(Dé)composer le réel : le court métrage expérimental de 1945 à 1968
p. 139-149
Texte intégral
1La production de courts métrages d’avant-garde dans la période qui va de l’après-Seconde Guerre mondiale jusqu’aux événements de Mai 68 est intéressante à deux titres : d’une part, elle fait le lien entre les avant-gardes des années 20 et le cinéma expérimental des années 70, et en cela elle se situe entièrement du côté de la recherche ; d’autre part, c’est une période peu ou mal connue, qui laisse donc la place à de nombreuses études. La principale source d’information reste à ce jour le livre de Dominique Noguez Trente Ans de cinéma expérimental en France (1950-1980), épuisé mais rendu à nouveau disponible dans la seconde édition d’Éloge du cinéma expérimental en 1999. Il faut y ajouter la parution en 2001 du catalogue Jeune, Dure et Pure ! une histoire du cinéma d’avant-garde et expérimental en France accompagnant la rétrospective homonyme organisée par Nicole Brenez et Christian Lebrat et qui s’est déroulée à la Cinémathèque française en 2000.
2La question que l’on a envie de se poser est alors bien naturellement : pourquoi ces films et cette période tout particulièrement restent-ils aussi méconnus ? On peut tout d’abord y répondre par les arguments de Noguez lui-même. Les historiens du cinéma d’avant-garde se sont limités hâtivement à une avant-garde européenne dans les années 20 et à un cinéma underground américain à partir des années 50, accordant peu d’intérêt au reste de la production mondiale. Pour expliquer cette absence, Noguez avance cette idée très juste que, face à un Hollywood imprenable, les cinéastes américains n’ont pas eu d’autre choix que de développer une contre-culture forte, et donc relativement soudée, dans une sorte d’économie parallèle. Tandis qu’en France le cinéma ne s’était jamais « coupé des grands mouvements artistiques et de la vie intellectuelle1 », ce qui donna naissance, dans le domaine du long métrage, au cinéma dit d’auteur et à la Nouvelle Vague. 1950 voit aussi apparaître la notion d’« art et essai » qui obtiendra un statut juridique en 1961 : en France, le cinéma de recherche est donc en partie intégré à l’économie globale du cinéma.
3Cependant, il y a bien eu des films réalisés en marge à la fois du circuit et du cinéma d’auteur, beaucoup ayant été omis des histoires du cinéma d’avant-garde pour des raisons qui leur sont spécifiques, ce sur quoi je m’attarderai maintenant. Après la Libération, des cinéastes issus des avant-gardes des années 20, comme Dimitri Kirsanoff et Eugène Deslaw, poursuivent leurs travaux, livrant des films qu’on a pu croire anachroniques ; c’est aussi le cas de Jean Mitry. Un autre pan de la production a sans doute été tenu à l’écart à tort : il apparaît aujourd’hui manifeste que les conditions de production et de diffusion – mais aussi les inventions formelles – du cinéma ethnographique et du cinéma militant ont tout pour rapprocher ces films de l’avant-garde2. Un autre aspect de la production a peut-être brouillé les pistes quant au recensement des films, il concerne les cinéastes étrangers établis et travaillant en France, ce fut notamment le cas de nombreux Américains, comme Robert Breer ou Hy Hirsch. Entre 1945 et 1968, on dénombre seulement trois mouvements ou groupes : le lettrisme, tellement en avance et tellement radical qu’on commence à peine à mesurer sa portée ; le situationnisme, dont les écrits et la personnalité de Guy Debord ont peut-être masqué les films ; et le Groupe de recherche sur l’image de la RTF, qui produisait des films pour la télévision, les écartant de la diffusion en salles. On peut déjà faire ici trois remarques sur la période : l’aspect financier inhérent à ce type de cinéma détermine une grande proportion de films courts ; le nombre de films réalisés entre 1945 et 1949 est faible, ce n’est qu’à partir de 1950 que la production reprend véritablement ; et enfin, on peut noter jusqu’en 1968 un énorme manque de communication entre les cinéastes, qui se traduit par des démarches isolées et des initiatives plastiques ou narratives parfois sans lendemain, tout au moins immédiat.
