Immigration et police portuaire à la fin du xixe siècle Le cas de Marseille
p. 251-262
Entrées d’index
Index géographique : France
Texte intégral
1Cette étude partira très exactement des années 1850 et portera pour l’essentiel sur la période couvrant la seconde moitié du xixe siècle. Pourquoi cette date et ces limites ? Il existe bien entendu – et depuis longtemps – une police portuaire en Méditerranée, police chargée de contrôler l’activité maritime, aussi bien dans les grands ports de commerce, que dans les ports de guerre (à Toulon évidemment). Dans le cas particulier de Marseille, où le trafic porte aussi bien sur les hommes que sur les marchandises, où arrivent, durablement ou en transit, des voyageurs étrangers, venant de pays proches (la première ligne régulière de navigation au xixe siècle est installée entre Naples et Marseille) ou plus lointains (on sait l’importance du commerce avec le Levant, qui se reconstitue progressivement depuis 18301 et, bien entendu, le trafic voyageurs et marchandises avec l’Algérie depuis la conquête), cette police a une double activité et une double responsabilité :
- Elle est chargée des problèmes de surveillance sanitaire, concernant aussi bien les équipages des navires que les voyageurs. Rien d’original en cela ; mais il faut rappeler la peur constante des épidémies dans une ville qui porte le souvenir (entre autres) de la grande peste de 1720, et qui va connaître à plusieurs reprises, au cours du siècle, des épidémies de choléra faisant de nombreuses victimes, surtout dans la vieille ville (la dernière grande épidémie se manifestera en 1884-85)2. Cette réaction collective, qui engendre de véritables mouvements de panique, explique l’application relativement tardive de la quarantaine dans le port de Marseille, mesure de prudence qui entraîne d’ailleurs les plus vives protestations des négociants et des armateurs contre ces entraves à la circulation des hommes et des biens. Aussi bien, l’application de ces mesures n’a jamais été strictement respectée, et elles ne sont plus guère appliquées aux bâtiments de commerce sous le Second Empire. Reste l’obligation de principe d’une visite sanitaire pour les futurs émigrants ou pour les nouveaux venus débarquant dans le port, et la présence d’un lazaret fonctionnant épisodiquement à l’hôpital Caroline (à la fin du siècle)3.
- Mais il existe aussi une police spéciale, qui a pour mission de vérifier la conformité des navires aux règles imposées par la législation en vigueur, qui doit faire appliquer ces règles, qui contrôle pour cela les opérations d’embarquement et de débarquement, et qui, au besoin, doit refouler les irréguliers. C’est là une tradition ancienne qui se prolongera jusqu’à aujourd’hui dans les ports et les aéroports (c’est l’origine de ce que l’on appelle maintenant la police de l’air et des frontières).
2Jusqu’au milieu du xixe siècle cependant, en tout cas pour ce qui s’agit des frontières terrestres, l’efficacité de l’action policière semble singulièrement limitée. Et c’est seulement dans les années 1845-1855 que la France va se doter d’une législation relativement contraignante, et créer un nouveau type de fonctionnaire de police chargé tout particulièrement de faire appliquer sur les navires à quai et dans l’enceinte portuaire les mesures qui concernent les migrants ; il s’agit naturellement des commissaires à l’immigration4.
Pourquoi ces nouvelles mesures ? Et pourquoi surtout sont-elles prises à cette date ?
3Les raisons, à vrai dire, sont relativement simples et peuvent se résumer en trois points : les plus grandes facilités de communication maritimes et terrestres, la poussée démographique, qui entraîne une forte poussée de l’émigration, la demande de main-d’œuvre dans certains pays étrangers, et bientôt en France.
