Chapitre XII. À chacun son démon (Rendez-vous avec la peur)
p. 183-200
Texte intégral
1Pas moins de quinze années se sont écoulées depuis la sortie de L’Homme léopard lorsque l’occasion se présente enfin pour Tourneur, qui a alors œuvré dans la plupart des genres en vigueur à Hollywood, de faire une nouvelle incursion dans le fantastique. Mais si le réalisateur avait trouvé en Lewton quelqu’un qui partageait sa conception du genre, le producteur exécutif de Rendez-vous avec la peur, Hal Chester, est pour sa part surtout resté dans la mémoire des cinéphiles pour être l’homme qui a imposé à l’écran la présence d’un monstre et a ainsi fait passer au premier plan une question d’esthétique cinématographique. Selon Michael Lee, l’intervention du producteur s’expliquerait par le contexte dans lequel le film fut exploité aux États-Unis, celui des circuits de drive-in, et relancerait l’amalgame dénoncé par Mellier entre monstration fantastique et culture de masse :
L’importance de l’ajout d’horreur visuelle sert simplement à illustrer comment, selon les parties financièrement intéressées telles que Chester et les distributeurs du film qui lui apportèrent leur soutien, la présentation d’images explicites de nature horrifique était nécessaire au succès du film dans l’environnement commercial d’alors. Le style Tourneur-Lewton était tout bonnement trop vieux jeu pour le nouveau marché de l’horreur, principalement destiné aux adolescents1.
2Inspirée de gravures sur bois et de dessins datant du Moyen Âge, la créature démoniaque du titre original figure de manière prééminente sur le matériel publicitaire du film, cadrée en plan rapproché poitrine, et donne l’impression d’en constituer la menace primordiale. Il n’est guère étonnant dans ces conditions que ce monstre, en dépit des nombreuses critiques dont il fut – et reste aujourd’hui – la cible, soit devenu l’une des icônes du cinéma fantastique, d’autant plus que le dossier de presse américain, qui abonde en formules-chocs mobilisant le champ lexical de la peur, incitait expressément les exploitants à mettre en avant le potentiel spectaculaire du long métrage, quitte bien entendu à l’exagérer. Remarquons par exemple, dans la citation qui suit, l’utilisation du pluriel « monstres », qui semble éloigner encore davantage le film des intentions originelles de Tourneur :
Mettez en valeur les éléments d’horreur, de terreur et de mystère lors de votre exploitation de Rendez-vous avec la peur. Soulignez l’horreur qu’il y a à voir véritablement à l’écran des monstres sortis de l’Enfer, le potentiel terrifiant du surnaturel et les mystérieux présages des morts la nuit venue […]. Mettez aussi tout particulièrement l’accent sur le titre du film lui-même2.
3Très souvent représenté également, le couple vedette formé par Peggy Cummins (Joanna Harrington) et Dana Andrews (docteur John Holden) est quant à lui blotti dans l’un des coins inférieurs des affiches et des publicités, comme s’il était pétrifié de peur devant l’être monstrueux qui le domine de son écrasante présence. Non seulement cette confrontation des deux personnages avec le phénomène fantastique ne s’actualisera jamais dans le récit, mais Rendez-vous avec la peur n’est pas, pour les spectateurs, la « lente découverte d’un univers parallèle » que Fieschi a voulu y voir dans les Cahiers du Cinéma3. La révélation de l’existence du démon au cours de la première séquence place en effet le public dans une position difficile vis-à-vis du personnage principal, John Holden, qui passera l’ensemble du film à nier avec obstination ce qui, pour le spectateur, a indéniablement acquis d’entrée de jeu valeur d’évidence. L’apparition du monstre a rompu l’ordre naturel du monde, imposant dans l’immédiateté de l’instant un autre régime de croyance, et nous en redoutons d’autant plus ce qui pourrait advenir au protagoniste.
4Rendez-vous avec la peur fait partie de ces films qui, au fil des années, ont été visibles sous plusieurs formes par différents publics. Pas moins de trois versions ont pu être répertoriées à ce jour : celle de quatre-vingt-quinze minutes qui passa un temps pour avoir été exploitée à l’origine en Angleterre ; celle de quatre-vingt-deux minutes, effectivement distribuée dans ce pays, puis aux États-Unis en février 1958 sous le titre de Curse of the Demon, sans doute afin de tirer parti du récent succès de Frankenstein s’est échappé (The Curse of Frankenstein), réalisé par Terence Fisher en 1957 ; enfin, une troisième copie, compromis hybride entre les deux premières, a aussi circulé en cassette vidéo sur le territoire américain4. Au-delà de toute considération d’ordre génétique, force est de constater que l’étude de certaines coupes subies par le film s’avère instructive, dans la mesure où celles-ci en entravent ponctuellement le sens et offrent donc l’occasion, par contraste, de mettre davantage en évidence la rigueur aussi bien formelle que narrative5 qui caractérise Rendez-vous avec la peur. Ainsi, l’absence de plusieurs plans et fragments de plans lors de l’introduction du personnage de Holden porte préjudice au long métrage, tant leur contenu rend explicite certains de ses enjeux. Anodine en apparence, cette scène n’en permet en effet pas moins à Tourneur de caractériser son protagoniste d’une manière extrêmement précise et d’introduire l’un des thèmes principaux de son film.
5Avant de se concentrer sur le personnage interprété par Andrews, de faire ressortir comment, en dépit des apparences, la peur est un élément constitutif de sa personnalité, il faut dans un premier temps analyser l’ouverture du film, son pré-générique et sa séquence introductrice, afin de dégager avec précision le régime de croyance instauré pour le spectateur. Le malheureux protagoniste de ces premières scènes offre un déploiement expressif des signes extérieurs qui indiquent un état timérique très prononcé – et qui ira encore en s’amplifiant –, contrairement au personnage qui prendra sa place par la suite.
Au commencement, était la peur
6Rendez-vous avec la peur a pour particularité de s’ouvrir sur une courte scène pré-générique qui, loin de plonger le spectateur immédiatement au cœur de l’action, est dotée d’une valeur généralisante et donne le contexte dans lequel se déroulera l’histoire à venir. Ainsi, tandis que défilent en fondu enchaîné différentes vues d’un site mégalithique fort imposant, une voix off masculine (Shay Gorman) tient-elle le discours suivant :
Depuis l’aube des temps, on a écrit, même sur ces anciennes pierres, que des créatures malfaisantes, surnaturelles existent dans un monde de ténèbres. Et l’on dit également qu’un homme faisant usage du pouvoir magique des anciens symboles runiques peut soulever ces pouvoirs des ténèbres, les démons de l’enfer. [Ponctuation musicale] À travers les âges, les hommes ont redouté et vénéré ces créatures. La pratique de la sorcellerie, les cultes du mal ont persisté et existent jusqu’à ce jour.
