L’image des villes de la façade atlantique à travers quelques guides et récits de voyages aux xviie et xviiie siècles
p. 381-393
Texte intégral
1Au cours des Temps Modernes, des transformations urbaines capitales ont marqué toute l’Europe, et notamment les villes de la façade atlantique : des cités sont créées (Rochefort) voire urbanisées a posteriori (Brest, Lorient), d’autres connaissent un dynamisme économique tel qu’il faut impérativement les agrandir (Nantes, Bordeaux).
2C’est à la même époque – la circulation des personnes étant plus aisée – qu’apparaissent des guides, récits, mémoires de voyages qui apportent un éclairage original sur ces villes1. Ces divers témoignages permettent de découvrir l’image livrée par ces cités à des étrangers (pris au sens large) : beautés et défauts sont stigmatisés sous leur plume tandis que les monuments insignes sont mis en évidence. Cette richesse documentaire permet de mieux connaître quels étaient les centres d’intérêts des cités visitées pour ces « étrangers ».
3Ces centres urbains de la façade atlantique ne constituent pas le but ultime des voyageurs, qui, soit sillonnaient les côtes bretonnes ou encore voyageaient à travers le royaume et se rendaient, par conséquent et entre autres, dans quelques villes de la façade atlantique, telles Bordeaux, La Rochelle, Nantes et le plus souvent Brest, lieux auxquels on peut ajouter Rochefort et Lorient au xviiie siècle2.
4Par ailleurs, les textes sur les villes restent fort divers. Certains sont constitués de longues descriptions, mais ces discours n’indiquent pas une connaissance directe des cités et ne peuvent donc nous intéresser véritablement3. D’autres textes sont des relations de voyages publiées du vivant de leur auteur, essentiellement au xviie siècle4 (un des rares exemples du xviiie siècle est le voyage d’A. Young5). Ces ouvrages fort intéressants pour notre propos peuvent être complétés par les mémoires de voyageurs, publiés le plus souvent au xixe siècle6. Il s’agit alors de textes très personnels sur la perception de ces villes.
5En fait, les propos tenus sur la partie maritime de la ville, qui nous intéressent principalement, ne constituent pas toujours les commentaires les plus longs sur les différents sites visités, surtout dans les villes anciennes. En effet, de Claude Perrault7 à Madame Cradock8, tous les voyageurs se rendent, par exemple à Bordeaux, au palais Gratien ou au cimetière de Saint-Seurin dans lequel s’accomplit un « miracle » (un des sarcophages se remplit d’eau pendant la pleine lune) ; la visite des églises, avec des commentaires éventuels sur le mobilier – notamment dans les mémoires de Madame Cradock – fait aussi partie du circuit touristique. À la fin du xviiie siècle, l’examen des théâtres, lieu nouveau et à la mode par excellence, est inéluctable que ce soit à Bordeaux ou à Nantes.
6Les différents auteurs présentent donc seulement quelques lignes sur la façade maritime de ces villes. Aussi, c’est dans la première image de la ville, les points de vue, mais aussi dans l’urbanisme – thème phare des Temps modernes – et les propos tenus sur les bâtiments implantés sur les quais – la façade atlantique –, qu’il est intéressant d’examiner le lien, plus ou moins souligné, entre les espaces maritimes et urbains.
Une présentation de la ville par des points de vue révélateurs
7Après avoir présenté de manière plus ou moins succincte l’histoire et la topographie de la ville visitée, les voyageurs des xviie et xviie siècles s’attachent à trouver les espaces les plus adéquats pour avoir une image globale de la ville. L’anecdotique est alors privilégié au profit d’une vue « scientifique » de la ville, mais l’impact du fleuve ou de la mer sur la ville est toujours souligné.