4Le premier point, le développement de moyens de communications plus rapides et plus réguliers, est essentiel. C’est l’apparition de la grande navigation à vapeur, qui s’accompagne de la naissance de grandes compagnies maritimes et améliore ou détermine la création de lignes régulières desservies par des navires de plus gros tonnage et, donc, de plus grande capacité (ce qui touche aussi bien la Méditerranée que l’Atlantique) Je me contenterai de citer un texte relativement tardif5, puisqu’il date des années 1930, et qu’il concerne seulement les clandestins (mais il s’applique aisément au xixe siècle finissant) :
« L’accroissement des relations maritimes pendant les dernières années du xixe siècle est chose fort connue […] La sécurité s’est alliée à la vitesse, et, plus qu’elle encore, a permis le développement des transports maritimes. Les navires, grâce à leur force de propulsion propre, ne sont plus les jouets des vents et des flots ; le régime des mers est fort étudié ; les courants, les profondeurs, les rochers sous-marins nous sont connus ; le perfectionnement des instruments de bord a permis une meilleure orientation des navires […] La crainte de la mer a presque disparu… »
5Si nous insistons sur la naissance des grandes compagnies de navigation, c’est que leur rôle va devenir essentiel dans le transport des migrants. Il suffit de jeter un coup d’œil sur les dates de formation des grandes compagnies pour comprendre l’importance de cette période. À Marseille, bien sûr, elles s’occupent d’abord de la navigation en Méditerranée : telle la Compagnie Touache, créée en 1850, qui donnera naissance à la Compagnie de Navigation mixte6 ; telle la société fondée en 1853 par Adolphe Fraissinet, qui devient la Compagnie marseillaise de navigation à vapeur7. Il ne s’agit là que d’exemples, que l’on retrouvera au hasard de nos recherches. Nous nous contenterons de souligner les dates. Et d’indiquer que c’est également dans les années 1851-1852 que s’établissent les services maritimes des Messageries Impériales (les futures Messageries Maritimes), qui vont notamment assurer la navigation vers l’Extrême-Orient, que c’est en 1855 que les Péreire lancent la Compagnie Générale Maritime (qui deviendra en 1861 la Transat)8, qui aura un rôle majeur dans les relations avec le continent américain.
6D’autres viendront dans les années suivantes, dans les années qui correspondent précisément à l’accélération du mouvement migratoire. La SGTM de Paulin Talabot n’apparaît qu’en 1865 ; mais il faut évidemment penser cette compagnie de navigation dans un ensemble plus vaste, comprenant les projets algériens du même Talabot, et surtout la mise en service du PLM. Chemins de fer et compagnies de navigation se complètent pour permettre le transport des émigrants dans des conditions infiniment plus rapides qu’auparavant, et aussi beaucoup moins onéreuses9. Il semble inutile de poursuivre. Et cela va inévitablement déterminer une demande accrue des passagers à Marseille, tant en direction de la « colonie » algérienne, que pour des destinations plus lointaines, le migrant pouvant se réembarquer sur un navire français, italien (ou autre) ou traverser la France pour gagner Le Havre ou Anvers…
7Car les flux migratoires ne cessent d’augmenter et de se diversifier. La croissance démographique est d’autant plus remarquable en Europe que l’on n’est pas encore tout à fait sorti, en dépit des progrès de la première industrialisation, d’une économie agraire de type traditionnel, et que les disettes n’ont pas totalement disparu. L’Histoire a retenu en priorité la grande famine irlandaise, à la fin des années quarante (et la migration massive qui en a été la conséquence) ; mais d’autres régions sont encore sensibles aux crises agraires, notamment dans l’Europe méditerranéenne (en Espagne ou en Italie du Sud). D’autres régions ne parviennent pas à s’auto-satisfaire, et pas seulement en Méditerranée. Marseille voit passer en direction de l’Algérie des Suisses et des Allemands10, dont l’émigration est d’ailleurs encouragée dès les années 1860 par le gouvernement français. La France, à cette date, n’est pas encore le grand pays d’immigration qu’elle deviendra après 1870 ; mais elle est par contre un pays de transit pour les migrants qui viennent du Nord de l’Europe ou du monde méditerranéen. Les premiers contrôles sérieux aux frontières se font d’ailleurs sur le chemin de fer, avec la loi de 1845. Les textes qui concernent l’organisation de ce contrôle dans les ports sont plus tardifs : contrôle à l’arrivée, bien sûr, mais surtout contrôle au départ, en raison des nouvelles demandes.
8La demande des pays d’immigration se fait de plus en plus forte à la fin du siècle. Sans doute le flux migratoire majeur s’ouvre-t-il vers le continent américain du Nord et du Sud. D’où l’importance première des ports atlantiques dans l’ensemble du mouvement migratoire au milieu du siècle, du Havre en particulier (pour ce qui concerne la France). Et ce mouvement ira en s’accélérant. La migration vers les territoires africains, la côte occidentale de l’Afrique en particulier, semble à cette date secondaire11. Les colonies éloignées de la métropole ne sont-elles pas vouées à accueillir les condamnés (politiques ou « droit commun »), comme la Nouvelle-Calédonie ou la Guyane ? Même l’Algérie, déjà colonie de peuplement, est considérée en 1850 comme un lieu de déportation. Et lorsqu’il s’agit d’y recevoir des colons volontaires, venus de France ou d’ailleurs, de les aider parfois matériellement et financièrement, on ne les traite pas exactement comme les étrangers qui passent ou qui viennent en France.
