté : ce sont des gens de bien. Le terme joue sur le double sens de bien/biens : ces gens sont littéralement les gens bien, mais la connotation liée au pluriel (biens) souligne qu’il s’agit aussi des gens qui ont du bien. Cette connotation est d’autant plus forte que les antithèses des gens de bien sont les gens de néant, c’est-à-dire ceux qui n’ont rien, qui manquent de biens41. En Espagne aussi, comme nous le révèle le proverbe cité dans Lazarillo de tormes, on doit rechercher la société des buenos afin de devenir comme eux. Le sens originel était, bien sûr, purement moral, mais Lazarillo entend par buenos ceux qui ont des biens matériels42.
46En France, l’ordre social est fondé sur cette distinction concernant la propriété. Les gens de néant, parce qu’ils n’ont pas de bien, n’appartiennent pas à la communauté, d’où l’usage du terme inconnus pour les désigner. Chaque élément de la vie française s’appuie sur cette distinction vraiment fondamentale. Au tribunal, les témoins doivent être dignes de foi ; à l’assemblée villageoise, comme dans l’assemblée commune des villes, ce qui compte c’est l’opinion de la « plus saine et meilleure partie des habitans ». Au sens littéral, ceci veut dire les habitants les plus sages et les meilleurs ; pratiquement parlant, il s’agit de ceux qui ont le plus de biens (ici encore, le mot « meilleurs » évoque l’adjectif dont il est le superlatif, « bon » et, par extension, « biens »). L’intérêt porté aux relations entre possédants ne peut masquer le fait que la société de l’Ancien Régime connaît de nombreux niveaux de conflit politique et social. Premièrement, le caractère central de la distinction possédants/non-possédants implique que les problèmes politiques et sociaux les plus graves reflètent souvent un conflit entre ces deux groupes. En second lieu, la dissonance entre ordre économique et structure juridique signifie que certains conflits politiques mettent aux prises des ordres différents plutôt que de larges groupes économiques (tels que les non-possédants) ou même que des classes définies de manière plus étroite. Troisièmement, on peut distinguer clairement les luttes pour le pouvoir à l’échelon local, dans lesquelles une coalition de membres appartenant à des ordres et des classes divers fait alliance contre une coalition similaire. Ces conflits de clientèles nous rappellent que dans le concret des conflits politiques, à cette époque comme aujourd’hui, se dressent souvent l’une contre l’autre des coalitions sociales plutôt que des blocs homogènes de classes ou d’ordres43. Quatrièmement, les gens ordinaires ont une idée précise de la manière dont la société doit fonctionner. Lorsqu’elle ne répond pas à leur attente, ils protestent, parfois violemment, selon ce qu’il conviendrait d’appeler une politique du peuple.
47L’évolution du rôle de la femme et la fonction déterminante de l’âge font du sexe et de l’âge des catégories essentielles d’analyse de la société française moderne, des catégories qui compliquent encore toute analyse ayant pour point de départ les classes et les ordres44. Les femmes, ainsi que nous le verrons plus loin, jouent un rôle éminent dans la politique bretonne, dans l’économie, les relations sociales et l’agitation populaire. Comme d’habitude, elles partagent les intérêts de leur partenaire masculin (mari ou autre membre de la famille) mais elles ont aussi des rôles et des intérêts particuliers. L’âge détermine aussi la relation au système. Les jeunes, surtout ceux qui ont entre 15 et 28 ans, sont moins étroitement liés au système parce qu’ils sont rarement en possession de biens. Avant d’attribuer une base de classe au conflit entre maître et compagnon, on doit se rappeler que la place sociale du compagnon de 25 ans reflète son âge autant que sa classe. Ces jeunes hommes sont beaucoup plus turbulents que leurs aînés. La relative tolérance accordée à une telle conduite constitue la contrepartie de cette turbulence juvénile, qui fait partie du système et n’est pas pour lui une menace. Une foule de compagnons et de journaliers (la plupart âgés de moins de 30 ans) est un sujet de contrariété ; une foule de compagnons, de journaliers, de maîtres artisans et de boutiquiers, est une insurrection.
48Petits boutiquiers, journaliers, compagnons et maîtres artisans constituent 80 % de la population urbaine, et pourtant ils n’ont pas grand-chose à dire sur la manière dont fonctionne la société. Leur contribution est plutôt négative – émeutes, rébellions, grèves des impôts – mais ils disposent de très peu de mécanismes favorisant une action positive. La classe des (jeunes) travailleurs vit en marge de la société, et est presque continuellement en conflit avec elle. Les petits exploitants ont un pied dans la société et l’autre dehors ; leur aide peut transformer l’insatisfaction des travailleurs en crise locale. Le problème pour les forces de l’ordre dans la société moderne est d’empêcher une alliance générale de ces groupes contre l’élite gouvernante. Lorsque l’ordre s’effondre, c’est qu’on assiste à une alliance de ces groupes et, habituellement, de l’un (ou plusieurs) des segments de l’élite contre l’ordre politique établi. Les autorités de l’époque appellent « police » cet effort en vue de préserver l’ordre. A son niveau le plus simple, « police » veut dire administration d’un territoire donné, mais nous devons être attentifs à considérer dans son intégralité le sens contemporain du terme « police », tel qu’il est élaboré par les écrivains et les administrateurs de l’époque moderne. A leurs yeux, cette administration est non seulement politique, mais sociale, économique et morale. Les historiens oublient souvent ce dernier aspect, et pourtant les autorités de l’époque le jugent capital. Comme le dit Nicolas de la Mare dans son traicté de la Police (1705), « la Police renferme dans son objet toutes les choses qui servent de fondement et de règle aux sociétés que les hommes ont establies entr’eux ». Il ajoute que « la religion est le premier et le principal objet de la Police […] l’on pourrait même ajouster, l’unique [objet de la Police] »45.
49Les autorités bretonnes sont du même avis. Une brochure de 1721 sur la « Police générale de la Ville, Fauxbourgs, Banlieue et Comté de nantes » commence par une interdiction de « jurer et blasphemer le Saint nom de dieu, de la Vierge Marie, et des Saints ». Sept des huit articles concernent des questions de morale, la plupart ayant trait à la conduite à observer les dimanches et jours fériés. La brochure réglemente une gamme très variée d’activités : latrines, boucherie, vente de divers produits, et même le prix du vin46. Les autorités savent pertinemment quels sont les endroits dangereux pour la moralité : le quatrième article exige que les tenanciers de cabarets et de tavernes affichent en bonne place l’interdiction visant les blasphémateurs.