8Ainsi, à Nantes, la ligne des ponts a frappé tous les visiteurs. En 1672, Jouvin de Rochefort, voyageur qui a visité toute l’Europe, écrivait :
« Ce qu’il y a de plus divertissant à Nantes, sont ses ponts de pierres qui traversent plusieurs isles qui les rendent longs d’un demy quart de lieu sur lesquels il était beau de se promener pour voir la vue sur cette belle rivière d’un costé couverte de bateaux qui y descendent des villes qu’elles arrosent & de l’autre des Navires & des barques qui viennent de toutes les parties de l’Europe chargées de diverses et riches marchandises qui de Nantes par la commodité des rivières se transportent dans tout le royaume9 » (fig. 1).
9Un siècle plus tard, Madame Cradock, voyageuse anglaise qui essayait de tromper son ennui en faisant un tour de France (1783-86), admire non seulement la ville et ses ponts depuis le pont de la Madeleine, mais se montre aussi prolixe quant à la vue depuis l’Ermitage « la rivière, très large en cet endroit se divise en plusieurs bras formant de petites îles couvertes d’arbres et d’habitations au milieu desquels émergent les mats des vaisseaux10… » Le point de vue permet de mieux saisir la ville, mais aussi ses liens avec le fleuve et l’activité commerciale première, perçue de manière plus explicite en aval. Ces vues « touristiques » de la ville sont en fait identiques aux images livrées par les dessins et estampes au cours des Temps modernes.
10En effet, de très nombreuses estampes présentent la ville de Nantes, pour garder cet exemple, depuis la rive sud de la Loire, et donnent ainsi la caractéristique première de la ville : sa ligne des ponts. Ces nombreuses illustrations ne présentent en fait que de légères différences entre elles11. Le plus souvent, les auteurs reprennent la représentation qu’avait exécutée Mérian dans la Topographia Galliae de Martin Zeiller12 : la ville médiévale, enfermée dans ses enceintes, est placée au milieu de l’illustration tandis que se déploient des faubourgs désordonnés à l’est et à l’ouest de la ville. Dans une variante, l’artiste, toujours sur la rive sud, développe plus précisément les espaces occidentaux de la ville, en cours de modification au xviie siècle. Dans les toutes premières années du xviiie siècle apparaît une autre forme de représentation : la vue depuis la colline de l’Ermitage, comme le montre un dessin du début du xviiie siècle conservé au château des ducs.
11On retrouve donc exactement les points de vue appréciés par Madame Cradock, tout en assistant à un glissement dans la perception de la ville qui passe de la vision topographique à un aspect particulier de la cité, révélateur de son activité économique.
12Nous retrouvons cette attention aux points de vue dans toutes les villes de la façade atlantique, et notamment à Bordeaux. Les estampes présentent aussi la ville depuis la rive nord et permettent d’illustrer les différents textes sur les villes. Par exemple, J. Vernet, « peintre des marines du roi », a précisé sa méthode de travail dans une de ses lettres à Marigny, directeur général des bâtiments. Louis XV avait en effet commandé à Vernet une série de tableaux représentant les ports de France et visant à montrer toute la gloire maritime du royaume. À Bordeaux13, Vernet commença par visiter longuement la ville, notamment avec l’intendant, pour trouver un point de vue révélateur. Le peintre des marines a donc adopté une démarche très proche de celle des mémorialistes. C’est à la suite de cette visite que Vernet prit la décision de rompre avec la représentation traditionnelle de la ville. En effet, « par l’étendue d’une lieue qu’il y a d’un bout de la ville à celuy du faubourg, je devrais me placer à une lieue de distance au moins pour pouvoir embrasser tout d’un seul coup d’œil ; et pour lors la ville et la rivière se trouveroit à l’orizon du tableau et les objets [seraient] extremement petits et confus, puisque je devrois réduire l’espace d’une lieu à celui de huit pieds qu’ont mes tableaux14 ». Deux tableaux étaient donc nécessaires et c’est l’examen du lieu et le souci des proportions qui ont conduit Vernet à livrer deux visions partielles mais complémentaires de la ville, le château trompette, symbole de la ville, servant de lien entre les deux tableaux (fig. 2 et 3).
