Régulations démographiques et régulations sociales dans le monde grec antique
p. 349-364
Texte intégral
1Dans la vie d’une société, il est un phénomène évident mais un peu provocateur, et pour cette raison très rarement examiné, encore moins théorisé — et pas seulement en histoire ancienne — : la descente sociale. Car l’ascension sociale dont on parle à toute époque ne peut se faire que s’il y a inversement descente sociale. Plus encore, le plus sûr moyen de bloquer une société est d’y bloquer la descente sociale puisqu’il ne peut y avoir pléthore de plus riches ou de plus honorés. Autrement, pour qu’un renouvellement soit possible, il faudrait envisager une morbidité et une mortalité considérable des classes élevées, ce qui est sans exemple connu, ou admettre que celles-ci pratiquent une sévère restriction des naissances, ce qui n’est pas absurde mais demande à être prouvé.
2Afin d’y voir clair, il convient donc dès le début de poser deux questions simples :
- Y avait-il des régulations démographiques dans l’Antiquité grecque ?
- Y avait-il dans l’Antiquité grecque une régulation sociale fondée sur le concept de descente sociale ?
3Poser ces deux questions est facile. Y répondre est beaucoup plus difficile. En l’absence de statistiques fiables, il faut utiliser la prosopographie, cette démographie du pauvre, et ne pas oublier qu’elle ne nous offre que des données fragmentaires, celles que la mention dans les sources nous permet de prendre en compte. Nous faisons surtout l’histoire des familles possédantes, celles qui laissent des traces. Nous ne connaissons dans ces familles que des données minimales. Aussi faut-il adapter les méthodes à cette pénurie de données. Pour celle qui est ici proposée, que le lecteur ne s’y trompe pas : malgré la précision toute mathématique des chiffres obtenus par calcul, les données sur lesquelles se fonde le raisonnement ne sauraient être que des ordres de grandeur fondées sur un matériau de départ dont on ne peut maîtriser entièrement la validité.
4Dans la présente étude, qui ne proposera que des premiers résultats, ont déjà été pris en compte 4 échantillons d’inégale grandeur :
- Les familles possessionnées d’Athènes : 779 personnages connus pour leur rôle liturgique répartis à peu près également du début du ve siècle à la fin du iiie siècle, mais aussi 514 familles qui peuvent être suivies pendant au moins 13 générations1.
- Les familles déliennes telles qu’on peut les suivre sur au moins le siècle et demi qu’a duré l’indépendance à Délos, soit 40 familles2.
- Les familles cyrénéennes pendant la période hellénistique, soit 12 familles3.
- Les familles rhodiennes présentes dans les « monuments familiaux » au ier siècle avant notre ère, soit, dans leurs textes révisés, 12 familles4.
5Les échantillons sont numériquement dissemblables, mais du fait qu’ils ont été réunis de manière indépendante, ils peuvent donner matière à étude. N’oublions pas cependant que leur contenu est minimal et donc que les stemmata qu’on peut en tirer peuvent être incomplets. Le rapport hommes/femmes n’y est au mieux que de 60/40. De plus, la mention dans nos sources des personnages sur l’existence desquels se fonde la reconstitution des familles est irrégulière car liée à des activités liturgiques ou à la réception d’honneurs. Dans ces conditions, on ne se dissimulera pas que les conclusions qui peuvent être tirées du dossier statistique ici présenté doivent être vérifiées par l’extension du champ de recherches.
Y a-t-il des régulation démographiques ?
6Si les philosophes et moralistes grecs anciens croyaient que la régulation démographique était possible, par la limitation volontaire des naissances, les démographes modernes sont plus critiques sur la possibilité qu’ait existé une action volontaire efficace au niveau d’une population entière, avant l’existence des moyens contraceptifs modernes. Aussi, en admettant que la notion de régulation démographique ait eu un sens autrement qu’au niveau individuel, on en distinguera les régulations directes, dont l’action est automatique, et les régulations indirectes.