Formes symphoniques : le mouvement en marche
4Dans un texte sur les avant-gardes françaises des années 20, Patrick de Haas parlait d’« expérience définitivement inachevée », l’arrivée du parlant ayant mis fin aux recherches cinématographiques qui cherchaient à établir une analogie entre cinéma, musique et parfois peinture3. Il semble que Mitry ait également ressenti cet inachèvement, le conduisant à réaliser Pacific 231 (1949), Images pour Debussy (1951) et Symphonie mécanique (1955). Bien que ses films utilisent des prises de vues de lieux et objets réels, ils sont tout autant redevables aux recherches picturales abstraites des Rhythmus (1921-1925) de Hans Richter ou de la Symphonie diagonale (1923-1924) de Viking Eggeling qu’aux études de rythmes visuels tels les Jeux et Reflets de la vitesse (1923-1925) d’Henri Chomette ou La Marche des machines (1929) de Deslaw.
5Pour autant, ces trois courts métrages de Mitry n’appartiennent pas à un passé révolu. Pacific 231, qui prend pour motif un train qui se met en marche, est quasiment contemporain de l’Étude aux chemins de fer de Pierre Schaeffer (1948). Les deux œuvres fonctionnent exactement sur le même principe de prélèvement – de sons, d’images – et sur leur agencement ou composition en un montage « cinétique ». Un autre film, peu connu, établit un lien entre les avant-gardes abstraites et les préoccupations liées au mouvement qui ont cours dans les années 50, c’est Genèse (1950) d’Edgar Pillet. Le début laisse supposer un remake de Symphonie diagonale, mais, par la dynamique de l’animation et le caractère à la fois sobre et massif des motifs qui peu à peu se dessinent, le film nous fait quitter la sphère du rythme pour atteindre l’essence du mouvement. On imagine l’influence qu’a pu avoir ce film sur Breer4, jeune Américain établi en France entre 1949 et 1959. Comme Pillet, il est issu de la peinture. Il commence par exposer ses toiles à la galerie Denise René à partir de 1952, galerie qui accueillera précisément l’exposition « Le mouvement » en 1955 5. Dans la lignée des avant-gardes abstraites, il réalise les Form Phases I-IV entre 1952 et 1954. Mais il se détache rapidement de la peinture et du cinéma pictural abstrait pour une forme de mouvement purement cinématographique, en rupture même avec la forme musicale et abstraite, affirmant la discontinuité du cinéma dans un montage rapide avec un film majeur, Récréation (1957). Il écrit en 1962 : « Hourrah pour un film informe, non littéraire, non musical, pour des images qui ne racontent pas d’histoire, ne deviennent pas une danse abstraite ni ne délivrent aucun message. Un film dans lequel il est impossible d’échapper aux images. Un film où les mots sont des images ou des sons et qui imitent la discontinuité de la pensée6. »
6Enfin, pour en terminer avec la forme symphonique, Jacques Baratier dans Paris, la nuit (coréalisation Jean Valère, 1956) dresse un portrait de la vie nocturne parisienne un peu à la manière d’un Walter Ruttmann dans Berlin, symphonie d’une grande ville (1927). Ici, le mouvement s’exprime par la vitesse et la frénésie des animations citadines : il faut bien alors un agent de circulation, transformé par le montage en chef d’orchestre, pour réguler l’agencement des plans.
7La dimension musicale est en fait une préoccupation constante dans les courts métrages d’avant-garde réalisés après guerre. Si cela est évident pour la forme symphonique, on peut noter que l’ethnographe Jean Rouch accorde tout autant de place au son qu’à l’image, comme cela est manifeste dans Musique et Danse des chasseurs Gow (1965), dans Batteries dogon : éléments pour une étude des rythmes (1966) ou bien dans Cimetière dans la falaise (1951), qui utilise une musique pygmée que reprendra l’Autrichien Peter Kubelka dans Adebar (1957). Alors que pour certains la recherche se situe du côté de l’équivalence musique-image (Mitry, Hirsch et ses études « jazzographiques », Schaeffer et son groupe de recherche…), d’autres prônent la discordance (Breer, la « discrépance » lettriste ainsi que toute la poésie sonore issue de ce mouvement). Mais avant tout, dans la confrontation de ces deux arts du temps que sont musique et cinéma, c’est la construction du langage qui est abordée, et de nouvelles formes de composition s’élaborent à partir de la décomposition de plus anciennes. Certains se rejoignent alors sur l’utilisation du fragment, de la répétition et de la variation, ou encore sur le prélèvement de chutes et le recyclage de déchets empruntés au réel (musique concrète/films de found footage).