50La société civile combat les forces du désordre dans les tavernes parce que les espaces public et privé s’y chevauchent. Pour ses clients, la taverne constitue le cœur de la communauté. Pour les autorités, la taverne symbolise la débauche, la dégradation morale et le mécontentement politique en puissance47. En 1650, quand les compagnons tailleurs de Nantes fomentent une grève, ils se rencontrent à la taverne de la Croix Blanche. Les archives de la police de Nantes font état d’innombrables visites aux tavernes pour y collecter des taxes non payées et pour des infractions à l’interdiction de vendre du vin pendant la grand-messe du dimanche. Ce sont toujours les mêmes personnes qui emplissent les tavernes : des hommes célibataires âgés de 15 à 30 ans. La police cherche en permanence à les maintenir sous surveillance. Quand ces jeunes célibataires s’allient avec les boutiquiers et les maîtres, comme dans le cas de l’insurrection de la rue Saint-Léonard à Nantes (1667), il ne s’agit plus d’une simple affaire de police mais d’un effondrement de l’ordre lui-même.
51L’ordre politique de la France moderne repose sur la propriété, surtout la propriété foncière. Ceux qui n’ont pas de terre considèrent ce système à la fois comme non pertinent et oppressif. Leur mécontentement est une constante du système, et l’objectif de la police est de le maintenir à un niveau raisonnable en empêchant la classe laborieuse de trouver le moindre allié. Pour voir les choses sous un angle différent, le but du système est de veiller à ce que la masse critique qui a quelque intérêt au bon fonctionnement du système – les petits exploitants et les laboureurs – soit suffisamment satisfaite pour le soutenir. La plupart du temps, la police s’y emploie efficacement. Le problème pour l’historien n’est pas celui du conflit entre classes et ordres, mais plutôt celui du rapport entre classes et maintien de l’ordre. Comment les forces de l’ordre s’y prennent-elles pour maintenir le système de classes existant ? Le reste de ce livre étudie la province de Bretagne pendant la période 1532-1675 en vue d’apporter une réponse à cette question.
Plan de travail
52Le particularisme de la Bretagne demeure un lieu commun de l’historiographie, et pourtant c’est le particularisme, et non l’homogénéité, qui est la règle dans la France moderne. Les pays d’Etats contiennent environ 40 % de la population française et les pays d’élection ne sont pas, tant s’en faut, une masse homogène comme on le prétend souvent. La plupart des provinces françaises, et même des parties de provinces, ont des systèmes fiscaux individualisés et un droit coutumier local. La Bretagne est différente pour deux raisons : 1) elle bénéficie d’un accord contractuel (signé en 1532), dont elle peut légitimement affirmer qu’il engage le roi ; 2) l’ensemble de ses institutions provinciales – le Parlement, la Chambre des Comptes, les Etats, et un système fiscal particulier – lui fournit une protection exceptionnellement forte contre les initiatives royales. Après 1628 la province bénéficie de l’avantage supplémentaire d’être fort éloignée des principaux secteurs d’activités militaires, en sorte qu’elle a moins à souffrir de la présence des troupes que la plupart des autres provinces – circonstance fréquemment citée par le roi pour exiger une hausse des impôts dans les années 166048.
53Si l’on accorde que la Bretagne est plus particulariste (et mieux à même de défendre ce particularisme) que les autres provinces, on peut constater que ses structures de base sont très semblables à celles des autres provinces. Les propriétaires fonciers forment la classe gouvernante en Bretagne, comme partout en France. L’opinion publique en Bretagne émane de ces mêmes groupes, identifiés comme suit par Villeroy dans un mémoire de 1614 adressé à Marie de Médicis :
« Bon nombre de Princes, officiers de la couronne, gouverneurs de provinces et gentilshommes et seigneurs de toutes qualitez ; pareillement, les cours de parle-mens et autres compagnies souveraines du Royaume, avec les aultres officiers du Roy et les Magistratz et communautés des villes49. »
54Nobles, officiers royaux, niveaux supérieurs des corps de villes : pour accomplir quoi que ce soit, le gouvernement a besoin du soutien de ces gens. Pour maintenir leur pouvoir local, ces gens ont besoin du soutien du gouvernement. C’est là un mariage singulièrement avantageux. La Bretagne constitue une province idéale où étudier à la fois la convergence des intérêts et le point de discorde majeure : le conflit concernant le partage de la production paysanne. Les propriétaires fonciers veulent des impôts directs modiques parce que ce sont leurs locataires (et, dans les régions de métayage, eux-mêmes) qui versent la plus grande partie de cet argent, et pourtant certains d’entre eux (les plus puissants) dépendent aussi des subsides royaux pour une partie substantielle de leur revenu50. La solution idéale est de faire payer les impôts par quelqu’un d’autre.
55La Bretagne n’est exceptionnelle que par la mesure dans laquelle la classe des propriétaires peut protéger ses intérêts. Cet « exceptionnalisme » nous fournit une excellente occasion d’observer les grandes lignes de la relation entre cette élite et la Couronne, parce qu’ils résolvent leurs conflits de manière très ouverte et que l’élite bretonne préserve sa position avec beaucoup d’efficacité : modeste imposition directe, droits élevés sur la vente au détail du vin, et régime seigneurial particulièrement dur. La Bretagne suit un parcours politique différent de celui de la plupart des provinces françaises au xviie siècle ; elle emprunte aussi un parcours économique différent au xviiie siècle. Les deux sont liés : la résolution unilatérale du conflit politique en Bretagne est un élément significatif dans la catastrophe économique de la période 1680-1780. La politique de taxation des Etats, si étroitement alliés aux intérêts des propriétaires fonciers, constitue un des facteurs clés du déséquilibre croissant de l’économie de la province et de son effondrement entre 1660 et 1690, après un siècle de croissance hautement diversifiée. Les loyers plus élevés, se combinant avec des impôts royaux en hausse après 1625, entament sérieusement les réserves de capitaux paysans. La baisse de l’investissement paysan est probablement cause du dramatique déclin économique si évident après 166051.
56La Bretagne (comme la France elle-même) constitue une mosaïque de zones économiques locales ; ces zones bretonnes ont souvent des liens plus étroits avec d’autres provinces françaises, ou avec des pays étrangers, qu’elles n’en ont entre elles52. La Bretagne a une économie plus diversifiée que les autres provinces françaises, avec des régions céréalières très fertiles, une large assise manufacturière, une région viticole, une zone d’élevage de bétail très étendue, une flotte de pêche très développée, son propre approvisionnement en sel, et un commerce considérable avec l’étranger. Le chapitre i décrit ces zones économiques bretonnes, et leur évolution en réponse aux politiques de l’élite aux xvie et xviie siècles. Il fournira aussi des définitions des différentes classes économiques de la Bretagne et de la France modernes.