Les régulations directes
7Prima facie, le dossier statistique permet d’envisager l’existence de régulations directes par le biais de la natalité. On considère ordinairement qu’en ligne directe, il y a à peine une famille sur 10 qui a des descendants deux siècles plus tard. Le fait est avéré entre la fin du xviiie siècle et la fin du xxe, et le programme TRA l’a encore récemment confirmée. Il faut donc qu’il y ait des extinctions de famille, mathématiquement 45 à 50 % par siècle. Or, on constate dans notre échantillon que le rythme d’extinction des familles est comparable à Athènes, Délos, Cyrène et Rhodes. Très peu de familles sont suivies à plus de 4 générations (soit 4 + 1). Globalement, 80 % des familles ont disparu (75 % à Athènes, 83 % à Rhodes, 86 % à Délos et 90 % à Cyrène). C’est plus que les 45 à 50 % qu’on attendrait sur un siècle. La discordance est-elle due à l’état de nos sources ? Ne traduirait-elle pas une réalité antique ?
8Par delà la rareté et le caractère fragmentaire des sources, les statistiques montrent le mécanisme de l’extinction des familles en ligne directe : les fluctuations du nombre d’enfants. Même si les données de départ sont minimales et même si les familles rhodiennes paraissent globalement plus prolifiques5, on constate aisément que la postérité des enfants issus de famille nombreuse est rarement nombreuse. Pour les familles de 3 enfants, de 4 à 10 % seulement des enfants ont eux-mêmes 3 enfants et plus, et pour celles de 5 enfants, de 12 à 15 %. La norme est de 1 à 2 enfants vivants à l’âge adulte — ce sont les seuls que les sources antiques permettent de percevoir —, et bien souvent des enfants issus de familles nombreuses n’ont pas de descendance connue. Le récapitulatif montre que, malgré des discordances inévitables, il y a convergence globale entre nos quatre échantillons.
Les régulations indirectes
9À côté des fluctuations de la natalité, un certain nombre d’événements accidentels ont une incidence démographique indirecte mais certaine. Mais jouent-ils un rôle régulateur ou simplement aléatoire ? La typologie peut en être faite comme suit :
La mortalité extraordinaire
10Les données sur ce point ne peuvent, pour l’essentiel, être trouvées dans la prosopographie mais dans des sources extérieures. Ainsi, les textes médicaux suggèrent que, en matière de disparité entre les sexes, il y a équilibre global pour les maladies qui touchent les deux sexes, même si, dans le détail certaines maladies frappent plus un sexe que d’autres. La statistique telle qu’on peut la mener sur les fiches de malade présentes dans la Collection hippocratique est claire sur ce point6.
11Pour une mortalité extraordinaire liée aux accouchements pour les femmes, aux guerres pour les hommes, il semble également que son incidence soit à peu près identique d’un sexe à l’autre. La légère surmortalité féminine que fait apparaître la paléodémographie a plus des raisons culturelles que démographiques et pourrait, de plus, être mise en relation avec l’absence, dans les cimetières, de squelettes d’hommes morts au combat7. Il est donc vain à notre sens de chercher dans la mortalité une régulation démographique. Son incidence reste aléatoire, même si elle n’est pas nulle. Dans notre échantillon, on constate qu’un peu plus de 6 % des familles ont connu une mort à la guerre.
L’adoption
12Elle va dans le sens d’un lissage des cassures démographiques car elle tend à prolonger la durée des familles. Les Plaidoyers attiques montrent qu’elle peut être post mortem, mais aussi qu’elle va dans le sens de l’augmentation de la natalité : adopté par un oikos, on retourne par la suite dans son oikos d’origine après avoir laissé une descendance dans celui d’adoption. On peut aussi laisser une descendance dans sa famille naturelle8. Prima facie, les plaidoyers donnent un pourcentage de 15 % d’adoption avec un retour dans son oikos d’origine de 5 %. Mais l’échantillon est trop mince pour qu’on puisse en tirer une loi générale9. Dans le dossier statistique ici présenté, les proportions sont diverses : 8,4 % des familles à Athènes mais 46,15 % des familles à Rhodes présentent un cas d’adoption, sans qu’il soit possible d’apprécier la valeur de tels chiffres
Autres événements
13Les usages matrimoniaux, l’épiclérat, la loi peuvent avoir également des conséquences démographiques qu’il reste difficile d’apprécier. La pratique du mariage à l’intérieur de la famille pourrait, par les conséquences biologiques d’unions consanguines, entraîner une réduction de la natalité. Toutefois, il faudrait plusieurs unions successives pour parvenir à ce résultat, et la proportion de 8,4 % de familles attiques présentant un cas d’adoption ne paraît pas suffisante pour entraîner des suites démographiques sensibles. Dans les Plaidoyers attiques, le chiffre est un peu plus important, de l’ordre de 12 %. Il se peut toutefois que la nature de la source — en large partie des plaidoyers pour des successions — explique ce niveau un peu plus élevé.
