Contrôler et surveiller le commerce
migrant
Nomades, forains et ambulants à Paris (1912-1940)
p. 365-388
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Index géographique : France
Texte intégral
1Ils sont encore nombreux, entre les deux guerres, ceux qui commercent sur les places et les marchés, poussant leurs carrioles dans les artères de la capitale ou postés derrière un étal de fortune, à la croisée de deux ruelles. « Migrants professionnels », les commerçants sans boutique font partie du paysage parisien des années 1920 et 1930 : ils représentent 17 % des commerçants immatriculés au registre du commerce du département de la Seine entre 1921 et 1939, concentrés essentiellement dans les secteurs de l’alimentation (« marchands de quatre saisons »), de la bimbeloterie (« articles de Paris »), de la friperie et de la brocante. À l’heure où le domicile s’impose comme l’un des critères essentiels de l’identification des individus, les ambulants incarnent une urbanité dépassée qui fait peur, qui parfois suscite nostalgie et compassion, mais qu’il convient, toujours, de contrôler. Fermement. Leur présence fait donc l’objet de réglementations de plus en plus strictes.
2Paris offre les conditions propices à l’observation des pratiques du contrôle des ambulants. La capitale est dotée, d’une part, de services de police pionniers en matière de surveillance des populations : dans la mise en place d’un contrôle resserré des ambulants, la police parisienne initie un mode particulier d’identification des individus, qui apparente progressivement les ambulants à des « criminels en puissance ». Catégoriser, hiérarchiser, identifier : les principes des réglementations adoptées par les pouvoirs publics, depuis la loi de 1912 sur l’exercice des professions ambulantes, jusqu’aux décrets-lois de 1940 qui interdisent la circulation des nomades sur le territoire français, s’inspirent des textes et des méthodes expérimentés dans la capitale.
3D’autre part, Paris dispose de structures commerciales où la présence des migrants est numériquement importante. Parmi les ambulants parisiens, 25 % sont de nationalité étrangère. Aussi doit-on s’interroger sur le rôle que tiennent les immigrants polonais, italiens, arméniens, turcs ou encore russes et grecs dans les discours et les pratiques des pouvoirs publics. Les étrangers ne permettent-ils pas, en effet, de légitimer un contrôle rapproché des commerçants ambulants ? L’analyse des mesures adoptées de 1912 à 1940 en regard de leur application sur le terrain parisien amène à dessiner les contours d’une action où l’objectif de sédentarisation du commerce se couple d’une volonté de fermer la profession aux étrangers, particulièrement affirmée lors de la crise des années 1930. Mais il faut aussi tenter d’évaluer l’efficacité des modes d’action policière pour confronter la surveillance aux pratiques professionnelles des commerçants ambulants et appréhender les stratégies adoptées face à la police : application des règlements ou contestation, intériorisation ou contournement ? Les différentes sources utilisées permettent de lire les textes relatifs au contrôle des ambulants à la lumière des pratiques de la surveillance parisienne telles qu’on peut les déceler dans les archives de la préfecture de police de Paris, les mains courantes de certains commissariats parisiens, mais également dans la correspondance entre les services de la Sûreté du ministère de l’Intérieur et le préfet de la Seine et les dossiers sur les syndicats de forains et d’ambulants.
La police parisienne, pionnière du contrôle des ambulants
Les différentes figures de l’ambulant parisien
4Au xixe siècle, la peur de l’itinérance de certains commerces participe d’une crainte plus générale de la migrance, stigmatisée comme déviance, ainsi que l’illustre cette note de 1828 de la préfecture de police adressée aux commissaires parisiens pour leur demander la plus grande vigilance dans le contrôle des chiffonniers ambulants.
« Au sein de la Capitale vit une classe nombreuse d’individus dont la misère semble être le partage, les Chiffonniers, espèce de population nomade qui s’est beaucoup accrue, dans ces derniers temps, étrangers à toutes habitudes sociales, n’obéissant à aucune règle, ne connaissant aucun frein, accoutumés à une indépendance presque sauvage, incessamment errans sur toute la surface de Paris et des Communes qui l’environnent, croyant avoir par une longue jouissance acquis le droit d’explorer la voie publique, à toutes les heures du jour et de la nuit, sans garanties aucunes, sans domicile fixe, quelque fois même sans asile, isolés en quelque sorte, de la grande famille […], ces malheureux sont un objet d’inquiétude pour les gens paisibles1 ».
5Les ambulants inquiètent. L’itinérance stigmatise et les représentations collectives des commerçants ambulants associent fréquemment mobilité de l’activité professionnelle et criminalité. La non-fixité de l’activité engendre une instabilité sociale qui dérange. En effet, le commerçant itinérant semble « prédisposé au vagabondage » comme l’explique le préfet Gisquet en 18402. Les représentations dans la presse, à l’aube du xxe siècle, sont révélatrices de cette association quasi systématique entre ambulant et criminel. Elle apparaît de manière souvent larvée comme dans ce dessin où, derrière l’étal d’une vendeuse de cerises, rôde un policier, les mains dans les poches. Parfois, l’allusion est plus explicite : dans Le Journal, en 1913, une caricature intitulée « La marchande ambulante » établit un parallèle entre l’âge avancé de la commerçante et l’état des produits qu’elle vend (illustration 1). L’action se situe dans un commissariat ; la marchande est encadrée par deux agents, qui la tiennent fermement par son fichu alors que le commissaire lit un rapport, sans lever un regard sur elle. La légende, féroce, précise : « On a saisi sur vous un couteau ; la visite a d’ailleurs démontré qu’il n’y avait pas que vos marchandises qui fussent avariées3 ».
6Dans les représentations du Paris de l’entre-deux-guerres, l’ambulant est lié à l’histoire de la capitale, il est un élément du passé4. Ses roulottes précaires sont opposées aux vitrines clinquantes des boutiquiers ; situé sur la face cachée et obscure de la ville, il inquiète. Tache sombre dans le paysage parisien, il semble appartenir à une autre époque. Pourtant l’ambulant, figure du passé, participe aussi du charme des rues parisiennes. On préfère alors parler de « petits métiers de Paris », expression qui met en valeur le pittoresque urbain et minimise l’instabilité associée à la notion d’itinérance. Certaines descriptions en font les personnages typiques de la gouaille parisienne voués, inévitablement, à disparaître prochainement ; elles mettent l’accent sur leur rôle social et économique, dans l’organisation des marchés parisiens : « par cela même qu’[ils] peuvent offrir leurs marchandises à meilleur marché, ils servent les intérêts de la population ouvrière » rappelle le rapporteur au budget de la capitale5. Le contrôle est également légitimé comme une forme de protection du commerce ambulant, « moyen de soulager des infortunes, ou mieux une espèce d’assistance par le travail6 », expression que l’on retrouve comme une constante dans les productions imprimées et discursives des services de la police parisienne pour rappeler que le commerce ambulant est réservé aux indigents de la capitale, et ce tout au long du siècle7.
