Les grèves de Deîr el-Médînéh
p. 87-96
Texte intégral
1Nonobstant l’intitulé de ce colloque, ce n’est pas à l’examen d’un mécanisme de « régulation » mais au contraire à celui d’un épisode (du moins, apparent) de « dérégulation » sociale que je consacrerai cette contribution. Je ne crois pas, ce faisant, prendre au fond trop de liberté avec le thème de notre réunion, ni avoir besoin de longuement justifier ce choix devant un parterre d’historiens, habitués à faire jaillir la lumière de la confrontation de faits antinomiques : les épisodes, généralement conflictuels, où les sociétés, en tout ou en partie, rejettent leurs propres règles, nous en apprennent souvent davantage sur ces règles que les documents où celles-ci sont exposées. Quelle serait notre perception de l’esclavage antique sans la révolte de Spartacus ?
2L’épisode dont je parlerai ici eut pour cadre l’Égypte ancienne, et bien que l’État pharaonique apparaisse, précisément, comme un véritable « monument » de régulation sociale, la société égyptienne connut, comme toute société humaine, de nombreux épisodes de rejet collectif et parfois violent de ses propres règles. De ces épisodes, pourtant, l’historiographie officielle, dont la seule fonction était de magnifier la politique des pharaons, ne s’est généralement pas souciée de conserver le souvenir. Nous en serions donc, sur ce point, presque entièrement réduits à des spéculations théoriques si, par une exception heureuse, nous ne possédions un groupe de documents administratifs relatifs à une série de grèves qui eurent lieu à Thèbes (aujourd’hui Louqsor), au cours des quatre derniers mois de la 29e année du règne du pharaon Ramsès III, soit vers 1155 av. J.-C.
3Ces événements ne représentèrent pas un mouvement de grande ampleur, puisqu’ils n’affectèrent, spécifiquement, que la petite communauté des artisans qui habitaient, avec leurs familles, le village de Deîr el-Médînéh, sur la rive gauche du Nil, au pied de la montagne thébaine (fig. 1). Cette communauté avait pour fonction de réaliser, pour les pharaons, leurs épouses et leur progéniture, de l’excavation à la finition, les célèbres tombes des Vallées des Rois et des Reines. Du point de vue de son statut, elle constituait une institution au service personnel du roi, qui en était donc le seigneur éminent, mais elle était administrée, pour le compte de celui-ci, par le « vizir », un personnage officiel dont on compare généralement le rôle à celui d’un « premier ministre »1. L’administration égyptienne possédant normalement, au Nouvel Empire, une structure dédoublée, on comptait ordinairement deux vizirs, un pour la Haute et un pour la Basse-Égypte. Au moment où commencent les événements que nous allons relater, les deux vizirats venaient d’être réunis en une fonction unique, un peu moins de deux mois et demi plus tôt, par la promotion du vizir de Haute-Égypte, To, à la fonction de vizir de Haute et Basse-Égypte2.

Fig. 1: Le contexte géographique des grèves de Deîr el-Médînéh

Fig. 2 : Deîr el-Médînéh, aspects organisationnels
4Sous l’autorité du vizir, l’équipe des ouvriers était dirigée, dans les faits, par une « troïka » résidant au village (fig. 2). Ce groupe était composé de deux chefs-ouvriers, qui dirigeaient chacun le travail de l’une des deux demi-équipes, dites « la Droite » et « la Gauche », en laquelle l’équipe était structurellement divisée, et le troisième de ses membres était un scribe, qui représentait sur place le vizir et assumait les fonctions de secrétaire de l’institution. Sa mission consistait à faire exécuter les ordres du roi et à rendre compte au vizir de leur exécution, tout en tenant un journal des travaux et des événements administratifs marquant, au quotidien, la vie du village. Il assumait aussi localement les fonctions de notaire et servait parfois aux habitants d’écrivain public3.