14Dans ces conditions, il est difficile de mettre en évidence une régulation démographique autre que par la natalité. Il n’en est pas nécessairement de même pour les régulations sociales.
Les régulations sociales
15Si nous revenons aux données statistiques présentes au début de cette étude, il y a une discordance nette entre les 80 % de disparition de nos sources pour les familles antiques et les 45-50 % d’extinction pour les familles modernes. La différence est large. Il paraît impossible qu’on puisse l’expliquer par des raisons démographiques. D’ailleurs, l’importance de l’adoption antique irait dans le sens inverse, celui d’un maintien plus durable des familles antiques. Doit-on alors incriminer la valeur de notre échantillon ? Elle est, certes, sujette à caution dans la mesure où nous ne sommes pas assurés d’avoir des familles complètes. Mais on sait que ce sont les filles qui, la plupart du temps ne sont pas répertoriées, ce qui ne peut jouer sur l’extinction des familles en ligne masculine, les seules que nous suivons ici. Dans ces conditions, il faut bien chercher pour expliquer l’importance de la disparition de familles antiques des motivations non pas démographiques mais sociales, et se souvenir que nous ne connaissons que des familles possessionnées ou liturgiques. La sortie de nos sources peut bien être liée à une descente sociale sans qu’il y ait eu extinction de la famille.
16Il est possible de mesurer cette descente sociale lorsqu’une famille liturgique sort de nos sources, mais qu’on peut mettre en évidence l’existence de descendants plusieurs générations après. Tel est le cas de 35 % des familles attiques, les seules que nous pouvons évoquer sur ce point. La plupart du temps (85 % des cas), la coupure est d’un siècle un quart à un siècle et demi. Peut-on accorder à ce chiffre unique de 35 % une valeur historique suffisante ? On peut objecter que le rythme de recours aux liturgies a pu se ralentir au iiie et au début du iie siècle, ce qui peut avoir occasionné une disparition de nos sources sans descente sociale. Mais l’évergétisme existait encore. Notons aussi que ces 35 % comblent presque exactement la discordance entre les 75 % de disparition de familles attestées à Athènes et les 45 à 50 % d’extinction de familles attestées à période moderne10.
17Peut-on donner une typologie des causes de descente sociale ? Les Plaidoyers attiques, qui ont pour nous l’avantage de concerner pour l’essentiel des familles possessionnées, permettent de l’entrevoir. Ce sont :
- Le trop grand partage de la fortune. L’équilibre est difficile entre le risque d’orbitas et celui du déclassement. Si toutes les Cités ne sont pas dans le cas de Sparte où les conditions de la citoyenneté pleine sont en cause, le problème se pose partout. Dans une certaine mesure l’absence de descendance connue pour les familles nombreuses pourrait traduire cet état de fait. L’examen des tableaux montre en effet la rareté d’une descendance nombreuse au sein d’une fratrie nombreuse. Pour les fratries de 3 enfants et plus, à Athènes, la descendance nombreuse (3 enfants et plus) va de 0 à 12,5 % de la descendance totale avec un point moyen de 5 %. À Délos, la descendance nombreuse est de 5,4 %, à Cyrène elle est nulle, à Rhodes elle va de 0 % à 15,7 % avec un point moyen de 8,8 %. Ces chiffres sont quelque peu différents de ceux qu’on peut obtenir à la période contemporaine et peut-être déjà à la période moderne où la descendance nombreuse est, au moins statistiquement parlant, une tradition familiale11, mais ils paraissent difficiles à récuser12.