8Un élément supplémentaire est commun aux films évoqués, à l’exception de Genèse : tous ces films qui semblent tirer leur origine dans l’abstraction réinvestissent au contraire le réel. Mitry trouve l’abstraction dans le gros plan ; Breer injecte des objets en trois dimensions et parfois en mouvement continu au milieu de dessins filmés image par image ; Baratier semble orienter tout son film vers les loisirs pour finalement mieux faire émerger l’image des ouvriers qui travaillent la nuit dans le métro. En quelques plans, il désigne une autre voie pour un cinéma d’avant-garde qui serait davantage en prise avec le réel, et que d’autres cinéastes ont commencé à explorer.
Film militant, film ethnographique : contre-cultures
9Sur le plan politique, c’est une période difficile pour la France qui essuie une première défaite en Indochine (1946-1954) puis une seconde en Algérie (1954-1962). Deux formes de cinéma émergent à cette époque, toutes deux mues par la même quête de vérité. Le cinéma engagé et militant d’un côté, ethnographique de l’autre, qui aboutiront parfois à une esthétique proche, faite de plans courts qui visent à l’essentiel : révéler présence et vérité, comme c’est le cas dans les films de Rouch et de René Vautier. On observe deux raisons principales à cette esthétique du plan court : l’une économique puisque le coût de la pellicule est élevé ; l’autre technique, les cinéastes cités utilisant à leurs débuts des caméras à remontoir manuel, dont l’autonomie ne permet pas de tourner des plans de plus d’une minute.
10Un premier court métrage en 1945, Aubervilliers du photographe Eli Lotar, dresse un constat alarmant : les ruines de la ville d’Aubervilliers ne sont pas dues à la guerre, elles étaient là avant et, semble-t-il, elles le seront encore longtemps. Si le film nous intéresse, c’est que, en pointant les conditions de vie déplorables des travailleurs d’Aubervilliers, se profile une représentation de la marge et des minorités, traditionnellement exclues de l’image. Et ce seront le plus souvent le cinéma militant mais aussi ultérieurement le cinéma expérimental qui prendront ce déficit d’images en charge.
11Dans ses engagements, Vautier prône un cinéma d’intervention directe, tourné-monté-montré en temps « presque réel ». Ainsi, lorsqu’un gréviste meurt suite à des violences policières sur un chantier naval à Brest en 1950, Vautier filme les obsèques et réalise Un homme est mort. Les maîtres mots du réalisateur : l’urgence et la nécessité. Tel est monté le film, sans réels outils de montage ; tel est montré le film, au plus grand nombre d’ouvriers possible. Les projections sont clandestines, elles ont lieu en plein air la nuit dans d’autres chantiers navals. Au rythme des séances, le film s’abîme et se détruit dans le projecteur : il est aujourd’hui perdu7. Pas de regrets, annonce Vautier : le film a rempli son rôle ! On le voit, si être d’avant-garde vaut pour la forme, cela est aussi valable pour les positions. Ainsi, un film anticolonialiste français réalisé en 1950 ne peut être que d’avant garde : c’est le cas d’Afrique 50 du même Vautier. Le film sera interdit, censuré, son auteur jeté un an en prison. Là encore, on pense à d’autres représentations dérangeantes, dans un tout autre registre, mais qui subirent le même sort (Genet, Jack Smith…), et donc à l’idée de contre-culture qui germera dans les années 60. Contre une réalité de composition, celle des histoires officielles, le rôle du cinéaste consiste à mettre le bon discours sur les bonnes images. Afrique 50, qui débute comme un documentaire classique sur un village d’Afrique, se transforme peu à peu en brûlot : les plans descriptifs courts s’enchaînent – les conditions économiques de réalisation influent directement sur la forme –, les conséquences des exactions commises par le gouvernement français apparaissent peu à peu à l’image, et la voix qui commente, celle de Vautier lui-même, ne peut que dénoncer ce qu’elle voit. Le travail du cinéaste engagé consiste, comme dans Aubervilliers, à faire coïncider des images et des paroles, une représentation et un discours.