7Prononcé avec une certaine emphase, cet incipit se charge d’une indéniable valeur didactique. Une voix anonyme nous transmet un savoir qui se trouve en sa possession et qui est supposé apporter quelques lumières sur le récit qui suivra : on peut être tenté d’y lire le discours du film, dans la mesure où sa valeur est généralisante. C’était déjà en quelque sorte la fonction de la citation écrite placée en exergue au début de La Féline et attribuée au docteur Judd. La voix off énonce le poids d’un passé immémorial qui préexiste au film, lequel ne devient alors qu’une étape dans l’histoire, qu’une actualisation d’un mal traversant les siècles. Par ailleurs, l’absence de véritable clôture apportée au récit reprendra l’idée de continuité énoncée au cours de cette introduction : que les êtres malfaisants puissent se manifester à tout moment dans notre monde semble être l’un des « messages » de Rendez-vous avec la peur, et il convient par conséquent de vivre avec la peur perpétuellement vissée au ventre. D’une manière plus ou moins développée, la plupart des autres contributions de Tourneur au fantastique, à l’exception de ses courts métrages et de War-Gods of the Deep, accordent aussi une place au poids du passé : La Féline (la malédiction ancestrale pesant sur Irena), Vaudou (les douleurs de l’esclavagisme qui jadis permit le peuplement de l’île de St. Sebastian, les secrets de la famille Holland), L’Homme léopard (la procession des repentis en souvenir du massacre d’un village indien), The Ring of Anasis (la malédiction inca du xvie siècle paraissant remettre en cause le confort d’un riche collectionneur américain)6 et Appel nocturne (la mort du fiancé du protagoniste au cours d’un accident de voiture causé par celui-ci). Mais c’est également le cas des films noirs du réalisateur : dans La Griffe du passé et Nightfall, la source de la peur s’ancre dans l’histoire des personnages et le présent lui doit son instabilité bien avant que le récit ne soit lancé.
8Les premières images de Rendez-vous avec la peur sur lesquelles se pose la voix off plantent un décor qu’elle désigne (« sur ces anciennes pierres ») mais ne nomme pas explicitement. On reconnaît toutefois le site de Stonehenge qui, sans doute érigé au cours de l’âge du bronze (2000-1500 av. J.-C.), constitue un ancrage tant géographique que culturel et confirme le fait que, dès la préhistoire (« même sur ces anciennes pierres »), l’on croyait à l’existence de créatures surnaturelles. Des plans en contre-plongée oblique font ressentir le poids menaçant du passé et du mal que semble alors incarner ce gigantesque ensemble mégalithique7. Autrefois dédié à un culte lunaire – et donc à des rituels de mort – puis solaire, ce lieu plein de mystères ne réapparaîtra qu’assez tardivement au cours de l’enquête menée par Holden. Krzywinska a souligné que, dans Rendez-vous avec la peur, le site de Stonehenge sert à rappeler une préhistoire archaïque et non à laisser entendre l’existence d’une « religion indigène alternative8 », comme cela sera plus tard le cas des pierres levées qui figurent par exemple dans The Wicker Man de Robin Hardy (1973) : dans le film de Tourneur, la contre-culture des années soixante n’est pas encore passée par là et le culte satanique qui y sévit ne fait pas peser de menaces sur la culture et la religion officiellement établies.
9La référence à Stonehenge contribue à la mise en place de la thématique principale du film. Illustrée par le thème de la sorcellerie déjà présent dans La Féline, Vaudou et Angoisse, l’existence du surnaturel n’est soumise ici à aucune modalisation. Détail d’importance : si La Féline et Vaudou accordent une large place au doute et constituent ainsi des exemples de films fantastiques répondant en partie à la théorie élaborée par Todorov, les convictions personnelles du cinéaste – du moins telles qu’il les a exprimées à la fin de sa vie – paraissent quant à elles particulièrement peu ambiguës. Ainsi peut-on lire les propos suivants dans Positif :
Je déteste l’expression « film d’horreur ». Moi je fais des films sur le surnaturel et je les fais parce que j’y crois. Je crois au pouvoir des morts, aux sorcières. J’en ai rencontré d’ailleurs quand je préparais Night of the Demon9.
10Contrairement aux films fantastiques produits par Lewton, Rendez-vous avec la peur ne semble absolument pas conforme à la définition de Todorov basée sur la notion d’« hésitation ». Le discours du narrateur ne ménage en effet aucune place pour une éventuelle explication rationnelle des phénomènes surnaturels que le film ne tardera pas à faire partager au spectateur, comme celui-ci – dont l’horizon d’attente a, de toute manière, déjà été orienté par le paratexte – s’en doute alors vraisemblablement. Ces phénomènes bénéficient de la caution de l’écriture et le recours à l’impersonnel (« on a écrit » et « on dit également ») officialise de façon implicite le discours tenu. La force déclamatoire de la voix narratrice ne manque pas de surprendre pour peu que l’on soit habitué au chuchotement des voix qui hantent les bandes sons délicates des films de Tourneur, à tel point que l’on serait tenté d’attribuer cette introduction davantage au producteur qu’au réalisateur, supposition que rien ne vient étayer, si ce n’est, bien sûr, le fait que Chester a effectivement repris en main Rendez-vous avec la peur après le départ de Tourneur, sans tenir compte des volontés de ce dernier.