7Face aux marques d’une urbanité dépassée, l’ambivalence est de mise. Hiérarchiser amène ainsi à distinguer, parmi les ambulants, ceux qui rassurent de ceux qui font peur. L’étude d’une planche photographique publiée, au début du siècle, par la préfecture de police de Paris, dans le but de décrire les différents types de « marchands ambulants », permet d’approcher ces tentatives de hiérarchisation (illustration 2). En effet, les individus photographiés prennent la pose dans un cadre identique (il s’agit vraisemblablement des abords immédiats de l’hôtel de la Préfecture sur l’île Saint Louis), ce qui nous permet d’interpréter ces quatre photographies comme le reflet du regard des autorités de police. L’opposition entre le marchand de fruits et légumes et le marchand de fleurs d’une part, et la marchande de poissons et la marchande de glaces d’autre part (les premiers sont en couple, alors que les secondes sont des femmes seules) illustre une première hiérarchisation. La stabilité des couples, qui encadrent les charrettes de fruits et de fleurs, est renforcée par leur âge, ils paraissent plus vieux que les deux femmes isolées. Les marchands de quatre saisons représentent l’élite des ambulants parisiens. Entre les deux femmes seules, la marchande de glaces attire plus particulièrement le regard. Tête nue, visage sombre, pose plus arrogante, robe moins disciplinée, elle semble figurer l’étrangère. Il faut rappeler que la vente de glaces, de coco et de boissons rafraîchissantes est traditionnellement décriée comme le domaine privilégié des étrangers8. La hiérarchisation des représentations participe de la différenciation des réglementations et du contrôle. En effet, la capitale se distingue par la précocité de la surveillance des ambulants, surveillance où le critère national joue un rôle déterminant.
Les critères du contrôle des ambulants à Paris
8La nécessité d’identifier le commerçant ambulant, afin de surveiller plus facilement ses déplacements et son activité, s’impose aux autorités parisiennes dès les dernières années de l’Ancien régime : une ordonnance de 1778 impose le port d’une médaille, qui vaut autorisation de commerce et qui doit être portée ostensiblement. Le contrôle devient de plus en plus strict au xixe siècle comme le montre Jean-Michel Baruch : l’ordonnance de police du 20 janvier 1832 réserve la profession aux seuls indigents9. En 1851, la préfecture de police établit la liste des conditions nécessaires pour obtenir la médaille de marchand ambulant : en première position, figurent le critère de nationalité (être français) et le critère de domicile (obligation d’un minimum d’un an de résidence dans la capitale). L’administration municipale devance de plusieurs décennies la réglementation nationale en faisant de la nationalité un critère discriminant pour exercer une profession ambulante.
9Il faut rappeler que la police parisienne bénéficie d’une situation exceptionnelle au début du siècle puisque le nombre de policiers à Paris est supérieur à l’ensemble des policiers présents dans le reste du pays10. Dès 1894, un examen par le médecin en chef de la police municipale est requis pour obtenir une autorisation de marchand de quatre saisons. À partir de 1906, le contrôle des commerçants ambulants est pris en charge par le service de l’Identité judiciaire de la préfecture de police, dirigé par Alphonse Bertillon, père de l’anthropométrie française et de l’introduction de la photographie comme moyen d’identification des criminels11. Pour obtenir, à Paris, un « carnet d’identité » valant autorisation d’exercice d’une profession ambulante, le commerçant fait tout d’abord l’objet d’une enquête de police préliminaire, puis il est convoqué à la Préfecture de police dans les services de l’Identité judiciaire où il est photographié. Les modalités de la surveillance reflètent l’évolution des normes de gestion policière des populations migrantes.
Gestions de la lumière et du mouvement
10Le contrôle des forains et des ambulants s’effectue tout d’abord par la normalisation des formes de présence urbaine des marchands. Dans les ordonnances de police qui réglementent le commerce ambulant au xixe siècle, les formes, le temps et l’espace de l’activité sont strictement définis : les dimensions des charrettes à bras destinées à transporter les marchandises, les horaires de la vente mais également les manières d’occuper le pavé parisien font l’objet de textes précis qui répondent aux impératifs de lumière et de mobilité. La police parisienne se préoccupe de veiller à la visibilité du commerçant ambulant : une ordonnance de police de 1859 l’astreint à éclairer sa charrette « dès la chute du jour, au moyen d’un falot ou d’une lanterne12 ». Les ombres des ambulants font peur et elles ternissent l’image de la capitale13. La vente est proscrite pendant la nuit, la charrette doit être éclairée et rester continuellement en mouvement en évitant le voisinage des marchés ainsi que des boutiques qui vendent des denrées de même nature. Afin de « ne gêner ni la circulation des voitures ni celle des piétons » dans des ruelles encore étroites pour la plupart et, surtout, de ne pas faire concurrence aux commerçants établis en boutique, la préfecture de police prescrit aux ambulants « de ne stationner sur aucun point de la voie publique, si ce n’est pendant le temps strictement nécessaire pour la vente et la livraison14 ». La lumière et le mouvement constituent les figures imposées aux ambulants parisiens jusqu’au dernier tiers du xixe siècle.
11Mais la mobilité ne convient pas aux nouvelles normes urbaines de la Belle Époque quand prime l’objectif de maîtrise et de régulation des mouvements sur le territoire parisien. Le « stationnement » devient le maître mot de la politique de gestion urbaine des ambulants, les autorités s’attellent à rechercher les points d’ancrage possibles dans les arrondissements. En 1895, la préfecture de police crée le poste d’inspecteur des stationnements. L’ordonnance de police de 1906 définit des zones réservées à la vente en ambulance dans Paris. Les services de la préfecture entreprennent de cartographier les espaces de stationnement, cartes manuscrites puis imprimées qui illustrent les nouveaux impératifs de fixation spatiale du commerce. Dans les années 1920, le stationnement est devenu la norme ; l’ordonnance de police du 15 mars 1925 fait de l’immobilité une règle en astreignant les ambulants parisiens à demeurer sur un emplacement fixe, à distance des boutiques et marchés. Précisons qu’il ne s’agit pas d’une spécificité française : la politique qui vise à instaurer des zones réservées au commerce par ambulance est le fait de la plupart des grandes villes industrialisées. L’administration new yorkaise, après avoir vainement tenté de rendre le commerce ambulant illégal, entreprend ainsi, à partir de 1913, de réserver des espaces aux commerçants en roulottes, les pushcart markets areas15. Les principes du contrôle des ambulants évoluent ainsi à mesure que les méthodes de la surveillance se perfectionnent et que les pratiques d’occupation et d’utilisation de la rue se modifient. « Lumière et mouvement ! » ordonnaient aux ambulants la police au début du xixe siècle. Identification et immobilisation deviennent les principes de régulation du commerce ambulant dans l’entre-deux-guerres. Pour quelle efficacité ?
Que fait la police ?