13À Nantes, Bordeaux ou Rochefort, c’est le fleuve qui permet de donner une image révélatrice de la ville ; à Lorient ou Brest, la mer est aussi un élément déterminant. Si les voyageurs n’ont pas alors expliqué l’endroit exact dans lequel ils se plaçaient pour admirer ces villes maritimes, il est aisé de voir, par leurs descriptions, qu’ils se situaient dans des emplacements sensiblement identiques à ceux des graveurs et peintres désirant donner une vue globale de ces villes.
14Cependant, les illustrateurs peuvent accorder une importance à des éléments architecturaux ignorés par les voyageurs. À Brest, les graveurs montrent le château installé sur une éminence, les auteurs de mémoires ne mentionnent pas cet édifice suranné (fig. 4).
15En fait, les divers écrivains ne cherchent pas à donner une fidèle représentation topographique des villes visitées, puisque cette dimension peut être fournie par les gravures circulant largement à cette époque. Seuls les aspects les plus anecdotiques des villes sont donc évoqués, comme la file des ponts à Nantes par exemple, élément qui les frappe, tout en caractérisant fortement la localité.
L’urbanisme
16Les voyageurs s’intéressent à des aspects divers de l’urbanisme : présentation de la ville, largeur des rues ou encore leur pavage et leur propreté ; autant d’éléments qui montrent une métamorphose dans la conception de la cité au cours des Temps modernes, et notamment au xviiie siècle. Mais les appréciations restent différentes en fonction de l’histoire même de chaque cité.
17Ainsi, les villes nouvelles plaisent au xviie comme au xviiie siècle. Claude Perrault, par exemple, dans ses Mémoires, souligne que Rochefort « qui n’étoit qu’un village devient de jour en jour une belle ville par les batiments qui s’y font. Suivant les alignements qui sont donnés, les rues sont larges et droites… Les maisons sont baties partie par le roi et partie aussi par des particuliers à qui le roi donne la place pour les redevances15 ». Claude Perrault est en fait, l’un des rares voyageurs du xviie siècle à avoir commenté le tracé des villes. Ses analyses sont donc de première importance. De plus, il était un grand connaisseur de l’art antique – il a livré la première traduction de qualité en français du traité de Vitruve, le De architectura, qu’il a illustré de gravures – et a par ailleurs vraisemblablement dessiné le projet de la colonnade du Louvre. C’est donc un connaisseur qui donnait son avis. Par ailleurs, son témoignage est de première importance puisque ce théoricien évoque une ville en pleine création : le bourg fermé est fondé par arrêt en 1669, et la même année des emplacements sont cédés aux particuliers, ce qu’évoque justement Perrault16. En 1669, Claude Perrault ne pouvait donc admirer fondamentalement que les projets et le commencement d’exécution de l’arsenal. Mais ce voyageur devait, parallèlement, faire un rapport à Colbert sur l’avancée des travaux tout en ménageant le véritable inventeur de ce site, Colbert de Terron, qui n’était autre que le cousin du ministre17. Toujours est-il que la disposition de la ville, et les projets, semblent l’avoir séduit18.
18Au xviiie siècle encore, Madame Cradock loue aussi cette ville dans ses Mémoires : les « rues sont larges, bien pavées, s’entrecroisent à angles droits ». La voyageuse ajoutait quelques reproches cependant quant aux demeures et à leur irrégularité : « Les maisons ne répondent pas à ce plan ; construites par ceux qui doivent les habiter, elles sont fort irrégulières ; il y en a peu de belles19. » Dans les mêmes années, La Rochefoucauld opposait lui aussi l’urbanisme régulier aux maisons qui « ne répondent pas, par leur structure, à leur arrengement20 ». Il ajoutait même : « Elles sont baties comme celles d’un village21. » C’est encore ici l’urbanisme de la ville, mais cette fois revu par Michel Bégon, autre cousin de Colbert et intendant à partir de 1688, qui est loué22.