57Le chapitre ii traite du système social de la province, des modèles d’interaction et de domination. Ici encore nous trouvons beaucoup de similitudes avec la France dans son ensemble : une endogamie professionnelle et géographique considérable, des réseaux ritualisés de parrainages ; des systèmes étendus et complexes de déférence et de patronage. Les seigneurs et les sieurs dominent ces systèmes et, avec eux, la vie politique. Dans le chapitre iii, nous examinerons le cadre institutionnel de la vie politique, en particulier la manière dont le roi collecte l’argent. C’est ici que nous pouvons constater une des différences majeures entre la Bretagne et le reste de la France : la Bretagne a très peu d’offices de finances, de sorte que les familles marchandes ne peuvent utiliser ces offices pour tirer profit de l’accroissement du pouvoir royal. En Bretagne, les offices de finances sont rarement une étape vers la noblesse ; c’est un investissement, ou plutôt cela fait partie d’un type d’investissement dans les activités lucratives du gouvernement. Les autres régions exceptionnelles – surtout le Languedoc, la Bourgogne et la Provence – préservent des systèmes financiers tout aussi particularistes qui permettent à leur élite gouvernante locale de maintenir sa position. La Bourgogne et la Bretagne ont aussi les deux régimes seigneuriaux les plus sévères de France53.
58De l’institutionnel nous passons au politique : le rôle des Etats, du milieu du xvie siècle à 1680. Le chapitre iv couvre les Etats d’avant 1626, le chapitre v ceux de la période 1626-80. L’assemblée de 1626, en présence de Louis XIII, est un point de scission commode : les assemblées annuelles cessent rapidement, l’augmentation de la taxe sur le vin est pérennisée, et le clientélisme breton fait place au réseau de Richelieu après qu’il est devenu gouverneur (en 1630). Ici le modèle breton est typique de la France entière : changement significatif dans la relation du roi à chaque pays d’Etats et hausse massive des impôts entre 1625 et 163454.
59Les Etats fournissent un mécanisme clé grâce auquel les propriétaires fonciers protègent leurs intérêts de classe (et d’ordre). Leur principal intérêt en tant que classe est une taxation directe modique : en Bretagne les impôts directs réguliers ne changent guère de 1551 à 1643, année où ils sont doublés (bien que les assiettes individuelles demeurent malgré tout extrêmement basses). Les Etats taxent le vin, faisant passer l’impôt de 2,50 livres à 40 livres par pipe de vin importée entre 1588 et 1641. Ils évitent d’imposer les marchandises produites dans les campagnes de l’ouest de la province – grain, lin, peaux – et s’opposent aux taxes royales sur ces deux derniers produits. En échange de cette protection, les paysans bas-bretons doivent se soumettre à un régime seigneurial d’une grande dureté : corvées, champarts, une hausse rapide des loyers et des droits d’entrée (après 1620), et l’usage répandu du domaine congéable, tous imposés par une combinaison des systèmes judiciaires seigneuriaux et royaux55. Le chapitre vi propose une perspective d’ensemble sur la répartition du fardeau fiscal entre les régions de la province, les paroisses et les gens du commun. Ce chapitre examine les impôts levés pour les Etats (principalement sur les ventes de vin au détail) ainsi que toutes les autres formes de fiscalité royale, surtout le fouage.
60Le chapitre vii nous amène au problème de l’ordre, pris au sens de maintien de la stabilité au quotidien et de la prévention des désordres civils à grande échelle. Nous commencerons par examiner de près les méthodes de la police sociale et morale, et la manière dont la population exprime sa mauvaise humeur, sans aller jusqu’à la rébellion. Les autorités de l’époque vivent dans la crainte mortelle des basses classes ; la mise en avant obsessionnelle du modèle de la société d’ordres est l’une des méthodes utilisées pour essayer de convaincre le menu peuple (les « ordres » inférieurs) de se comporter d’une manière jugée convenable par leurs « supérieurs » dans l’échelle sociale. Une surveillance morale étroite des basses classes par la police, une police morale intimement liée, comme nous l’a montré la citation de La Mare, à la perspective pour l’élite du maintien de l’ordre, est un élément de la protection du système en place. Les conflits politiques dans la France de l’Ancien Régime se produisent en marge de la société, dans les relations quotidiennes entre les forces de l’ordre et celles qui sont considérées comme une menace pour cet ordre. La conduite des individus dans des situations hors-normes, telles que carnavals ou massacres de chats, peut nous montrer les tensions sociales sous-jacentes, présentes mais moins visibles dans la vie quotidienne ; de telles tensions peuvent déboucher sur la rébellion ouverte, comme à Romans, mais ceci est inhabituel56. La seconde partie du chapitre vii examine la grande révolte des Bonnets Rouges de 1675. La différence bretonne apparaît dans le moment choisi pour sa grande révolte, si longtemps après les autres rébellions paysannes, et dans la force exceptionnelle de ses connotations antiseigneuriales.
61L’impression générale que donne la Bretagne est celle d’une province complètement dominée par les propriétaires fonciers. En Bretagne, comme en Languedoc, la monarchie absolue est une alliée à toute épreuve de la noblesse terrienne (qu’elle soit militaire ou judiciaire, que le noble soit seigneur ou sieur, a peu d’importance). Beik a raison, et le compromis de Louis XIV consiste en ceci : il accepte de donner aux élites terriennes des pays d’Etats précisément ce qu’elles veulent : ordre, argent, pouvoir. En échange, elles lui donnent argent et obéissance57. Toutefois, en disant cela, on doit encore se demander ce que signifie ce marché. Si la monarchie absolutiste n’est pas la dernière étape de la féodalité, si elle n’est pas un nouvel appareil répressif et extracteur, au service de la classe des propriétaires fonciers, comment la définir ?
62Si on regarde les pays d’élection, on peut voir, avec Pagès, Mousnier, et d’autres, le roi allié à la bourgeoisie marchande (c’est-à-dire sa descendance entrée dans la bureaucratie financière) contre l’ » aristocratie »58. Ceci veut-il dire que le roi et la bourgeoisie font alliance afin de briser le pouvoir des nobles dans les pays d’élection, mais que le roi et les nobles s’allient pour empêcher l’essor de la bourgeoisie dans les pays d’Etats ? Une telle politique serait par trop machiavélique, y compris pour un maître tel que Richelieu.
63Le contraste entre pays d’Etats et pays d’élection met en évidence les éléments contradictoires qui traversent un Etat fondé à la fois sur le droit et sur la coutume. Le roi cherche à gouverner conformément aux lois promulguées ; parce qu’il a un droit illimité d’édicter de telles lois, en général les élites s’opposent à cette politique. Elles exigent qu’il gouverne en application d’accords contractuels, qui les protègent d’une conduite arbitraire. La distinction nous montre précisément ce qui est révolutionnaire dans le discours politique à la veille de la Révolution elle-même : en 1789 les élites, comme elles le démontrent dans leurs cahiers, ont accepté l’idée qu’une société fondée sur le droit positif, et dans laquelle elles disposent d’un corps législatif permanent qui limite la capacité du roi à faire la loi, est une meilleure façon de défendre leurs intérêts qu’une société fondée sur la coutume59. Bien que le point sur lequel se concentre la sanctification divine de l’ordre social soit passé de la société d’ordres elle-même à la personne du roi, l’ordre social de l’Ancien Régime demeure légitime aux yeux des élites parce que, même sous cette forme modifiée, la nature sacrale de la monarchie les protège. La désacralisation de la monarchie supprime cette forme de protection et crée un profond malaise au sein des élites françaises dans la deuxième moitié du xviiie siècle.