12Les données chiffrées issues des archives de la préfecture de police permettent d’appréhender le poids de la surveillance des marchands ambulants. Ces statistiques sont difficiles à interpréter : elles en disent autant sur l’évolution des pratiques de la police que sur celle des comportements des ambulants. Ici, il s’agit plutôt de les lire comme le reflet des priorités policières en matière de contrôle. La production de données relatives aux ambulants par les services de la préfecture de police est déjà signifiante en elle-même : elle dit l’attention portée à ces individus. Dès le début du xixe siècle, on trouve trace de tentatives de dénombrement des commerçants ambulants, tableaux qui ne portent parfois que sur un nombre restreint d’individus mais témoignent de l’importance accordée au contrôle comme du développement de l’utilisation des statistiques par l’administration policière, dans un effort de rationalisation et de modernisation de ses méthodes16. Éparses, les données recueillies dans les archives ne forment pas une source sérielle complète qui rendrait possible un traitement statistique unique et cohérent ; elles permettent néanmoins d’approcher le quotidien de la surveillance des ambulants et révèlent les cibles privilégiées par la police.
13Ainsi de cette statistique portant sur le contrôle des marchands des quatre saisons qui détaille, par sexe, le nombre de médailles délivrées, le nombre de contraventions infligées aux marchands sans médaille et le nombre d’arrestations par année entre 1881 et 1885 (tableau 1). La faiblesse du nombre des contrevenants répertoriés (entre 350 et 400 contraventions sont prononcées chaque année) pourrait laisser croire à une surveillance lâche puisque l’administration parisienne estime à 40 000 environ le nombre de marchands ambulants et camelots sans autorisation en 188617. Toutefois, si l’on rapporte les contraventions au nombre des marchands obtenant une médaille, qui varie entre 234 et 459, le contrôle semble au contraire plutôt strict. En effet, à l’exception de l’année 1885, les contrevenants sont toujours plus nombreux que les médaillés. Cependant, la répression policière reste cantonnée aux contraventions : aucune arrestation de marchand de quatre saisons n’est signalée au cours des cinq années considérées. Surtout, les chiffres indiquent que les femmes constituent une cible privilégiée des policiers.
Tableau 1. Le contrôle des marchands de quatre saisons parisiens à la fin du xixe siècle. La part des femmes
14Note *18
15Les femmes forment environ les trois quarts des contrevenants répertoriés alors qu’elles représentent les deux tiers des marchands de quatre saisons. Ce déséquilibre révèle un contrôle particulièrement pointilleux des femmes, ce dont témoigne également la construction des statistiques de la préfecture. En effet, la distinction par sexe est rare dans les statistiques de police portant sur les ambulants. Sa présence reflète ici l’importance présupposée des femmes parmi les marchands de quatre saisons. La vente de fleurs fait, en particulier, l’objet de représentations fortement sexuées. La légende d’une photographie de marchand de quatre saisons par la préfecture de police est formulée au féminin singulier (« la marchande de fleurs ») alors qu’elle montre un couple de marchands ambulants derrière une charrette de fleurs (illustration 2) ! Le couple vendant des fruits et légumes est quant à lui désigné par l’expression au masculin singulier : « le marchand… ». Cette attention portée aux femmes s’accompagne d’une surveillance resserrée, révélatrice sans doute des soupçons générés par ces femmes, dont la solitude dérange. Le préfet de police de Paris enjoint ainsi, en 1880, les commissaires de la capitale à ne pas se borner à constater la contravention de simple police concernant les vendeuses de fleurs coupées, mais à chercher « si elle n’a pas été accompagnée de faits constituant l’outrage public à la pudeur19 ». Le « genre » détermine les contrôles de police. L’origine également.
16Les étrangers occupent en effet une place spécifique dans le quotidien du contrôle des ambulants parisiens. Certains secteurs sont, là aussi, considérés comme le domaine réservé des immigrants. Ainsi des brocanteurs, qui sont réputés être nombreux de nationalité étrangère. Or la brocante suscite un contrôle spécifique, puisqu’un soupçon permanent pèse sur l’origine des marchandises vendues. Depuis l’ordonnance de police de 1780, les brocanteurs parisiens sont contraints de tenir registre de leurs opérations, formalités « destinées à faciliter la recherche de l’origine des objets neufs ou d’occasions qui font l’objet de ce commerce et à empêcher, autant que possible, la vente d’objets dérobés20 ». Les doutes autour de l’origine des marchandises accompagnent les doutes autour de l’origine des commerçants. Le Conseil municipal publie, en 1913, un tableau statistique comparant, pour les dix dernières années, le nombre de brocanteurs français, le nombre de brocanteurs étrangers et le nombre de procès verbaux dressés par la police de la capitale. La présentation et la construction de ces données, qui invitent à rapprocher la proportion d’étrangers et la proportion d’infractions constatées, ne sont pas neutres. Le commentaire indique :
« 15 % environ des brocanteurs sont de nationalité étrangère […] nombre d’entre eux, complètement illettrés, ignorant même totalement le français, sont dans l’impossibilité absolue d’inscrire régulièrement leurs opérations commerciales sur le registre coté et paraphé que la loi leur impose de tenir jour par jour. Les infractions relevées à la charge de ces commerçants font l’objet de procès-verbaux qui sont transmis au Parquet par l’Administration et dont le nombre tend à s’accroître21 ».
17La mise en parallèle des différentes évolutions vient relativiser ce constat. La croissance conjointe du nombre d’autorisations d’exercer la brocante délivrées à des étrangers et du nombre de procès verbaux dressés ne suit pas les mêmes rythmes ; aucun élément ne vient étayer la corrélation présupposée entre les deux évolutions. Pourtant, les étrangers font l’objet d’une surveillance soupçonneuse.
18La police de la capitale innove : l’amalgame entre migrance, ambulance et criminalité, dominant dans les représentations comme dans les pratiques parisiennes, trouve une expression institutionnelle et nationale au début du xxe siècle avec l’adoption de mesures législatives qui visent à réglementer l’exercice du commerce par ambulance.
La place de l’étranger dans le contrôle des ambulants
Domicile et nationalité : les critères de la catégorisation des ambulants en 1912
19Le titre de la proposition déposée au Sénat en 1910 par Étienne Flandin (« concernant la mendicité, le vagabondage et le vagabondage spécial, l’organisation de l’assistance par le travail et la surveillance des nomades exerçant des professions ambulantes ») illustre la congruence des problèmes de l’ambulance et de la migrance dans l’esprit des législateurs. Le contexte est celui d’une virulente campagne contre les « Romanichels », menée par la presse dans les dernières années du xixe siècle puis relayée par des canaux institutionnels : conseils généraux, Société des agriculteurs de France, Société internationale d’assistance. Une Commission extraparlementaire est mise sur pied en 1897 par Louis Barthou, ministre de l’Intérieur afin « de rechercher les moyens propres à assurer une surveillance plus étroite des vagabonds et gens sans aveu et à faciliter la découverte des auteurs de crimes et délits ». Dans son rapport, remis l’année suivante, la Commission suggère d’instituer une carte d’identité pour les nomades. Les mesures mises en œuvre localement sont jugées insuffisantes et Clemenceau, alors chef du gouvernement, est interpellé en 1907 sur la question de « la sécurité des campagnes et des incursions des romanichels sur notre territoire ». Trois propositions et six projets de loi sont présentés à la Chambre de 1907 à 1911, avant de parvenir à l’adoption d’un texte définitif. En effet, tous se heurtent au problème de la définition des populations à surveiller car la catégorie juridique des vagabonds « qui n’ont ni domicile certain, ni moyen de subsistance, et qui n’exercent habituellement ni métier ni profession », trop restrictive, n’est pas opératoire.