5Pour qu’ils pussent se consacrer à leurs travaux, les ouvriers de Deîr el-Médîneh étaient nourris, logés et même blanchis par le roi. Un groupe de travailleurs, dit la sémédet (le sens littéral du terme est matière à débat), collectivement placé à leur service, avait pour mission de leur livrer, à intervalles réguliers, de la nourriture, des vêtements, du combustible, et jusqu’à l’eau dont le village était dépourvu, sans compter les produits et les outils nécessaires au travail. Chaque mois, ils recevaient en particulier, pour leur alimentation et celle de leur famille, un salaire en nature, versé sous forme de rations d’orge et de blé, les deux bases de l’alimentation égyptienne. Pour une équipe dont les effectifs tournaient normalement autour de 60 ouvriers, on peut calculer que ce salaire représentait globalement, par mois, 365 khar (litt. « sacs ») de cérales, soit 280 hl4. Lorsque la date de versement des rations approchait, ce grain était acheminé du temple d’Amon à Karnak, sur la rive droite du Nil, dont les immenses silos assumaient, pour toute la région de Thèbes, la fonction d’entrepôt régulateur, aux greniers du Ramesséum, le temple funéraire de Ramsès II, qui assumaient la même fonction pour la rive gauche de l’agglomération thébaine. Du Ramesséum il était ensuite acheminé jusqu’à l’entrée du village, où il était stocké dans un silo collectif, associé au bâtiment dit khétem, siège de l’administration locale, puis faisait l’objet d’une distribution publique présidée par le scribe.

Fig. 3 : Le contexte chronologique des grèves de Deîr el-Médînéh
6Le 10 du deuxième mois de péret de l’an 29 de Ramsès III (fig. 3)5, les ouvriers de Deîr el-Médînéh cessèrent le travail, quittèrent leur village et sortirent de la zone de la nécropole thébaine dans laquelle ils étaient théoriquement astreints à résidence (les sources emploient l’expression sn jnbw, « passer les murs »6), pour venir manifester en masse auprès de diverses instances de la rive gauche de Thèbes, afin d’exiger le versement de leur salaire, qui leur était dû depuis une vingtaine de jours. Ce fut le début d’un cycle de grèves qui ne devaient prendre fin que trois mois plus tard environ7, et qui sont souvent qualifiées, non sans complaisance, de « premières grèves de l’histoire de l’humanité » (il vaudrait mieux dire « les premières grèves dont l’existence soit attestée par des documents écrits »). Le déroulement de ces grèves nous est connu dans l’ensemble par le papyrus dit « de la grève », conservé au musée de Turin (P. Turin Cat. 1880), et une série d’ostraca, auxquels nous avons récemment ajouté une unité8. Hélas, aucune de ces sources ne nous conserve un récit continu des événements, mais une série de notes, plus ou moins développées, prises au jour le jour par le scribe du village, Amennakhté, fils d’Ipouy, dans l’éventualité d’avoir à rédiger plus tard pour son chef, le vizir, un rapport circonstancié, qui, lui, a disparu. À ces réserves près, on peut tirer de cette documentation le récit suivant, qui s’articule en trois épisodes successifs.
Premier épisode (deuxième mois de péret)
7Le 10 du deuxième mois de péret9, les ouvriers, excédés d’un retard de dix-huit jours dans le versement de leur salaire, quittent Deîr el-Médîneh en manifestant, et vont s’asseoir à l’arrière du temple funéraire du pharaon Thoutmosis III de la XVIIIe dynastie, au nord du Ramesséum (fig. 1). Le scribe Amennakhté et les deux chefs-ouvriers, auxquels se joignent les deux inspecteurs de police de la rive gauche de Thèbes10, s’efforcent sans succès de les convaincre de revenir au village. Les ouvriers passent toute la journée sur place et ne rentrent finalement chez eux que pour y dormir.
8Le 1111, les ouvriers quittent le village comme la veille mais vont s’asseoir, cette fois, à l’une des entrées du Ramesséum, le temple funéraire de Ramsès II, dont les magasins, nous l’avons dit, servaient d’entrepôt régulateur pour la distribution de denrées sur la rive ouest de Thèbes.
9Le 1212, les ouvriers retournent au Ramesséum, passent la nuit à protester devant l’une de ses entrées puis finissent par y pénétrer. Ils y sont accueillis par des gendarmes, ainsi que par les gardes du temple et quelques-uns de ses administrateurs. Le chef de gendarmes de la rive ouest de Thèbes, Montoumosé, venu inspecter la situation, s’informe des doléances des ouvriers et part en rendre compte au gouverneur de Thèbes, qui réside sur la rive droite du Nil. L’intervention de ce personnage débloque la situation, puisqu’il fait avancer aux ouvriers le montant des rations en litige par le temple.