64Les nobles sont associés au pouvoir grâce à l’armée ; la classe juridique l’est aussi, grâce au système judiciaire royal, et la bourgeoisie marchande, grâce à la bureaucratie financière. Est-il si surprenant que dans des régions comme le Languedoc ou la Bretagne, où il n’existe pas de bureaucratie financière, le pouvoir du roi repose principalement sur les deux autres supports de la triade ? Le non-accès de l’élite marchande bretonne aux leviers du pouvoir la rend quasiment inutile aux yeux du roi en tant qu’alliée : le roi s’allie aux forts, et non aux faibles. La faible position des marchands est évidente pendant tout le xvie et tout le xviie siècle : au début du xvie, quand les villes ne peuvent maintenir le contrôle des billots ; dans les années 1570, lorsque les deux premiers Etats l’emportent sur le Tiers lors d’une grande controverse fiscale ; en 1613, lorsque les nobles convainquent le roi de soutenir leur supplique exigeant que les Etats approuvent toutes les requêtes des villes en vue de lever des taxes avant qu’elles ne puissent solliciter l’aval (indispensable) du roi ; enfin à travers le cadre général de la fiscalité bretonne. Cependant, la faiblesse foncière des marchands en tant que groupe n’exclut pas l’accumulation d’un grand pouvoir par certains d’entre eux, et il est même possible que l’appareil financier, relativement petit et faible, de provinces telles que la Bretagne ou le Languedoc ait facilité l’essor de financiers particulièrement puissants, tels André Ruiz, Gilles Ruellan, ou la famille Pennautier.
65Même le fait de gouverner selon des lois promulguées par le roi nécessite la coopération de certains membres des élites. Le roi et les élites résolvent l’apparente contradiction entre l’expansion du pouvoir royal et le maintien du contrôle des affaires locales par les élites en utilisant chacun des trois groupes – nobles militaires, juristes et marchands — pour contrôler l’un des éléments de l’appareil étatique en expansion. L’augmentation massive de la fiscalité accroît certainement le pouvoir du troisième groupe, mais une grande partie du revenu produit par ce système va aux deux autres.
66L’effet de cette consolidation du pouvoir par l’élite en place, à l’intérieur de la structure du gouvernement central récemment revigorée, est de renforcer la position de la noblesse et de la classe juridique. Compte tenu de la suprématie écrasante de la production agricole dans l’économie française, toute autre forme de structure du pouvoir politique aurait échoué. C’est dans le domaine de la fiscalité directe que la contradiction fondamentale d’intérêts entre l’Etat comme défenseur des intérêts de classe des propriétaires fonciers, et l’Etat comme entité institutionnelle se suffisant à elle-même, apparaît le plus clairement. L’Etat et les propriétaires veulent, l’un comme l’autre, une plus grande part de la valeur additionnelle engendrée par les moyens de production (soit les réserves d’argent liquide des paysans). Le fait que l’Etat désire cet argent surtout pour protéger les intérêts politiques et sociaux des propriétaires fonciers ne veut pas dire que ceux-ci sont pour autant mieux disposés à endurer la perte économique immédiate entraînée par une fiscalité directe plus élevée.
67Brenner et Beik font tous deux remarquer que les revenus considérables reçus de l’Etat par les nobles (nous verrons plus loin des exemples bretons) démontrent que l’Etat est un mécanisme qui fournit un moyen extra-économique de soutirer leur surplus aux paysans60. Ils font valoir que l’ancien mécanisme féodal a perdu de son efficacité, de sorte que les propriétaires nobles se tournent vers l’Etat absolu comme alternative permettant d’obtenir ces ressources. Ces nobles ont trois manières d’obtenir des revenus dans la France moderne : 1) le revenu foncier ; 2) le revenu féodal (banalités, lods et ventes, etc.) ; 3) l’argent versé par l’Etat. Dans la mesure où c’est la fiscalité directe qui finance la source numéro 3, elle réduit d’autant les revenus émanant de la source numéro un (et, dans une proportion moindre, de la source numéro 2). Ce sont les locataires des propriétaires fonciers qui payent, de loin, la plus grande partie des impôts directs en France (sûrement les deux tiers, sinon davantage) ; les contribuables paysans les plus imposés sont souvent des métayers. Les documents disponibles suggèrent que le propriétaire (noble) paye la moitié des tailles d’une métairie : l’argent que lui reverse l’Etat est-il équivalent à ce qu’il a perdu en réglant les tailles (ou en diminuant le loyer, ajusté en vue de permettre au paysan de les payer)61 ? C’est le cas pour une minorité de puissants privilégiés, mais il est à peu près certain que ce n’est pas vrai pour l’immense majorité. Les témoignages contenus dans les cahiers nobles de 1614 (ou de 1649) et ceux des Etats provinciaux font apparaître très clairement que, selon les nobles eux-mêmes, le compte n’y est pas. La médiation de l’Etat dans le transfert de cet argent aux nobles réduit en outre grandement l’indépendance des propriétaires.
68Les trois sources de revenus se concurrencent. tous les propriétaires s’opposent à une hausse de la fiscalité directe parce qu’elle réduit leurs revenus fonciers. Les seigneurs aussi, car les impôts diminuent les revenus féodaux. Les sieurs sont contre les redevances féodales parce qu’elles réduisent les revenus fonciers. Il y a trois groupes d’intérêts, et l’argument selon lequel le système étatique de fiscalité directe est simplement un mécanisme réorganisé, destiné à transférer aux propriétaires, par des moyens extra-économiques, la richesse produite par la paysannerie, ne tient pas compte de la réalité économique fondamentale qui veut qu’avec une taxation directe plus basse ces mêmes propriétaires pourraient accroître leurs revenus capitalistes (basés sur le revenu foncier lui-même) sans la moindre nécessité d’intervention de l’Etat. En fait, c’est précisément ce que font les propriétaires bretons pendant les six premières décennies du xviie siècle. Bien que les redevances féodales aient fourni un supplément utile au revenu seigneurial, la plus grande part du revenu des nobles provient d’une source « capitaliste » : le revenu foncier. Qui plus est, le pourcentage du revenu qu’ils reçoivent des loyers augmente substantiellement entre 1550 et 165062. Le propriétaire, seigneur ou sieur, est avant tout – en termes de classe – un capitaliste-propriétaire foncier. Les seigneurs disposent d’une forme supplémentaire de propriété, les droits féodaux, mais les structures féodales créent davantage de différences politiques et sociales que de différences économiques avec les autres propriétaires terriens. Il s’agit d’une question d’ordre et non de classe.