20Il s’agit donc de formuler une catégorisation des ambulants qui permette d’identifier les individus pour mieux les contrôler. La désignation ethnique est prégnante dans les débats qui mènent à l’adoption de la loi de 1912, en particulier à la Chambre des députés où la caractérisation des populations à surveiller est fortement empreinte de critères « ethniques22 » : la définition de ces individus « n’ayant ni domicile, ni résidence, ni patrie, la plupart vagabonds, présentant le caractère ethnique particulier aux romanichels, bohémiens, tziganes, gitans » hésite entre critères racial, professionnel, social et pénal.
« Chaudronniers ou rétameurs, tel est en général leur métier avoué. Leurs femmes, souvent très belles sous des haillons sordides, disent la bonne aventure ; tous sont des pillards et des voleurs, et malheur à la région qu’ils traversent et surtout à celle où ils séjournent. Les légumes du potager, les volailles dans les basses-cours, le porte-monnaie oublié sur une table, près d’une porte ou sur une croisée ouverte, un veau ou un cheval à l’herbage, tout leur est bon à prendre »
21explique ainsi Marc Réville, rapporteur de la Commission de la Chambre des députés, lorsqu’il présente le projet de loi gouvernemental en 191023. Alors que le critère de race ou d’ethnie est mentionné dans les débats parlementaires comme l’un des moyens pour « reconnaître les romanichels », les textes s’emploient à objectiver la catégorie au nom de principes républicains.
22Le premier critère de distinction retenu par le gouvernement dans un projet de loi déposé le 15 décembre 1910 est la fixité du domicile. Le marchand ambulant exerce une profession « sur la voie publique » mais possède une résidence ou un domicile fixe alors que le nomade en est privé. Cependant ce projet de loi provoque la colère des organismes représentatifs des forains, qui interviennent auprès du ministre de l’Intérieur et des présidents des commissions de la Chambre et du Sénat pour se plaindre des « sanctions qui tendent à assimiler, de par la mention des articles du Code pénal visés au projet, les industriels et commerçants que sont les forains aux “interprètes de songe” et aux “vagabonds”24 ». La commission sénatoriale chargée de l’examen de la loi s’inquiète ainsi que cette dernière puisse « être étendue à des citoyens pour lesquels elle n’a pas été faite » et propose alors une troisième catégorie, intermédiaire, entre les ambulants et les nomades : les forains25.
23Or la catégorie des forains est définie par un deuxième critère de distinction « républicain » : la nationalité. En effet, dans le texte définitif de la loi du 16 juillet 1912, les forains, « individus de nationalité française qui, n’ayant en France ni domicile ni résidence fixe, voudront circuler sur le territoire français pour exercer la profession de commerçants ou industriels forains » sont distingués des nomades, définis comme « tous individus circulant en France sans domicile ni résidence fixe et ne rentrant dans aucune des catégories ci-dessus spécifiées, même s’ils ont des ressources ou prétendent exercer une profession26 ». En clair, tout forain étranger est un nomade. Mais tout itinérant français dépourvu de travail est également un nomade27. Comme l’explique Christophe Delclitte, « c’est bien une législation discriminatoire et vexatoire qu’il s’agit de mettre en place. Cependant, elle ne peut être énoncée que dans la langue du système, dans le vocabulaire du droit positif, en cherchant des critères juridiques propres à cerner cette population. D’où la double condition de résidence et de nationalité28 ». La distinction est de taille puisque selon que l’individu est catégorisé « forain » ou « nomade », il est identifié différemment par l’État, contrôlé et surveillé différemment par la police. La catégorisation répond à une hiérarchisation des professions ambulantes.
Les formes matérielles de l’identification
24À chacune des trois catégories définies par la loi du 16 juillet 1912 correspondent des modalités de contrôle spécifiques. Le fait d’être doté d’un domicile fixe vaut aux « marchands ambulants » de prendre place en haut de l’échelle hiérarchique des professions ambulantes telle que la loi de 1912 la définit. En effet, ils sont « simplement » tenus de déclarer leur identité dans une préfecture, en justifiant de leur domicile et de la régularité de leur situation fiscale. Le récépissé de cette déclaration a valeur d’autorisation de commercer en ambulance. Sans prendre la forme matérielle d’un carnet d’identité, il est établi sur une « simple feuille de papier » dont la légèreté contraste avec les pesanteurs administratives imposées aux forains et aux nomades29. En effet, l’activité professionnelle de ces derniers est subordonnée à l’obtention d’un carnet : simple carnet d’identité pour le forain, carnet anthropométrique pour le nomade.
25À l’ambulant, le récépissé de déclaration, au forain le carnet d’identité et au nomade le carnet anthropométrique. La gradation des procédés d’identification va de la déclaration d’identité au contrôle minutieux d’une identité anthropométrique réservée, avant la loi de 1912, aux criminels. Les techniques modernes d’identification mises au point par Alphonse Bertillon et adoptées en 1893 par la préfecture de police de Paris lors de la création du service de l’Identité judiciaire, sont systématiquement appliquées aux nomades. Le décret du 16 février 1913 précise les renseignements qui doivent faire l’objet d’une mention dans les carnets ; la différence de traitement entre les forains et les nomades y apparaît clairement. Le carnet d’identité du forain comporte des éléments d’état civil et de signalement de l’individu : y figurent les noms, prénoms, dates de naissance et identités des parents du forain, le genre de commerce exercé et l’adresse de son « dernier domicile connu » mais également des renseignements sur son apparence physique : taille, forme du nez, couleur des cheveux, barbe, pigmentation et sanguinolence du teint, couleurs de l’auréole et de la périphérie de l’iris. Le carnet comporte aussi une photographie du forain (de profil)30. Pour le nomade, les normes de signalement, plus complexes, suivent scrupuleusement les méthodes du « bertillonnage » : le carnet anthropométrique de nomade indique en effet « la hauteur de la taille, celle du buste, de l’envergure, la longueur et la largeur de la tête, le diamètre bizigomatique, la longueur de l’oreille droite, la longueur des doigts médius et auriculaires gauches, celle de la coudée gauche et celle du pied gauche, la couleur des yeux » ; il comporte une page entière pour les empreintes digitales des dix doigts et une place réservée aux deux photographies (profil et face) du porteur du carnet31. Les normes de l’identification participent à l’assimilation des nomades aux criminels. Les pratiques de l’identification aussi.