19Rochefort n’était pas la seule ville neuve admirée : Lorient faisait aussi l’unanimité. Tout d’abord, il s’agissait d’une ville particulièrement propre comme le rappelait Desjobert qui écrivait dans ses notes de voyage en Bretagne en 1780 « c’est une des villes les plus propres que j’aye jamais vue, on peut y aller en bas de soye blancs malgré la pluie parce qu’elle est bien pavée en dos d’ane et qu’il ne s’y amasse point de crotte23 »…
20Par ailleurs, le célèbre économiste, A. Young, donnait une vue globale de la cité : « Les rues divergent en rayons de la porte et sont copiées par d’autres rues à angles droits, larges, agréablement baties, bien pavées24. » Dans ces quelques lignes, Young indique quelques éléments de l’urbanisme lorientais (fig. 5). En effet, à Lorient, les axes de circulation partent du port tout en organisant le développement de la ville ; la richesse quasi-exclusive de la ville tirée de la mer est exhibée dans le plan de la cité. Mais en fait, Young évoque l’urbanisme de l’enclos de la compagnie des Indes et non celui de la ville qui est séparée de l’enclos à partir des années 1700, les habitants devant quitter cet espace pour que dans cette partie de la ville, seule l’activité maritime soit conservée.
21Ces deux villes maritimes, Lorient et Rochefort, correspondent parfaitement aux critères urbains du xviiie siècle : rues régulièrement percées, larges et pavées. Elles ne pouvaient donc que séduire les visiteurs. Il peut sembler étonnant cependant que les divers voyageurs ne se soient pas plus attachés à décrire le lien existant entre l’activité commerciale et le plan de la ville, à l’exception de Young qui a d’ailleurs une vision essentiellement économique de la France. Dans ces villes neuves en effet, les axes de circulation partent tous du port, ce dernier servant de base à une patte d’oie (Lorient) ou constituant une des rues principales d’un plan orthonormé (Rochefort). Mais les voyageurs ne se sont peut-être pas attardés sur ce point, compte tenu de l’évidence même de cette fusion entre la ville et son espace maritime.
22En revanche, les propos sur le paysage des villes anciennes sont beaucoup plus contrastés.
23À Nantes d’ailleurs, nous percevons parfaitement l’opposition entre la ville médiévale à l’intérieur des enceintes et celle plus récente, à l’extérieur des remparts. La Rochefoucauld souligne ainsi : « Nantes a un air d’opulence qui en impose aux étrangers. L’intérieur n’en est pas beau parce que c’est une ville ancienne mais les quais et ce qui est au dehors sont fort beaux25… » Louis-Charles Desjobert partageait l’avis du jeune homme. Pour lui aussi, la ville de Nantes « est une des plus belles du royaume, les maisons des particuliers sur les quais de Brancas, de La Gosse sont supérieures à ce que nous avons en ce genre à Paris et d’une grande solidité26 ». Mais il reproche à cette ville les « anciennes rues et bien plus affreuses, entre autres celles de la Poissonnerie, dont les maisons sont hideuses et baties en bois et de manière que le haut se touche presque27 » et Madame Cradock est encore plus explicite quant à la ville médiévale puisqu’elle souligne que « les rues sont tellement étroites que notre chaise ne passait qu’avec peine28 » !
24Perrault, au xviie siècle, loue quelques rues de Bordeaux, notamment celle du Chapeau Rouge « qui est la plus belle de Bordeaux ; car on la compare à la rue Saint-Antoine et en effet, elle est presque aussi large ayant deux ruisseaux et elle est bordée de quantité de belles maisons29 ». De même à La Rochelle, La Rochefoucauld, au xviiie siècle, admire l’urbanisme des xvie et xviie siècles avec « les rues grandes et bien percées30 » mais regrette la présence des arcades : « Ce qui donne un air triste la ville c’est que toutes les rues larges sont bordées d’arcades qui mettent les piétons à couvert mais qui les privent de la lumière31. »
25L’urbanisme du xviie siècle peut donc être apprécié, mais ce sont surtout les apports du xviiie siècle qui sont le plus généralement soulignés. La Rochefoucauld, une fois encore, souligne ainsi que sur les quais de Bordeaux : « Toutes les rues sont alignées. Il y en a de larges et de longues qui en imposent. Les places sont multipliées, la plus régulière est celle de Louis XV. Elle fait le demi-cercle sur le port32. »
26Quoiqu’il en soit, dans tous ces commentaires, quelle que soit l’ancienneté de la ville, la cité est appréciée pour elle-même, sans que soient mis en parallèle urbanisme et activité économique maritime. Une seule ville n’est pas perçue de la même manière : Brest. « Brest est le port de mer sur l’Océan le plus grand et le plus assuré de toute la France » écrit Jouvin de Rochefort en 167233. Expilly, un siècle plus tard, dans son Dictionnaire géographique maintes fois réédité, souligne lui aussi que Brest est une « ville forte avec un des plus beaux & des meilleurs ports de tout le Royaume dans une grande baye34… » Et Mignot de Montigny, dans ses Mémoires, écrit de même en 1750, que « tout ce que la nature peut offrir de plus avantageux pour la marine se trouve réuni dans le port de Brest35 ». À tel point d’ailleurs, que contrairement aux autres villes du royaume, les visiteurs se rendent à Brest non pour la ville mais pour le spectacle des navires.