- La mortalité exceptionnelle à la guerre, qui est doublement aléatoire. Il semble en effet que les risques soient en partie liés à la fonction dans l’armée. Notre échantillon se constitue, pour une grande part, de triérarques ou de stratèges pour qui le risque d’être mis en accusation était plus grand que de mourir à l’ennemi, ce qui expliquerait le chiffre de 6,6 % de familles ayant eu un mort à l’ennemi, donnée qui paraît relativement basse si l’on s’avise qu’on suit les familles jusqu’à 12 générations, avec un point moyen avec 3 générations13. Mais, dans la pratique, les risques étaient la plupart du temps liés à un choix arbitraire sur la liste des hoplites, comme on le voit dans le Pour le soldat de Lysias14. Le naufrage entraîne également une mortalité exceptionnelle15. Tout ceci est l’occasion de spoliation de fortune, comme le fit le frère de Diodote, mort dans l’expédition de Thrasyllos à Éphèse, pour spolier ses neveux, entraînant ainsi leur descente sociale16, ou Dikaiogénès, fils adopté, pour frustrer, avec retard il est vrai, les filles naturelles du défunt de leur part d’héritage17. Cela peut embrouiller des affaires de succession18. De même, dans des affaires maritimes, à la suite de la mort d’Hégéséstratos, lorsque son associé Zénothémis voulut frustrer Prothos du blé qui lui appartenait, le condamnant ainsi à s’endetter, ou dans le cas de Chrysippe à qui l’on voulut faire croire, après le naufrage du navire de Lampis, que l’argent qu’il avait prêté à Phormion avait péri dans le naufrage, le ruinant de ce fait19.
- Les suites financières de la guerre et notamment le fait de tomber aux mains de l’ennemi, ce qui oblige à racheter sa liberté. On sait que c’est une des grandes occasions de se mettre dans la main des banques — ou des membres de sa famille ayant prêté l’argent nécessaire. On le constate aisément dans le Contre Nicostratos de Démosthène, dans lequel, entre autres, Apollodore se plaint de l’ancien ami qui ne l’a pas remboursé du prêt qui lui a permis de racheter sa liberté20. De toute façon, la captivité peut entraîner la ruine, définitive ou non21. Les suites financières de la piraterie sont bien évidemment identiques. La captivité peut même avoir des résultats inattendus, permettant ensuite de jeter le doute sur la citoyenneté du fils du captif22.
- Les conséquences des soubresauts politiques. La mort du père ou celle d’un membre de la parentèle entraîne la confiscation des biens et le déclassement de la famille. Cela peut se produire dans le cadre de staseis, comme la période des Trente à Athènes. Ainsi, le père du plaignant du Contre Théomnestos fut mis à mort par les Trente et l’aîné de ses fils dépouilla ses frères de leur héritage23. De même, Eucratès, frère du général Nicias, alors stratège, fut condamné à mort par les Trente. Ses biens furent confisqués, semble-t-il plusieurs années après sa mort, peut-être pour mauvaise gestion et dette envers l’État24. De même, ceux que dénonça Agoratos furent mis à mort et perdirent leur fortune privée25. Des actions judiciaires ultérieures sont toujours possibles. Ainsi le même Agoratos fut mis en accusation sept à huit ans après les faits incriminés26. Dans ces circonstances tragiques, la Cité peut également agir brutalement : des condamnations à mort sont bien attestées pour des stratèges à la suite d’échecs militaires, comme celle qui frappa Aristophane et son fils et, peut-être illégalement, se cumula avec la confiscation des biens ; rebondissement imprévu, on accusa ses proches de captation de biens, et son beau-père, qui avait recueilli sa fille, veuve d’Aristophane, et ses enfants, fut menacé de confiscation, accusation qui se transmit après sa mort à son propre fils. L’affaire intéresse doublement notre propos, car il semble que l’on se soit acharné contre tous les membres de la famille, tenus pour des nouveaux riches : nous serions ainsi devant un cas de régulation spontanée du corps social pour maintenir la hiérarchie établie, en réaction contre une ascension sociale jugée un peu trop rapide27. Tromper le peuple par de fausses promesses rend de toute façon passible de mort28. En dehors de la mort, le bannissement peut également entraîner la perte de la fortune et le déclassement social. Enfin, l’effondrement de la Cité entraîne nécessairement la ruine ou le déclassement de certains citoyens, comme le père de Mantithéos29.