Signes extérieurs de terreur
11Nous faisant passer de la lumière à l’obscurité et de l’immobilité au mouvement, les premières images qui succèdent au générique opèrent une rupture brutale ; elles nous plongent in medias res, en proposant une illustration par l’exemple de l’exposé dont nous venons de prendre connaissance. Célérité effective d’une voiture roulant au deuxième plan, utilisation d’un panoramique d’accompagnement, défilement du décor et musique extradiégétique extrêmement rythmée, tout concourt à produire une impression de grande vitesse et d’urgence. Bénéficiant d’un éclairage dramatique, ce début-choc10 lourd de tension n’a guère pour équivalent chez Tourneur que les scènes d’ouverture d’Angoisse et de The Fearmakers. L’ensemble de ses éléments traduit la profonde angoisse ressentie par l’homme, pour l’instant dépourvu d’identité et d’histoire, qui apparaît à l’écran au deuxième plan. Nous sommes certes amenés à nous identifier à ce personnage, à nous « mettre en phase » avec lui – pour reprendre l’expression de Luc Lagier –, notamment par l’utilisation répétée de plans subjectifs sur la route qui défile devant son véhicule, toutefois, dans la mesure où il ne s’agit encore que d’une simple silhouette, la seule identification possible porte sur une nervosité extrême, sur un état de profonde anxiété, dégagé de tout embryon narratif11. Cette ouverture est de l’ordre de la sensation pure, elle fait fi de toute position intellectuelle : l’étroite route empruntée par le professeur Harrington semble inquiétante, mais rien n’est a priori susceptible de provoquer un questionnement herméneutique.
12Rendez-vous avec la peur s’ouvre donc par une scène de peur qui saisit le spectateur avec violence, par un début-choc qui deviendra ensuite un passage quasi obligé du cinéma fantastique. La voiture surgit littéralement du fond de la nuit et paraît même avoir un peu de mal à s’imposer à l’écran : ses phares peinent à franchir le rideau d’arbres qui bordent la route et font barrière entre le véhicule et le spectateur. Très contrastée, la photographie de Ted Scaife confère au décor isolé de petite route de campagne un aspect singulièrement lugubre, fantomatique (les branches blafardes et torturées qui se découpent sur un ciel d’encre), tandis que la limitation du champ visuel qu’impose la portée des phares de la voiture accentue l’instabilité produite par les légers tremblements de la caméra, comme si l’obscurité, l’opacité intrinsèque du monde ne pouvait être entièrement percée, comme si la lumière de la connaissance ne pouvait saisir au mieux qu’une portion limitée du monde sensible.
13Le conducteur se passe une main sur le front, se penche pour jeter vers le ciel des regards emplis d’inquiétude, puis se cale à nouveau au fond de son siège : il extériorise le sentiment qui l’habite. Lorsqu’il sort enfin de son véhicule, regardant alentour avec anxiété, nous découvrons un corps tout entier livré à la terreur. Les troubles physiologiques se multiplient alors : débit précipité – l’élocution du professeur Harrington semble d’autant plus rapide que celle de Julian Karswell est posée –, essoufflement, brusques haussements de voix, mains qui triturent machinalement le bord d’un chapeau, etc. Nous ne pouvons que constater des effets dont nous ne connaissons pas la cause, la discussion entre Harrington et Karswell reposant en grande partie sur un savoir préalable auquel nous n’avons pas eu accès ou qui mobilise des pronoms personnels neutres dont le référent fait défaut : « Mais je l’ai entendu, je l’ai vu, je sais que c’est réel ! », s’exclame le professeur avec agitation avant de déclarer, un peu rassuré par son interlocuteur : « Si seulement vous saviez. » Peur et connaissance sont ainsi liées de manière contradictoire : le personnage du film est terrifié par le savoir qu’il a acquis, tandis que l’ignorance du spectateur nourrit son inquiétude.
14L’expression de la peur s’accroît pourtant encore lorsque le personnage aperçoit à l’horizon le premier signe informe de menace concrète : interrompu dans son action, incapable d’effectuer ensuite le moindre mouvement, de réagir de manière adéquate à ce stimulus, littéralement médusé donc par l’incompréhensible intrusion, il ne peut qu’observer le démon de feu qui émerge petit à petit d’un nuage et se rapproche de lui. La taille des plans sur Harrington va dès lors en se resserrant jusqu’à ce que le réalisateur nous gratifie d’un plan rapproché de l’un des visages qui traduisent le plus manifestement une peur extrême dans toute son œuvre : yeux exorbités, cri non maîtrisé et mouvement de recul de la tête, Harrington exprime pleinement le sentiment qu’il éprouve, qui s’empare de lui, et porte désormais le masque iconique de celui-ci en lieu et place de ses traits particuliers. Dans les films de Tourneur, ce genre de réaction spectaculaire ne se produit qu’à de rares occasions. Par le hurlement, le personnage décharge son trop-plein d’émotion et se trouve enfin en mesure d’opter pour une réaction appropriée en fuyant le danger qui le menace : souvenons-nous du cri d’effroi poussé par Betsy devant l’implacable avancée de Jessica dans Vaudou. Seuls les hurlements stridents d’Alice se débattant au milieu de la piscine dans La Féline sont répétés, parce qu’aucune possibilité de fuite ne semble s’offrir à la jeune femme. Dans L’Homme léopard, les différentes composantes de cette figure n’apparaissent pas avec la même netteté : le cri de Consuelo s’enchaîne très tôt avec un mouvement de recul et de retournement de tout son corps, tandis que le visage de Clo-Clo baigne en partie dans l’obscurité.
15Dans la nouvelle de James, cette image de terreur n’intervient qu’après la mort de Harrington, puisque cet épisode est raconté par un personnage qui n’en a pas été le témoin direct. L’image se manifeste sous la forme d’une figure hyperbolique, celle d’un sentiment si intense qu’il demeure à jamais imprimé sur le visage du défunt : « On le trouve le lendemain matin, avec sur son visage l’expression de peur la plus horrible qui puisse être imaginée12. » Chez Tourneur, le spectacle de la mort reste presque toujours absent de la représentation et, lorsqu’il n’est pas dissimulé avec pudeur dans un hors-champ protecteur (Boston [Ruth Roman] dans L’Or et l’amour)13, le corps humain dénué de vie ne présente jamais la moindre altération : ainsi en est-il du personnage interprété par Kirk Douglas dans La Griff e du passé, qui pourrait donner l’impression de dormir paisiblement, si un feu de cheminée ne conférait à son visage l’effroyable pâleur de la mort. Dans le même film, seule la mort de Jeff, dont le corps sans vie s’écroule comme celui d’un pantin désarticulé, mais face contre terre, vient rappeler les clichés d’un photographe tel que Weegee, dont l’influence sur l’esthétique du film noir n’est plus à démontrer14.