26La mise en œuvre des principes énoncés par le texte de loi du 16 juillet 1912 rencontre en effet un certain nombre de problèmes : le personnel des services de police n’est pas qualifié pour « mesurer scientifiquement » les individus. Un décret de 1913 permet de faire appel, en cas de manque de personnel qualifié, aux « gardiens chefs des prisons » pour procéder aux opérations de mesure qui auront, le cas échéant, lieu dans les établissements pénitentiaires32 ! En 1926, un décret précise les modalités de l’établissement du signalement anthropométrique, suggérant de « grouper les nomades devant se soumettre aux opérations de mensuration et de photographie à une date coïncidant avec le passage de l’inspecteur de police mobile chargé de ces opérations33 ».
27À la criminalisation des procédés et des pratiques d’identification s’ajoute le soupçon permanent qui pèse sur « l’hygiène » des nomades, systématiquement considérés comme porteurs de « risques sanitaires ». Les discours hygiénistes brandissent la menace de la contagion, prétendument accentuée par la mobilité des populations itinérantes34. Le décret du 3 mai 1913 établit les conditions sanitaires requises pour obtenir l’autorisation d’exercer une profession ambulante, mesures prophylactiques visant les trois catégories d’ambulant, de forain et de nomade. Des « feuillets sanitaires » sont ainsi insérés dans les carnets d’identité et les récépissés de déclarations, feuillets délivrés après la présentation, obligatoire, d’une attestation de vaccination et de revaccinations antivarioliques. Les protestations déclenchées par ces mesures conduisent les pouvoirs publics à modifier leurs textes pour la catégorie « privilégiée » des marchands ambulants ; la loi du 24 juillet 1932 suspend l’obligation de présenter son carnet de vaccination pour obtenir un récépissé d’ambulant arguant de « l’intérêt social » de ce commerce, essentiellement exercé par « ces mutilés du travail, ces veuves de guerre, ces réformés et mutilés de guerre35 ».
28La catégorisation établie par la loi de 1912 correspond à une hiérarchie des professions ambulantes qui permet d’organiser le contrôle des populations itinérantes. La loi du 16 juillet 1912 est incontestablement une loi de police. De l’échelon local au niveau national, sont chargés de son application la direction de la Sûreté générale au ministère de l’Intérieur, la préfecture de police à Paris et les divisions des préfectures chargées des affaires de police dans les départements. Plus précisément, la surveillance des ambulants compte parmi les attributions de la police judiciaire : les brigades mobiles appliquent les méthodes qu’elles ont essayées sur les criminels depuis leur création en 1907. Au ministère de l’Intérieur, le troisième bureau de la Sûreté générale, chargé du dossier du contrôle des professions ambulantes, est celui du « contrôle général des services de recherches judiciaires ». L’identification des nomades s’inscrit ainsi, logiquement, dans le mouvement de modernisation et de rationalisation des méthodes et de l’organisation de la police française36. Dans l’esprit des pouvoirs publics, l’identification constitue le fondement de la surveillance des populations itinérantes, prescrite fermement dans l’ensemble des textes administratifs relatifs aux ambulants : « ces prescriptions ne peuvent être réellement efficaces que si la situation de tous les individus qui exercent en France leur métier, leur profession ou leur industrie par ambulance, fait l’objet d’un contrôle constant et d’une surveillance continuelle », rappelle le président du Conseil aux préfets en 193137.
Discriminer
29Les instruments de la discrimination sont opératoires quand s’imposent des logiques de discrimination. La crise économique et le chômage qui l’accompagne rendent les étrangers « indésirables » sur le marché du travail. Ainsi, dès le début des années trente, le ministère de l’Intérieur décide qu’il n’y a pas lieu d’accueillir les nouvelles demandes de carnets anthropométriques présentées par des étrangers. La sélection à partir du critère de nationalité devient explicite. La circulaire du 24 août 1931 interdit aux préfets de délivrer et de renouveler des carnets anthropométriques aux « étrangers sans domicile fixe », précisant que l’interdiction équivaut à un ordre de refoulement.
« Si, en raison des circonstances économiques, il n’est pas absolument possible d’escompter une diminution très appréciable du nombre des nomades d’origine française, on doit espérer tout au moins que l’application rigoureuse et constante des dispositions qui précèdent permettra d’interdire sur notre territoire la circulation des marchands de tous pays qui viennent y écouler leurs stocks d’étoffes, de vannerie et de poterie, au détriment des commerçants locaux et souvent des acheteurs, et de débarrasser nos départements des roulottiers étrangers sans profession déterminée dont les déprédations ont tant de fois provoqué des plaintes des Conseils généraux et municipaux et entraîné de lourdes dépenses de refoulement ou d’assistance pour l’État et les budgets locaux38 ».
30La dépréciation du rôle économique des étrangers (ici, des produits commercialisés), la concurrence faite aux « locaux » et l’impératif de protection des « nationaux » reviennent comme autant de figures obligées du discours des pouvoirs publics français sur les étrangers, dans les années trente. Mais l’évolution des discours entraîne une modification des pratiques de la surveillance.
31Dans le département de la Seine, la loi de 1912 donne lieu à un contrôle efficace des ambulants : 79 individus sont poursuivis pour infraction à ladite loi en 1920 mais 567 en 1921 et 977 en 192239 ! Or dès 1912, les statistiques du ministère de la Justice relatives à l’application de la « loi sur les nomades » distinguent entre les individus poursuivis et condamnés, Français et étrangers. La discrimination apparaît clairement : en 1936, les étrangers forment 15 % des prévenus, mais 22 % des condamnés à des peines de prison pour infraction à la loi40. Les contrôles du domicile et de la nationalité deviennent deux passages obligés de l’identification policière. Le dépouillement de quelques volumes des mains courantes de commissariats parisiens montre ainsi la prégnance de ces contrôles dans les pratiques quotidiennes des policiers. Lors des arrestations des vendeurs de fleurs et de briquets à la station de métro République, les policiers du commissariat des Enfants Rouges vont vérifier la « réalité » de la fixité du domicile. La nationalité est systématiquement indiquée, les cartes d’identité d’étrangers méticuleusement contrôlées. Et pourtant, on relève un nombre relativement peu important d’infractions. Ainsi le commissariat des Enfants Rouges dans le troisième arrondissement parisien, qui présente pourtant la particularité de surveiller deux espaces particulièrement prisés des ambulants, le marché du Carreau du Temple pour les brocanteurs et la station de métro République pour les vendeurs de fleurs, de journaux et de briquets, ne recense que 21 interpellations pour infractions aux différents règlements sur les ambulants en 193341. La plupart font l’objet de procès verbaux mais les seuls individus arrêtés le sont pour… infraction à la législation sur les étrangers. La fermeture des professions ambulantes aux étrangers devient d’ailleurs l’un des objectifs des pouvoirs publics.