- La condamnation en justice avec perte des biens. Il peut s’agir de magistrats accusés de corruption, tel Ergoclès, stratège condamné pour vol et trahison, dont on tenta de confisquer les biens, sans succès, ce qui motiva une nouvelle action contre Philocratès, qu’on accusa de les détenir30. Parfois, c’est à la suite d’une ambassade qu’on accuse de vol ceux qu’on avait envoyés et qu’on les condamne31. Parfois, nous ignorons les motifs32. La confiscation des biens peut ne pas être assortie d’une condamnation à mort, cas rare mais réel, comme on le voit pour les triérarques détenteurs d’agrès qui ne les restituent pas33. Citons même le cas des débiteurs publics décédés dont les descendants sont atimés, perdant ainsi leurs droits à la parole dans les assemblées, ce qui est déjà une forme de déclassement34. L’atimie frappe aussi les maris dont les épouses ont été prises en flagrant délit d’adultère et qui continuent de vivre avec elles35.
- Les conséquences d’une affaire judiciaire. On citera évidemment les affaires de citoyenneté. Elles peuvent rendre obligatoire le partage de la fortune en faisant reconnaître comme légitimes des enfants normalement illégitimes, comme on le voit dans le Contre Boéotos, dans lequel Mantithéos se plaint d’avoir été, de fait, dépouillé des bien paternels, alors qu’il est issu d’une des plus riches familles athéniennes36. Elles peuvent priver des enfants de la citoyenneté dans la mesure où le mariage de leurs parents n’est plus considéré comme de plein droit, tel celui de Stéphanos et Nééra37. Elles peuvent tout simplement traduire des inimitiés personnelles38. Mais de toute façon, elles entraînent la perte des biens fonciers. Un autre type de procès, l’antidosis, pouvait, à Athènes, entraîner une forte diminution de fortune39. De même, les affaires financières ou maritimes entraînent parfois la ruine, notamment lorsqu’il y a condamnation par défaut, comme on le voit dans le Contre Apatourios ; notons que le plaignant est un exemple flagrant d’ascension sociale, car il s’est enrichi à partir de rien dans le commerce maritime40. Mais d’autres causes ont également des conséquences plus inattendues, telles les affaires de coups et blessures. Certes, dans le cas normal, celui de coups de poing, on peut n’encourir que l’amende, à moins qu’il y ait des motifs de saisir le tribunal. Ainsi le Conseil ne condamna Théophèmos qu’à 25 drachmes d’amende41. Mais, en vertu de la loi sur les détrousseurs et de la loi sur l’outrage, il peut y avoir condamnation capitale42. De plus, l’auteur de blessures à la tête, au visage, aux mains et aux pieds doit fuir la Cité de sa victime, et, s’il rentre, il sera appréhendé et puni de mort, véritable dissuasion contre la violence mais aussi joli moyen de se débarrasser d’un adversaire, comme tenta de le faire Boéotos pour Mantithéos43, ou de récupérer une fortune indûment, comme le fit Dioclès44. Nous constatons ainsi qu’un moyen de régulation des comportements sociaux, la répression de la violence45, peut être dévoyé comme moyen de déclassement social.
- La perte de la fortune par mauvaise tutelle ou spoliation. Il est inutile d’en donner des exemples : près du tiers des Plaidoyers attiques sont dans ce cas46.
18Cette typologie fondée sur des sources bien connues n’est évidemment pas limitative. Mais le point crucial pour notre propos est que, dans la quasi-totalité des cas, c’est un événement imprévisible qui est à l’origine du déclassement. De plus, celui-ci touche l’ensemble de la famille, par le jeu de la solidarité familiale.