16Le pré-générique et la séquence introductrice de Rendez-vous avec la peur posent les bases du régime de croyance qui régira désormais la diégèse ; ils programment également l’horizon d’attente du spectateur en matière de régime timérique, bien que sur le mode de la déception : l’angoisse qui étreint Harrington, puis la terreur panique qui s’empare de lui seront en effet remplacées par un autre modèle de peur, beaucoup moins spectaculaire, qui apportera un démenti cinglant à la représentation du couple Cummins-Andrews offerte par le matériel publicitaire. Si L’Homme léopard, précédente incursion de Tourneur dans le fantastique, reposait sur la mise en danger (et à mort) répétée de personnages féminins, force est de constater que Joanna n’expérimente qu’une seule et brève situation de peur dans l’ensemble du film : la courte scène où elle est kidnappée par Karswell au sortir de son domicile. En dépit des apparences, c’est un personnage masculin, interprété par un acteur réputé et utilisé pour l’intériorisation de son jeu, qui forme au contraire le centre timérique de Rendez-vous avec la peur.
John Holden et son double
17Après la séquence d’introduction, que de nos jours on placerait plus volontiers avant le générique, tout commence – recommence, dans une large mesure15 – par ce qui pourrait n’être qu’un détail amusant et fonctionnel : à bord d’un avion, un homme tente de trouver le sommeil, le visage dissimulé sous un journal illustré par son propre portrait. Le sel de la situation repose bien entendu sur cette similitude pour le moins inattendue, sur la découverte que l’homme apparaissant sur le quotidien et celui qui l’utilise pour se protéger de la lumière ambiante ne font qu’un. Cette coïncidence pourrait simplement permettre d’établir à moindres frais un lien avec la séquence d’ouverture, puisque le titre que nous lisons sur le journal, « Un psychologue en vue s’envole pour Londres afin de participer à une convention internationale », renvoie de toute évidence au gros plan d’un autre quotidien jeté dans le foyer d’une cheminée, qui clôturait la séquence précédente et sur lequel s’étalait en grosses lettres la manchette suivante : « Révélation du culte diabolique de Karswell annoncée lors d’une convention scientifique. »
18En y regardant d’un peu plus près cependant, certaines différences subtiles commencent à se faire jour entre l’homme et son double photographique. Le cliché reproduit dans le journal montre une personne sérieuse, quelque peu souriante et, surtout, sûre d’elle-même. Pendant quelques instants, Tourneur retarde la révélation de l’identité du dormeur : par deux fois, le journal glisse légèrement, dévoilant un peu plus son visage, et, à chaque fois, l’homme le remet à sa position initiale d’un geste automatique. Quand le quotidien finit par tomber sur le sol, nous nous trouvons enfin en mesure de reconnaître sans équivoque possible l’acteur, Dana Andrews, ainsi que le personnage, John Holden, qui n’a pas encore été nommé, mais a déjà été indirectement présenté en sa qualité de scientifique de renom. Holden est donc un psychologue avant d’être un homme. Toutefois, ce processus de reconnaissance met dans le même temps en évidence une dissemblance : la confiance en soi, la stabilité du Holden posant devant l’objectif d’un journaliste cède la place à l’agitation incessante de celui qui paraît à présent devant nous. Le réajustement du journal, sur lequel Tourneur se plaît tant à insister, doit par conséquent être interprété comme la volonté inconsciente du personnage de laisser son esprit scientifique, rationnel prendre le dessus. Cette précaire protection contre la lumière, à laquelle succédera bientôt un chapeau – accessoire normalement destiné à un usage public –, apparaît à la fois comme un cache pour le personnage lui-même et comme un masque pour autrui : l’homme cherche à fuir la clarté de la veilleuse qui le dérange16 et à disparaître derrière sa fonction officielle et sa face publique, alors même qu’il se trouve dans une situation où d’ordinaire l’être humain devient très vulnérable et s’abandonne complètement.
19À moitié allongé sur son siège mis en position couchette, Holden a des mouvements saccadés et nerveux, il grimace lorsque la lumière d’une veilleuse située au-dessus de lui l’éblouit, puis s’en détourne avec brusquerie. Cette agitation s’explique certes par le fait qu’il ne parvient pas à trouver le sommeil – la lumière ambiante et la passagère assise derrière lui le dérangent tandis qu’elles n’empêchent pas ses voisins immédiats de dormir du sommeil du juste –, mais son changement constant de position trahit aussi une anxiété fondamentale. Dans la suite du film, la mise en scène de Tourneur ne cessera d’ailleurs de mettre en évidence l’instabilité foncière du corps du personnage en la contrastant avec l’extrême rigidité de ses opinions. Il en est ainsi lors des scènes de dialogue qui se déroulent dans sa chambre à l’hôtel Savoy. Face à Joanna qui estime que son oncle n’a pas trouvé la mort dans un accident, face à ses collègues du congrès scientifique qui laissent la porte ouverte à l’existence du surnaturel – quand ils n’avouent pas de but en blanc en être persuadés, tel Kumar (Peter Elliott) –, Holden campe fermement sur ses positions mais ne cesse dans le même temps de se déplacer aux quatre coins de la pièce et, lorsqu’il finit par s’asseoir, c’est bien souvent sur des endroits précaires et instables tels que des accoudoirs de fauteuil, des tables, etc. Seuls des détails semblables, en apparence insignifiants, trahissent à l’image le trouble intérieur du personnage : les multiples formes de la peur ne s’impriment jamais de manière spectaculaire sur son visage, comme ce fut le cas avec Harrington au cours de la première séquence, même quand il est poursuivi au fond des bois par une forme menaçante. Tout au plus ses traits se contractent-ils légèrement, exprimant une émotion difficile à décrire dans toute sa complexité, faite à la fois de perplexité et d’inquiétude réprimée.
20Parmi les nombreuses coupes fâcheuses subies par la version de quatre-vingt-deux minutes de Rendez-vous avec la peur, on note au cours de la scène qui introduit le protagoniste la disparition pure et simple de l’intervention d’une hôtesse de l’air et du court dialogue qui s’ensuit entre elle et Holden :
L’Hôtesse. Oui, monsieur ?
John Holden. Avez-vous un de (il désigne ses yeux) ces masques pour les yeux ? Je dois dormir un peu et (il montre la lumière) cette lampe n’arrête pas de briller dans mes yeux.
L’Hôtesse. J’ai bien peur que nous n’en ayons pas. Voudriez-vous un cachet ?