9Car la France elle-même devient en effet pays d’immigration, avec une dominante méditerranéenne, qui se dessine à la fin du xixe siècle, et un rôle de plus en plus important du port de Marseille comme lieu d’accueil et de passage. D’où la mise en place d’une surveillance renforcée, d’un contrôle policier qui se veut efficace (entendons par là qu’il ne l’est pas toujours), mais que l’on observe dans le port phocéen avec un peu de retard sur les ports de l’Atlantique.
L’organisation du contrôle
10Il s’agit d’abord de renforcer la surveillance et de contrôler les irréguliers. Le texte de 1852, auquel il est souvent fait référence, vise d’abord les clandestins ; on recherche en priorité tous ceux qui veulent échapper à la justice, malfaiteurs évidemment qui tentent de s’embarquer pour l’étranger, mais aussi militaires déserteurs qu’il faudra renvoyer, au moins dans un premier temps, devant les tribunaux maritimes (s’ils sont pris à bord des navires12 ou dans l’enceinte portuaire, ils relèvent en effet de cette juridiction). D’autres catégories peuvent être visées, qui relèvent du droit commun (les femmes embarquées pour la prostitution notamment). Plus le temps passe, cependant, plus le champ d’action de la police portuaire s’élargit, touchant les clandestins à destination de la France, ceux notamment qui viennent du Levant ou d’Afrique du Nord (et auxquels on donnera, après la guerre de 1914, le nom très significatif de « Marocains13 »). Et la fonction répressive s’accompagne parfois (ou, tout au moins, veut s’accompagner) d’une action de protection des migrants en situation régulière.
11À cet égard, ce sont les textes de 1855 qui sont de loin les plus importants. On se réfère ici au texte essentiel du 15 janvier 1855, qui touche directement à l’organisation de l’immigration, décret qui sera complété par plusieurs arrêtés et notes ministérielles (la note du 26 juin 1855 étant particulièrement explicite).
12Le texte de janvier 1855 crée en effet un corps exceptionnel de commissaires spéciaux chargés de l’émigration, dépendant du ministère de l’Intérieur. Ces commissaires sont « chargés de surveiller dans l’intérêt de la police et des émigrants, les mouvements de l’émigration française et étrangère ». Ils ne sont donc pas nécessairement établis dans les ports, mais sur les lieux de passage, d’entrée ou de transit qu’il convient de surveiller. Il est significatif que les premières villes visées par le décret soient, en dehors du Havre, (Marseille ne possédera de commissaire à l’émigration que quelques années plus tard), Paris, Strasbourg, Forbach et Saint-Louis (près de Mulhouse), donc essentiellement des villes situées à la frontière du nord-est de la France.
13Désir de contrôler et de filtrer14 les migrants, cela est certain, mais aussi désir affiché d’agir dans l’intérêt de ces migrants. Parallèlement à l’institution des commissariats à l’émigration, et sous l’autorité des commissaires, sont établis dans ces mêmes villes, des « bureaux de renseignement auxquels les émigrants peuvent s’adresser pour obtenir gratuitement toutes les informations relatives soit à leur voyage à travers la France, soit à leur séjour à terre, soit à la rédaction des contrats d’embarquement15 ». Il s’agit évidemment de casser les réseaux d’intermédiaires de tout poil qui se sont constitués pour exploiter les migrants ; on reviendra sur les problèmes posés par l’existence de ces réseaux de « recruteurs » et de « pisteurs ».
14Mais les textes visent également – et là nous touchons essentiellement à l’activité portuaire – toute l’activité concernant le transport des migrants. Pour exercer cette activité, les compagnies ou « agences » qui entreprennent le recrutement ou le transport des émigrants devront solliciter une autorisation du ministère16 (de l’Agriculture, du Commerce et des Travaux Publics17). Encore cette autorisation est-elle révocable. Et, en tout état de cause, les agences autorisées ne pourront exercer leur activité que sous le contrôle du commissaire à l’émigration. Une liste des voyageurs destinés à l’émigration18 devra être remise au commissaire, comportant le nom de l’émigrant, et toutes indications le concernant, âge, sexe, profession (au départ), nationalité, lieu de destination, conditions prévues pour le transport19.