10Le 1313, venu à Deîr el-Médîneh, ce même chef des gendarmes Montoumosé, qui s’était entremis la veille avec tant efficacité entre les ouvriers et les autorités, exhorte les ouvriers rassemblés à fermer leurs maisons et à l’accompagner avec femmes et enfants au temple funéraire de Séthi Ier à Gourna, au nord de la nécropole thébaine, où l’on devine qu’il s’agit d’aller au devant du gouverneur de Thèbes, que nous avons déjà évoqué :
Voyez, je vous dis mon conseil : montez là-haut [c’est-à-dire prenez le chemin qui passe par la montagne], rassemblez vos outils, fermez vos portes, emmenez vos femmes et vos enfants et allez tout droit au temple de Menmaâtrê [Séthi Ier] et je vous permettrai d’y rester demain.
11Cet épisode, où l’on croit voir, horribile dictu, un représentant de la loi et de l’ordre inciter des ouvriers à manifester, a mis à rude épreuve la sagacité des égyptologues, rendus perplexes par ce qui leur semble une inexplicable trahison14. Il est cependant possible d’en offrir une explication meilleure et parfaitement logique. Nous en reparlerons plus bas.
12Les grèves des jours précédents avaient permis aux ouvriers d’obtenir le versement de leur salaire du mois précédent, mais le 1615, l’agitation reprend, à l’approche de la date de distribution des rations du mois courant, dont les ouvriers pressentent peut-être qu’elles seront elles aussi retardées. Prenant donc les devants, les ouvriers défilent au crépuscule en portant des flambeaux, et vont s’asseoir au temple funéraire de Ramsès III, à Médînet Habou (fig. 1), où ils passent la nuit.
13Le lendemain, le 1716, les autorités du temple acceptent de s’entretenir avec les ouvriers et leur proposent de relayer leurs doléances aux autorités supérieures. Sur une nouvelle intervention probable du gouverneur de Thèbes, les rations du deuxième mois de péret sont distribuées à l’équipe le jour même et le suivant, entraînant pour le reste de ce mois un retour au calme.
Deuxième épisode (troisième mois de péret)
14Au troisième mois de péret, à une date qui n’est pas précisément connue17, les ouvriers cessent de nouveau le travail, mais cette fois, semble-t-il, sur le chantier de la Vallée des Rois, et refusent de rentrer au village. Après bien des palabres, les chefs d’équipe et le scribe réussissent à les convaincre de rentrer à Deîr el-Médînéh, mais non sans difficultés. Quelques jours plus tard18, les ouvriers quittent de nouveau en groupe le village, malgré les efforts de leurs chefs. À ceux-ci, qui s’efforcent de les retenir, leur porte-parole déclare que la manifestation n’a pas pour but, cette fois, de réclamer le versement de salaires en retard, mais de dénoncer publiquement des malversations dans l’administration de l’institution ; il exige, ce faisant, au nom de ses camarades, que ces doléances soient relayées à l’autorité supérieure.
Troisième épisode (fin quatrième mois de péret-troisième mois de chémou)
15Le 28 du quatrième mois de péret19, le vizir en personne, qui porte le nom de To, vient à passer à Thèbes en bateau, à la tête d’une petite flotille. Sa venue n’est pas motivée par les troubles de Deîr el-Médînéh, mais par la préparation d’un événement politique d’importance nationale, le jubilé royal, ou fête-sed, traditionnellement célébré à Memphis au 30e anniversaire de l’avènement du souverain régnant (pourvu que celui-ci, naturellement, ait régné jusque-là). Cette fête, on le sait, consistait pour l’essentiel en une réitération des rites du couronnement, en présence des statues des principales divinités du pays. Or, lorsqu’il passe à Thèbes, To retourne précisément vers le nord après avoir collecté, pour la fête, les statues des principales divinités de Haute-Égypte, qui l’accompagnent, chacune portée, avec ses prêtres, dans sa propre embarcation. En relâche à Thèbes pour y prendre la statue d’Amon de Karnak, il était prévu que To visitât ce jour-là Deîr el-Médînéh, où le versement des salaires du mois courant souffrait une nouvelle fois d’un retard, et les ouvriers comptaient certainement sur son intervention pour qu’il mît personnellement fin aux désordres affectant leur versement. Or, au lieu du vizir, les ouvriers, rassemblés pour l’accueillir, voient venir à sa place un chef de gendarmes, porteur de sa part d’un message lénifiant : les assurant de sa bonne volonté, le vizir, arguant de la quasi vacuité des silos de Karnak, promet aux ouvriers le versement prochain d’une quantité de grain correspondant à la moitié d’un salaire.
