Abstraction, élégie, épistémologie : trois « essais » de Jean Mitry
p. 151-161
Texte intégral
1L’historien et théoricien du cinéma Jean Mitry est également l’auteur d’une petite trentaine de films, mêlant documentaires et fictions, films pédagogiques et « essais » cinématographiques, courts et longs métrages. Ces derniers, au nombre de deux, font figure d’ « intrus » ou de « divertissements » dans sa filmographie. À propos d’Énigme aux Folies-Bergère (1959), adaptation d’un roman de Léo Malet, Mitry dit avoir voulu prouver – et se prouver – qu’il était capable de « réaliser en un temps record, avec un budget record et sans dépassement d’aucune sorte, un film cependant convenable, compte tenu des moyens mis à [sa] disposition1 ». La critique, à l’époque, a été unanime dans son jugement sévère, partagé par ceux qui ont assisté à l’une des rares projections récentes à la Cinémathèque française. Quant au Quatrième Sexe (1961), jamais distribué, il est difficile d’authentifier la participation de Mitry à ce film vaguement érotique et « yéyé » dont la réalisation, selon les sources, est parfois attribuée à d’autres. L’intérêt du travail de Mitry cinéaste serait donc assurément plutôt à chercher du côté de ses films courts. Ceux-ci, au nombre de vingt-quatre et qui s’étalent de 1929 à 1975, sont véritablement le lieu où Mitry a pu à la fois se confronter à la pratique du cinéma et prolonger de façon concrète ses intuitions et ses interrogations théoriques. Intéressons-nous ici à trois de ces courts métrages : Pacific 231 (1949), Images pour Debussy (1951) et Symphonie mécanique (1955), ses œuvres les plus connues et surtout les plus ouvertement « expérimentales », terme revendiqué par Mitry lui-même.
Projets, intentions, projections
2En s’attelant à la réalisation de ces trois « essais », le projet de Mitry relève d’une double intention. Il s’agit d’abord de réinterroger, par la pratique, le rapport entre les images et la musique dans les films. Mitry réévalue ainsi le travail des avant-gardes des années 20 et 30, en commençant par poser une question : peut-on « associer images et musique en développant de part et d’autre une même structure rythmique, sans que les images aient l’obligation de “raconter” quoi que ce soit, mais d’évoquer, de suggérer comme dans un poème2 ». Ce que cherche donc à éviter Mitry, c’est l’erreur – qu’a commise, selon lui, Germaine Dulac dans Arabesques et Thèmes et Variations en 1929 – de l’illustration de la musique par les images. Son travail va alors viser l’association des composantes visuelles et sonores, et non l’accompagnement de l’une par l’autre.
3C’est en cela que son entreprise est un prolongement de celles de Dulac, Henri Chomette ou Abel Gance : alors que ces cinéastes étaient éperdument à la recherche d’un cinéma qui emprunterait à la musique ses structures – l’art du film étant idéalement conçu chez eux comme une « symphonie visuelle » –, Mitry, quant à lui, cherche de nouvelles façons de penser la relation de la musique et des images, sans que l’un ou l’autre entre dans un rapport de domination ou d’asservissement à une forme préétablie. À charge pour la musique, donc, de « donner aux impressions visuelles le contenu temporel qui leur manque en leur accordant les pouvoirs d’une cadence perceptible3 », c’est-à-dire, non de mettre des images sur de la musique, mais d’introduire de la musique dans une continuité visuelle. Et à charge, pour les images, de fournir un « équivalent plastique » en « signifiant dans l’espace un rythme qui se signifie déjà dans la durée4 ». C’est donc, in fine, « faire en sorte qu’on ne sache plus très bien si l’on entend des images ou si l’on voit de la musique5 ».
4En ce sens, le projet de Mitry relève tout autant, si ce n’est plus, d’une visualisation de la musique que d’une musicalisation des images. C’est là le pivot théorique à partir duquel il repense les théories des années 20, et qui a pu faire dire à Dominique Noguez que « les œuvres de Jean Mitry s’inscrivent dans la problématique des recherches entamées dans les années 20 […] et assurent, elles aussi, par-dessus la guerre de 39-45, la continuité de l’avant-garde française6 ».
