Avant-propos
p. 7-15
Texte intégral
1Dans ses premières réalisations au Moyen Âge, le bestiaire se présente comme un recueil qui articule deux éléments, la description, souvent soutenue par -l’iconographie, et l’interprétation qui en est tirée. Pour autant les lois du genre sont assez souples pour que, dès ses origines, il contienne en germe les éléments de son évolution : du côté de l’interprétation, Robert de Fournival, dès le milieu du xiiie siècle, infléchit le genre en déplaçant son orientation édifiante vers l’univers courtois. Cette potentialité, mais aussi cette ouverture des pouvoirs symboliques des animaux qu’héberge le bestiaire sont ainsi manifestes à l’orée de l’histoire du genre. Du côté de la description, son évolution est sans doute plus sensible de nos jours : les bestiaires médiévaux trouvaient en effet les sources de leurs interprétations dans la description des comportements. Le mot bestiaire aujourd’hui, s’il continue à renvoyer immédiatement à un inventaire, évoque pour nous plus volontiers un rassemblement d’animaux décrits essentiellement pour leurs caractères physiques : une telle pratique se rencontre particulièrement dans la littérature de jeunesse, si hospitalière pour les animaux, avec ses best-sellers ouvrant presque naturellement la voie à des bestiaires hypertextuels rassemblant tous les animaux - de préférence fabuleux - épars dans telle série à succès. Sans doute cette -évolution-là était-elle aussi en germe dès la période médiévale, autant dans la dimension régulièrement iconographique, plus statique, du genre que dans sa tendance à se combiner avec un autre type d’ouvrages susceptibles de s’intéresser aux animaux, les encyclopédies. Riche dans ses objectifs, le genre du bestiaire a pu logiquement privilégier selon les cas tel ou tel de ses aspects, l’animal en tant qu’objet principal, le classement des différents animaux, la description des formes ou des comportements, ou encore les différentes orientations interprétatives, au détriment de l’une ou l’autre de ces directions. Une telle sélection est particulièrement perceptible quand l’enjeu interprétatif du bestiaire se dissout pour laisser la place essentielle à un inventaire fasciné des animaux présents dans l’œuvre de tel ou tel artiste, mais une telle chasse débouche en général sur des résultats si évidemment significatifs que l’interprétation ne peut manquer de refaire surface. Chez les écrivains, la force symbolique que le livre médiéval a donnée aux animaux ne saurait désormais plus quitter l’évocation de ces derniers même quand se fait plus forte l’exigence d’une écriture naturaliste de l’animal. Les bestiaires d’écrivains qu’ont collectés plusieurs auteurs des contributions de cet ouvrage permettent de mesurer non seulement la diversité des significations qu’ouvre la présence de l’animal dans le livre, mais aussi le degré d’ouverture, au-delà de la réflexion, à la suggestion et à l’imaginaire qu’il peut susciter.
2Comme il existe bien des lieux réservés aux animaux, niche et chenil, cage et pâturage, corral et piste, ménagerie et zoo, abattoirs et musée d’histoire naturelle, il est aussi bien des sortes de livres qui leur font une place : les contes, récits animaliers ou histoires de chasse les accueillent autant que les romans, les poèmes et aussi les encyclopédies et les traités d’anatomie. Si différents que soient ces genres, leurs cloisons semblent pouvoir se percer grâce à l’animal qui circule entre eux et ne manque pas d’introduire dans ceux qu’il investit des traces d’autres univers qui lui sont familiers. À la diversité des sources dans lesquels ils s’offrent à l’analyse s’ajoutent par conséquent toutes sortes de dosages dans les emprunts aux lois du bestiaire. C’est cette diversité que sont allées interroger et qu’illustrent les différentes contributions de ce volume rédigées pour Arlette Bouloumié par ses amis, collègues et disciples.