Régulation démographique et régulation sociale
19Si les familles possessionnées subissent un déclassement, comment expliquer qu’après un temps plus ou moins long de coupure, elles réapparaissent dans nos sources ? Il faut évidemment envisager une nouvelle ascension sociale. Celle-ci est perceptible dans très peu de cas ex nihilo (5 %), mais beaucoup plus quand la famille était connue auparavant. Là, les sources antiques ne peuvent pas nous aider pour trouver une explication. La comparaison avec les sociétés préindustrielles postérieures en revanche pourrait avoir valeur. Lorsqu’on suit à la fois les familles et les terres, on constate que le partage successoral, cette « machine à hacher les terres » qui morcelle les biens ou oblige à les vendre et donc déclasse la famille, est une notion qui n’a de valeur que pour 2 à 3 générations. À partir de la quatrième, parfois même avant, les familles de tradition nombreuse reprennent de l’importance et récupèrent les terres parce qu’elles sont encore là alors que les autres familles s’éteignent ou sont éteintes. Le fait a été souvent montré, notamment en Savoie par D. Barbero à partir de la comparaison entre la mappe sarde de Savoie et le cadastre du xixe siècle47.
20Une telle situation pourrait donner une clé sur le fonctionnement des sociétés antiques. Si la comparaison a valeur, il est clair qu’il y a interaction entre régulation démographique et régulation sociale, ces éléments essentiels de la vie d’une société. L’accroissement du champ de recherches devrait sans nul doute permettre d’en préciser les mécanismes.
21Ainsi, à l’heure de la conclusion, il paraît que l’on peut tirer de ces données, même fragmentaires, au moins un enseignement de poids : le cycle de renouvellement dans les sociétés antiques était beaucoup plus rapide que le carcan des statuts juridiques et des obligations de propriété terrienne ne pourrait le laisser supposer. On nous permettra d’ajouter que ce renouvellement semble avoir été plus rapide également, à notre sens en tout cas, que dans notre société contemporaine.
Annexes
Les familles attiques
a) La durée

b) Les mouvements avérés

c) Postérité selon le nombre d’enfants




Les familles déliennes
a) La durée

b) Postérité selon le nombre d’enfants


Les familles cyrénéennes
a) La durée

b) Postérité selon le nombre d’enfants


Les familles rhodiennes
a) La durée

b) Les mouvements avérés

c) Postérité selon le nombre d’enfants

22Note*48
Récapitulatif
a) La durée

b) Postérité selon le nombre d’enfants (en %)

Notes de bas de page
1 J.-K. Davis, Athenian Propertied Families 600-300 BC, Oxford, 1971.
2 C. Vial, Délos indépendante (214-167 av. J.-C.). Étude d’une communauté civique et de ses institutions, BCH Suppl. 10, Paris, 1984.
3 A. Laronde, Cyrène et la Libye hellénistique. Libykai Historiai, Paris, CNRS, 1987 et « À propos de la population et des familles cyrénéennes », M. Bellancourt et J.-N. Corvisier (dir.), La Démographie historique antique, Arras, 1999, p. 81-90.
4 E. E. Rice, « Prosopographika Rhodiaka », ABSA, 81, 1986, p. 209-250.
5 Le fait n’est pas extraordinaire. Il a déjà été constaté pour le monde insulaire grec : P. Brun, « Les nouvelles perspectives de l’étude démographique des cités grecques », La Démographie historique antique, op. cit. supra, p. 13-25 et principalement p. 16.
6 Pour les disparités selon les sexes, J.-N. Corvisier, Santé et société en Grèce ancienne, Paris 1985, p. 149-153 ; pour l’efficacité de la médecine et donc le rapport mortalité/guérison selon les maladies, ibid., p. 132-136.
7 Sur les données issues de la paléodémographie, J.-N. Corvisier et W. Suder, La Population de l’Antiquité classique, Paris, 2000, p. 49-51, avec les explications culturelles envisageables. Pour le risque de sous-estimation de l’âge au décès des squelettes féminins, J.-N. Biraben, C. Masset et P. Thillaud, « Le peuplement préhistorique de l’Europe », J.-P. Bardet et J.Dupâquier (dir.), Histoire des populations de l’Europe, Paris, 1997, ch. 2, p. 69-74. Pour l’incidence de la guerre sur la démographie, J.-N. Corvisier, « Essai historique sur l’incidence de la guerre sur la démographie antique », J.-N. Corvisier (dir.), Guerre et démographie dans l’Antiquité. Actes du colloque d’Arras, décembre 2001, sous presse.