5L’autre projet qui informe les « essais » est de nature épistémologique. Ici Mitry va plus loin encore dans ses intentions : il ne lui suffit pas de repenser les puissances du cinéma par la reprise et le perfectionnement de problèmes théoriques existants ; il veut aussi s’interroger sur la nature des images et des sons qu’il va employer : « Si l’on veut associer un rythme visuel et un rythme musical et non plus se limiter à souligner celui-ci par une forme dépourvue de signification [Mitry pense ici notamment aux films de Walter Ruttmann et d’Oskar Fischinger], il convient de se référer au réel7. » Plus précisément, « les images étant toujours de quelque chose, il convient d’“abstractiser” le réel […]. Il est nécessaire d’ajouter à la perception du mouvement la sensation de la chose en mouvement, […] raison pour laquelle j’ai cherché des correspondances plastiques au sein de la réalité matérielle plutôt que des graphismes abstraits, et choisi de chanter le mouvement des choses qui seul peut avoir un sens8. »
6L’entrée du réel dans le projet que dessinent les « essais » montre ainsi toute l’importance que Mitry accorde à la dimension – peut-être même la fonction – épistémologique du cinéma, qui devient un outil d’investigation sur le réel par le biais d’un travail éminemment formel puisque tout entier tendu vers l’abstraction.
7Une fois justifiée l’utilisation d’images concrètes, prélevées sur le réel, le rapport images/musique va se doubler d’un rapport matière/forme. Pour Mitry, « le cinéma est un moyen d’expression qui part du concret et qui va vers l’abstrait9 ». Ce cheminement vers l’abstraction, c’est précisément le travail du cinéaste qui va le mettre en œuvre. Par les choix de cadrage, les mouvements de caméra, les passages de la pellicule en négatif et le travail du montage, Mitry développe ses hypothèses théoriques en les faisant reposer sur la nécessité d’un véritable travail sur la figuration : « Ainsi le tempo, les tonalités, le contrepoint, le rythme des phrases musicales, se trouvent renforcés par leur propre projection dans l’espace à travers une forme plastique qui les figure. Je ne dis pas “qui les représente10”… »
8Figuration, et non représentation : on touche là sans doute au cœur du projet du cinéaste, en ce sens que si l’abstraction y est un horizon – formel et théorique –, elle est également le moyen par lequel va pouvoir s’établir au mieux la correspondance et le déploiement, en parallèle, d’une forme musicale et d’une forme visuelle, leur condition de possibilité. Mais ce qui importe surtout est que dans ce travail, le réel n’est jamais absenté. Selon Benoît Patar, le réel, pour Mitry, « est toujours restitué, mais pas pour autant aboli. Il n’est pas question de nier l’évidence des choses, il est juste nécessaire d’en intelliger la saisie11. »
9S’il y a bien, en creux dans le projet et « masquée » par l’intention théorique, une dimension épistémologique, investigatrice, c’est ici qu’elle se niche, dans la volonté du cinéaste-théoricien de ne pas perdre de vue le réel qui seul, selon lui, est à même de sous-tendre l’architecture purement formelle qu’il entend élaborer dans ses « essais » et se trouve nécessairement, de ce fait, profondément interrogé. On peut alors voir pointer, derrière ces préoccupations théoriques et épistémologiques, un désir différent, un désir de poésie qui va donner aux films leur puissance élégiaque, leur goût de plainte, comme on peut déjà le pressentir dans les déclarations de Mitry : « Rendu à sa mobilité phénoménale, le réel retrouve, au-delà des apparences fugitives, les vibrations qui le composent et se reconnaît comme fonction d’un moment de l’univers12. » Cette dimension élégiaque, poétique, qui se révèle dans l’attention au réel et transparaît derrière la rigueur du projet théorique, c’est maintenant l’examen des films qui va nous la faire apparaître.