3Le trait propre du discours que tient à l’origine le genre du bestiaire sur les animaux relève avant tout d’une question de structure : dans quel ordre parler des animaux, comment les classer ? Quelles conséquences pour la signification, partant pour l’homme, aura tel ou tel classement ? Le livre, qui dit le monde, doit alors se poser la question de l’ordre. Le bestiaire médiéval, tel celui de Pierre de Beauvais, examiné dans ses deux versions par Élisabeth Mathieu, offre différentes modalités pour les enseignements spirituels, édifiants ou scripturaires que le bestiaire peut nous livrer, incarnées dans le pelage tacheté de la panthère ou les couleurs multiples de la colombe. Texte palimpseste, car il se nourrit de sources diverses ici bibliques, ailleurs philosophiques ou scientifiques, il révèle par sa vocation à emprunter qu’aucune disposition n’est définitive, que d’autres sont possibles mais que chacune d’entre elles fait sens. Cette instabilité dans la composition provient d’une autre forme de latence, celle qui est inscrite non pas seulement dans le livre, mais dans l’objet-même que se donne le bestiaire. Cet animal qui se voit investi du pouvoir de signifier est aussi à interroger dans son essence, et plus encore dans sa nature : y a-t-il une spécificité de l’animal, qui le distinguerait de l’homme ? Dans l’instabilité de l’organisation des bestiaires se joue un questionnement sur une autre organisation, pas seulement à l’échelle du livre, mais bien à celle du monde : à la question du classement se superpose celle des classifications sur lesquelles s’appuient les contributions de Françoise Taylor et d’Isabelle Trivisani-Moreau. L’histoire de la philosophie et des sciences, marquée longtemps par le poids du religieux, n’a cessé d’interroger cette hiérarchie qui, si elle semble conférer à l’homme la place la plus haute, n’en donne pas moins la position centrale à l’animal : coincé entre la plante et l’homme, il est à la fois un moyen de comprendre l’homme dans le cadre d’une réflexion antagoniste qui opposerait bruta et homo sapiens, mais aussi un possible intermédiaire qui permet moins de distinguer sans doute, que de penser la continuité du vivant, de s’arrêter sur ces zoophytes collectés avec fascination à travers les traités et relations de la période moderne par Claude Duret, ou de penser la cohabitation d’une certaine animalité à l’intérieur de l’homme. Ces tentatives d’organisation, classement comme classification, qui figurent dans des ouvrages qui ne donnent pas priorité à la fiction, bestiaire, histoire naturelle, traité, réflexion philosophique ne sauraient, avec le recul du temps, échapper à ce roman de la science qu’ils croient fuir. C’est que le travail du naturaliste repose sur le choix, relatif, de critères distinctifs qui se révèleraient efficients. On ne s’étonnera donc pas de voir des peintres engager leur réflexion sur le questionnement des rapprochements entre homme et animal, comme ces artistes germanophones du xxe siècle dont Anne-Sophie Petit-Emptaz offre une investigation particulière par le biais de quelques rapprochements, confrontations ou combinaisons de tous ordres qui s’y déploient. De Kandinsky à Grosz et à d’autres encore, ces échanges se déclinent de manière simple ou problématique, positive ou emblématiquement dépréciative, comme c’est le cas chez Otto Dix : les associations de l’homme et du cheval y sont nombreuses, le sont de même les rencontres entre l’homme et le chien. Il y a là un rapprochement des deux règnes, qui se fait toujours au profit de la perception que l’homme a de l’humain et non de l’animal. Par la fusion, voire la confusion, ou la substitution pure et simple, un peintre comme Stuck explore la rencontre particulière avec le bestiaire, quand son sujet est le corps de la femme. Ces phénomènes naissent aussi du motif de la métamorphose chère à Rudolf Schlichter, selon un anthropomorphisme dégradé que véhicule la plus extrême et monstrueuse animalité. Enfin la substitution homme-animal achève le processus puisque de l’humain ne subsiste plus rien. C’est ainsi que Grosz, plaçant toujours la créature aux confins de l’humanité n’a de cesse d’en questionner les limites ontologiques entre identité et altérité. Un questionnement donc, une manière aussi « de rendre visible l’invisible : d’exprimer ou de révéler des peurs, des pulsions ou des penchants inavoués. C’est souvent là que l’impact est le plus fort ».