16La distribution de ce grain a lieu quatre jours plus tard, le 2 du premier mois de chémou20. Le chef d’équipe Khonsou conseille aux ouvriers d’accepter ces rations insuffisantes, mais de se rendre ensuite en manifestation au bord du Nil, au quai d’où l’on traversait le fleuve pour Louqsor, afin de manifester leur mécontentement aux employés du vizir. Ce projet ne recevra cependant qu’un commencement d’exécution : jugeant leur conduite injustifiée, puisqu’ils ont reçu assez de grain pour « voir venir », le scribe Amennakhté réussit à les rattraper et à les convaincre de rebrousser chemin.
17Onze jours plus tard, le 13 du premier mois de chémou21, le complément de leur salaire ne leur ayant toujours pas été versé, les ouvriers cessent une fois de plus le travail et se rendent au temple funéraire de Merenptah, le successeur de Ramsès II, au sud du Ramesséum. Par une heureuse coïncidence, le gouverneur de Thèbes vient à passer par là et entend leurs cris. Il envoie un subordonné s’enquérir des raisons du vacarme, et décide, une fois informé, d’avancer aux ouvriers 50 sacs de grain, pour leur permettre de subsister jusqu’à ce que le roi leur verse enfin leur salaire. Bien que les ouvriers de Deîr el-Médînéh dussent encore recourir plusieurs fois, pour diverses raisons, à la cessation de travail au cours de la XXe dynastie, le geste du gouverneur (déjà deux fois le bienfaiteur des ouvriers) met fin, pour le règne de Ramsès III, au cycle de troubles commencé trois mois plus tôt.
18Le mot même de « grève » connote aujourd’hui, dans l’ensemble, l’idée d’un mouvement politisé, en théorie « conscient » et « organisé », d’un épisode tactique dans une stratégie globale, supposée offensive, déterminée par des organisations de type syndical, et visant à obtenir, pour l’ensemble d’une catégorie sociale ou professionnelle, des avantages en termes de conditions de travail, de pouvoir d’achat ou de niveau de vie, tout en contestant la politique économique d’un gouvernement ou de la direction d’une entreprise. Dans la pratique, cependant, de très nombreuses grèves sont en fait des mouvements spontanés, qui n’affectent qu’une communauté précise et qui ne représentent, de la part de celle-ci, qu’un simple réflexe de défense contre une menace, réelle ou imaginaire. Les grèves de l’an 29 de Ramsès III à Deîr el-Médînéh appartiennent manifestement à cette seconde catégorie. Encore doit-on remarquer que les ouvriers ne manifestaient pas pour obtenir, en l’occurrence, un changement de leur sort mais un retour à la normale. Et bien loin de réagir à ces protestations en faisant donner la gendarmerie mobile, les sources nous montrent que ces mêmes autorités, en la personne du gouverneur de Thèbes, en admettaient le caractère légitime, et intervinrent trois fois avec succès pour secourir les ouvriers. Les troubles provoqués par ceux-ci contrebalancaient en quelque sorte le trouble provoqué par l’impéritie des responsables de leur approvisionnement. C’est ici qu’il y a lieu de reparler de l’attitude soi-disant équivoque du chef des gendarmes Montoumosé, ce représentant de l’autorité qui aurait poussé de manière incompréhensible les ouvriers à manifester contre celle-ci le 13 du deuxième mois de péret, lors du premier épisode des grèves. Or cette attitude n’est en fait équivoque que si l’on oublie (sous l’influence des connotations modernes du terme ?) qu’une « manifestation » n’est pas uniquement un acte de protestation, mais peut être aussi une expression de joie et de reconnaissance. Il me semble ainsi plus logique de croire que c’est à une démonstration de ce type que le chef des gendarmes poussait les ouvriers, et qu’il les envoyait plus précisément à la rencontre du gouverneur de Thèbes, qui les avait, la veille, secourus, afin de le remercier22. Si, dans l’optique du thème de ce colloque, nous cherchons à tirer le bilan des grèves de Deîr el-Médînéh en l’an 29 de Ramsès III, nous dirons que cet épisode apparaît moins comme un véritable cas de « dérégulation » sociale que comme la mise en œuvre, par des gens normalement soumis à des règles, et qui en tiraient avantage, d’un moyen de pression destiné à obtenir le retour, de la part de leurs autorités de tutelle, en l’occurrence prises en faute, à leur état normal de « régulation ».