La matière mise ànu par ses formes, même
10Le « triptyque » que forment les « essais » dessine selon moi un grand projet d’exploration et de réappropriation des puissances de la matière filmée, en l’englobant dans une vaste synthèse formelle. En ce sens, il constitue peut-être le nœud de l’œuvre de Mitry, tant filmée qu’écrite. Tenant à la fois du protocole scientifique – justement « expérimental » – et de la « mélodie du monde » telle qu’esquissée par les avant-gardes dans les années 20 et 30, ces trois films opèrent chacun à leur manière une sorte d’état des lieux sensible du cinéma comme art de la description et du vertige.
11Le projet de Pacific 231 était présent à l’esprit de Mitry dès 1932, mais les droits de la pièce homonyme d’Arthur Honegger, composée en 1923, avaient été cédés à un réalisateur soviétique. Mitry tournera finalement le film dix-sept ans plus tard, avec l’accord et l’appui du compositeur, ayant eu entre-temps l’occasion de mûrir pleinement sa conception de l’organisation des rapports entre les images et la musique au cinéma.
12Ce film, d’une durée de 9 minutes, est donc la première tentative de réponse que Mitry apporte à ses propres interrogations. Le rapport musique/images y est envisagé de façon littérale, systématique, ce qui laisse transparaître un sentiment de grande maîtrise en même temps que l’absence d’un « souffle » ou d’un investissement personnel que l’on ne trouvera que dans les œuvres suivantes.
13Le motif principal est ici évidemment la ligne (travellings avant sur les rails, mouvements des bielles, plans sur les fils électriques qui jouxtent les rails…), tant Pacific 231 repose tout entier sur la construction d’une trajectoire. De la mise en place de la locomotive à son arrivée dans une gare anonyme, en passant par son trajet, tout indique l’efficacité mécanique, la puissance, au service de la description d’un parcours qui est autant celui du train que celui de la musique d’Honegger.
14Mais si le début du film montre la mise en place du train accompagnée de coups de sifflet, de crachotements de fumée, l’arrivée de la musique va rapidement transformer (Mitry dirait : « transfigurer ») le train très concret en un ensemble de formes plus abstraites, en fractionnant la machine pour ne plus obtenir que des gros plans de roues, de bielles, de pistons à peine reconnaissables. Modifiant sans cesse les angles de prise de vues, il fait également éclater la cohérence spatiale de l’objet, le réduit en fragments et confère ainsi à la musique le rôle de conduire cet ensemble de pièces détachées – par le cadrage – à bonne destination. C’est peut-être là d’ailleurs que son travail se différencie de celui de Gance dans La Roue : si le motif visuel est le même chez les deux cinéastes, il va chez Gance dans le sens d’une rythmique silencieuse que le montage porte à son apogée tandis que Mitry assigne explicitement à la musique le rôle de réorganiser des formes plastiquement déconstruites.
15Mais la grande réussite de Pacific 231, c’est surtout de susciter un très fort sentiment d’accélération, et même d’emballement, par l’utilisation conjointe de la musique et du montage. Au point culminant du morceau d’Honegger, une alternance de pistons, de bielles et de rails en gros plans ou très gros plans conduit à une sorte de « surchauffe » visuelle du cadre qui, accompagnée parfois de points de synchronisation avec la musique, produit une impression de très grande vitesse alors même qu’il n’y a plus, depuis un moment, de plans d’ensemble de la locomotive pour nous rappeler l’argument de départ du film. Le retour à des plans plus larges, allant de pair avec la « décélération » de la musique, indiquera ensuite un ralentissement généralisé ainsi qu’un retour à la concrétude. Le contenu des plans redevenant plus aisé à identifier, la vitesse de l’ensemble (du film) s’en trouve alors relativisée.
16Le plus important reste sans doute qu’en faisant « travailler » conjointement le montage et les échelles de plan, Mitry s’approche de plus en plus, au fur et à mesure que la tension monte, d’une pure efficience de la matière, présente et pourtant indéchiffrable. Avec Pacific 231, il s’aperçoit alors que l’image est fissible : tout au long du film, l’abstraction s’est insinuée peu à peu dans le contenu figuratif, pour transformer le voyage en vertige.