4C’est par le bestiaire de la Grèce ancienne que s’ouvre la deuxième partie de cet ouvrage. Du côté des animaux mythiques et sacrés, en tant qu’images fondatrices chez les plus anciens poètes, l’hirondelle occupe une place de choix. Dans sa contribution, Laurent Gourmelen met en lumière « les liens complexes qui unissent mythologie et bestiaire, représentations imaginaires et valeurs symboliques attachées à l’animal, valeurs se fondant pour une large part en Grèce ancienne sur une observation concrète des réalités zoologiques et naturelles ». En ce sens il prend pour objet d’étude le récit de Procné, Philomèle et Téré, un mythe fondé sur des réalités zoologiques que l’imaginaire remodèle continûment. L’oiseau y est miroir de l’homme. Ce lien résolument spéculaire se vérifie notamment quand son chant tente par quelques inflexions choisies de restituer la parole humaine et les mots prononcés par chacun des personnages : sonorités à l’image de l’affliction des femmes en deuil, cri sauvage et aigu quand il s’agit d’exprimer d’autres peines. En outre, sous de plus libres associations, les poètes ont pris eux-mêmes chez les Anciens les traits de la cigale, messagère-musicienne privilégiée des Muses auprès des hommes. Ce lien entre animal mythique et création littéraire se retrouve également dans les chansonniers médiévaux occitans que présente Frédérique Le Nan. Le bestiaire y anime à chaque instant la démarche poétique : oiseaux entendus au réveil du printemps invitant à la poésie, oiseaux-chanteurs, oiseaux-poètes, amants-oiseaux. Ces motifs iconographiques et visuels sont bien les voix du poème en marche. Elles révèlent une participation, un accord avec la nature. Et même si la représentation en est fortement codifiée, la nature tient chez ces auteurs une très grande place, offrant en un entrelacs de formes champêtres et d’animaux familiers un lien de contiguïté et une diction particulière des sentiments humains. Alouettes et rossignols sont à l’origine de l’invention poétique. Suscitant l’élan nécessaire chez le poète, le relayant dans son inclination à dire le bonheur ou le malheur d’aimer au sein d’une nature, sublime artefact de sa vitalité première, l’oiseau entonne un chant dont l’écho lointain se fait encore entendre.
5Chez des artistes plus proches de notre siècle comme Apollinaire, chantre de l’amour malheureux, le souvenir des maîtres anciens et d’Orphée en particulier reste prégnant et le cortège des animaux ne cesse d’y écouter sa plainte. Certains, comme Rainer Maria Rilke, savent combien le choeur des bêtes peut jouer un rôle consolateur. C’est cette autre posture de l’animal mythique que Marie-Pierre Chabanne évoque dans son article où « la magie du chant d’Orphée est indissociable de ses larmes. C’est le deuil du poète qui subjugue les bêtes sauvages […]. Mais la compassion ne suffit pas. C’est aussi la beauté du carmen qui enchante les bêtes, et qui adoucit les tigres ».
6La troisième partie de l’ouvrage quitte le champ du mythe et de la poésie pour aborder des liens de nature existentielle entre l’homme et l’animal. Si la dimension spéculaire y reste prépondérante, elle s’inscrit davantage dans l’espace domestique où le dehors et le dedans se rejoignent en une procédure réflexive d’autosuffisance. L’ombre de Narcisse est latente quand l’animal ne se perçoit que par le regard de son maître, de l’homme ou la femme qui le chérit ou l’abhorre et dont il semble lui-même tirer toute sa joie ou sa peine. Est connue à ce sujet la félinophilie de Barbey d’Aurevilly qu’explorent les articles d’Alain Néry et de Jonathan Ruiz de Chastenet. Certes, d’autres figures animales abondent dans l’œuvre du romancier, mais c’est le chat qui y détient une place d’excellence : Barbey avouait son amour indéfectible pour ces félins, ajouté à une fascination extrême. Ainsi, le règne animal et le règne humain sont en perpétuelle interférence et se confondent. Barbey prise chez les chats les caractères spécifiques qui se retrouvent ou ne se retrouvent pas chez les hommes. Il y va toujours d’une observation, voire d’une comparaison. C’est pourquoi à l’extrême, l’animal peut se substituer à son maître et en camper une caricature : « Les félins sont les représentants, pour Barbey, de la noblesse et de la force, mais ils figurent aussi le dévoiement de ces vertus quand l’élan vital devient pulsion destructrice et sauvagerie », rappelle J. Ruiz de Chastenet. On pourra lire dans ces deux articles combien l’auteur introduit un bestiaire puissant, varié, burlesque et dénonciateur, faisant revivre plus spécifiquement sous sa plume nostalgique les héros perdus de la décadence nobiliaire.