15Les états dressés par les commissaires à l’émigration doivent être transmis à la Direction Générale de la Sûreté, dépendant du Ministère de l’Intérieur. Toutefois, les mesures prescrites seront appliquées « avec le concours » des officiers des ports, des officiers visiteurs, qui peuvent monter à bord des navires, et, éventuellement, des commissaires de police. On ne supprime donc aucune fonction ; mais il s’agit visiblement de mettre fin à cette dilution de l’activité policière, qui entraînait constamment des conflits de pouvoir, de soumettre tous les acteurs à un même règlement et à une même autorité. Pour ce qui concerne les émigrants, qu’ils partent pour l’Algérie ou pour l’Amérique du Sud, ils doivent se conformer aux mêmes règles et s’adresser aux mêmes fonctionnaires. On entretient ainsi l’espoir de simplifier les obligations et de les rendre plus claires, de mettre fin surtout aux trafics illégaux, qu’il s’agisse des embarquements clandestins, de l’activité des « pisteurs20 » ou de tout autre abus. D’où l’importance de la surveillance qui pourra s’exercer sur les agences d’émigration, créées par le décret de janvier 1855.
16Pour faciliter le travail des autorités policières, les textes vont préciser de manière extrêmement détaillée les conditions imposées aux armateurs et aux capitaines des navires « réputés affectés à l’émigration », c’est-à-dire ayant à leur bord quarante émigrants ou plus. À trente-neuf (ou moins), on peut échapper aux visites de contrôle, c’est-à-dire à l’application d’un règlement tatillon21. Les textes prévoient en effet très précisément le nombre des couchettes disponibles (on n’autorise que deux rangées de couchettes par navire) ; ils fixent la taille des couchettes (1m83 de long pour 46 cm de large minimum22). On vérifiera aussi les approvisionnements pour le voyage, qui doivent être effectués en fonction de la durée prévisible de la traversée, 55 jours jusqu’à New York ou jusqu’aux Antilles, 70 jours jusqu’à Rio ou Buenos Aires23… Toutes précautions qui n’empêcheront pas les migrants de passer des moments fort inconfortables (le taux de mortalité à bord des navires reste élevé jusqu’à la fin du xixe siècle), mais qui évitent au moins quelques graves inconvénients. Des textes officiels précisent à plusieurs reprises les obligations du commissaire à l’émigration et de ses subordonnés à ce sujet : il faut vérifier les papiers, procéder ou faire procéder aux examens sanitaires prévus par la loi. De plus, le commissaire doit « descendre dans l’entrepont où sont logés les émigrants,… s’assurer de visu de la suffisance de l’aération et de l’installation, (voir) si l’espace réservé à chaque émigrant est réglementaire…, en un mot si rien ne manque de tout ce que prévoit avec sollicitude (sic) le règlement pour l’hygiène, la commodité des émigrés (inspection de la qualité et de la quantité des victuailles, de la provision d’eau et du coffre à médicaments). Il accorde alors (ou non) un visa aux capitaines des navires24 ».
17Ce n’est certes pas une sinécure que d’assurer une pareille surveillance, sachant que le nombre des émigrants passant, à un titre ou à un autre par Marseille dans les années 1870 se chiffre à plusieurs dizaines de milliers, que les navires considérés comme participants à l’émigration appartiennent désormais à des compagnies très diverses, d’origine française, mais aussi anglaise, italienne, etc., que le contrôle se heurte à de multiples réticences et que le système se prête à de multiples tricheries.