8 Notamment, Démosthène, Contre Macartatos, 13, et Contre Léocharès, 19, dans des cas d’adoption posthume, et pour le retour dans l’oikos d’origine, Isée, Succession d’Aristarchos, 11, et Démosthène, Contre Léocharès, 23. Notons que, dans ce dernier cas, si le plaignant récupère l’héritage en obtenant que l’adoption soit cassée, il y aura ascension sociale caractérisée : son père, pour qui il plaide, est crieur au Pirée (4). Sur la continuation de la famille du défunt, Isée, Succession de Ménéclès, 36-37. Pour une adoption testamentaire, Isée, Succession de Dikaiogénès, 6 ; Succession de Philoktémon, 3 ; Succession d’Astyphilos, 1-2 ; Succession d’Aristarchos, 6. Pour une adoption entre vifs, Isée, Succession d’Apollodoros, 1-4 ; Succession d’Hagnias, 8.
9 Sur l’adoption, L. Rubinstein, Adoption in IV. century Athens, Copenhague, 1993. Pour l’intérêt démographique des Plaidoyers attiques, outre G. Raepsaet, « À propos de l’utilisation des statistiques en démographie grecque. Le nombre d’enfants par famille », AC, 42, 1973, p.536-543, J.-N. Corvisier, publ. ultérieure.
10 Les 5 à 10 % de différence pourraient-ils s’expliquer par la baisse des activités liturgiques au début de la période hellénistique ? On peut l’envisager. Il convient cependant d’être prudent.
11 Il convient cependant de ne pas exagérer l’héritabilité des comportements démographiques : elle est discernable pour la naissance, mais rien de significatif ne peut être perçu pour la mortalité ou les âges au décès (cf. M. Poulain et M. Debuisson, « Les généalogies ascendantes et l’héritabilité des comportements démographiques », Annales de Démographie Historique, 1990, p. 357-364). La corrélation est positive, mais très faible entre la longévité des parents et celle des enfants, mais il a été prouvé qu’au xxe siècle, les enfants de familles nombreuses, les aînés surtout, ont en moyenne une descendance supérieure à la moyenne (J. Dupâquier, « Généalogie et démographie historique », ibid., 1993, p. 391-395). De tout façon, la reproduction des familles est très inégale ; cf. M. Dürr, « Les uns croissent et multiplient, les autres non. La reproduction différentielle des familles », J. Dupâquier et D. Kessler (dir.), La Société française au xixe siècle. Tradition, transition, transformation, Paris, 1992. Pour un tableau large des travaux dans ces domaines, voir L. Lorenzetti et M. Neven, « Démographie, famille et reproduction familiale : un dialogue en évolution », Annales de Démographie Historique, 2000, 2, p. 83-100, et G. Brunet et A. Bideau, « Démographie historique et généalogie », ibid., p.101-110.
12 On pourrait évidemment croire que cette différence vient de ce que nous ne sommes jamais assurés de connaître l’intégralité de la famille. Mais la discordance est trop considérable pour être explicable de cette manière.
13 Il faudrait donc tabler sur un minimum de mortalité de 6,6 : 12, soit 0,5 % de familles connaissant un mort au combat par génération et, si l’on prend pour base le point moyen, sur une mortalité de 2,2 % de familles connaissant un mort par génération. On comparera utilement ces données avec celles auxquelles nous parvenons par ailleurs : pendant la guerre du Péloponnèse, la moyenne annuelle est au maximum de 2,5 % du total des hoplites potentiels, en sachant que plusieurs hoplites pouvaient appartenir à la même famille, qui cumulaient ainsi plusieurs risques de décès. Au ive siècle, le chiffre revient à la normale, avec 0,3 % pour l’ensemble du monde grec. Pour l’origine de ces chiffres, voir J.-N. Corvisier, Guerre et société dans les mondes grecs 490-322 av. J.-C., Paris, 1999, p. 201-206 ; voir aussi « Essai historique sur l’incidence de la guerre sur la démographie antique », J.-N. Corvisier (dir.), Guerre et démographie dans l’Antiquité. Actes du colloque d’Arras, décembre 2001, sous presse. On notera cependant dans Isée, Succession de Dikaiogénès, qu’un grand-père, son fils et un petit-fils moururent tous les trois à l’ennemi comme triérarques.