32En décembre 1934, le ministère de l’Intérieur ordonne aux préfets de « bien donner des instructions sévères et précises à [leurs] services pour que les étrangers ne soient autorisés à exercer un “commerce ambulant”, quel qu’il soit, que dans des cas vraiment exceptionnels dont [ils auront] à [lui] rendre compte42 ». La discrimination sur des critères de nationalité choque pourtant un certain nombre de professionnels concernés : la Fédération des marchands ambulants et forains de France s’insurge solennellement contre cette circulaire en rappelant que « la liberté du commerce sans distinction de nationalité prévaut en France depuis 179143 ». Mais ces protestations, minoritaires il est vrai, n’y font rien. Le gouvernement Laval décide de légiférer dans le sens d’une discrimination nationale en adoptant, le 30 octobre 1935, un décret-loi qui établit de nouvelles règles pour l’obtention du récépissé de déclaration de marchand ambulant. Pour les étrangers, il est subordonné à cinq ans de résidence ininterrompue en France et à un domicile de six mois au moins dans une même localité. La fixité de la résidence ne suffit plus, dorénavant sa stabilité est requise ; le décret précise ainsi que le domicile du marchand ambulant ne peut être situé dans un hôtel ni un garni. De plus, la mesure est rétroactive : elle offre aux préfets la possibilité d’interdire le commerce ambulant aux individus dont la situation aurait changé, ce qui permet de retirer leurs récépissés aux étrangers qui ne peuvent justifier d’un tel temps de résidence sur le sol français44.
33À partir de septembre 1939, l’état de guerre engage un contrôle encore plus strict des déplacements des ambulants sur le territoire. Les dispositions adoptées par le ministère de la Défense nationale et de la Guerre, conjointement avec le ministère de l’Intérieur, distinguent les ambulants français des étrangers dont les déplacements « peuvent présenter des dangers pour la sécurité nationale45 ». En octobre 1939, la circulation des nomades et des forains est proscrite dans huit départements. Surtout, le décret du 6 avril 1940 interdit la circulation des nomades pendant la durée des hostilités et forme le cadre juridique de l’internement des Tsiganes pendant la guerre, les autorités tentant alors de procéder à une sédentarisation forcée des dits nomades46. Le contrôle des professions ambulantes de 1912 à 1940 emprunte ainsi le chemin qui mène les pouvoirs publics français de la catégorisation à l’identification, puis de la discrimination à l’interdiction. Mais comment réagissent les ambulants face à cette surveillance toujours plus serrée, et plus discriminante ?
Du côté des ambulants
Contester dans les discours
34L’identification méthodique, la catégorisation des professions ambulantes et la surveillance policière sont difficilement acceptées par les organisations d’ambulants qui contestent l’institutionnalisation de l’amalgame entre ambulance, vagabondage et criminalité issue de la loi de 1912. La Chambre syndicale des marchands forains et des colporteurs organise une réunion le 4 avril 1913 pour protester contre les dispositions de la loi qui « les assimilent à des vagabonds et sont attentatoires à la liberté du commerce47 ». Les institutions représentatives se plaignent des pratiques vexatoires dont les commerçants ambulants font l’objet de la part des autorités de police ; les dénonciations des abus lors des contrôles policiers sont le lot commun des publications syndicales. Le syndicat de défense des camelots proteste ainsi en 1913 contre les délais d’attente aux postes de police de la capitale lors des vérifications d’identité et de domicile : « quand on nous emmène au poste, c’est notre journée perdue […] : on sait bien quand on entre mais pas quand on sortira. Et cela pourquoi ? Pour s’assurer que nous ne sommes ni des vagabonds, ni des repris de justice48 ». La parenté entre les pratiques d’identification des criminels et celles de contrôle des ambulants est vigoureusement critiquée dans la correspondance des syndicats.
35La contestation de la criminalisation des ambulants fédère les revendications syndicales de l’entre-deux-guerres. Le président du Syndicat des musiciens et chanteurs ambulants proteste auprès du préfet de police en 1925 : deux syndiqués, qui interprétaient, dans les rues de Saint Denis, une chanson en vogue « Sous le soleil marocain » ont été interpellés par des agents qui « ont obtenu la justification de leurs domiciles et saisi leur marchandise (sic), les traitant ainsi que de vulgaires malfaiteurs49 ». En 1927, la Fédération des marchands forains de France tente « par une action intensive et continuelle [de] faire abolir les lois d’exception qui [les] ravalent au rang des bandits50 ». Lors de leur réunion en congrès à Paris le 29 mars 1927, les marchands forains réclament qu’une place spéciale leur soit assignée lors des incarcérations, « en vue d’éviter la promiscuité de gens qu’ils réprouvent51 ». Les marques symboliques d’une distinction entre forains et criminels font l’objet de luttes qui témoignent des enjeux identitaires suscités par les pratiques de la surveillance policière. Les organisations exigent le retrait de la loi de 1912 et appuient leurs revendications par les diverses formes de mobilisation partisane : protestations écrites, mais également réunions, et manifestations. Le 24 février 1927, les camelots défilent de la Bastille au Palais de Justice, pour protester contre les arrestations abusives qu’ils estiment subir, en « un amusant cortège, avec banjos, cornets à piston, faux agents de police entourant un camelot à cheval haranguant la foule52 ».
36Mais avec les années, les protestations se font moins vives, la contestation s’estompe et la loi de 1912 est progressivement reconnue, voire acceptée. De plus, la crise des années trente offre le cadre économique et social d’une légitimation de la surveillance des ambulants, en particulier des étrangers. Or ces derniers adhèrent assez rarement aux syndicats professionnels, et la défense des étrangers mobilise peu les organisations. Certes, quelques exceptions méritent d’être mentionnées. Des commerçants du quartier de la gare de Lyon s’opposent publiquement, en 1932, aux mesures de refoulement visant des ambulants italiens, rappelant au ministre de l’Intérieur « les conséquences désastreuses qu’entraînerait pour [leur] commerce le refoulement hors de France de [cette] clientèle qui [leur] permet de pouvoir subsister malgré les très grandes difficultés que [leur] cause la crise économique actuelle53 ». Cependant, les thèmes de la « concurrence déloyale » gagnent du terrain et le décret-loi du 30 octobre 1935 ne suscite que peu de protestations.
Subir dans les faits
37Il paraît malaisé d’évaluer précisément les réactions de l’ensemble des ambulants, des forains et des nomades face au contrôle et à la surveillance de la police. Le nombre des commerçants ambulants de la capitale diminue entre les deux guerres, préfigurant un mouvement qui s’accentue dans les années cinquante : la préfecture distribue 4482 médailles de quatre saisons en 1938 mais seulement 1500 en 1964. La disparition progressive des ambulants des rues parisiennes ne peut, bien évidemment, être lue comme la conséquence directe d’un contrôle resserré des autorités policières. Elle s’explique d’abord et avant tout par les changements économiques et sociaux des structures commerciales urbaines : la norme sédentaire se généralise dans les pratiques de vente. Néanmoins, certains éléments conduisent à apprécier le poids du contrôle sur les comportements, en particulier l’étude de la proportion des étrangers parmi les commerçants ambulants.