17Écoutons à nouveau Mitry, qui commente Pacific 231 pour expliquer la genèse d’Images pour Debussy : « Cet essai, très imparfait, très incomplet, en appelait donc un autre : il fallait développer une suite d’impressions susceptibles d’une symbolique profonde mais dont le mouvement, replié sur lui-même, exigeait le secours de la musique pour s’ordonner dans la durée sensible. Le poème de l’eau semblait répondre à ces exigences13. »
18Ce qui différencie surtout Images pour Debussy de Pacific 231, c’est effectivement d’être davantage « replié sur lui-même ». Le motif qui organisait le premier était la ligne ; pour celui-ci, ce sera évidemment le cercle. Le film est composé de trois parties, correspondant à l’ « étude » de trois courtes pièces pour piano de Debussy, et dure 13 minutes. La première et la troisième pièces sont deux Arabesque, composées respectivement en 1888 et 1891 ; entre les deux est intercalée Reflets dans l’eau (1904) qui appartient au cycle des Images, d’où aussi le titre du film. Le choix des pièces et l’ » encadrement » de l’une par les deux autres révèlent à la fois une volonté des élection du cinéaste dans l’œuvre du compositeur et le désir de faire d’Images pour Debussy un triptyque.
19Autre nouveauté : Mitry semble s’intéresser davantage, ici, à la matérialité des images, mais également à celle de la musique elle-même. Il dit être moins parti « de quelques pièces de Debussy » que « du thème de l’eau, des sonorités cristallines de Debussy, [du] miroitement de ses accords14 ».C’est donc tout autant la matérialité de la musique debussyste qui l’occupe, que les correspondances qu’il pourrait y trouver avec les images.
20La première partie, Arabesque en mi, présente globalement un point de vue assez distancié par rapport au réel filmé. Mitry ne s’approche guère de la surface des choses, et si cette distance – qui ira en se réduisant au fur et à mesure que le film avancera – l’empêche d’atteindre à une complète abstraction, elle lui permet en revanche d’interroger avec bonheur les reflets. En filmant les choses, puis les choses et leur reflet, puis enfin le reflet seul, comme il le fait à plusieurs reprises, Mitry peut constater la puissance d’expression plastique de ces reflets, et affirmer alors que le reflet – c’est-à-dire l’image–n’est pas que la doublure visible des choses : l’image dépasse l’apparence. Comme il le dit lui-même, « ce qui compte c’est moins le nénuphar quel a danse du nénuphar15 ». Et les sonorités cristallines, « aqueuses » de la musique de Debussy redoublent encore ce sentiment. Des points de synchronisation avec les images nous font ressentir que, à l’inverse de Pacific 231, entièrement tendu vers une sorte d’efficacité structurelle et formelle qui se déroulait en droite ligne, tout est ici détour, déambulation et oubli de soi dans une réflexion de – et sur – la profondeur.
21La deuxième partie, Reflets dans l’eau, pousse un peu plus loin encore cette investigation de l’image comme reflet des choses. Ici Mitry commence par filmer des arbres dont l’image se réfléchit à la surface d’une eau calme, mais rapidement ce sont les reflets seuls qui vont l’intéresser. On peut alors voir se succéder, en de longs travellings, de grandes ramures, des herbes, des nuages atteints de petites secousses provoquées par les ondes qui se répandent à la surface de l’eau. Pourtant ce n’est pas un reflet fidèle du monde que le cinéaste nous montre : Mitry filme, ainsi, moins les reflets en eux-mêmes que leur capacité à être troublés par le mouvement. Eau et cinéma agissent alors conjointement comme des miroirs à la fois déformants et agissants, et qui se renverraient l’un à l’autre leur propre image. André Bazin, qui fut un de ceux qui avaient le mieux compris le projet du cinéaste, évoque à propos de Reflets dans l’eau une « “déconcrétisation” de l’image. Image qu’il était justement utile d’authentifier préalablement par le semi-réalisme des deux premières études [Arabesque en mi et En bateau16] ». Un reflet sur l’eau n’y est alors plus qu’ » une matrice de mouvement pur17 ».