7De même, Carmen Boustani et Laurence Teyssandier s’emploient à décrypter les liens que l’animal et son maître peuvent littérairement développer sous le regard incisif de l’artiste. C’est le cas de Colette. Des Douze dialogues de bêtes à La Chatte, l’écriture littéraire y fait la part belle au chat, ou plutôt à la chatte, la meilleure alliée de la femme et de l’écrivaine. Observatrice bienveillante de ses mœurs, Colette y révèle combien les bêtes ont une vie consciente mêlant à leur propos des traits humains et un « moi » caché. L’animal est doué d’une forme de parole et de raison, en accord, voire en symbiose jusqu’à l’intimité, avec son maître. Or, plus qu’un simple « pacte de complicité », explique C. Boustani, on lit parfois dans ces œuvres « un versant sombre » d’où affleurent « les instincts les moins avoués » de la nature humaine. À cet égard, le rôle tenu par la chatte du court roman éponyme est révélateur : le maître déborde d’amour pour son animal domestique, au mépris de sa femme qu’il délaisse. Pour L. Teyssandier, La Chatte de Colette décrit ce point de non-retour où la dualité humain/animal est définitivement brouillée. Le lien le plus inattendu, le plus corrompu au profit d’un anthropomorphisme exacerbé, débouche sur un drame ultime, car la chatte se comporte comme une femme aux yeux de son maître, amoureuse et séductrice. On se doute que le roman accède à la tension d’une tragédie quand retentit la jalousie de l’épouse bafouée par cet animal protéiforme et lorsque s’exacerbe l’expression d’une rivalité aux confins du roman réaliste, du conte fantastique et de l’imaginaire archétypique.
8En des manières plus apaisées, tout au moins en apparence, la nature des relations homme/animal est autrement évoquée par Jean-Marie Paul dans une contribution consacrée à Maître et chien (Herr und Hund) de Thomas Mann. Si le même sens de l’observation permet le premier attachement entre l’homme et l’animal, Thomas Mann, comme chacun des écrivains cités plus haut, ne saurait s’en tenir à des descriptions littérales et objectives ou à des considérations affectivement simples. Les deux protagonistes n’entretiennent pas des relations sereines et ne connaissent pas l’univocité attendue des sentiments, car l’idylle véhiculée n’est que de pure forme. S’y révèle en filigrane d’abord, puis ouvertement, la cruauté du maître, stigmatisée sous des dehors flatteurs. Une violence incongrue à l’égard de la bête affleure bientôt, au prétexte que sa nature est instinctive et son origine modeste. Cette étonnante problématisation de la relation homme/animal rejoint peu ou prou « les préjugés d’une sociologie et d’une anthropologie très traditionnelles sur des races animales ». L’auteur, en un jeu spéculaire qui se resserre, comme chez Colette, mais avec une finalité bien différente, « transpose sur deux races de chien les qualités qu’il sacralise ou qu’il abhorre ». Ce rejet de l’animal domestiqué peut aller jusqu’à la blessure narcissique.
9L’animal occupe une place plus discrète dans l’univers de Marcel Schwob, non pas qu’il le néglige – l’inventaire des animaux présents dans ses œuvres se révèle très abondant, comme en témoigne le bestiaire du Livre de Monelle établi par Bruno Fabre –, mais parce qu’il choisit un traitement délibérément indéterminé, qui s’oriente plus vers l’allusion que l’observation naturaliste ou vers un symbolisme qu’il préfère réserver aux oiseaux. Le choix de bêtes anonymes a priori insignifiantes révèle un regard plein de compassion, marqué d’une pitié toute schwobienne. Mue par une telle éthique, la solidarité entre homme et animal peut se décliner dans les faits comme dans l’analogie des formes ou des comportements qui conduit certains personnages à partager l’existence animale.