38Le décret-loi d’octobre 1935 provoque en effet une diminution très importante du nombre d’autorisations délivrées aux étrangers par la préfecture de police (tableau 2).
Tableau 2. Nombre de récépissés de déclarations de marchands ambulants délivrés à des étrangers par la préfecture de police de Paris
39Source : AN F7 16044
40Il semble d’ailleurs que les consignes de la préfecture aient précédé l’adoption du décret : 146 autorisations seulement sont délivrées durant l’année 1935 alors que le décret ne date que du mois d’octobre. Les données du registre du commerce, où l’ensemble des commerçants sont tenus de s’immatriculer à partir de 1920, permettent de mesurer les conséquences de ce décret sur la composition des commerçants. Les évolutions entre ambulants français et ambulants étrangers diffèrent grandement (graphique 1).
41Le pourcentage d’ambulants est presque identique chez les commerçants français et chez les commerçants étrangers : 17,3 % contre 15,7 % en moyenne entre les deux guerres. Mais l’introduction d’une perspective chronologique permet d’apprécier la discordance des évolutions. Les ambulants étrangers connaissent une croissance relative dans la première partie des années vingt, pour atteindre près de 30 % des commerces immatriculés par des étrangers en 1927. Puis la courbe s’infléchit et décroît jusqu’en 1938. Les ambulants et forains français augmentent, quant à eux, relativement régulièrement de 1920 à 1929. Puis, après une forte diminution des immatriculations en 1930 et 1931, les pourcentages atteignent leurs maxima au milieu des années trente : 28 % en 1933, puis 27 % en 1935. Les deux courbes se croisent alors, illustrant les conséquences de la discrimination nationale instituée par le gouvernement Laval. Le commerce ambulant apparaît ainsi, pour les Français, comme un secteur refuge face à la crise économique alors que les étrangers choisissent souvent la précarité de ce type d’installation commerciale à leur arrivée : le commerce sans boutique n’exige, au démarrage, que peu de capital.
Graphique 1. Le pourcentage d’ambulants parmi les commerçants entre 1920 et 1937
42Source : Registre du commerce du département de la Seine, Archives de Paris D3343. Sondage aléatoire sur un échantillon de 1500 immatriculations entre 1920 et 1939. Les données concernant les années 1938 et 1939, portant sur un nombre trop faible d’individus étrangers, n’ont pas été représentées.
43Ce sont donc les réfugiés qui subissent, les premiers, les dispositions du décret d’octobre 1935. Pour nombre d’entre eux, le commerce en ambulance constitue l’une des rares opportunités professionnelles encore possibles alors que lois et décrets de « protection de la main d’œuvre nationale » viennent limiter l’emploi d’étrangers dans chaque secteur industriel, voire parfois interdire l’accès de certaines professions aux étrangers. Les romans de l’émigration allemande à Paris se font l’écho de ces choix professionnels, très souvent déclassants :
« Certains écrivent, d’autres ont investi leur dernier sou dans une blanchisserie, ou une agence de photographie, font des gâteaux ou vendent des saucisses qu’ils colportent de maison en maison. Voyez là-bas ce petit homme craintif au lorgnon noir ? C’était autrefois un gynécologue berlinois réputé. Aujourd’hui, il parcourt Paris avec sa sacoche et vend des fleurs artificielles54 ».
44Les réfugiés ne peuvent se conformer à la règle des cinq ans de résidence ininterrompue en France. Ils sont les principales victimes des nouveaux principes de la surveillance policière des ambulants.
45La précocité des mesures de surveillance mises en place à Paris donne à la capitale un rôle exemplaire qui va de pair avec la modernisation et la rationalisation des services de la préfecture de police. Les innovations de la police parisienne impriment leurs marques sur l’ensemble des dispositions réglementaires relatives aux ambulants, depuis la loi de 1912 sur l’exercice des professions ambulantes et la circulation des nomades jusqu’aux décrets-lois de 1940. Les critères du domicile et de la nationalité viennent rationaliser la construction d’une hiérarchie qui illustre les images contradictoires suscitées par les commerçants ambulants, reflet nostalgique d’une urbanité de proximité mais, surtout, danger social que les autorités s’attellent à combattre.
46Cependant, les principes de contrôle strict et de surveillance continue des ambulants ne sont pas appliqués uniformément. Pour autant qu’il soit possible d’interpréter les données chiffrées produites par la préfecture de police comme le reflet de disparités de traitement entre ambulants, il apparaît que le contrôle policier devient, surtout dans les années trente, le moyen de contrôler les commerçants étrangers. Le texte du décret du 30 octobre 1935 illustre ce glissement : la lutte contre l’immigration se substitue au contrôle de l’ambulance. Et les étrangers ambulants, doublement migrants, deviennent doublement coupables.
Illustration 1 Caricature « La marchande ambulante »
47Source : Le Journal, 30 janvier 1913.
Illustration 2 Photographies de marchands ambulants par les services de la Préfecture de police (1906 ?)
Marchande de glace.
Marchande de fruits et légumes.
Marchande de fleurs.
Marchande de poissons.
Source : APP DB195
Notes de bas de page
1 Archives de la préfecture de police de Paris (APP), cote DB194.
2 Cité par Baruch-Gourden, J.-M., « La police et le commerce ambulant à Paris au XIXe siècle » in
Société d’histoire de la révolution de 1848, Maintien de l’ordre et polices en France et en Europe au
XIXe siècle, Paris, Créaphis, 1987, p. 253.
3 Le Journal, 30 janvier 1913.
4 Milliot, V., a montré les relations entre les cris de Paris et les images de la ville dans son étude des
représentations des marchands ambulants à l’époque moderne, Les cris de Paris ou le peuple travesti,
Les représentations des petits métiers parisiens (xvie-xviiie siècles), Paris, Publications de la Sorbonne,
1995, en particulier p. 217-252.
5 Deville, A., Rapport général, Budget supplémentaire de 1902 et budget de la ville de Paris pour 1903,
Paris, Imprimerie municipale, 1902, p. 230.
6 Ibidem, p. 232. Expression soulignée par nous.
7 « A son rôle naturel qui est d’assurer la liberté et la sûreté du commerce, la préfecture de police s’est adjointe la mission d’assister les déshérités par le travail » peut-on ainsi lire dans le bulletin publié par… la préfecture de police de Paris, Liaisons, 16 novembre 1964. Et lors d’un entretien en 1973, l’Administrateur à la Direction de la Circulation à la préfecture de police reprend les mêmes termes d’argumentation : « [les colporteurs] ont simplement une carte de préfecture police. C’est l’aide par le travail », cité par Coste, L., Espaces publics, espaces vulnérables : les commerçants du métro parisien, thèse de sociologie, université de Lyon-2, 1991, p. 129.
8 Une note du préfet au directeur de la police municipale, en date du 20 juillet 1895 fait état de « renseignements parvenus » sur « un assez grand nombre d’individus, dont plusieurs sont de nationalité étrangère, [qui] vendent sur la voie publique sans être pourvus d’aucune autorisation, des glaces, du coco, ou d’autres boissons rafraîchissantes », et appelle à une vigilance accrue des services concernés ; APP DB 195.