Le fonctionnement du système, et ses limites
18Les limites sont évidentes. Elles tiennent d’abord à la mise en place très progressive des commissariats à l’émigration. On a vu qu’au début, ils ne sont établis que dans cinq villes, et pas à Marseille. Par la suite, le gouvernement du Second Empire en étend l’usage dans d’autres villes de l’est (à Belfort notamment) et, surtout, dans les principaux ports français, à Nantes ou à Marseille. Créations précaires, puisque, au lendemain de la chute de l’Empire, le commissariat sera supprimé dans un certain nombre de villes, dont Marseille. Mesure d’économie, qui vise des hommes mis en place sous le régime précédent ? Sans doute est-ce partiellement la raison de cette mesure d’exception ; mais il faut bien dire que l’économie ainsi réalisée est tout à fait minime. La raison doit en être cherchée ailleurs. Le rapport de 1873, déjà cité, et qui suit une demande de rétablissement du commissariat à l’émigration, évoque des conflits locaux, qui peuvent d’ailleurs s’exprimer en termes politiques. « Les procédés cassants, autoritaires du titulaire (de la charge), M. Expilly, avec la haute partie maritime de Marseille, lui avaient aliéné le commerce ». Ce qui peut se traduire en termes clairs : le commissaire, par son action peut-être maladroite, et sûrement tatillonne, en voulant contrôler de trop près une activité rémunératrice25, et en gênant le fonctionnement du système, a heurté les intérêts d’une partie de ces négociants qui dominent la Chambre de Commerce de Marseille, et qui n’étaient pas tous favorables au régime impérial26.
19Que le « commerce » marseillais, le lobby des négociants, dirait-on aujourd’hui, soit assez puissant pour faire suspendre un fonctionnaire de police, voire supprimer une fonction gênante pour les multiples intérêts en cause, voilà qui n’est pas absolument étonnant. C’est un coup de semonce. On rétablira le commissariat à l’émigration en 187827. Et la suppression d’une fonction ne remet pas en cause la nécessité d’un contrôle. Simplement, il en montre les limites. On se contentera ici de quelques exemples pour indiquer les obstacles auxquels vont se trouver confrontés les policiers chargés de la surveillance portuaire.
20Ils se heurtent d’abord à la mauvaise volonté des armateurs et des capitaines de navires. Les exemples abondent de refus de déclaration des voyageurs, sous prétexte qu’il ne s’agit pas de véritables migrants. En tout état de cause, beaucoup d’armateurs s’efforcent de ne pas atteindre, au départ de Marseille, le seuil fatidique des quarante émigrés. C’est le cas assurément d’Adolphe Fraissinet, dont l’attitude est pour le moins troublante. A-t-il ou non demandé l’autorisation de monter une agence d’émigration, on ne parvient pas très bien à le savoir ! Au reste, la police se montre de bonne composition avec un notable, qui est même, pendant quelques années, député à l’Assemblée Nationale. Il est d’ailleurs difficile de prendre en flagrant délit de fraude les capitaines, qui vont, quelques jours après avoir quitté Marseille, relâcher dans un autre port, où les autorités ne sont pas trop « regardantes », à Barcelone, à Gibraltar ou à Tanger, pour y embarquer clandestinement un plus grand nombre de migrants28.
21Les pressions des notables se traduisent parfois de façon directe par des dérogations, qui peuvent paraître étonnantes : ainsi le commissaire Expilly autorise-t-il en 1869 l’agence Reynaud (dont on sait les liens avec la SGTM) à établir sur des navires d’émigrants trois rangées de couchettes au lieu des deux prévues par le règlement. Le ministère de l’Intérieur constate qu’il y a là une violation flagrante des textes29… Encore s’agit-il là de navires de fort tonnage, appartenant à de grandes compagnies. Le trafic se fait aussi dans des embarcations de faible envergure, moins aisément repérables et plus difficiles à contrôler.
22Les commissaires du port doivent surtout, avec des moyens extrêmement limités, faire face aux abus multiples des agences de migration et des intermédiaires qui travaillent pour elles, pisteurs, recruteurs, « hôteliers », fonctionnant souvent en réseaux. Les premières agences de migration à Marseille (elles ne se sont développées dans cette ville qu’à partir de 1861) semblent correspondre à ce que veut en faire officiellement le législateur : des sociétés créées par des personnalités honorablement connues sur la place, assez aisées, en tout cas, pour pouvoir sans difficulté, déposer la caution prévue, souvent en rapport avec de grosses sociétés de l’armement marseillais, dont elles deviennent parfois de véritables filiales. Cela ne signifie pas qu’elles refusent absolument de se livrer à des opérations à la limite de la légalité ; mais, en ce cas, elles ont recours aux services d’intermédiaires moins honorables et parfois assez peu scrupuleux.