19Les causes du retard récurrent dans la livraison de leur salaire qui provoqua la colère des ouvriers de Deîr el-Médînéh, puis la ranima à plusieurs reprises, me paraissent mériter, pour finir, quelques mots de commentaire. La récurrence de ces retards témoigne naturellement d’une désorganisation dans les circuits économiques chargés d’acheminer ce salaire au village. Or, cette désorganisation est généralement interprétée comme le premier symptôme de la désorganisation générale de l’économie égyptienne qui devait précipiter l’effondrement du Nouvel Empire. Moins d’un siècle après la mort de Ramsès III, en effet, la XXe dynastie prenait fin au milieu de graves troubles politiques et sociaux, amenés par l’implosion du système économique de redistribution sur lequel était fondé l’édifice institutionnel égyptien. Parmi d’autres facteurs, ce système, en effet, ne put survivre à la perte progressive, au cours de la dynastie, des possessions extérieures de l’Égypte, seules productrices jusque-là du surplus nécessaire à sa mise en œuvre. De graves troubles accompagnèrent cette douloureuse mutation, à Thèbes notamment, avec le pillage généralisé des tombes de sa nécropole occidentale, à la recherche d’or et de métaux précieux.
20Bien qu’elle soit communément admise, cette interprétation trop hâtive me paraît loin d’être satisfaisante. Les vestiges archéologiques et les sources écrites datant de Ramsès III (sous lequel eurent lieu nos grèves) montrent en effet que les conditions qui devaient provoquer la crise qui fut fatale à la XXe dynastie n’étaient pas encore réunies. Sous son règne, l’Égypte trouve encore les moyens de financer un vaste programme de construction de temples et de fondation d’institutions religieuses, consignés dans le Papyrus Harris I, véritable histoire du règne23. De surcroît, la théorie en question accorde nous semble-t-il une importance démesurée au village de Deîr el-Médînéh, qui ne représentait, dans l’ordre des choses, qu’une fraction infime de l’univers institutionnel égyptien.
21Dès lors, plutôt que de mettre les grèves de Deîr el-Médînéh au compte de facteurs économiques relevant d’une crise structurelle, pourquoi ne pas les mettre plutôt au compte de facteurs d’ordre conjoncturel ? De fait, si l’on accepte cette ligne de raisonnement, on ne peut manquer d’être frappé par la coïncidence chronologique remarquable entre la fin des grèves de Deîr el-Médînéh, le troisième mois de chémou de l’an 29 de Ramsès III, et la célébration de la fête-sed du souverain, le 26 du même mois, premier jour de l’an 30. Or nous savons que la célébration des fêtes-sed, à laquelle était requise la présence de la quasi-totalité des hauts fonctionnaires et des prêtres importants du pays, sans compter la foule immense des gens du commun qui y participaient et pour laquelle le roi tenait table ouverte, impliquait une mobilisation exceptionnelle de toutes les ressources du pays. Il suffit, pour en prendre la juste mesure, de considérer les vestiges de Malqatta, au sud de Médînet Habou, une ville entière construite, à la XVIIIe dynastie, pour la seule célébration de la fête-sed d’Aménophis III, et ensuite retournée au désert.
22Une telle mobilisation de ressources suffisait sans doute à occuper pour plusieurs mois, pendant la phase de la préparation de la fête, l’ensemble de l’administration égyptienne et à lui faire donc négliger ses tâches usuelles. Je crois donc que c’est aux négligences administratives induites par la préparation de la fête-sed de Ramsès III que les ouvriers de Deîr el-Médînéh durent les retards de salaire contre lesquels ils firent grève. Avec la célébration de la fête, tout rentra dans l’ordre.
Notes de bas de page
1 Cette communauté est bien connue grâce à de très nombreux travaux. Voir en particulier J. Cerny, A Community of Workmen at Thebes in the Ramesside Period, Bibliothèque d’Étude 50, Le Caire, 20012 ; D. Valbelle, « Les ouvriers de la tombe », Deir el-Médineh à l’époque ramesside, Bibliothèque d’Étude 96, Le Caire, 1985 ; R. Ventura, Living in a City of the Dead. A Selection of Topographical and Administrative Terms in the Documents of the Theban Necropolis, Orbis Biblicus et Orientalis 69, Fribourg et Göttingen, 1986, et J. Janssen, Village Varia. Ten Studies on the History and Administration of Deir el-Medina, Egyptologische Uitgaven 11, Leyde, 1997. Voir aussi le catalogue de la récente exposition G. Andreu (dir.), Les Artistes de Pharaon, Deir el-Médineh et la Vallée des Rois, Paris, 2002.