69En ce qui concerne le problème politique numéro un, le maintien de l’ordre, le roi et les élites locales sont pareillement convaincus que la protection du monde sédentaire, apparemment stable, des laboureurs, de la société corporative urbaine et des classes supérieures, contre le monde instable et mouvant qui les entoure de son tourbillon, est la principale raison d’être de l’Etat. C’est le contraste entre les deux sociétés qui fait naître l’obsession de l’ordre chez les autorités de l’ère moderne. Lorsqu’une faction de l’élite devient mécontente du système local de fonctionnement de l’ordre, ce dernier s’effondre (souvent d’une manière qui fait passer le contrôle local de la politique entre les mains de la faction rebelle)63. Les élites locales adoptent une attitude différente envers les rebelles quand ils menacent le contrôle politique et social dont elles ont le monopole. En Bretagne, on peut voir la distinction entre les révoltes urbaines de 1675, visant les bureaux de perception des impôts royaux, et les soulèvements ruraux, dirigés contre les propriétaires fonciers et les gens de loi. Un des éléments clés dans le changement d’attitude des élites envers les premières est l’opinion largement répandue qu’elles engendrent les seconds.
70La principale menace pour l’ordre vient non de la rébellion mais de la résistance passive et de la « désobéissance » : le refus de payer les impôts ou d’accomplir les corvées, la contrebande, la connivence avec la fraude fiscale, une attitude maussade généralisée vis-à-vis de l’autorité. Un des actes les plus importants de Louis XIV pour renforcer le gouvernement central est d’admettre les limites de ce dernier et de réduire radicalement le niveau de la fiscalité directe (alors entièrement payée). En dépit de son discours absolutiste, Louis XIV ne menace pas mais accroît le contrôle par l’élite des affaires locales ; il cherche à obtenir la coopération de l’élite pour favoriser leurs intérêts mutuels64. Dans ce but, il dépense sur place une grande part des revenus émanant des impôts perçus localement : les élites locales récupèrent une part non négligeable de cet argent en pensions, en rémunérations pour des offices militaires et civils, et en versements d’intérêts.
71Ordres ou classes – ne prendre en compte que l’un des deux relèverait d’une démarche trop restrictive, trop étroite, pour permettre un examen sérieux de la société française de l’époque moderne. Il nous faut aussi abandonner plusieurs autres paradigmes historiographiques qui sont intimement liés au cadre de la société d’ordres. Accepter l’idée que la France est, par-dessus tout, une société d’ordres, nous encourage à croire que, antérieurement à 1750, la France est une « société sédentaire stable » et un Etat « absolutiste ». Elle est ni l’une ni l’autre, si nous utilisons les descriptions courantes de ces paradigmes. En élargissant nos catégories d’analyse de manière à y inclure le sexe et l’âge, ainsi que les classes définies avec plus de soin, nous pouvons utiliser de nouveaux témoignages qui remettent en cause quelques-unes de nos hypothèses les plus fondamentales sur la nature de la politique et de la société françaises de l’époque moderne.
72Lorsque j’ai commencé ce travail, je tenais pour acquise l’idée communément admise que c’était la lourde fiscalité royale indirecte qui avait causé la révolte de 1675 dans les villes bretonnes, celle du Papier Timbré, mais que les impôts n’avaient pas grand chose à voir avec la révolte des campagnes, celle des Bonnets Rouges. Il est indéniable que la hausse des taxes royales amena la révolte du Papier Timbré, mais elle joua également un rôle, beaucoup plus significatif que je ne l’avais prévu, dans celle des Bonnets Rouges. La rébellion rurale se produisit presque entièrement dans le secteur du domaine congéable, c’est-à-dire dans une région où le propriétaire ne contribuait pas au fardeau fiscal (il recevait un tiers de la production brute plutôt que la moitié de la production nette, comme dans les régions de métayage). En conséquence, les paysans vivant sous le régime du domaine congéable payèrent les augmentations considérables de la fiscalité directe en Bretagne après 1643 et de nouveau après 1670, sans participation du propriétaire. L’attaque lancée par les paysans bretons contre le système seigneurial est un exemple qui illustre parfaitement la thèse de Brenner, selon laquelle la nature de la fiscalité française (avec exemptions des nobles, etc.) retarda sévèrement le développement du capitalisme en France ; malheureusement, le caractère tout à fait exceptionnel du compromis concernant le régime foncier et la cible toute différente de la rébellion – les seigneurs plutôt que les bureaux chargés de percevoir les impôts royaux – montrent que la thèse de Brenner n’est pas valable pour le reste de la France65.
73Les sept chapitres de ce livre font intervenir plusieurs types d’histoire – économique, sociale, institutionnelle, financière, et politique – pour tenter de mettre en œuvre ces différentes approches en les appliquant à une province française. Je suis convaincu que l’étude des archives de police, de la correspondance administrative locale, et des rôles des contributions dans d’autres provinces, montrerait, comme en Bretagne, que la monarchie avait beaucoup moins de pouvoir qu’on ne l’imagine, que l’absolutisme n’était pas une forme de gouvernement, que la mobilité sociale était relativement courante dans la France moderne, et que de larges segments de la paysannerie n’étaient pas enracinés de façon permanente au village. Ce que nous avons des chances de découvrir, c’est une société ancrée dans la stabilité et un ordre politique fondé sur la préservation du pouvoir de la classe économique dominante : les propriétaires fonciers. Par-dessus tout, nous trouverons un ordre social marqué, non par une déférence ponctuée de rébellions, mais par une hostilité permanente à l’intérieur du cadre fragile d’un ordre social, économique, politique, et moral soigneusement imposé.
Notes de bas de page
1 P. Goubert et D. Roche, Les Français et l’Ancien régime, Paris, 1984, t. i, p. 31.
2 S. Amussen, An Ordered Society : gender and Class in Early Modern England, New York, 1988 ;S. Hanley, « Engendering the State : Family Formation and State Building in Early Modern France », French Historical Studies, 16-1, Spring 1989, p. 4-27. Hanley cite les édits pertinents dans la note 9. Voir aussi de la même : « Towards a Reassessment of Political Culture through Gender Concerns in Early Modern France », communication faite lors de l’assemblée annuelle de la Society for French Historical Studies, 1991.
3 Pour le groupe des juristes, voir aussi l’essai provocateur de G. Huppert, Les bourgeois gentilshommes, Chicago, 1977.
4 P. Anderson, Lineages of the Absolutist State, Londres, 1974-1979, p. 18. L’argumentation d’Anderson ressemble à celle de B. Porchnev dans Les soulèvements populaires en France avant la Fronde, 1623-1648, Paris, 1963, p. 572, qui affirme que l’Etat se devait de devenir plus fort (et d’atteindre à l’absolutisme) pour maintenir la féodalité. Je voudrais souligner ici que je ne remets pas en question l’assertion d’Anderson selon laquelle l’« aristocratie » demeurait la classe politique et économique dominante, bien que l’adjectif « féodal » soit, à mon avis, quelque peu trompeur. Ces individus étaient certainement des seigneurs « féodaux », mais leur principale source de revenus était la rente foncière, et non les redevances féodales.