12Dans Les Maîtres fous (1954), Rouch pose un discours inhabituel sur l’objet qu’il désigne, à savoir un rituel païen. Après avoir décrit et minutieusement découpé le rituel en des plans brefs, il opère en fin de film un montage dialectique sur le même : on revoit les personnages en transe qui succèdent à leur image dans la vie de tous les jours. Alors que tout documentaire de propagande n’aurait pas délivré ce contrechamp indispensable, et ne nous aurait donné que la représentation « folklorique » de l’individu « sauvage », Rouch fonde précisément son discours sur cet écart qui réside entre les deux versants d’une même personne, en concluant en fin de compte sur la fonction potentiellement saine de la coutume observée, garante d’un salut psychique.
13Si des cinéastes français vont tourner à l’étranger pour rétablir ou bien établir des vérités historiques, d’autres cinéastes trouvent dans le même temps en France une terre d’accueil plus ou moins propice à leurs travaux.
Des Américains à Paris
14Reste un point délicat dans l’élaboration des histoires du cinéma, qui concerne la présence de cinéastes étrangers travaillant dans un autre pays que le leur. C’est le cas de quelques Américains qui ont réalisé une partie de leur travail en France, ou y ont passé suffisamment de temps pour que l’on considère que ce « séjour » a eu une influence sur leur œuvre.
15Robert Breer réside une dizaine d’années à Paris entre 1949 et 1959 et y produit une part fondamentale de son travail, c’est-à-dire une quinzaine de courts métrages. C’est dans cette période qu’il réalise ses premiers films, établissant une transition entre son activité de peintre et le cinéma. Il y côtoie Noël Burch, qui lit le texte off de Recreation. Burch tourne aussi des courts métrages en France, dont Noviciat (1965) avec André S. Labarthe et Annette Michelson8. Mais il se passe aussi des choses en dehors de Paris, surtout avec la présence du mécène américain Jerome Hill qui possède une villa à Cassis. En résultent au moins trois films : Cassis Colank (1958) de Breer, Cassis de Jonas Mekas (1965) et, du même auteur, Mysteries (1966), qui rend compte d’une performance du Living Theater en tournée en France à cette époque.
16Comme Breer, Kenneth Anger réside à Paris de 1949 à 1960, mais il essuie bon nombre de déconvenues. Le seul projet qu’il mène à bien sur la période est La Lune des lapins (1950), dont le tournage est pourtant abrégé par un Pierre Braunberger furieux de voir transformé le studio qu’il avait mis à la disposition d’Anger. Perdus ou avortés : Le Jeune Homme et la Mort, un remontage de ¡ Que viva Mexico ! d’Eisenstein, Hymne à l’océan et Histoire d’O. Cependant, il tourne Eaux d’artifice (1952) en Italie et Inauguration of the Pleasure Dome (1953) lors d’un retour temporaire aux États-Unis.
17En revanche, pour Hy Hirsch qui vient s’installer en Europe à partir de 1955, l’aventure est riche en productions, même si elle se termine soudainement par une crise cardiaque à Paris en 1961. Il réalise à Paris Défense d’afficher (1958-1959), Décollages recollés (1960, inachevé), La Couleur de la forme (1960) et Scratch Pad (1961). Des titres qui évoquent une parenté avérée avec les affichistes Raymond Hains et Jacques Villeglé et le courant des Nouveaux Réalistes, rejoints par un autre exilé, le peintre islandais Erró, lequel réalise à son tour des films : Faces et Grimaces (1962-1967) et Stars (1966). Hirsch transpose au cinéma le prélèvement et les décollages/recollages des affiches sur les murs : il les photographie et les filme, puis retravaille à la tireuse optique afin de donner un rythme et une musicalité à l’ensemble. L’image de départ est doublement fragmentée : par le cadre tout d’abord puis par la composition au montage. Alors que Hains et Villeglé jouent sur la discontinuité et les potentiels de raccordement du fragment sur un plan spatial, Hirsch travaille sur les raccords de fragments temporels. Dans Scratch Pad, il pratique un montage extensif, mêlant simultanément l’image par image, les surimpressions, les inscriptions grattées sur la pellicule, dans un va-et-vient constant entre abstraction et figuration9.