23Par la suite, les bénéfices résultant de l’émigration ne cessent d’augmenter ; on voit alors pulluler les officines douteuses, que nous connaissons surtout par les rapports de police (qui ne nous permettent de connaître que la partie visible d’un énorme trafic). On se trouve face à de véritables professionnels de l’émigration, qui se chargent de rabattre la clientèle, en faisant parfois des promesses tout à fait fallacieuses. Faune de toutes origines qui est souvent composée de véritables escrocs. On pourrait multiplier les exemples et les citations. On se contentera de citer le cas remarquable de l’agence Tabiasco, dont le principal employé est un repris de justice, plusieurs fois condamné en Italie ; son second employé a également eu des ennuis avec les tribunaux pour « indélicatesses ». L’affaire est tout de même de quelque importance, à en juger par le nombre des émigrants qui en sont les victimes30.
24On a parfois l’impression de se trouver devant de véritables « gangs31 », qui obligent la police à surveiller non seulement les officines clandestines, mais aussi les tenanciers des hôtels meublés, qui rackettent des passagers, qui se retrouvent parfois sans ressources. Que faire des gens laissés en rade, clandestins qui ont réussi à passer entre les mailles du filet, « irréguliers » malgré eux, le plus souvent victimes des trafiquants qui les ont leurrés ? À vrai dire, la police n’en a que faire. Ils vont se perdre dans la ville, en cherchant leur subsistance dans un travail précaire et mal rémunéré. Ils ne relèvent plus de la police portuaire. D’ailleurs, que faire du clandestin (celui qui débarque) ? On peut sans doute l’arrêter et le refouler. Mais où et comment, et qui le prendra en charge ? Certes, il est en situation irrégulière ; la législation de 1852 permet de le traduire devant le tribunal maritime, de le condamner. Mais la condamnation sera, forcément, de courte durée. Et après ?
25La police se montre en tout cas d’une tolérance qui peut surprendre. En fait, le laxisme tourne parfois à la complicité. On ferme les yeux, d’abord par faiblesse, et pour cacher parfois son inefficacité. Le commissaire à l’émigration de Marseille ira jusqu’à affirmer, contre toute évidence, qu’il n’existe pas dans la ville d’agents (de migration) non autorisés. Sans doute procède-t-on assez régulièrement à des expulsions de trafiquants32. Sans doute, parfois, un scandale éclate. Scandale qui peut être extrêmement sérieux, comme cette affaire de « traite des blanches » en direction de l’Argentine, qu’a laissé passer très visiblement la police (qui agit vis-à-vis d’un tenancier d’hôtel visiblement lié au « milieu » comme s’il s’agissait d’un agent d’immigration).
26Plus significative encore de ces complicités est l’affaire Sindt, mise à jour en 188533. Jacques Sindt est installé à Marseille depuis 1875, officiellement comme agent d’immigration. Mais il sait, par une longue expérience, l’importance des relations suivies avec la police, et il est visiblement rétribué par le commissariat à l’émigration. Il a déjà exercé des fonctions quasi officielles au Havre pendant plusieurs années, et il a travaillé pratiquement sous les ordres de ce même Expilly, qui avait eu auparavant quelques ennuis à Marseille. Suite à une enquête concernant ses rapports trop étroits avec certains directeurs d’agences, Sindt avait été « déplacé ». À Marseille, il ne tarde pas à prendre langue avec les réseaux de logeurs, dont l’activité illégale s’exerce pratiquement au grand jour. Il n’est certes pas question d’une escroquerie caractérisée, mais de « tripotages », qui auraient tout de même permis à Sindt d’améliorer sérieusement ses moyens d’existence. On étouffera l’affaire, qui aurait sans doute compromis d’autres personnalités.
27Dérives tenant aux hommes, peut-être. Mais la tentation est grande devant l’importance croissante du marché de recourir à des pratiques illicites, ou, tout au moins, de les couvrir. Les sommes en jeu sont en effet considérables. La compagnie Fabre, qui a créé une ligne régulière en direction de l’Amérique du Sud, et qui se livre tout à fait légalement au transport des émigrants vers l’Argentine, le Brésil, mais aussi la côte occidentale d’Afrique, avoue qu’elle tire de ce trafic une partie essentielle de ses ressources. Rien d’irrégulier à cela, et les contrôles, dans le cas présent, sont parfaitement respectés.