27Brest a un urbanisme qui, par ailleurs, est en communion parfaite avec la mer. Malgré les difficultés topographiques, les rues sont « dévalantes à cause de son assiette sur une colline qui ne lui permet pas de s’étendre le long de la mer36 » ; les axes de circulation partent donc du port pour rayonner dans la ville, ce qui d’ailleurs n’est pas exempt d’inconvénient compte tenu des vents dominants…
La ville sur la mer
28Au cours des Temps modernes, les villes de la façade atlantique s’ouvrent sur le fleuve ou la mer, assurant une mutation profonde de l’urbanisme des villes anciennes. Aussi, les quais occupent-ils une place déterminante ; ce sont les vitrines de la cité pour l’activité maritime mais aussi pour tout visiteur.
29Ces façades sur mer garantissent la notoriété des villes et tous les voyageurs se rendent sur les quais et commentent cet espace privilégié. Mais, les propos sont extrêmement contrastés, une fois encore. Ainsi pour Bordeaux, La Rochefoucauld semble totalement séduit par ce qu’il voit puisqu’il n’hésite pas à écrire que « tous les batiments sont beaux et beaucoup sont réguliers37 ». Il est impressionné par la longueur des quais « plus de deux lieues d’étendue38 » auquel il reproche peut-être « qu’on se fatigue entre de belles maisons39 » (fig. 3). En revanche, Young, ami de La Rochefoucauld d’ailleurs, se montre très critique :
« La grande curiosité dont j’avais le plus entendu parler repond le moins à sa réputation ; je veux dire le quai, qui est respectable seulement par sa longueur et son activité commerciale, mais ni l’une ni l’autre, aux yeux de l’étranger, n’a une grande importance, s’il est dépourvu de beauté. La ligne des maisons est régulière, mais sans magnificence ni beauté. C’est une berge sale, glissante, boueuse ; des parties non pavées, sont encombrées par des ordures et des pierres ; des allèges s’y amarrent pour le chargement et le déchargement des bateaux qui ne peuvent approcher. C’est toute la saleté et le désagrément résultat du commerce sans l’ordre, l’arrangement et la magnificence d’un quai40… »
30À Nantes, nous retouvons les mêmes oppositions fortement contrastées. Desjobert trouve que : « Le quai est fort beau ; le long de la Loire il y a une rangée d’arbres entre les maisons très bien bâties et la rivière ce qui ressemble un peu aux villes de Hollande41. » En revanche, A. Young reproche : « Le quai n’a rien de remarquable ; le fleuve est encombré par des îles mais dans la partie la plus éloignée, voisine de la mer, se trouve toute une ligne de maisons aux façades régulières42… » Ce contraste de point de vue peut être lié à la jeunesse des apologistes, mais aussi au fait qu’A. Young avait plus voyagé que ses contradicteurs.