9 « La police et le commerce ambulant à Paris », art. cit., p. 252-256.
10 Voir Berlière, J.-M., Le monde des polices en France, Paris, 1996, Éditions Complexe, p. 91 à 114.
11 Voir Kaluszynsk,I M., « Alphonse Bertillon et l’anthropométrie » in Maintien de l’ordre et polices,
op. cit., p. 269-286.
12 Article 7 de l’ordonnance de police du 28 décembre 1859, APP DB 195.
13 Les considérations esthétiques légitiment encore l’action de la police parisienne après la Seconde guerre mondiale ; une note de 1950 justifie ainsi l’interdiction des commerçants ambulants sous les portes cochères : « du point de vue de l’esthétique d’une ville comme Paris, ces installations portent gravement atteinte à la beauté des artères de la capitale » ; APP DB 195.
14 Ordonnance de police du 28 septembre 1859 concernant les marchands ambulants.
15 Bluestone, D. M., « “The Pushcart Evil”, Peddlers, Merchants, and New York City’s Streets, 1890-1940 », Journal of Urban History, vol. 18, n° 1, November 1991, p. 72 et suiv.
16 On pourra rappeler que le frère d’Alphonse Bertillon, Jacques, dirige le Service de la statistique de la ville de Paris.
17 Note de la préfecture de police du 2 juin 1886, APP DB 195.
18 donnée manquante.
19 Instructions du préfet de police aux commissaires de Paris et des communes du ressort, 1er septembre
1880, APP DB 195.
20 Exposé des motifs, proposition de loi à la Chambre des députés, n° 3078, 29 juillet 1913.
21 Rapport du Conseil municipal pour l’adoption du budget de 1913, APP DB 193.
22 Sur ces questions, voir l’excellent article de Delclitte, C., « La catégorie juridique “nomade” dans la loi de 1912 », Hommes et migrations, n° 1188-1189, juin-juillet 1995, p. 23-30.
23 Journal officiel du 16 décembre 1910, Documents parlementaires, mars 1911, p. 207.
24 Torlet, G., Le régime administratif applicable aux nomades et marchands forains, thèse pour le doctorat, Paris, Imprimerie H. Jardin, 1913, p. 33.
25 Journal officiel, Sénat, 30 mars 1911.
26 Ministère de l’Intérieur, Loi du 16 juillet 1912 et décret du 16 février 1913 sur l’exercice des professions ambulantes et la circulation des nomades complétés par les circulaires du ministre de l’Intérieur des 3 et 22 octobre 1913, Paris, Henri Charles-Lavauzelle, 1914, 64 p.
27 Dans le département de la Seine, la situation est encore différente puisque tous les individus domiciliés dans ce département mais qui exercent une industrie foraine sont dits forains. Voir Arsac, H., La loi du 16 juillet 1912 sur l’exercice des professions ambulantes et la réglementation de la circulation des nomades. Ses causes, ses précédents, sa portée et son application pratique, thèse de droit, Lyon, Bosc Frères, 1933, p. 256.
28 Delclitte, C., op. cit., p. 28.
29 En 1936, il sera question de transformer le récépissé « par une carte d’un support plus résistant et portant la photographie du titulaire ». Lettre du Directeur de la Sûreté générale aux préfets le 1er février 1936, Archives Nationales (AN) F7 14663.
30 Les archives de la préfecture de police de Paris ont conservé 39 cartons de notices individuelles de forains de la Seine, à partir de 1932 (non cotés). Ce matériau attend une exploitation statistique systématique. Malheureusement, les notices anthropométriques des nomades n’ont pas été retrouvées par les services des archives de la préfecture de police.
31 Ministère de l’Intérieur, Application de la loi du 16 juillet 1912 et des décrets des 16 février et 3 mai 1913 relatifs aux marchands ambulants, aux commerçants ou industriels forains et aux nomades, Paris, Imprimerie des journaux officiels, 1913, p. 2 à 6.
32 Circulaire du ministre de l’Intérieur aux préfets relative à l’application de la loi du 16 juillet 1912 et des décrets des 16 février et 3 mai 1913, 3 octobre 1913, AN F7 14663.
33 Décret du 7 juillet 1926, voir ARSAC, H., op. cit., p. 355.
34 On peut noter que les mêmes arguments sont utilisés pour promouvoir l’interdiction des commerçants ambulants des rues new yorkaises entre les deux guerres, comme le montre Daniel Bluestone,
art. cit., p. 80-81.
35 Documents parlementaires, n° 4429, Chambre des députés, session de 1931.
36 Voir Berlière, J.-M., « Ordre et sécurité. Les nouveaux corps de police sous la Troisième République
», Vingtième siècle, n° 39, juillet-septembre 1993, p 23-37.
37 Circulaire du président du Conseil aux préfets le 24 août 1931, AN F17 6044.
38 Ibid.
39 Arsac, H., op. cit., p. 413.
40 Compte général de l’Administration de la justice civile et commerciale et de la justice criminelle pendant
l’année 1936, Melun, Imprimerie administrative, 1943, p. 121-123.
41 APP, main courante, non cotée.
42 Circulaire n° 238 aux préfets, 18 décembre 1934, AN F7 16044.
43 Lettre de M. Auboin, secrétaire de la Fédération au président du Conseil du 18 avril 1935, suivie d’une entrevue le 26 avril 1935. AN F7 16044.
44 Journal officiel, Lois et décrets, 1935, Paris, Imprimerie nationale, p. 11490.
45 Circulaire n° 2124 du ministre de la Défense nationale et de la Guerre et du ministre de l’Intérieur, bureau militaire de la circulation, aux préfets, généraux commandant les régions, colonels commandant les légions de gendarmerie, 27 mai 1940, AN F7 14663.
46 Voir Peschanski, D., Les Tsiganes en France 1939-1946, Paris, Ed. du CNRS, 1994.
47 APP DB 200.
48 Le Rappel, 26 août 1913.
49 Lettre du président de la Chambre syndicale des Chanteurs et Musiciens ambulants, 11 août 1925, APP DB 195. Il semble pourtant que l’arrestation ait ici trait à des motifs politiques : le titre de la chanson peut en effet laisser penser qu’il s’agit d’une critique de l’intervention française lors de la guerre du Rif.
50 Affiche de la Fédération des marchands forains de France pour appeler à une grande réunion publique le 3 juillet 1927, AN F7 13696.
51 Correspondance de la division criminelle du ministère de la Justice relative à l’application de la loi de 1912. AN BB18 6852.
52 Le Quotidien, 24 février 1927.
53 Pétition du groupement syndical de défense économique, touristique et commerciale de l’hôtellerie parisienne, 30 juillet 1932, AN F7 16044.
54 Sahl, H., Die Wenigen und die Vielen-Roman einer Zeit, Francfort, Ed. Fischer, 1989.
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