22« Ce n’est pas en vain », écrit encore Mitry, « que nous sommes parti d’images concrètes, au demeurant descriptives et presque “illustratives”, pour nous acheminer progressivement, par un resserrement continuel des plans, vers une figuration plus abstraite [aujourd’hui on dirait : “abstraction figurative”] en ne choisissant finalement que des détails considérablement grossis18. » On a ici, mot pour mot, une description programmatique de ce qu’est la troisième partie, Arabesque en sol. Le cadre y est en effet beaucoup plus resserré et l’on est, d’emblée, de plain-pied dans l’abstraction. Ici, Mitry fait également alterner des images en positif et en négatif, ce qui, sans doute, accentue encore l’idée de l’image comme doublure et, en même temps, d’un au-delà de la doublure. Arabesque en sol développe aussi davantage d’images de bouillonnements, de cercles concentriques, tournant autour des propriétés ondulatoires de l’eau. Il y a bien des lignes dans ce film, mais, à la différence de Pacific 231, elles sont perpétuellement brisées, sans cesse en train de se défaire et de se reconfigurer. Et quand les images passent en négatif, l’eau devient totalement opaque et acquiert des tons de mercure, qui semblent presque solidifier la matière liquide.
23L’intérêt de cette progression du film vers le resserrement, c’est donc l’abstraction grandissante qui s’y déploie, mais c’est aussi le fait qu’en interrogeant de plus près la surface, la caméra s’y perd, et nous y perd, davantage. C’est sans doute aussi ce qui fait la dimension plus personnelle de ce film, son caractère contemplatif, qui fait dire à Mitry : « C’est, avant tout, une sorte de rêverie contemplative, une poursuite du mouvement sous l’apparence des choses, de l’essence des choses sous l’apparence du mouvement, un mouvement transfigurant le réel immédiat et cherchant dans la matière “l’inconscient de la forme”, pour reprendre l’expression de Gaston Bachelard. Il s’agissait de créer une sorte de vertige, d’envoûtement progressif, au moyen d’une nature désubstantialisée à travers un rythme semblant émaner d’elle19. »
24Un problème se pose, toutefois, avec Images pour Debussy : Mitry explique la genèse du projet par le désir de faire une œuvre qui, davantage que Pacific 231, exigerait « le secours de la musique pour s’ordonner dans la durée sensible20 ». Mais, plus encore que la musique d’Honegger, celle de Debussy est souvent connue d’une partie des spectateurs, ce qui pourrait alors constituer un empêchement, ou un paradoxe, quant aux intentions du cinéaste. Mitry en est bien conscient : « Chaque spectateur qui a déjà entendu cette musique en a une représentation personnelle ; aussi les images que je propose risquent-elles de heurter sa sensibilité ; le but pour moi n’a pas été d’imposer telle image comme interprétation valable, mais que vous acceptiez cette image comme possible, bien que ce ne soit pas la vôtre. Aussi les œuvres de ce genre doivent-elles comporter des images aussi abstraites que possible21. » Voici qui explique en partie, sans doute, la plus grande part d’abstraction qui entre dans Images pour Debussy, comparé au précédent « essai ».
25De Symphonie mécanique, Mitry a peu parlé. Une première version avait été entreprise en 1950 avec Honegger, mais l’état de santé de celui-ci est venu remettre en cause le projet pour lequel Darius Milhaud et Pierre Schaeffer ont ensuite été envisagés. En 1955, c’est finalement Pierre Boulez qui se chargea de la partie musicale, dont le cinéaste s’avouera déçu, arguant que la partition concrète ne « collait » pas avec les images. Boulez semble lui aussi considérer le film comme un échec, puisqu’il dit de cette première et dernière expérience cinématographique qu’elle l’a « rendu prudent22 ». De plus, la projection sur triple écran initialement prévue fut rendue impossible pour cause de contentieux avec Gance, qui reprochait à Mitry de plagier le polyécran qu’il avait lui-même mis au point23. Symphonie mécanique étant censé apparaître en complément d’un programme Gance au Studio 28, la version sur écran simple qui fut montrée ne pouvait que décevoir son auteur. La version « triple écran » est disponible depuis peu sous la forme d’un tirage en format scope qui permet de rassembler les trois écrans, disposés les uns à côté des autres. La musique de Boulez y trouve l’espace nécessaire au déploiement de son effervescence et ce qui, dans la version « tronquée », semblait un peu confus s’enrichit ici, dans le rapport musique/image, de correspondances multiples et surprenantes.