31Si le discours sur les quais témoigne d’une grande diversité, les propos quant aux bâtiments sur les quais sont en revanche homogènes et très louangeurs. À Rochefort, ce sont la corderie et l’arsenal qui font l’objet d’éloges – de Perrault notamment – (fig. 6). De même, à Lorient, les bâtiments de la compagnie des Indes « ressemblent par le luxe d’architecture aux batiments du roi43 » ; ces propos sont confirmés par Young qui relève que « ces magasins sont vraiment grands et dénotent la munificence royale qui leur a donné naissance44 ». De même, la bourse de Bordeaux est décrite, par La Rochefoucauld, comme un « batiment simple mais beau qui fait une des ailes de la place Louis XV45 ». Mais c’est en fait cette dernière qui est la plus longuement et unanimement commentée et illustrée : « Elle fait le demi-cercle sur le port. Elle n’est pas fort grande, mais les batiments qui la forment sont d’un coté l’hotel de ville [sic], de l’autre la Bourse. La statue équestre de Louis XV est au milieu ; elle est de bronze. Le piédestal de marbre blanc porte deux bas reliefs, l’un représentant le siège de Berg-Op-Zoom [sic] ; l’autre la bataille de Fontenoy46. »
32Cependant, si cette place témoigne de la toute puissance royale, hormis la fonction des édifices, aucun élément ne la met en relation avec l’activité maritime de la ville.
33En fait, une fois de plus, ce sont les illustrations de ces villes qui vont permettre de mieux saisir le lien entre la ville et son espace maritime. Ainsi, à Rochefort, de même que l’arsenal est au centre des visites, il est aussi considéré comme l’élément architectural emblématique de la ville, avec notamment les formes où l’on radoube les vaisseaux (fig. 6). À Lorient, ce sont les magasins de la Compagnie des Indes qui sont représentés, à Bordeaux, les quais aménagés par les architectes du roi (les Gabriel) et la volonté des intendants (Boucher puis Tourny). C’est donc toujours la puissance royale, dans ses aspects commerciaux et donc maritimes, qui sont mis en avant.
34Cependant, si ces ports d’estuaires ou de mer sont reproduits assez fidèlement pour que l’on puisse les reconnaître, les illustrations sont toujours des œuvres d’art à part entière ayant leur structure propre d’analyse. Le peintre transmet une vision partielle de la réalité et complète le discours des voyageurs qui, eux aussi, ne s’intéressent en fait qu’à certains aspects de ces villes atlantiques. Il ne viendrait à l’esprit d’aucun historien de l’art de concevoir que les nuages ou jeux de lumière, la perspective, les personnages mêmes représentent une quelconque « réalité naturelle », et pourtant ce sont autant d’éléments d’analyse fondamentaux de ces peintures, dans le domaine artistique.
35Guides et mémoires constituent des témoignages de première importance sur les villes de la façade atlantique. Ils apportent un éclairage incomplet certes, et souvent contrasté que complètent illustrations, gravures et estampes. L’analyse rapide du discours rend bien compte de la perception qu’avaient les voyageurs.
36Ces voyageurs sont toujours intéressés par l’embellissement des villes et l’aménagement des quais, dotés souvent de bâtiments prestigieux. Cependant, en fonction de l’importance de la ville, de son histoire, la perception de la ville par ces hommes va différer au xviie comme au xviiie siècle. Ainsi, à Bordeaux et Nantes, l’analyse des quais ne constitue qu’une petite partie (parfois infime), de leur commentaire. C’est alors le pittoresque (Nantes) et la visite des nouvelles constructions sur les quais (Bordeaux et Nantes) qui prime. Ces ports restent alors « accessoirement » maritimes pour eux. En revanche, dans les villes neuves (Lorient, Rochefort, voire Brest), les propos sont consacrés essentiellement à la façade maritime, arsenaux et magasins. Pour les voyageurs, ce sont donc essentiellement des villes neuves qui ont une fonction maritime essentielle.
Illustrations
Figure 1 : Nantes, profil ou nouvelle description de la ville épiscopale et port de mer de Nantes en Bretagne, chez Boisseau, 1645.

Figure 2 : J. Vernet, première vue de Bordeaux : prise des Salinières, 1758, Musée national de la Marine.

Figure 3 : J. Vernet, seconde vue de Bordeaux, prise du château Trompette, 1759, Musée national de la Marine.