5 R. Brenner, « Agrarian Roots of European Capitalism », Past and Present, 97, 1982, p. 80. L’article originel (1976) de Brenner sur ce sujet, ainsi que la version révisée et divers articles sur des sujets connexes sont disponibles dans the Brenner debate. Agrarian Class Structure and Economic development in Pre-Industrial Europe, ed. T.H. Aston et C.H.E. Philpin, Cambridge, 1985-1987.
6 W. Beik, Absolutism and Society in Seventeenth-Century France. State Power and Provincial Aristocracy in Languedoc, Cambridge, 1985, p. 335 et 337.
7 Les revenus sont tirés de l’estimation de Charles Colbert de Croissy, commissaire chargé d’une enquête en 1665, dont le rapport a été publié : La Bretagne en 1665 d’après le rapport de Colbert de Croissy,J. Kerhervé, F. Roudaut, et J. Tanguy, Brest, 1978.
8 Voir plus loin, chap. v, sur Cambout et les Etats de 1636-1637. Bien qu’il soit un parent et un client de Richelieu, la position de Cambout en Bretagne, comme baron de Pontchâteau, lui vaut en soi un rang localement éminent.
9 Sur Gilles Ruellan, voir la notice consacrée à son fils dans F. saulnier, Le Parlement de Bretagne de 1554 à 1790, Rennes, 1909, 2 vol., et le récit le concernant dans G. Tallement des Réaux, Historiettes, Paris, 1960, t. i, p. 154-156.
10 Le roi donne un état à un officier pour lui permettre de soutenir un train de vie approprié à son rang. Il attend des officiers de l’armée qu’ils dépensent cet argent pour offrir des dîners à leurs subordonnés. Un maréchal de France, par exemple, reçoit un état de 10 000 livres par an. Un état n’est pas la même chose qu’une pension ; il s’agit d’une somme fixe déterminée par la qualité de la position occupée.
11 J.H. Shennan, the Parlement of Paris, Ithaca, 1968, p. 33.
12 P. Goubert et D. Roche, Les Français, p. 120 et chap. iv en général. P. Contamine, guerre, état et société à la fin du Moyen Age, Paris, 1972 et A. Corvisier, « La noblesse militaire : Aspects militaires de la noblesse française du xve au xviiie siècles : état des questions », Histoire Sociale – Social History, 11, 1978, p. 336-355. Bien que la plupart des nobles ne combattent pas dans l’armée, il n’en reste pas moins que le corps des officiers, et certaines parties de la cavalerie, telles les compagnies d’ordonnance, demeurent des chasses gardées de la noblesse.
13 Voir, par exemple, la liste des francs fiefs de 1539 : Bnf, Mss. Fr. 22342, fol. 193v et suivants. Pour 1566, voir ADLA, B 3023. H. sée, Les Classes rurales en Bretagne du xvie siècle à la révolution, Paris, 1905, note que le phénomène est particulièrement marqué autour de Rennes, de Nantes et de Saint-Malo.
14 L’expression est de J. Gallet, La seigneurie bretonne, 1450-1680. Le cas du Vannetais, Paris, 1983, bien qu’on puisse la trouver dans les écrits de contemporains, tel Charles Loyseau (traité des seigneuries, p. 3-4). Un sieur n’a pas de part à l’autorité publique (via la justice et le droit de ban), contrairement au seigneur. Ainsi un sieur a-t-il invariablement (sauf dans le Sud) un seigneur à qui ses possessions sont subordonnées (entre autres obligations, il lui doit les lods et ventes). Dans le Vannetais, les anciens nobles monopolisent pratiquement les seigneuries : J. Gallet, La seigneurie bretonne, spécialement p. 305-308.
15 J.M. Hayden, France and the Estates general of 1614, Cambridge, 1974.
16 Les termes français n’ont pas une signification universelle ; dans certaines régions laboureur veut dire journalier. Voir la discussion de ces termes dans P. Goubert et D. Roche, Les Français, t. i, chap. ii.
17 J. Farr, Hands of Honor. Artisans and their World in dijon, 1550-1660, Cornell, 1989.
18 D. Hickey, the Coming of French Absolutism : the struggle for tax reform in the province of dauphiné, 1540-1640, Toronto, 1988 (trad. fr. 1993).
19 Particulièrement dans l’évêché de Rennes, près du Parlement, mais Colbert de Croissy laisse supposer aussi une concentration considérable dans l’évêché de Vannes : La Bretagne en 1665, p. 245-247.
20 P. Goubert et D. Roche, Les Français, p. 31, insistent sur la nature essentiellement rurale de la société française « qui s’organise en fonction de la terre ».
21 J. Collins, « La flotte normande au début du xviie siècle : le mémoire de Nicolas de Langlois (1627) », Annales de normandie, 1984, p. 161-80, sur les sentiments hostiles au mercantilisme des marchands normands. Sur les Etats de Bretagne, ADIV, C 2777-2784, papiers des Etats de 1651 à 1679. Les Etats attaquent les monopoles dans les grandes banques, le commerce du lin et, dans l’ensemble, défendent la « liberté du commerce ».
22 P. Anderson, Lineages, et Brenner reconnaissent pleinement que l’Etat royal au xviie siècle protège de nombreux intérêts marchands.
23 K. Neuschel, Word of Honor. Interpreting noble Culture in Sixteenth-Century France, Ithaca, 1988, fournit un examen approfondi des relations entre les nobles, en particulier ceux qui appartiennent au cercle de la famille de Condé. Dans son introduction, Neuschel attaque la notion de fidélité (telle qu’elle a été affirmée avec éclat par Roland Mousnier, dans Les Institutions de la France sous la monarchie absolue, 1598-1789, Paris, 1974-1980), et toute la pratique qui consiste à « dédoubler la conduite politique des nobles en général – idéal contre réalité, fidélité contre profit ».
24 Y.M. Bercé, Histoire des Croquants, Paris, 1974, t. II, appendice.
25 R. Mousnier, Fureurs paysannes, Paris, 1967, adopte cette position vis-à-vis des rébellions dans le Sud-Ouest. Y.-M. Bercé, Histoire des Croquants, p. 146, est du même avis, mais le reste de son texte exprime une attitude beaucoup plus nuancée sur ces questions complexes.
26 Y. Durand, Cahiers de doléances de la noblesse des gouvernements d’orléanais, normandie et bretagne, Nantes, 1971, p. 75 (doléances des nobles de l’Orléanais), p. 99 (doléances des nobles normands).
27 R. Bonney, the King’s debts, Oxford, 1981, donne beaucoup d’exemples. Voir ADLA, B 65-80, papiers de la Chambre des Comptes, pour des exemples bretons. Voir plus loin, chapitres 3-5. La documentation disponible sur les autres cours royales illustre le même phénomène. Voir, par exemple, A. Hamscher, the Parlement of Paris after the Fronde, Pittsburgh, 1976.
28 D. Dessert, Argent, pouvoir et société au grand Siècle, Paris, 1984, sur l’importance spéciale de l’argent liquide pendant cette période. Sur les financiers et l’argent liquide, voir F. Bayard, Le monde des financiers au xviie siècle, Paris, 1988 et « Manière d’habiter des financiers de la première moitié du xviie siècle », xviie Siècle, 162, 1989, p. 53-65, pour un aspect particulier de cette vie à Paris.