Holden. Non, merci, j’essaye de ralentir ma consommation.
21Cet échange est digne d’intérêt parce qu’il articule avec clarté certains points demeurés jusqu’alors implicites (notamment le thème central de l’aveuglement) et qu’il révèle de plus que les difficultés éprouvées par Holden à trouver le sommeil ne sont pas seulement liées aux circonstances exceptionnelles d’un voyage aérien transatlantique et d’une voyageuse insomniaque : il s’agit là de la première allusion faite au passé du protagoniste et elle mine déjà un peu l’impression de stabilité que dégage ce représentant de l’autorité sur la photographie du journal.
Ombres et lumière de la raison
22Écrit par Bennett17, le scénario du film de Tourneur diffère de la nouvelle de James sur plusieurs points. Le protagoniste de l’histoire n’est plus Edward Dunning, qui subissait la vengeance de Karswell pour avoir refusé que celui-ci ne lise une communication devant les membres de l’association dont il était le secrétaire, mais le directeur d’un comité d’investigation sur les manifestations paranormales, John Holden. Cette modification permet l’introduction d’un thème typiquement tourneurien, celui du personnage exilé : à l’image de Robert Lindley dans Berlin Express ou Clay Douglas dans L’Enquête est close, le docteur Holden est un Américain qui entre en contact avec le vieux monde et dont, d’une manière ou d’une autre, les convictions initiales finissent par être ébranlées. Toutefois, le scientifique qui atterrit sur le sol anglais n’est pas un héros à l’esprit parfaitement tranquille. À quel point ses convictions seront-elles sapées dans Rendez-vous avec la peur ? Il s’agit là d’une question que soulève la dernière scène du film et sur laquelle il faudra bien sûr revenir.
23Le personnage interprété par Andrews n’est pas en mesure de s’acquitter efficacement du rôle convenu du héros positiviste que les événements contraignent à reconnaître, petit à petit, l’existence de phénomènes surnaturels et que le spectateur suit, pas à pas, dans sa démarche cognitive et herméneutique. On peut avancer au moins deux raisons à cet heureux échec du fonctionnement stéréotypé du récit fantastique : non seulement le savoir du spectateur est supérieur à celui du personnage – nous avons obtenu dès l’incipit la preuve de la véracité des propos tenus par Karswell, nous avons subi de plein fouet la confrontation fantastique18 –, mais le comportement de celui-ci se révèle, à la vérité, loin d’être rationnel. Holden affiche un profond mépris pour tous ceux qui ajoutent créance au surnaturel. À un journaliste anglais qui lui demande de ne pas se montrer trop dur envers les fantômes de son pays, le docteur répond avec un sourire carnassier : « Bien sûr ! Certains de mes meilleurs amis sont des fantômes. » Le recours à l’humour comme stratagème de défense inconscient n’est pas sans rappeler l’attitude de Kurt Larsen dans What Do You Think ? Tupapaoo et de Betsy au début de Vaudou. Holden campera toutefois avec plus d’ardeur sur ses positions que ne le fera l’infirmière, extrêmement prompte à se tourner vers la religion vaudou.
24La mise à l’épreuve des opinions tranchées de Holden ne tarde pas à survenir : dès leur première entrevue, le professeur Mark O’Brien (Liam Redmond) lui demande d’expliquer comment un fermier dépourvu d’éducation, adepte du culte démoniaque dirigé par Karswell, a pu dessiner sous hypnose une créature étonnamment semblable à celles que l’on rencontre dans plusieurs autres civilisations, mais l’entrée en scène inopinée d’un membre du comité ne laissera pas cette fois-ci à Holden le temps de répondre. Par la suite, les diverses manifestations possibles du surnaturel seront balayées d’un simple revers de main par le psychologue américain. À la British Library, Karswell lui remet une carte de visite sur laquelle il découvre avec étonnement le nom du professeur Harrington, inscription manuscrite qui s’efface de manière mystérieuse, et un scientifique, après un examen approfondi de l’objet, déclare n’y avoir décelé aucune substance chimique pouvant expliquer le phénomène. Qu’à cela ne tienne, lorsqu’il surprendra Julian Karswell habillé et grimé en clown, Holden, ne se fiant qu’à son apparence, en arrivera à la conclusion qu’il s’agissait d’un innocent tour de magie. Un air mystérieux lui trotte-t-il dans la tête depuis quelques jours ? Apprendre que celui-ci ressemble à la fois à une mélodie irlandaise dédiée au diable et à un sort d’enchantement indien suffit à le dissuader de pousser plus avant ses recherches. Dans ces deux cas pourtant, les explications sur lesquelles il s’arrête ne sont guère convaincantes ou plutôt elles soulèvent davantage de questions qu’elles n’en résolvent : de quelle manière Karswell aurait-il pu faire disparaître par magie l’inscription alors qu’il avait déjà quitté la bibliothèque ? Comment expliquer la similitude entre les deux airs ?
25Bref, le film regorge de moments où Holden, figure intransigeante de l’autorité, se montre disposé à négliger toutes les évidences afin de ne pas devoir remettre en cause l’ordre des choses et sa conception bien arrêtée du monde. Tout au plus concède-t-il après sa visite à Stonehenge et sa rencontre avec la famille Hobart, visiblement membre actif du culte démoniaque de Karswell : « Je dois avouer qu’il y a certaines choses que je ne sais pas. » Toutefois, on aurait tort de prêter à cette phrase une signification qu’elle ne possède pas : il ne s’agit pas tant pour le scientifique d’admettre la possibilité d’une explication alternative (l’existence du surnaturel) que de signaler qu’il n’a pas encore en main l’ensemble des éléments nécessaires pour tout intégrer dans son système de pensée unique.
26Un peu avant dans le film, le parchemin couvert de symboles runiques, comme mû par une volonté propre, tente de s’échapper des mains de Holden. Il s’agit d’un nouvel exemple d’animation d’un objet inanimé, d’inquiétante étrangeté donc, et Joanna ne s’y trompe pas, elle qui déclare : « Ça essaie de s’échapper ! », tandis que son compagnon recourt à deux explications rationnelles, qui échouent l’une et l’autre à rendre compte du phénomène : le vent entrant par la fenêtre ouverte, puis le tirage de la cheminée. Après cet incident, le psychologue s’emporte :
Personne n’est dégagé de toute peur ! J’ai de l’imagination comme tout le monde. C’est facile de voir un démon dans chaque coin sombre ! Mais je refuse de laisser cette chose prendre possession de mon bon sens. Si ce monde est gouverné par les démons et les monstres, autant laisser tomber tout de suite !