10Ces rapports diversifiés qui se tissent entre animaux et humains et en particulier leur analogie latente, qui nourrit bien des œuvres, les réunissant peu ou prou, permettent non seulement de mêler les portraits des uns et des autres, mais aussi, dans la tradition de la fable, d’aller chercher dans le bestiaire des écrivains les idées, politiques et satiriques souvent, mais aussi enjouées ou marquées par la spiritualité, que les animaux leur servent à mieux développer. C’est encore le principe de l’analogie, passionnelle cette fois, qui se retrouve, selon Georges Cesbron, dans les écrits naturalistes de l’angevin Toussenel chasseur passionné plein de compassion pour les bêtes : mais l’analogie sert autant ici de norme que d’arme, car Toussenel ancre son ornithologie dans les événements de la Révolution de 1848. Marqué par le socialisme fouriériste et par un antisémitisme qui croit pouvoir placer dans le Juif la responsabilité des conservatismes qu’il fustige, il développe dans ses classements et ses descriptions une pensée analogique marquée par le transformisme de Lamarck et Geoffroy de Saint-Hilaire qui ouvre à un discours politique sur la société de son temps. Autre grand connaisseur et compagnon des animaux, Octave Mirbeau, dans un roman rédigé à la fin de sa vie, Dingo, repousse quant à lui les formes ordinaires du roman réaliste pour confier le rôle du protagoniste à un chien, chargé de donner à un maître humaniste et optimiste une leçon de nature. Dans cette promotion de l’animal qui incarne l’instinct, la spontanéité et l’énergie par opposition à la raison, Pierre Michel retrouve la technique de « falsification » des valeurs sociales qui permet d’ordinaire à Mirbeau de mettre en lumière leur absurdité. Mais si, comme chez les cyniques, le chien apparaît comme un modèle de l’être naturel libre de toute convention sociale, l’épreuve du roman, qui pose la question de la composition entre homme et animal, empêche finalement et inconfortablement de trancher entre loi de la société et loi de la nature. C’est encore au chien, de façon générique, que l’univers de Camus analysé par Linda Rasoamanana offre une place remarquable : cet animal emblématique du pays natal, étonnamment présent dans bien des moments-clefs de ses œuvres, se révèle surtout un outil dans la satire que Camus et ses personnages dressent de la chiennerie de son temps : c’est d’ailleurs toute une cynoglossie qui permet de ramener l’homme à son animalité. Dans un Maghreb un peu plus tardif, celui de l’après indépendance, s’inscrit l’œuvre poétique de Mohammed Khaïr-Eddine caractérisée par la place, exceptionnelle dans la littérature maghrébine francophone, qu’il accorde aux animaux : c’est un bestiaire halluciné, mis en lumière par Mohamed Rhida Bouguerra, entièrement dysphorique et habité par la révolte, que l’auteur fait exploser. Inspirant dégoût et répulsion, ce bestiaire se livre dans une outrance verbale qui dit la haine de ces chacals qui persécutent le peuple, menacent la vie du poète au point de le contraindre à l’exil. Mais le plus terrible est sans doute l’intrusion de la bête dans la voix narrative elle-même : c’est l’auteur-hyène que le mal obsède et finit par ronger.
11C’est sur un tout autre ton, qui ne saurait manquer d’évoquer la gaieté du grand maître de la fable, que se déploie le bestiaire de Daudet exploré par Anne-Simone Dufief. Les animaux, nombreux mais au second plan dans ses récits réalistes qu’ils servent, occupent chez lui une place plus singulière dans le contexte du récit excentrique : c’est là surtout qu’entre anthropomorphisation de l’animal et animalisation de l’homme s’opère une curieuse analogie, visant à « faire le tableau gaiement sérieux de nos mœurs contemporaines ». Dans le conte animalier en particulier, la référence récurrente à La Fontaine, entre intertexte et pastiche, exploite tout en les infléchissant les voies ouvertes par le poète classique : moins moraux que symboliques, ces contes délivrent la revendication hédoniste d’un droit à la liberté. Plus apaisés encore dans leur dimension spirituelle, les quatrains de l’Ève de Péguy ouvrent à une contemplation de la Création où les animaux, dans la richesse de leur nature et de leur signification, viennent exprimer la générosité divine : Pauline Bruley montre comment l’auteur la fait miroiter grâce à un double usage du sens figuré, en s’appuyant à leur propos sur divers niveaux herméneutiques, mais aussi en se plaçant dans un ordre rhétorique.