29 Sur les changements intervenus dans le serment du couronnement, voir R. Jackson, Vive le roi ! A History of the French Coronation from Charles V to Charles X, Chapel Hill, 1984, p. 26, p. 37-40.
30 J. Bodin, Les six livres de la république (Paris, 1583, réimprimé à Genève en 1961), 221.
31 R. Bonney, « Absolutism : What’s in a Name ? », French History, t. I, 1987, p. 93-117 et R. Bonney, L’absolutisme, Paris, 1989. Sur les origines de l’absolutisme au xvie siècle, on trouvera deux brèves introductions aux positions importantes sur ces questions dans G. Pagès, « Essai sur l’évolution des institutions administratives en France du commencement du xvie siècle à la fin du xviie siècle », revue d’Histoire Moderne, 1935, p. 8-57, p. 113-138, et M. Antoine, « L’administration centrale des finances en France du xvie siècle au xviiie siècle », dans Histoire comparée de l’administration. ive-xviiie siècles, Munich, 1980. Je remercie Bernard Barbiche de m’avoir procuré un exemplaire de cet article et de m’avoir fait part de ses idées sur cette question. Les opinions de Russell Major sur la « monarchie de la Renaissance » ont d’abord été exposées dans « The Renaissance Monarchy : A Contribution to the Periodization of History », Emory University Quarterly, 1956, p. 112-124. La grande synthèse de Major est son representaive government in Early Modern France, New Haven, 1980. R. Mettam, Power and Faction in Louis XIV’s France, Londres, 1988, p. 34-41, contient un bon résumé de la distinction entre « monarchie absolue » et « absolutisme ». Sur le problème de la subordination du roi à la loi divine ou naturelle, Bodin est sans équivoque : « La puissance absolue des Princes et seigneuries souveraines, ne s’entend aucunement aux loix de dieu et de nature. » Ailleurs, il affirme : « tous les Princes de la terre sont subjects aux loix de dieu, et de nature, et à plusieurs loix humaines communes à tous peuples. » (république, p. 133 et 131.)
32 J. Collins, « Police Authority and Local Politics at Nantes, 1550-1680 », communication faite lors de l’assemblée annuelle de la Western Society for French History, 1990.
33 Ce qui explique que la confusion des deux rôles donne le « dynasticisme propriétaire ». Sur cette question, voir H. Rowan, the King’s State. Proprietary dynasticism in Early Modern France, New Brunswick, 1980.
34 R. Doucet, Les institutions de la France au xvie siècle, Paris, 1948, p. 35-36.
35 N. Keohane, Philosophy and the State in France. the renaissance to the Enlightenment, Princeton, 1980,p. 26. Cet ouvrage comporte aussi une excellente discussion sur Bodin et la propriété p. 69-73.
36 J. Bodin, république, livre v, chap. ii, doute même qu’il soit sage de confisquer les biens des criminels condamnés. Le passage clé se trouve dans le Livre i, chap. viii, p. 140 : « Il n’est en la puissance de Prince du monde, de lever impost à son plaisir sur le peuple, non plus que de prendre le bien d’autruy. »
37 ADF, 5 H 37.
38 W. Beik, Absolutism and Society, explique comment ce processus fonctionnait en Languedoc (voir surtout chapitres xii, xiii et la conclusion).
39 Voir S. Collins, From divine Cosmos to Sovereign State. An Intellectual History of Consciousness and the Idea of Order in renaissance England, New York-Oxford, 1989, chapitres i et iv, pour des changements similaires en Angleterre. M. Raeff, the Well-Ordered Police State, New York, 1982, discute l’impact théorique de cette idéologie, bien que ses points de référence spécifiques soient l’Allemagne et la Russie du xviiie siècle.
40 Voir P. Benedict, rouen during the Wars of religion, Cambridge, 1981, p. 1-7, pour une plaisante description de la société d’ordres lors d’un défilé. La complexité du problème est clairement mise en évidence dans R. Darnton, « A Bourgeois puts his World in Order : the City as Text », dans the great Cat Massacre and Other Essays, New York, 1984 (trad. fr. 1985), p. 107-144. Pour les points de vue d’autres contemporains, voir : J. Ménétra, Journal de ma vie, éd. D. Roche, Paris, 1982, et, pour une présentation plus théorique, C. Loyseau, Cinq Livres du droit des offices ; les seigneuries ; les ordres, Paris, 1613, 1644. Roland Mousnier s’appuie depuis longtemps sur Loyseau et en a fait la pierre angulaire de sa thèse sur la nature de la société de l’Ancien Régime. Voir ses remarques dans Institutions, t. I, p. 14-24 et p. 499-524.
41 Mes remerciements à Mack Holt, dont la communication sur « Wine, Community and Reformation in Sixteenth-Century Burgundy », faite devant la D.C. Area Ancien Régime Study Group, m’a si bien aidé à clarifier ma conception de la catégorie des gens de bien.
42 Ce lien m’a été signalé par l’une de mes étudiantes, Elena Foley, dans son excellente communication sur Lazarillo lors d’un séminaire.
43 S. Kettering, Patrons, Brokers, and Clients in Seventeenth-Century France, Oxford, 1986, spécialement p. 3-39, qui comporte une discussion très utile sur les réseaux de patronage sous l’Ancien Régime, comme exemple d’un phénomène historique plus vaste. R. Mettam, Power and Faction in Louis XIV’s France, offre une analyse pénétrante de l’impact des factions politiques sur la politique du roi et sa capacité à agir.
44 Sur la redéfinition des genres, voir par exemple F. Poullain de la Barre, de l’égalité des deux sexes. discours physique et moral, où l’on voit l’importance de se défaire des préjugés, Paris, 1673 ; sur le problème de l’âge, voir D. Troyansky, Old Age in the Old regime, Ithaca, 1989, qui défend la thèse de modifications spectaculaires des attitudes envers la vieillesse au xviiie siècle.
45 N. Delamare, traicté de la police, Paris, 1705, p. 2 et p. 267.
46 Brochure sur la « Police générale de la ville, fauxbourgs, banlieue et comté de Nantes », publiée par Nicolas Verger à Nantes en 1721. Exemplaire aux AM de Nantes, FF 119.
47 T. Brennan, Public drinking and Popular Culture in Eighteenth-Century Paris, Princeton, 1988, sur le rôle important de la taverne dans la vie de la communauté.