27Outre l’affirmation d’un sentiment de peur inhérent à la nature humaine, déjà rencontrée dans la bouche de Tourneur lui-même19, Holden souligne ici le lien entre obscurité et imagination qui joue un rôle primordial dans les productions fantastiques de Lewton. Dans le même temps, il le dévalorise au nom du bon sens, c’est-à-dire d’une capacité à juger qui non seulement ne recourt pas à une évaluation de nature scientifique, mais est mise en échec par celle-ci. Le psychologue fait aussi montre de sa volonté de contrôle absolu et son emploi du verbe refuser laisse paraître sans ambages son attitude générale face au surnaturel.
28Exprimé métaphoriquement par le masque qu’il demande à l’hôtesse au cours de son voyage transatlantique, l’aveuglement volontaire de Holden est symptomatique de son inquiétude foncière et ne cesse de lui être signifié par ses interlocuteurs. De Karswell, qui, parlant de Joanna, lui lance qu’« [a]u moins, sa tête n’est pas enfouie dans le sable », jusqu’à O’Brien et cette tirade très importante, délivrée assez tôt dans le film :
Je connais la valeur de la lumière froide de la raison. Mais je connais aussi les ombres profondes que cette lumière peut projeter. Les ombres qui peuvent empêcher les hommes de voir la vérité.
29Par la bouche d’O’Brien, figure du juste milieu, Rendez-vous avec la peur exhibe ici une méfiance toute tourneurienne envers un mode de pensée qui ne serait que rationnel et se fermerait aux potentialités du monde. Que la raison puisse être source d’aveuglement, Karswell ne manque pas de le signaler à Holden, lors de leur conversation à la British Library, lui rappelant que le propre du scientifique est de garder un esprit ouvert. Dans Kirsti (1956), le personnage éponyme choque par son comportement excentrique la petite ville de Nouvelle-Angleterre dans laquelle elle vient d’emménager avec son mari, assistant d’un pasteur20. À un moment, ce dernier, le révérend Cutler (Charles Coburn), déclare à la jeune femme :
Avoir l’esprit ouvert n’est pas une vertu. J’ai toujours pensé qu’un esprit qui est constamment ouvert est un esprit constamment vide. Un homme dont l’esprit peut facilement être changé est un homme dépourvu de convictions solides.
30Or cet éloge conservateur de l’étroitesse d’esprit, on pourrait très bien l’imaginer dans la bouche de Holden. Ce dernier ne manifeste en effet aucune curiosité scientifique, attendant au contraire que les choses viennent à lui : « Montrez-moi » est son leitmotiv et, lorsqu’on lui a montré, de répéter une nouvelle fois cette injonction. O’Brien s’empresse aussitôt de lui rétorquer : « Regardez par vous-même », insinuant par là que son estimé collègue ne fait pas preuve de conscience professionnelle ou d’un scepticisme de bon aloi – comme il l’a prétendu un instant auparavant – mais souhaite tout bonnement ne pas voir, ne pas être convaincu.
31L’obstination forcenée de Holden semble d’autant plus dérisoire qu’elle se heurte à la multiplicité des cultures dans lesquelles les croyances au surnaturel ont cours et à la persistance de celles-ci à travers les âges : O’Brien souligne que la légende du démon de feu se retrouve dans les civilisations babyloniennes, égyptiennes, perses ainsi qu’hébraïques et la voix off du générique a quant à elle insisté d’emblée sur l’existence de croyances au surnaturel depuis des temps immémoriaux. Par ailleurs, l’entêtement du scientifique trahit un sentiment de supériorité qu’il manifeste dès son arrivée sur le sol anglais. Aux deux journalistes venus l’interviewer à sa descente d’avion, il affirme que les personnes qui prétendent être réincarnées ont tort, puis laisse entendre que les gens sous hypnose peuvent être aisément manipulés. Il avancera ensuite cet argument à plusieurs reprises – ainsi que celui de l’autosuggestion et de l’hystérie collective –, notamment quand il soutiendra que Rand Hobart en est victime. Cependant, devant la mauvaise foi, les approximations et les jugements à l’emporte-pièce du scientifique, comment ne pas se demander s’il n’est pas lui-même la proie de l’autosuggestion ?
32Les motifs de l’attitude de Holden sont d’ailleurs révélés après son intrusion nocturne dans la demeure de son ennemi. Joanna a poussé le psychologue à se rendre à Scotland Yard dans le but de rapporter les menaces de Karswell et, confronté à l’incrédulité des policiers, il lui fait à mi-voix cette confidence :
Écoutez, Joanna. Laissez-moi vous raconter quelque chose à mon propos. Lorsque j’étais gosse, je marchais dans la rue avec les autres gamins et, lorsque nous arrivions à une échelle, ils la contournaient tous. Moi, je passais dessous, juste pour voir si quelque chose arriverait. Il n’est jamais rien arrivé. Lorsqu’ils voyaient un chat noir, ils couraient dans l’autre direction, pour éviter qu’il ne croise leur chemin. Mais pas moi. Et tout cela me fit juste me demander pourquoi, pourquoi les gens pouvaient être aussi paniqués pour absolument rien du tout. J’ai fait carrière en étudiant cette question. Peut-être juste pour prouver une chose, que je ne suis pas un gogo superstitieux comme près de quatre-vingt-dix pour cent de l’humanité.
33Le scientifique affiche un sentiment de supériorité, notamment par l’utilisation du terme « gogo », dont il permet de tracer l’origine jusqu’à sa tendre enfance et qui se traduit par un refus énergique des superstitions les plus communes. Culturellement ancrés, sanctionnés par la société et passivement transmis d’une génération à l’autre, ces comportements timériques sont irrationnels. Rien de concret ne vient les étayer : les objets sur lesquels ils s’appuient ne constituent pas en eux-mêmes une menace et la relation de cause à effet s’avère inexistante. Mais le problème de Holden, c’est qu’il semble avoir étendu outre mesure une réaction au départ tout à fait justifiable : cette tirade laisse entendre qu’il n’a pas ressenti les peurs qu’il aurait dû éprouver étant enfant (crainte de l’obscurité, liée à une présence invisible dans le noir, par exemple). Autrement dit, il n’aurait jamais connu les peurs enfantines normalement surmontées lors du passage à l’âge adulte, ce qui pourrait le rendre moins sensible aux déclarations de Karswell (il ne redouterait pas la reconfirmation de croyances dépassées) et justifierait son étroitesse d’esprit.