28Reste que les conditions de transport sont loin d’être idéales, en dépit d’une réglementation extrêmement stricte. L’effort qui a été fait pour contrôler de façon efficace le trafic maritime et les interventions des pisteurs et des logeurs s’est heurté à une mauvaise volonté manifeste, et à d’énormes barrages : les intérêts des négociants et des armateurs (dont la puissance ici est indéniable) rejoignent ceux des runners et des hôteliers, qui n’hésitent pas à s’organiser au grand jour quand ils se sentent menacés. Ils bénéficient d’ailleurs de la complexité du mécanisme répressif, de l’opposition notamment entre les autorités de police et l’administration portuaire. La guerre de 1914, avec les mesures de surveillance étroite qu’elle implique, ralentit indéniablement ce trafic. La limitation de l’immigration vers le continent américain, avec le système des quotas arrête partiellement le grand trafic sur les lignes atlantiques. Mais un nouveau flux se dirige vers la France dans les années 1920 avec l’arrivée de dizaines de milliers de migrants, toujours venus d’Italie, mais surtout de Grèce ou d’Afrique du Nord. Et la police du port ne montrera pas beaucoup plus d’ardeur que par le passé pour contrôler ou pour refouler des passagers en situation irrégulière, du moins tant que les besoins de main-d’œuvre seront prioritaires en France.
Notes de bas de page
1 Après l’éclipse due aux guerres révolutionnaires et impériales et au blocus qui les ont accompagnées.
2 On retrouve cette peur des épidémies dans l’image qui en est propagée encore à la fin du siècle, et même dans la diatribe du maire de Marseille contre l’arrivée massive des « orientaux » (il s’agit alors des Arméniens) en 1923.
3 Ce transfert sur l’île du Frioul correspond à la transformation du port et à l’occupation des terrains situés le long de la mer, au nord de la ville, là même où on réinstallera de façon très récente, le centre de rétention d’Arenc.
4 Le texte qui porte création des « commissaires à l’immigration » est le décret du 15 janvier 1855. On y reviendra plus longuement dans la seconde partie de cet article.
5 Il s’agit du texte d’Horace Gambini, datant de 1932, et traitant De l’embarquement clandestin de passagers à bord des navires de commerce, Paris, Librairie générale de Droit et de Jurisprudence. De manière générale, nous nous sommes beaucoup servi de manuels de droit maritime pour nos recherches sur le fonctionnement de la police portuaire.
6 Société à capitaux lyonnais et marseillais, mais dont le trafic est basé sur Marseille.
7 L’une et l’autre s’occuperont de transport des migrants, mais sans en faire leur activité principale.
8 Compagnie qui, évidemment, est vouée au trafic sur les lignes en direction de l’Amérique du Nord. Mais il convient de rappeler l’intérêt que les Péreire portent alors à la Méditerranée, et tout particulièrement leurs projets marseillais.
9 À titre d’exemple, bien que cela ne concerne pas Marseille, le tarif du transport entre Le Havre et La Nouvelle-Orléans va passer en quelques dizaines d’années de 350 à 120 francs.
10 En provenance surtout des États du sud de l’Allemagne.
11 Marseille est pourtant en relations étroites avec l’Afrique occidentale depuis plusieurs décennies.
12 Ce qui suppose que les capitaines des navires les livrent aux autorités policières ou que celles-ci aient l’autorisation de monter à bord pour perquisitionner.
13 L’habitude est prise très tôt (avant la guerre de 1914) pour les Marocains désireux de venir en France pour y trouver du travail de franchir la frontière algérienne et de s’embarquer clandestinement. Très vite fonctionnent des « filières », complétées par des réseaux de fabrication de fausses pièces d’identité. Mais il est vrai que ces réseaux datent surtout des années 1920, avec le développement de l’immigration maghrébine.
14 Le texte de 1855 précise (art. 3) : « Nul émigrant étranger ne sera admis en France s’il ne justifie de la possession, en espèces ou en bonnes valeurs, d’une somme de 200 francs pour les adultes (ou 150 pour la frontière de mer), et de 80 francs (ou 60) pour les enfants de six à quinze ans. » Garantie financière qui est évidemment destinée à écarter les plus misérables.
15 « Dans toutes les localités où il n’existera pas de bureau de renseignement (précise le texte) les commissaires d’émigration, et, à défaut, des commissaires de police, sont chargés d’y suppléer ». À noter l’importance du contrat, qui peut servir de passeport.
16 Les grandes compagnies de navigation ont vu très vite l’intérêt de disposer de leur propre agence. Ainsi la Transat est-elle autorisée dès 1866 à jouer à Paris le rôle d’une agence, et elle a eu tout de suite des correspondants à Marseille.