18Enfin, il faut noter la présence d’un autre invité américain à Paris dans la personne de William Burroughs qui emménage en 1958 rue Gît-le-Coeur, dans ce qui allait devenir le Beat Hotel, point de ralliement de la Beat Generation (Allen Ginsberg, Jack Kerouac, Gregory Corso…). Burroughs travaille alors depuis 1954 sur la discontinuité narrative dans son livre Le Festin nu publié pour la première fois en 1959 à Paris. Il approfondit ensuite ce travail en France avec la technique du cut-up. Si l’œuvre écrite de Burroughs est largement connue, sa collaboration à la réalisation de films l’est moins. Il rencontre à Paris l’Anglais Antony Balch, désireux de transposer le cut-up au cinéma. En compagnie du peintre Brion Gysin, ils tournent plusieurs films et essais avortés entre Paris, Londres, New York et Tanger : Towers Open Fire (1962-1963), Guerilla Conditions (1961-1965), inachevé et réutilisé dans le montage de The Cut-Ups (1967). Ce dernier est un montage métrique réalisé à partir de différentes bobines, décomposées en segments d’égale longueur montés de manière systématique. Le résultat débouche sur un matériau composite, hybride, susceptible de créer tout un réseau d’analogies mais aussi de dissonances entre les motifs.
19On rencontre ainsi chez les Américains Breer, Hirsch ou Burroughs une même nécessité de rupture avec la continuité, le langage et les liens coutumiers qui font tenir le réel, réglant le passage d’une forme symphonique harmonieuse vers une forme de collage fragmentée. Ils rencontrent des échos dans les travaux plastiques des Nouveaux Réalistes, eux aussi en quête de vérités autres que celles communément admises, les débusquant au détour de chaque rue, de chaque déchirure.
Groupes et mouvements
20En 1960, Pierre Schaeffer fonde le Service de la recherche de la RTF et y intègre le Groupe de recherche musicale qu’il a inauguré deux ans plus tôt. Il invite des cinéastes à collaborer à ses travaux de recherche d’équivalences entre son et image : ce seront Robert Lapoujade, Piotr Kamler, Vic Towas, Jacques Brissot, Peter Foldès, Étienne Weill, Nicolas Schöffer… Ces films sont très rarement montrés aujourd’hui. Peut-être parce qu’il sont restés dans les archives de l’INA et ne sont pas passés dans les circuits de distribution du cinéma expérimental, et qu’il n’y a plus d’espace maintenant à la télévision pour leur diffusion. À la vision de certains films du groupe, on suppose tout de même que ces cinéastes sont restés coupés des milieux de l’avant-garde, et l’on entrevoit presque un manque de connaissance des travaux antérieurs dans le même domaine. Pour prendre l’exemple de deux films au sujet identique – une sculpture cinétique du type modulateur de lumière à la Moholy-Nagy –, Fer chaud (1957) de Brissot ne supporte pas la comparaison avec Gyromorphosis (1956) de Hirsch, dont le travail sur le mouvement et la lumière apparaît beaucoup plus poussé.
21L’Internationale situationniste est un dérivé de l’Internationale lettriste. Il y a donc des parentés entre les deux mouvements. C’est pourquoi Hurlements en faveur de Sade (1952) de Guy Debord reprend le principe visuel de L’Anti-Concept (1951) de Gil J. Wolman, fondé sur une alternance de noirs et de blancs de longueurs variables. Visionnaires, les deux films annoncent le cinéma minimal et structurel, notamment Arnulf Rainer (1958-1960) de Kubelka et The Flicker (1966) de l’Américain Tony Conrad, qui reposent eux aussi sur des alternances de noir et de blanc, dont le rythme rapide provoque des effets de clignotement. À l’origine du situationnisme, la critique de la société passe par une critique des systèmes de représentation. Hurlements en faveur de Sade – tout comme L’Anti-Concept – reste aujourd’hui encore radical, ce qui explique que le public aura peut-être davantage retenu le long métrage La Société du spectacle (1973), qui critique cette fois explicitement des images. Ajoutons que Debord a retiré ses films de la distribution de 1984 à 1995, et qu’ils restent aujourd’hui peu montrés.
22On redécouvre également depuis peu le cinéma lettriste, notamment avec la parution de l’ouvrage de Frédérique Devaux10, une programmation plus régulière des films et l’éternel activisme de son héraut Maurice Lemaître. Comme pour le situationnisme, c’est sans doute la radicalité du geste et de la posture qui a nui à la diffusion du mouvement, puisque celui-ci, singulièrement, n’a jamais dépassé les frontières françaises. Dans une remise en cause totale de ce qu’est et pourrait être le cinéma, tous les éléments du dispositif sont démontés : depuis l’écran jusqu’au film lui-même, en passant par une redéfinition complète de la séance de cinéma et du rôle du spectateur, à qui l’on demande en définitive de créer le film, de devenir acteur, c’est-à-dire maître et responsable de ses actes. Comme pour le situationnisme, l’approche esthétique est dépassée au profit d’un fort discours critique, économique, social et donc politique.