34Cette révélation, qui survient quand le personnage est tourné en ridicule en présence d’autres représentants de l’autorité, doit être rapprochée de la scène où Joanna lui rend visite à son hôtel et lit quelques pages du journal de son oncle décrivant les phénomènes étranges dont il fut victime. Irritée par la réaction condescendante de son interlocuteur, qui réfute tout ce qu’elle lui révèle sans prendre le temps d’examiner les faits, la jeune femme déclare soudain : « Vous pourriez beaucoup apprendre des enfants. Ils croient aux choses tapies dans le noir, jusqu’à ce que nous leur disions qu’il n’y a rien. Peut-être les avons-nous induits en erreur. » Plus tard, Joanna reprochera aussi à Holden de ne pas tenir suffisamment compte de l’ultimatum lancé par Karswell. Dans Rendez-vous avec la peur, de même que dans Un jeu risqué, éprouver un sentiment de peur face au danger est présenté non seulement comme une réaction appropriée mais aussi presque comme un signe d’accomplissement de soi. Selon Lee21, l’attrait du film auprès de jeunes spectateurs, ceux qui fréquentaient les drive-in dans les années cinquante, résidait dans le fait que le personnage interprété par Andrews confirmait l’idée qu’ils avaient des adultes et de leurs théories : ils ne sont pas en adéquation avec le monde qui les entoure. La réflexion de Joanna ne laisse pas entendre autre chose.
Le mot de la fin
35À la fin de Rendez-vous avec la peur, John Holden en est, semble-t-il, venu à modifier sa position vis-à-vis du surnaturel au point d’estimer que sa vie se trouverait peut-être en danger s’il ne parvenait pas à transmettre le parchemin à une autre personne dans le temps restreint qui lui a été imparti. La dernière phrase qu’il prononce, proposition qui occupe une place forte en clôture du récit, est chargée d’une certaine ambiguïté, qui vise à en empêcher toute interprétation schématique allant dans le sens d’une conformité aux règles du genre. On a souvent écrit que Holden, comme nombre d’esprits rationnels avant lui, finissait par admettre la réalité des phénomènes surnaturels22, mais le dénouement du film est à la fois plus subtil et plus surprenant que cela et, surtout, il s’inscrit à merveille dans la logique du protagoniste telle qu’on l’a dégagée jusque-là. Lee s’est plu à souligner23 l’incertitude dans laquelle la dernière réplique prononcée par Andrews abandonnerait le spectateur, mais, contrairement aux apparences, il n’en est rien.
36L’heure fatidique approchant inexorablement, Karswell tente de rattraper le parchemin que Holden est parvenu à glisser dans son manteau et qui lui a aussitôt échappé des mains. Nous le voyons alors périr entre les griffes du démon, mort violente qui renvoie à la séquence de peur initiale, mais certains personnages secondaires (les policiers et les employés de la société des chemins de fer), qui n’ont pas bénéficié du même point de vue, restent perplexes. Quelques-uns avancent, non sans hésitation, que le passager a dû être fauché par le train qui vient de traverser la gare, tandis que l’un des policiers – présent lors de la visite à Scotland Yard – est davantage tenté par une explication moins rationnelle. Bref, la discussion bat son plein. Abandonnant Joanna, John Holden s’approche du groupe rassemblé autour de la dépouille, mais reste à une certaine distance – cadré seul en plan américain ou de dos dans un plan d’ensemble qui le montre à l’écart des autres hommes –, écoute les propos qui sont échangés, puis retourne sur le quai de la gare. Alors qu’il se détourne de la scène et s’éloigne avec Joanna, il glisse à celle-ci : « Vous avez raison, mieux vaut peut-être ne pas savoir24 », reprenant ainsi les propos que la jeune femme a prononcés avant qu’il ne s’éloigne momentanément d’elle quelques instants auparavant.
37Mais pour quelle raison vaut-il mieux ne pas connaître ce qui s’est véritablement produit, c’est-à-dire savoir si Karswell et les autres (Kumar, Hobart, etc.) détenaient bel et bien la vérité depuis le début ? Peut-être parce que c’est une chose de voir ses convictions ébranlées par le doute, mais que c’en est une autre, de loin bien plus terrifiante, d’acquérir la certitude que tout ce à quoi l’on croyait jusqu’alors – tout ce à quoi l’on voulait absolument croire et que l’on voulait prouver depuis son enfance – se révèle faux. John Holden est-il réellement « passé de l’autre côté du miroir sans espoir de retour », comme l’affirme Philippe Rouyer25 en s’appuyant sur la dernière réplique du film ? Cette scène de clôture semble au contraire davantage signifier un renoncement que l’acceptation d’un nouvel ordre du monde et, qui plus est, la phrase finale se comprend bien mieux replacée dans la dynamique de la scène qu’extraite de son contexte. Tandis que les policiers et les employés de la gare en sont encore à s’interroger sur les raisons de la mort du passager, Holden reste à distance (d’eux ainsi que de ce qu’ils font) et entre dans l’espace occupé par Joanna, qui s’est montrée quant à elle bien plus prompte à accepter la possibilité du surnaturel : le scientifique n’a pas obtenu la preuve irréfutable de son existence, seules quelques coïncidences étranges l’ont frappé (Karswell a trouvé la mort à l’heure exacte où il avait scellé le sort de son ennemi, etc.), mais il renonce à pousser l’enquête plus avant. Préférant l’ignorance au savoir, Holden s’accroche à ses certitudes par peur de les voir s’effriter et de devoir se remettre en cause : il en vient finalement à revêtir pour de bon le masque – les œillères – qu’il réclamait lorsqu’il nous fut présenté.