26Lointain cousin du documentaire Philips Radio (1931) de Joris Ivens24, Symphonie mécanique est entièrement filmé en usine. Mitry y détaille les objets défilant sur la chaîne de montage, ainsi que les machines qui animent ce ballet de produits manufacturés. Laine, rames de papier, bouteilles, gâteaux, mais aussi bielles, dents, roues et pistons se succèdent à l’écran dans un rythme crescendo, une pulsation qui est à la fois celle des objets et celle du montage. Selon les passages, les trois écrans proposent des contenus identiques ou tous différents, décalés dans le temps – trois phases différentes d’un même mouvement sur chacun des écrans – ou jouant sur la symétrie, deux images identiques à gauche et à droite venant encadrer une autre image « centrale ».
27Il y a dans cet éclatement des espaces à la fois une volonté de mise en forme du désordre et, à travers le travail polyphonique du montage, une amplification des propriétés rythmiques des différents objets filmés, qui esquissent à elles deux une singulière expérience du chaos. Alors que, dans les deux « essais » précédents, image et musique déterminaient un trajet assez clair – la ligne, le cercle –, leur conjugaison dans Symphonie mécanique permet à Mitry d’établir un inventaire des différents états de la matière, plus éclaté et, sans doute, plus « brutal ». Le triple écran donne la possibilité de varier les distances et les angles de prise de vues sur un même objet ou événement, tout en les donnant à voir simultanément. Le décalage des mouvements, la diffraction du réel et de ses images convergent vers une sorte de frénésie contrôlée, qui double l’abstraction plastique d’une abstraction proprement cinétique.
28La seconde moitié du film délaisse peu à peu l’investigation descriptive, la multiplication des points de vue, pour inventer des solutions de continuité entre les images – en jouant notamment sur un défilement horizontal – et s’approcher de plus en plus des objets, les ramenant progressivement à de simples lignes et de purs éclats de lumière. Ce ne sont plus, alors, des machines et des objets qui s’agitent devant nous, mais des fragments du réel, irreconnaissables et présents à l’état de traces. Le malaxage d’on ne sait trop quelle pâte, à la fin du film, ou le débitage en série de cigarettes ou de journaux fournissent le matériau utile à cette sublimation de la matière et à cet animisme des objets les plus courants dont l’étrangeté, révélée par l’attention que leur porte Mitry, n’aurait pas déplu à Jean Epstein. La volonté d’abstraction finit par atteindre un point d’incandescence, jusqu’à ces trois cercles de feu qui s’embrasent pour absorber le film dans un clignotement noir et blanc.
29L’impression générale, après le sentiment de maîtrise que laisse Pacific 231 et celui d’harmonie développé par Images pour Debussy, est celle d’une grande fébrilité ; mais une fébrilité doublement concertée : par Mitry d’abord, qui orchestre le mouvement de ces machines jusqu’à l’étourdissement, par Boulez ensuite, qui s’emploie à leur donner une voix, dissonante certes, mais accordée à la violence des images. Si symphonie il y a, elle est, peut-être, à l’image de toute poésie filmique ; elle pénètre « par les jointures25 ».
30Que conclure de l’examen de ces trois films ? Premièrement, que le projet de Mitry relève d’abord d’une interrogation – tour à tour rigoureuse et fascinée – du réel, par description ou « transfiguration ». Deuxièmement, que cette volonté théorique et épistémologique se voit affecter en creux d’une dimension plus poétique qui, tout en ne figurant pas explicitement dans le projet de départ, apparaît clairement dans les textes du théoricien comme dans les images du cinéaste et constitue le socle de ce que j’appellerais volontiers une élégie de la matière.