14 Lysias IX, 4-5.
15 Cf. Démosthène, Contre Phormion, 10.
16 Lysias, Contre Diogiton, 7 et 9-11ou 16, où il est dit que ses neveux sont réduits à la mendicité.
17 Isée, Succession de Dikaiogénès, 6-8.
18 Isée, Succession de Philoktémon, 5 et 9 ; Succession d’Astyphilos, 1 ; Succession d’Aristarchos, 22 ; Succession d’Hagnias, 8.
19 Démosthène, Contre Zénothémis, 6, 9, 12 ; Contre Phormion, 2, 23, 32.
20 Démosthène, Contre Nicostratos, 7-11.
21 Cf. Isée, Succession d’Apollodoros, 8-9.
22 Démosthène, Contre Euboulidès, 18-19.
23 Lysias, X, 4.
24 Lysias, Sur la confiscation des biens du frère de Nicias, 5, 10, 19, 21-22 ; Contre Agoratos, 7.
25 Lysias, Contre Agoratos, 43 et 47.
26 Lysias, XIII, 30 et 48, et, pour la date du procès, 56-57.
27 Lysias, Sur les biens d’Aristophane, 7-8 ; pour le soupçon d’enrichissement trop rapide, 29-30 où il est comparé à d’ » anciens riches », et 49.
28 Démosthène, Contre Timothée, 67 ; Contre Leptine, 100 et 135.
29 Lysias, Pour Mantithéos, 10 (il ne s’agit que d’une ruine partielle).
30 Lysias, Contre Ergoclès, 9, 17 et Contre Philocratès, 2.
31 Lysias, Contre Épicratès, 9-12 et 16.
32 Lysias, Sur une affaire de confiscation, 6.
33 Démosthène, Contre Évergos et Mnésiboulos, 44.
34 Démosthène, Contre Théocrinès, 6 et 16-17, 19. Cf. Contre Androtion, 34 et Contre Timocrate, 201.
35 Démosthène, Contre Nééra, 87.
36 Démosthène, XXXIX, 4-5, 18, 25 et XL, 2-3, 50-52.
37 Démosthène, Contre Nééra, 16-17, 52-53, 72.
38 Démosthène, Contre Euboulidès, 8-11, 52, 63. Cf. peut-être Isée, Défense d’Euphylétos, 11-12.
39 Démosthène, Contre Phénippos, 3-4.
40 Démosthène, XXXII, 20 et 4.
41 Lysias, Contre Évergos et Mnésiboulos, 38-39, 41-43.
42 Démosthène, Contre Conon, 1, 22-23.
43 Lysias, Contre Andocide, 15. Cf. aussi Lysias, Au sujet d’une accusation de meurtre, 18 et 20, Démosthène, Contre Boéotos II, 32.
44 Isée, Succession de Kiron, 41.
45 Pour la gradation des sanctions, Démosthène, Contre Conon, 17-19.
46 Cf. notamment Lysias, X, 4 ; XXXII, 12-18. Démosthène, XXVII-XXXI pour la tutelle de l’orateur lui-même ; XXXV, 4 et 42 ; XXXVI, 8 ; XXVIII, 2 ; Isée, I, 9 ; II, 9 et 29 ; V, 9 où il est affirmé que les héritiers sont réduits à la mendicité ; VII, 6 ; VIII, 42.
47 D. Barbero, Représentation cartographique d’une image vécue : le cadastre sarde. Essai de géographie historique, Lyon, thèse soutenue en janvier 2002, 3 vol.
Notes de fin
48 Le premier chiffre traduit l’absence de descendance dans une branche de la famille lorsqu’une autre en a. Le second chiffre correspond à la génération où la famille sort de nos sources. Les deux doivent être additionnés pour parvenir au nombre utilisable, celui sur lequel peut porter le pourcentage.
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