38Au début de Rendez-vous avec la peur, le docteur Holden est apparu pour la première fois à la une d’un quotidien comme l’image même de la confiance en soi. En bout de course, il n’aura certes pas connu la terreur éprouvée par le professeur Harrington, son propre rendez-vous avec la peur s’avérant avant tout intérieur et intériorisé, mais il n’en aura pas moins perdu quelque peu de sa superbe : le sourire ne parvient plus à percer derrière ses mâchoires contractées. En partie parce qu’il a rencontré des problèmes lors de sa production, mais en partie seulement, Tourneur, pour son retour au fantastique, marie « un mode de la dépense, de l’explicite et de l’effrayant et un mode de la retenue des effets et de l’ambivalence du sens26 ». N’en déplaise aux détracteurs des deux apparitions du monstre, ce régime combinatoire fonctionne à merveille et renforce même, d’une manière qui ne revêt que l’apparence du paradoxe, le propos du réalisateur.
Notes de bas de page
1 Michael Lee, « Ideology and Style in the Double Feature I Married a Monster from Outer Space and Curse of the Demon », dans Horror at the Drive-In, p. 70.
2 Dossier de presse américain, 1957, p. 4.
3 Fieschi, op. cit., p. 66.
4 VHS éditée par Columbia Tristar Home Video en 1987.
5 Pour une description des différences entre les versions du film, on se reportera à Bill Cook et Kim Newman, « Curse of the Demon : Two Versions, Two Critics », Video Watchdog, n° 93, mars 2003, p. 26-35, et à Borst et MacQueen, « Curse of the Demon : An Analysis of Jacques Tourneur’s Supernatural Masterpiece ».
6 The Ring of Anasis semble appartenir au fantastique « expliqué » : un collectionneur, Tony, a fait croire qu’il devait être sacrifié selon un rite ancien afin de pouvoir se débarrasser de son demi-frère. Néanmoins une autre lecture reste possible, puisqu’il trouve la mort au moment pressenti et que l’épisode se clôt sur un percussionniste « noir qui ne dit mot, mais paraît incarner l’inquiétante étrangeté d’un continent inexploré » (Wilson, op. cit., p. 176).
7 Selon Burke, Partie II, section 12 (« La difficulté »), « [t]out ouvrage qui semble avoir exigé une force et un travail immenses nous en impose. Stonehenge n’a rien d’admirable ni par sa disposition, ni par ses ornements ; mais ces masses de pierres énormes et grossières, mises debout et entassées l’une sur l’autre, avertissent l’esprit des efforts prodigieux que l’ouvrage a coûtés ». Burke, op. cit., p. 124-128.
8 Krzywinska, op. cit., p. 84.
9 « Propos », p. 14. Voir aussi « Tourneur Remembers », p. 24-25.
10 Voir Luc Lagier, « Les 10 premières minutes… », Fantastyka, n° 10, novembre 1995, p. 8-14.
11 Selon Norden, le spectateur s’identifierait à un personnage en péril, quel que soit le degré de caractérisation de celui-ci et la sympathie qu’il est en mesure d’éprouver pour lui, tout simplement parce qu’il s’agit d’un autre être humain. F. Martin Norden, « Toward a Theory of Audience Response to Suspenseful Films », Journal of the University Film Association, volume 32, n° 1/2, hiver/printemps 1980, p. 76.
12 James, « Casting the Runes », p. 139.
13 Le hors-champ tourneurien n’est pas seulement source de danger, il est aussi le lieu où tout ce que la caméra ne s’autorise pas à exposer au regard voyeuriste du spectateur trouve un refuge salutaire.
14 Voir Weegee, toute la ville en scène, Paris, Éditions du Seuil, 1997.
15 L’histoire bégaye puisque Holden revivra toutes les étapes du calvaire enduré par Harrington, avec ce surcroît de suspense qu’apporte la possibilité pour le spectateur d’anticiper sur les événements. Un élément lui fait cependant défaut : comment Holden peut-il échapper aux forces maléfiques qui ont été déclenchées ?
16 Dans l’ensemble du film, le démon de feu est associé à la hauteur, au ciel et non aux profondeurs de l’enfer, tandis que la séquence d’introduction établit un lien étroit entre savoir et surnaturel. Or, ici, le scientifique est ébloui par une lumière qui provient du plafond. Cet épisode est donc à prendre dans un sens également métaphorique : Holden est indisposé par la lumière, c’est-à-dire par le savoir qu’il ne contrôle pas lui-même et par ce qui a trait au surnaturel.
17 Le scénario rédigé par Bennett fut modifié par Chester – qui s’en attribua la copaternité –, puis par Cyril Raker Endfield et Tourneur lui-même. Sur cette question d’ordre génétique, on se reportera à Borst et MacQueen, op. cit.
18 Si nous ne questionnons plus la nature des événements qui s’offrent à nous, il n’en demeure pas moins que nous partageons le sentiment d’inquiétante étrangeté ponctuellement éprouvé par Holden. Voir Curtis Bowman, « Heidegger, The Uncanny, and Jacques Tourneur’s Horror Films », dans Steven Jay Schneider et Daniel Shaw (dir.), Dark Thoughts : Philosophic Reflections on Cinematic Horror, Lanham et Oxford, Scarecrow Press, 2003, p. 80.
19 « Biofilmographie », p. 76.
20 Dans ce film, c’est la figure de l’étranger, la Norvégienne incarnée par Jane Wyman, qui constitue l’élément perturbateur. Ce schéma narratif l’éloigne du reste de l’œuvre de Tourneur. Dans The Incredible Stranger (1942), l’arrivée d’un inconnu fait naître la suspicion des habitants d’une petite ville, mais l’étranger est plus perturbé par les villageois que l’inverse et, d’objet de peur, il devient, quand son secret est dévoilé, objet de la pitié générale.
21 Lee, op. cit., p. 75-76.
22 Telle est l’opinion de James Bollella (« On Vesperal Film and the Psyche : The Infl uence of Val Lewton on Jacques Tourneur’s Curse of the Demon », Journal of Evolutionary Psychology, volume 11, n° 3/4, août 1990, p. 267), Bowman (op. cit., p. 80), Fieschi (op. cit.), etc.
23 Lee, op. cit., p. 75.
24 Chester a soutenu que l’état d’ébriété d’Andrews altéra cette dernière réplique. Holden devait en effet déclarer à Joanna : « Il vaut peut-être mieux que vous ne sachiez pas », en référence aux véritables causes du décès de son oncle. Earnshaw, p. 64.
25 Philippe Rouyer, « Rendez-vous avec la peur : “Run, run”, runes ! », Positif, n° 515, janvier 2004, p. 101.
26 Denis Mellier, Textes fantômes : fantastique et autoréférence, Paris, Éditions Kimé, 2001, 18.
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