12L’ouvrage s’achève sur l’exploration d’un bestiaire qui ne garde plus qu’un lien ténu avec le réel : les représentations y ouvrent plus largement sur des images plurielles et fantastiques, attendu que le fantastique fait barrière et introduit dans le continuum d’un devenir banalisé une rupture majeure. Cette cinquième et dernière section du livre s’arrête sur des auteurs du xixe au tournant du xxie siècle. Ils ont tous en commun de renoncer à la part anecdotique de la bête pour en brosser des formes renouvelées par l’imaginaire. Partant des contes de Grimm qu’évoque Anne-Marie Baranowski, dépassant les plus évidentes classifications chez Jean Giono, Julien Gracq, Sylvie Germain, Hélène Cixous, Anne Hébert et Michel Tournier, la représentation du bestiaire véhicule, notamment dans le conte, des valeurs anthropologiques, sociales et affectives que chaque récit met en œuvre à sa manière. Au plus près du réalisme classificateur est certainement le bestiaire généré par l’œuvre de Gracq. Pour Atsuko Nagaï, « l’auteur a conscience de l’écart entre les objets réels et le langage littéraire », mais il maintient une continuité presque banale entre le dehors et le regard qui l’appréhende. L’animal y est perçu sans grande rupture, quoique avec une extrême délicatesse. Plus marqué est cet autre bestiaire que mobilise et module Giono ; Jean Arrouye affirme combien la représentation de l’animal contrevient à la réalité physique attendue. C’est le cas pour une catégorie d’animaux auxquels Giono assigne une fonction romanesque exceptionnelle, un dépassement des normes jusqu’à susciter la terreur. Ainsi, par le truchement toujours fantaisiste ou radicalement -monstrueux de l’animal, la condition humaine se re-trouve questionnée. De même, chez l’auteur de Tobie des marais l’altérité animale se conjugue avec sa fonction symbolique. Jean-François Frackowiak souligne ainsi comment en tant que « …messagers qui ont accès à l’invisible, les animaux [que mobilise Sylvie Germain] peuvent non seulement détecter l’impalpable, mais aussi jouer un rôle cardinal dans une lutte spirituelle ». Plus près de nous encore, mais très singulière est la bête investie par H. Cixous dans son œuvre prolixe et multiforme. Metka Zupančič, à la croisée d’une prose toute en rondeur et généreuse, développe les différentes figurations littéraires de l’intimité humaine, sous couvert de la présence animale, un autre nous-mêmes : « c’est l’animal, le monstre, celui qui ne cesse de nous défier et qui peut donc à tout moment nous déchirer ». Notre propre finitude y est largement représentée par les thèmes de la morsure et de la mort. Chez Anne Hébert, cette symbolique de la fragilité humaine prend les traits d’un bestiaire ouvertement fantastique. S’y invite le diable ennemi sous les traits judéo-chrétiens du bouc et du cheval. Néanmoins les êtres humains ramenés à cette animalité maligne et que l’on dit possédés y sont plus libres que leurs congénères. Entre rire sardonique et vitalité toute nietzschéenne, des êtres assimilés au bestiaire diabolique se révèlent ainsi d’une énergie scandaleusement positive. Adela Gligor nous en brosse le portrait hybride et infiniment paradoxal. L’animal invite à une perception sensible du monde invisible et transcendantal. Enfin, chez Michel Tournier auquel Arlette Bouloumié a consacré ses travaux les plus saillants, Mathilde Bataillé montre encore que l’animal ne saurait échapper à une véritable épiphanie symbolique. Tel se révèle le serpent sur un mode prosaïque ou imagé, mais dont l’auteur explore toujours l’ambivalence archétypale.
13Permettons-nous de conclure sur l’extrême diversité d’enjeux des bestiaires à travers les âges, dont les auteurs de ce livre se font l’écho, diversité dans leur dimension encyclopédique, philosophique, morale et religieuse, iconographique et littéraire, diversité dans leur rencontre naturaliste avec l’homme ou en raison de leur extrême distanciation symbolique ou fantastique. Certes l’animal est autre, mais ses caractères savent souvent dire aussi l’incongruité, voire les facéties de la nature humaine.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Figures du marginal dans la littérature française et francophone
Cahier XXIX
Arlette Bouloumié (dir.)
2003
Particularités physiques et marginalité dans la littérature
Cahier XXXI
Arlette Bouloumié (dir.)
2005
Libres variations sur le sacré dans la littérature du xxe siècle
Cahier XXXV
Arlette Bouloumié (dir.)
2013
Bestiaires
Mélanges en l'honneur d'Arlette Bouloumié – Cahier XXXVI
Frédérique Le Nan et Isabelle Trivisani-Moreau (dir.)
2014
Traces du végétal
Isabelle Trivisani-Moreau, Aude-Nuscia Taïbi et Cristiana Oghina-Pavie (dir.)
2015
Figures mythiques féminines dans la littérature contemporaine
Cahier XXVIII
Arlette Bouloumié (dir.)
2002