17 L’autorisation ne sera en principe accordée que moyennant le dépôt d’une caution relativement élevée (qui peut aller de 15 000 à 40 000 francs).
18 Pour ce qui concerne l’émigration en direction de l’Algérie, une circulaire du 21 janvier 1843 prescrit déjà aux préfets d’adresser tous les trois mois au ministère de l’Intérieur, un état nominatif des émigrants ayant reçu des secours. À partir de 1855, cet état devra être transmis tous les mois et indiquer la totalité des émigrants « de toutes catégories ».
19 Toutes indications qui devraient être reportées sur le contrat remis à l’émigrant.
20 On emploiera tantôt le terme de pisteur, tantôt celui de runner ; ils désignent bien entendu les mêmes individus.
21 Ce qui ne dispense pas d’adresser aux autorités les listes des émigrants.
22 D’après l’article 14 du décret de 1855.
23 On est assurément surpris par la précision des détails concernant les rations alimentaires. Les repas sont prévus au gramme près dans le contrat-type qui sera présenté aux autorités avant le départ. Cf. le contrat-type présenté par l’agence Reynaud en 1863 (Arch. Dép. des Bouches-du-Rhône, M6 2322). Il est tout aussi évident que la durée prévue de la traversée se modifie avec le temps.
24 Rapport du 1er mars 1873, cité par le Journal du Havre, et reproduit dans un rapport préfectoral des Bouches-du-Rhône, Arch Dép. des Bouches du Rhône, M6/34 34.
25 On verra par la suite qu’Expilly n’était pas lui-même exempt de tout reproche.
26 Sans doute une partie des notables marseillais ont-ils accepté le régime, tant qu’il était pour eux le garant de l’ordre et de la prospérité économique. Mais, depuis quelques années, Marseille connaît quelques difficultés, et la ville n’a jamais été franchement bonapartiste.
27 Quitte à le supprimer à nouveau en 1885.
28 Cf. Arch des Bouches-du-Rhône, M6 2322, rapport du 26 janvier 1864. Et pourtant, en 1864, la grande migration n’en est encore qu’à ses débuts.
29 Cette installation ne se fera finalement que sur le France, bien que l’autorisation ait été donnée pour deux autres navires de la SGTM, le Poitou et le Savoie.
30 Exemple parmi beaucoup d’autres : un rapport du 26 juillet 1875 fait état de 150 personnes recrutées de façon « assez illégale » par les pisteurs de Tabiasco pour un embarquement éventuel en direction du Brésil.
31 Avec évidemment des ramifications à l’étranger, en Italie notamment (c’est la grande période de l’émigration italienne). Un exemple, celui de l’agence Nouvelle France, dont les agents pour le moins douteux (le rapport de police emploie le terme de « chevaliers d’industrie ») se livrent au racolage dans la région napolitaine au début des années 1880. Mais il ne s’agit là que d’un exemple parmi beaucoup d’autres.
32 L’effet de ces expulsions est assez limité, puisqu’on retrouve parfois ces individus mêlés à quelque autre trafic.
33 Ce n’est certainement pas un hasard si le commissariat à l’émigration de Marseille a été supprimé au cours de la même année. L’affaire Sindt fait l’objet de plusieurs rapports de police, le plus important en date du 15 décembre 1883 (Arch. Dép. des Bouches du Rhône, dossier M6 34 34).
Auteur
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Un constructeur de la France du xxe siècle
La Société Auxiliaire d'Entreprises (SAE) et la naissance de la grande entreprise française de bâtiment (1924-1974)
Pierre Jambard
2008
Ouvriers bretons
Conflits d'usines, conflits identitaires en Bretagne dans les années 1968
Vincent Porhel
2008
L'intrusion balnéaire
Les populations littorales bretonnes et vendéennes face au tourisme (1800-1945)
Johan Vincent
2008
L'individu dans la famille à Rome au ive siècle
D'après l'œuvre d'Ambroise de Milan
Dominique Lhuillier-Martinetti
2008
L'éveil politique de la Savoie
Conflits ordinaires et rivalités nouvelles (1848-1853)
Sylvain Milbach
2008
L'évangélisation des Indiens du Mexique
Impact et réalité de la conquête spirituelle (xvie siècle)
Éric Roulet
2008
Les miroirs du silence
L'éducation des jeunes sourds dans l'Ouest, 1800-1934
Patrick Bourgalais
2008