31Mais alors cet inventaire, pour quelle taxinomie, pour quelle topographie Mitry s’emploie-t-il à l’établir ? Peut-être peut-on dire simplement ceci, histoire de ne pas conclure : malgré le déséquilibre entre l’œuvre écrite et l’œuvre filmée, Mitry est de plein droit un cinéaste important, parce qu’à travers ses films il se montre, comme peu d’autres et littéralement, sensible et attentif aux moindres murmures du monde.
Génériques
32Pacific 231 (1949). 35 mm, noir et blanc. Conception, réalisation et montage : Jean Mitry. Images : André Tadié, Jean Jarret, André Périé. Assistant : Marc Ducouret. Musique empruntée : Pacific 231 d’Arthur Honegger, adapté par Jean Mitry et Marc Ducouret et dirigé par Honegger. Société de production : Tadié Cinéma.
33Durée : 9 minutes.
34Images pour Debussy (1951). 35 mm, noir et blanc.
35Conception, réalisation et montage : Jean Mitry. Images : Paul Fabian. Assistant : Marc Ducouret. Musique empruntée : Première Arabesque, Reflets dans l’eau et Deuxième Arabesque de Claude Debussy, adaptés par Jean Mitry et Marc Ducouret, interprétés au piano par Jacques Février. Producteurs délégués : Anatole Dauman, Philippe Lifchitz. Producteurs associés : Samy Halfon, Léopold Schlosberg. Société de production : Argos Films, avec Como
36Films.
37Durée : 13 minutes.
38Symphonie mécanique (1955). 35 mm, noir et blanc.
39Conception, réalisation et montage : Jean Mitry. Images : Paul Fabian. Assistant : Michel Wichard. Musique originale : Pierre Boulez, réalisée dans les studios de musique concrète de la Radio-Télévision française. Producteurs délégués : Anatole Dauman, Philippe Lifchitz. Producteur associé : Samy Halfon. Société de production : Argos Films, avec Como Films. Durée : 11 minutes.
Notes de bas de page
1 Dans Jacques Siclier et André S. labarthe, « Jean Mitry réalise son premier long métrage », Radio-Cinéma-Télévision n° 481, 5 avril 1959.
2 Jean Mitry, Le Cinéma expérimental : histoire et perspectives, Seghers, 1974, p. 211.
3 Ibid., p. 212.
4 Ibid., p. 213.
5 Ibid., p. 214.
6 Éloge du cinéma expérimental, Paris Expérimental, 1999, p. 189.
7 Jean Mitry, « Images et musique », Raccords n° 9, automne 1951, p. 4. C’est moi qui souligne.
8 Le Cinéma expérimental, op. cit., p. 213.
9 Propos tenus à Christian Descamps, « Jean Mitry, historien », Cahiers du cinéma n° 317, novembre 1980, p. XVI.
10 « Images et musique », op. cit., p. 5.
11 « Connaissance et critique chez Jean Mitry », 1895, hors-série « Jean Mitry », septembre 1988, p. 16.
12 Le Cinéma expérimental, op. cit., p. 216.
13 Ibid., p. 215.
14 Jean Mitry, Esthétique et Psychologie du cinéma, rééd., Le Cerf,2001,p.368.
15 « Images et musique », op. cit.,p.5.
16 « L’eau danse », Cahiers du cinéma n° 7, décembre 1951, p. 58.
17 Ibid.
18 Le Cinéma expérimental, op. cit., p. 215.
19 Ibid., p. 216.
20 Ibid., p. 215.
21 Dans Marc Laville, « Jean Mitry présente ses films », Image et Son n° 92, mai 1956, p. 4.
22 Dans Jacques Rivette et François Weyergans, « Entretien avec Pierre Boulez », Cahiers du cinéma n° 152, février 1964, p. 27.
23 Les détails de ce contentieux sont rapportés par Roger Icart, « Jean Mitry, Abel Gance et moi », 1895, op. cit., p. 13, et par Mitry lui-même, « Autre point de vue sur le Magirama », Cinéma n° 15, février 1957, p. 81.
24 Sous-titré Symphonie industrielle, ce film, un des tout premiers du cinéma sonore aux Pays-Bas, mêle brillamment musique et sons « concrets ».
25 Robert Bresson, Notes sur le cinématographe, Gallimard, 1975, p. 39.
Auteur
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