Figure 4 : Brest, chez Aveline, BNF, estampes H 121057 (photo à commander).

Figure 5 : Gervais Guillois, plan général de l’enclos et parc de la Compagnie des Indes au port de Lorient, 20 mars 1752, Service historique de la Marine, Lorient.

Figure 6 : Vue du port de Rochefort, 1762, Musée national de la Marine.

Notes de bas de page
1 Pour la bibliographie générale sur ce sujet voir Perrot Jean-Claude, « Urbanisme et commerce au xviiie siècle dans les ports de Nantes et Bordeaux », Villes et campagnes xve-xxe siècles, université de Lyon, actes du colloque franco-suisse d’histoire économique et sociales (1976), Lyon, 1977, p. 187-213 ; Mazouer Charles, « Les guides pour les voyages en France au xviie siècle », La découverte de la France au xviie siècle, 9e colloque de Marseille, 25-28 janvier 1979, éd. Paris, 1980 ; Bercé Y. M., « Le regard des voyageurs sur le passé, exemples aquitains », La découverte de la France au xviie siècle, 9e colloque de Marseille, 25-28 janvier 1979, éd. Paris, 1980 ; Petitfrère Claude, « Une ville mise en scène : Tours d’après l’iconographie générale des xvie et xviiie siècle », dans Images, imaginaires de la ville à l’époque moderne, sous la dir. de Claude Petitfrère, Tours, 1998, p.175-200 ; Coquery Natacha, « La beauté d’une ville : un château bien bâti ou un théâtre magnifique ? Nantes d’après Brackenhoffer (1643-1644) et Young (1788) » dans Images, imaginaires de la ville à l’époque moderne, sous la dir. de Claude Petitfrère, Tours, 1998, p. 7994, l’auteur donne les références essentielles de la bibliographie générale sur les villes et les guides (note 2) ; Les guides imprimés du xvie au xxe siècle, textes réunis par G. Chabaud, Paris, Belin, 2000.
2 Voyage à Bordeaux, par Perrault Claude, avec les Mémoires de ma vie de Charles Perrault, publiés avec une introduction, des notes et index par Paul Bonneton, Paris, 1909 ; Journal de Madame Cradock, voyage en France de 1783 à 1786, traduit d’après le manuscrit original et inédit par Madame O. Delphin Balleyguier, Paris, 1896.
3 On peut citer par exemple : Duchesne A., Les antiquités, recherches des villes, chasteaux et plans les plus remarquables de France, Paris, 1614 ; Piganiol de la Force, Nouvelle description de la France, Paris, 1753-54, 13 vol. ; Expilly J. Joseph abbé, Dictionnaire géographique, historique et politique des Gaules et de la France, Paris, 1762-1770, 6 vol.
4 On peut relever notamment Varennes Claude de, Le voyage en France dressé pour la commodité des François et des étrangers, Paris, 1662 ; Rochefort Jouvin de, Le voyageur d’Europe où sont les voyages de France, d’Italie, d’Espagne…, Paris, 1672, t. 1 ; Young A., Voyages en France pendant les années 1787, 88, 89, 90, Paris, 1793, t. 1.
5 Young A., op. cit.
6 Voyage à Bordeaux, par Perrault Claude, op. cit., Journal de Madame Cradock, voyage en France de 1783 à 1786, op. cit., Voyages en France de François de la Rochefoucauld, 1781-1783, éd. par J. Marchand, Paris, 1938, t. II, « Mémoires de la baronne d’Oberkirch, voyage de 1786 », Mercure de France, 1970 ; La Vallée J. Joseph, Voyage dans les départements de la France, 1792-94, Moruran, 1978 ; Desjobert I., « Notes d’un voyage en Bretagne effectué en 1780 », Revue de Bretagne, t. 42, p. 190-200 et t. 43, p. 279-287 ; Bourde de la Rogerie, « Voyage de Mignot de Montigny, 1752 », Mémoire de la société d’histoire et d’archéologie de Bretagne, t. 6 (1925), p. 225-301.