Des expériences isolées
23Par-dessus tout, si l’on devait retenir une donnée caractéristique de la période, c’est l’isolement des cinéastes, isolement physique mais parfois aussi isolement esthétique d’un film au regard du reste de la production de l’époque. Aubervilliers semble être la seule tentative de cinéma engagé de Lotar. Lueur (1946) de Pierre Thévenard, cinéaste scientifique11, un essai sur le noir et le son, reste un coup d’éclat. Aube (1950) de Jean-Claude Sée est lui aussi tout à fait atypique, à la fois tributaire des avant-gardes soviétiques du montage et annonçant le cinéma « apocalyptique12 » de Christopher MacLaine et Ron Rice pour les scènes filmées, ou de Bruce Conner pour l’utilisation de found footage. Sur le même mode de la catastrophe, historique et affective, La Jetée (1962) de Chris Marker demeure un moment de suspens dans l’histoire du cinéma mais aussi dans l’œuvre du cinéaste, à l’image de la paupière relevée qui reste au final un moment figé dans nos mémoires. Commencés à la même date en 1950, deux courts métrages retiennent particulièrement l’attention : Un chant d’amour de Genet et Pénélope de Hains et Villeglé. Tout d’abord parce qu’ils sont tous deux restés longtemps invisibles : le film de Genet n’est pas montré en France avant 197413 ; en 1954, Villeglé abandonne le projet avec Hains, ne supportant plus le perfectionnisme de ce dernier, et le film ne trouve sa forme actuelle qu’après un montage par Jean-Michel Bouhours en 1980.
24Partant de la situation concrète de l’enfermement des corps, Genet met en place des codes de représentation réalistes, pour ensuite les dérégler, les pervertir. Il enchaîne tout d’abord les plans selon la logique de raccordement classique du champ-contrechamp entre les prisonniers et le gardien. Entre les deux prisonniers, un mur se dresse qui empêche le raccord de regard : Genet utilise alors le trou dans le mur et la paille pour assurer la continuité malgré les coupes et les raccords. Ici, le déficit de vision entraîne une production d’images nouvelles qui se distinguent cependant de celles de départ : sur fond noir nous voyons les fantasmes du gardien, et en pleine nature les pensées des deux prisonniers réunis en rêve. Dans leur agencement, ces images supplémentaires viennent cependant s’intégrer selon la même logique « naturelle » que les plans précédents, parfois comme s’il s’agissait de contrechamps, pourtant impossibles. Le statut de chaque image commence alors à vaciller, les murs tombent entre les régimes d’image, et ce sont les images elles-mêmes qui échappent à toute catégorisation possible, libérées par une logique de montage désamorcée.
25Pénélope est presque l’unique film de la période, hormis Genèse de Pillet et les films de Breer, à avoir été réalisé par des plasticiens. En cela il préfigure d’une quinzaine d’années le mouvement des cinéastes plasticiens qui émerge dans les années 60. Une première version de Pénélope, sous le titre Études aux allures, a été terminée en 1954 pour une commande de Schaeffer qui composa la musique d’accompagnement. On ressent dans ce film la dimension musicale à travers les thèmes et variations. Les thèmes sont constitués par les collages réalisés par Hains, les variations par les déformations du verre cannelé et les différents mouvements opérés. Le dispositif de création ressemble ici à un générateur de vision, anticipant quant à lui toute la vague de cinéma psychédélique.
26En dernier lieu, on pourrait pointer deux trajectoires singulières de cinéastes qui ont commencé à travailler à la fin des années 50 et mené une « carrière » en toute indépendance, il s’agit de Marcel Hanoun et Jean-Daniel Pollet.