48 Lettre à La Meilleraye, 27 novembre 1651, ADIV, C 2777 : « Je puis dire qu’il n’y a point de Province dans le royaume, ny aucune en aucun des royaumes de l’Europe, qui soit soulagée et riche comme la leur, qu’elle ne souffre pas seullement des logemens de gens de guerre pendant que les autres succombent soubz le poids et les maux qu’ils endurent des ennemis et de mes propres forces pour les conserver à cette Couronne, et ont une liberté entière de continuer leur commerce qui les enrichist. »
49 J. sawyer, Printed Poison, Berkeley, 1990, p. 39.
50 J. collins, Fiscal Limits of Absolutism : direct taxation in Seventeenth Century France, Berkeley, 1988, chap. iii. Voir également ci-dessous chapitres iv-v. Brenner souligne qu’un tel revenu constitue un enjeu important pour l’aristocratie dans l’Etat absolutiste. W. Beik, Absolutism and Society, tableaux 11 et 19, donne des exemples pour le Languedoc.
51 Les seules exceptions au déclin économique sont le commerce du lin, qui demeure prospère jusque dans les années 1680, la pêche à la morue, et le commerce colonial.
52 Nantes a des liens étroits avec l’Espagne (avant 1636), la Hollande, Hambourg et, dans une moindre mesure, l’Angleterre. Saint-Malo et Morlaix commercent principalement avec l’Angleterre, Bordeaux et, jusqu’à un certain point, l’Espagne. Sur le commerce nantais, voir : J. Collins, « The Role of Atlantic France in the Baltic Trade : Dutch Traders and Polish Grain at Nantes, 1625-1675 », Journal of European Economic History, 13 (2), Fall 1984, p. 239-289.
53 T.J.A. Le Goff, Vannes et sa région, Loudéac, 1989 ; J. Meyer, La noblesse bretonne au xviiie siècle, Paris, 1966, 2 vol. ; J. Gallet, Seigneurie bretonne ; H. Sée, « Les classes rurales ». Sur la Bourgogne, voir les points de vue contradictoires de P. de Saint-Jacob, Les Paysans de Bourgogne du nord au dernier siècle de l’Ancien régime, Paris, 1960 et H. Root, Peasants and King in Burgundy. Agrarian Foundations of French Absolutism, Berkeley, 1987. J. Bart, La liberté ou la terre, Dijon, 1985, fournit d’abondantes preuves de la survivance du servage dans la Bourgogne du xviiie siècle. Au xviie siècle, le servage est une réalité sociale et économique dominante dans de nombreuses parties de la province (conclusion à laquelle je suis arrivé en me fondant sur un examen approfondi d’archives fiscales et sur des analyses de documents notariés dans les séries C et 4 E 49, 12-15 des AD de la Côte-d’Or).
54 Sur le Languedoc, voir W. Beik, Absolutism and Society, chap. xi ; sur la Provence, R. Pillorget, Les mouvements insurrectionnels en Provence de 1595 à 1715, Paris, 1975 ; J. Collins, Fiscal Limits, chap. 2-3.
55 Sur ce point, je suis en désaccord avec Jean Gallet, La seigneurie bretonne, qui pense que la charge incombant aux paysans est relativement légère. Le paysan vivant sous le régime du domaine congéable ne verse au propriétaire qu’un tiers du produit brut, mais doit acquitter toutes les autres charges (semences et dîme comprises) sur sa propre part. Etant donné les rendements des semences : 4 pour 1 ou 5 pour 1, et un taux de dîme d’environ 8 %, ces deux articles (partagés avec le seigneur dans les systèmes de métayage) consomment de 28 à 33 % du produit de la récolte. Le paysan obtient donc 100 (produit brut) moins 33, moins 28 à 33, soit après avoir payé le montant de la rente propriétaire, la dîme et les semences, un solde de 34 à 39 %. Sous le régime du métayage, dans des conditions similaires, le paysan obtient 100 moins 28 à 33, divisé par deux, soit 34,5 à 36 %. La vraie différence concerne les impôts et les frais d’entretien : en métayage, le propriétaire partage ces charges ; dans le domaine congéable, ce n’est pas le cas. Dans l’ensemble, donc, le système du domaine congéable est plus onéreux et ne cesse d’empirer au fur et à mesure que le fardeau des impôts directs augmente.
56 R. Darnton, « The Great Cat Massacre of the Rue Saint-Séverin », dans the great Cat Massacre ; N. Davies, Society and Culture in Early-Modern France, Stanford, 1975 ; E. Le Roy Ladurie, Le Carnaval de romans. de la Chandeleur au mercredi des Cendres (1579-1580), Paris, 1979, qui explique comment un carnaval s’est transformé en lutte pour le contrôle politique de Romans.
57 W. Beik, Absolutism and Society, p. 331-335.
58 Dans un article, Roland Mousnier va même jusqu’à utiliser ce titre : « Monarchie contre aristocratie dans la France du xviie siècle », xviie Siècle, 1956, p. 277-281.
59 Je suis ici en désaccord avec F. Furet (entre autres) sur la lecture du contenu « révolutionnaire » des cahiers. Je soutiens pour ma part que l’insistance des cahiers pour que le gouvernement s’exerce au nom d’une loi promulguée par un corps législatif (et non par le roi) et d’une constitution implique une révolution politique de premier ordre.
60 W. Beik, Absolutism and Society, conclusion ; R. Brenner, « Agrarian Class Structure », dans Brenner debate, p. 55.
61 J. Collins, Fiscal Limits, chap. iv. Philip Hoffman m’a signalé que sa recherche sur les rôles de taille dans le Lyonnais conduit au même constat.
62 Voir des exemples dans J. Gallet, La seigneurie bretonne.
63 S. Kettering, Judicial Politics and Urban revolt in Seventeenth-Century France, the Parlement of Aix, 1629-59, Princeton, 1978, offre d’excellents exemples provençaux.
64 Sur cette révision de l’absolutisme, voir R. Bonney, Political Change in France under richelieu and Mazarin, Oxford, 1976 ; W. Beik, Absolutism and Society ; J. Collins, Fiscal Limits. L’affirmation la plus extrême de la position anti-absolutiste est celle de R. Mettam, Power and Faction. Sur l’importance du clientélisme, voir spécialement S. Kettering, Patrons, Clients and Brokers. L’élément le plus curieux de l’ouvrage de Kettering est le contraste entre les processus qu’elle décrit et ceux étudiés par Neuschel qui, à la différence (partielle) de Kettering, constate chez les clients une indépendance d’action considérable. La signification d’une telle distinction tient peut-être au fait que la centralisation accrue de l’Etat entraîne un meilleur fonctionnement du système de clientélisme. Le pouvoir plus grand de l’Etat, combiné au clientélisme utilisé pour faire fonctionner l’Etat, donne aux patrons une mainmise plus forte sur leurs clients à la fin du xviie siècle qu’au xvie siècle. Ce qu’on appelle l’Etat « absolu » devient alors un mécanisme par lequel la haute noblesse accroît son contrôle sur la petite noblesse, plutôt qu’un mécanisme grâce auquel le roi brise le pouvoir de la haute noblesse.
65 R. Brenner, « Agrarian Roots of European Capitalism ». Voir aussi la critique faite par e. Le Roy Ladurie, « A Reply to Robert Brenner », réimprimée dans Brenner debate, p. 101-107.
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