7 Voyage à Bordeaux, op. cit.
8 Journal de Madame Cradock, op. cit.
9 Jouvin De Rochefort, op. cit., t. 1, p. 198.
10 Madame Cradock, op. cit, p. 250.
11 Cf. Cosneau Cl., Iconographie de Nantes d’après les collections du Musée Dobrée, Nantes, 1978.
12 Zeiller Martin, Topographia Galliae, Francfort, 1661, t. IV.
13 Voir l’étude de Taillard C., « Claude Joseph Vernet à Bordeaux, 1757-1759, dans Le port des Lumières, I. la peinture à Bordeaux, 1750-1800, Bordeaux, 1989, p. 31-49.
14 Lettre de J. Vernet à Marigny, 7 juin 1757, pub. par Guiffrey J., Nouvelles archives de l’art français, IX, 1893, p. 1-99.
15 Perrault Claude, op. cit., p. 170.
16 Voir la communication de M. Acerra dans le présent volume.
17 Claude Perrault était le frère de Charles, le secrétaire particulier du grand commis, membre de l’Académie des Inscriptions et auteur des contes.
18 Perrault avait été reçu par Colbert de Ternon qui « nous fit voir exactement tout ce qu’il y a d’exécuté de ce grand dessein, qui nous surprit et nous paru tout a fait royal », op. cit., p. 166.
19 Journal de Madame Cradock, op. cit., p. 230.
20 La Rochefoucauld, op. cit., p. 147.
21 Id.
22 Colbert avait lui-même fait un voyage à Rochefort en 1671.
23 Desjobert I., « Notes d’un voyage en Bretagne effectué en 1780 », Revue de Bretagne, t. 43, (1910), p. 147.
24 Young A., Voyages en France pendant les années 1787-90, Buisson, 1793, p. 237.
25 Op. cit., p. 160.
26 Desjobert, op. cit., p. 222.
27 Id., p. 154.
28 Cradock, op. cit., p. 249.
29 Perrault, op. cit, p. 178.
30 La Rochefoucauld, op. cit., p. 156.
31 Ibidem.
32 Id., p. 111.
33 Jouvin de Rochefort, op. cit., p. 205.
34 Expilly, op. cit., p. 818.
35 Bourde de la Rogerie, « Voyage de Mignot de Montigny, 1752 », Mémoire de la société d’histoire et d’archéologie de Bretagne, t. 6 (1925), p. 268.
36 Expilly, op. cit., p. 818.
37 La Rochefoucauld, op. cit., p. 111.
38 Ibidem.
39 Ibidem.
40 Young A., op. cit., p. 154.
41 Desjobert, op. cit., p. 154.
42 Young A., op. cit., p. 244. Pour Nantes voir étude de Coquery N., « La beauté d’une ville : un château bien bâti ou un théâtre magnifique ? Nantes d’après Brackenhoffer (1643-1644) et Young (1788) », dans Images et imaginaires de la ville à l’époque moderne, sous la dir. de C. Petitfrère, Tours, 1998, p. 79-94.
43 La Rochefoucauld, op. cit., p. 178.
44 Young A., op. cit., p. 237.
45 La Rochefoucauld, op. cit., p. 118.
46 Id., p. 111
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Pierre Jambard
2008
Ouvriers bretons
Conflits d'usines, conflits identitaires en Bretagne dans les années 1968
Vincent Porhel
2008
L'intrusion balnéaire
Les populations littorales bretonnes et vendéennes face au tourisme (1800-1945)
Johan Vincent
2008
L'individu dans la famille à Rome au ive siècle
D'après l'œuvre d'Ambroise de Milan
Dominique Lhuillier-Martinetti
2008
L'éveil politique de la Savoie
Conflits ordinaires et rivalités nouvelles (1848-1853)
Sylvain Milbach
2008
L'évangélisation des Indiens du Mexique
Impact et réalité de la conquête spirituelle (xvie siècle)
Éric Roulet
2008
Les miroirs du silence
L'éducation des jeunes sourds dans l'Ouest, 1800-1934
Patrick Bourgalais
2008