Naissance de l’underground français
27On peut penser à juste titre que les événements de Mai 68 vont modifier la donne pour l’avant-garde. Il faut cependant mentionner que dès 1967 un autre phénomène important annonce le vent de libération qui commence à souffler : c’est l’arrivée en France du cinéma underground américain14. Jean-Pierre Bouyxou raconte comment il découvre les films de Jack Smith, Stan Brakhage, Conner, etc., présentés par Taylor Mead à Paris au printemps 1967. Noguez fait état d’une séance similaire mais plus officielle à la Cinémathèque française en novembre 1967 et cette fois parrainée par P. Adams Sitney. Pionnier de la décentralisation, Bouyxou, en compagnie de Philippe Bordier et Jean-Pierre Lajournade, organise à Bordeaux les premières séances de cinéma underground en France, poursuivant cette action par la réalisation de films mythiques comme Satan bouche un coin commencé en 1967 et terminé en 1968. On pense aussi dans la même veine aux films d’Étienne O’Leary et à ceux de l’acteur Pierre Clémenti dès 1966 et 1967.
28Enfin, de nouvelles possibilités semblent émerger. Le format Super 8 commercialisé au milieu des années 60 s’est largement répandu, proposant un support pellicule financièrement plus abordable. Jusque-là, le format intermédiaire 16 mm restait le favori des cinéastes qui travaillaient pour la plupart en autoproduction, le 35 mm, beaucoup plus onéreux, étant réservé aux films dotés d’un producteur. Le cinéma des plasticiens se développe, il est projeté dans des galeries, comme les films de Martial Raysse, Erró, Jacques Monory… Le temps de l’isolement semble aussi révolu, pointe le temps des collectifs avec le cinéma de lutte sociale (Iskra, Slon, Medvedkine, Cinélutte…). Jean-Luc Godard, à l’origine du groupe Dziga-Vertov en 1968, radicalise son discours engagé avec en 1967, la même année que La Chinoise, la réalisation de l’épisode Camera Eye pour le film collectif Loin du Vietnam. Le début des années 70 marquera un tournant avec la constitution de groupes, de collectifs et de coopératives. De là, le cinéma qui était autrefois « pur » ou d’« avant-garde », puis resté sans réelle dénomination dans la période étudiée, devient « différent » et plus largement « expérimental ».
Notes de bas de page
1 Dominique Noguez, Éloge du cinéma expérimental, Paris Expérimental, 1999, p. 171.
2 C’était notamment un des axes fondamentaux de la rétrospective Jeune, Dure et Pure !, qui consistait à englober sous les termes d’avant-garde et d’expérimental les cinémas ethnographique, militant mais aussi scientifique.
3 Ainsi, dans leur grande majorité, les films de la période seront sonores, à l’exception principalement du Chant d’amour de Jean Genet, ce qui renforce davantage encore sa singularité.
4 Leurs films sont alors projetés ensemble à la Cinémathèque française.
5 Comprenant des œuvres de Bury, Calder, Duchamp, Tinguely, Vasarely…
6 Cité par Christian Lebrat, préface à Jennifer Burford, Robert Breer, livre accompagnant l’édition vidéo d’un choix de films de Breer parue chez Re:voir/Paris Expérimental en 1999.
7 Toutefois, quelques-uns des plans qui ont pu être sauvés ont été intégrés au court métrage de Robert Ménégoz Vivent les dockers (1951).
8 Dans ce film, seule la situation est cocasse : Labarthe séquestré et « dominé » par Annette Michelson ; la forme, elle, reste classique.
9 Dans ses films, des mouvements d’eau analogues à ceux de Mitry sont aussi bien figurés par des courbes d’oscilloscopes (Come Closer, 1953) que par de véritables surfaces d’eau, qui rappellent à leur tour les oscilloscopes.
10 Le Cinéma lettriste, Paris Expérimental, 1992.
11 Chef du laboratoire de cinématographie scientifique de l’Institut Pasteur (1948-1967), puis secrétaire général de l’Institut de cinématographie scientifique de Vanves (1959-1974).
12 D’après P. Adams Sitney, « Apocalypses et récits picaresques », dans Le Cinéma visionnaire : l’avant-garde américaine (1943-2000), Paris Expérimental, 2002.
13 Tout au moins de manière officielle, car il connaît des projections privées.
14 Voir Raphaël Bassan, « Lexique formel, historique et affectif des années 60-90 », dans Nicole Brenez et Christian Lebrat (dir.), Jeune, Dure et Pure ! une histoire du cinéma expérimental et d’avant-garde en France, Cinémathèque française/Mazzotta, 2001, pp. 354-357.
Auteur
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