2 Le 21 du second mois d’akhet de l’an 29 de Ramsès III : K. A. Kitchen, Ramesside Inscriptions, Historical and Biographical (ci-après « KRI ») V, Oxford, 1983, 529, 14-530, 2.
3 Le village ne possédait, à la fois, qu’un scribe titulaire, mais celui-ci, selon les époques, pouvait être à la tête d’un secrétariat de plusieurs personnes.
4 Pour le montant des rations des ouvriers, cf. en dernier lieu J. Janssen, Village Varia, op. cit., p. 13-35.
5 Le calendrier égyptien était divisé en trois saisons agricoles de quatre mois de trente jours : akhet, « l’inondation » (mi-juillet à mi-novembre), péret, « la germination » (mi-novembre à mi-mars) et chémou, « la moisson » (mi-mars à mi-juillet). Il s’y ajoutait cinq jours épagomènes pour compléter les 365 jours de l’année solaire.
6 Voir en dernier lieu G. Burkard, « “Oh, diese Mauern Pharaos !” Zur Bewegungsfreiheit der Einwohner von Deir el Medine », MDAIK, 59, 2003, p. 11-39.
7 Vues d’ensemble sur ces grèves : E. F. Wente, « The Strikes in Ramses III’s Twenty-Ninth Year », JNES, 10, 1951, p. 137-145 ; P. J. Frandsen, Editing Reality : The Turin Strike Papyrus, dans S. I. Groll (ed.), Studies in Egyptology presented to Myriam Lichtheim I, Jérusalem, 1990, p. 166-199 ; P. Grandet, Ramsès III, Histoire d’un règne, Paris, 1993, p. 324-330 ; voir aussi W. Helck, Die datierten und datierbaren Ostraka, Papyri und Graffiti von Deir el-Medineh, bearbeitet von A. Schlott, Ägyptologische Abhandlungen 63, Wiesbaden, 2002, p. 308-314.
8 ODM (Ostracon de Deîr el-Médînéh) 890 : P. Grandet, Catalogue des ostraca hiératiques non littéraires de Deîr el Médînéh, IX : Numéros 831-1000, DFIFAO 41, Le Caire, 2003, sub num.
9 Papyrus de la Grève de Turin (ci-après « PGT », A. H. Gardiner, Ramesside Administrative Documents, Londres, 1948, p. 45-58), r° 1, 1-5, et r° 3, 6 ; O. Caire CG 25530 (J. Cerny, Catalogue général des Antiquités égyptiennes du Musée du Caire, Numéros 25501-25832 : Ostraca Hiératiques, Le Caire, 1935, sub num.) ; O. IFAO 1255 + O. Varille 39 (KRI VII, Oxford, 1989, 300-302).
10 La fonction de ces personnages, nommés 3tw, est parfaitement claire ; cf. par ex. A. G. Mac Dowell, Jurisdiction in the Workmen’s Community of Deir el-Medîna, Egyptologische Uitgaven 5, Leyde, 1990, p. 55-59.
11 PGT, r° 1-6 ; O. Caire CG 25530 ; O. IFAO 1255, 2.
12 PGT, r° 1-7 et s. ; O. Caire CG 25530, 4-5 (où l’épisode est daté du 13) ; O. IFAO 1255, 3-5.
13 PGT, r° 4, 16-23 ; O. IFAO 1255, 5-10.
14 En dernier lieu, Frandsen, loc. cit., n. 7.
15 O. Varille 39, r° 10-15 ; ODM 890.
16 PGT, v° 3, 24-32 ; O. Varille 39, v° 4.
17 PGT, r° 2, 6-10.
18 PGT, r° 2, 11-17.
19 PGT, r° 2, 18-3, 5.
20 PGT, r° 3, 6-13.
21 PGT, r° 3, 14-18.
22 Pour cette hypothèse, voir mon Ramsès III, histoire d’un règne, Paris, 1993, p. 326.
23 P. Grandet, Le Papyrus Harris I (BM 9999), traduction et commentaire, 3 vol., Bibliothèque d’Étude 109 et 129, Le Caire, 1994 et 1999.
Auteur
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Un constructeur de la France du xxe siècle
La Société Auxiliaire d'Entreprises (SAE) et la naissance de la grande entreprise française de bâtiment (1924-1974)
Pierre Jambard
2008
Ouvriers bretons
Conflits d'usines, conflits identitaires en Bretagne dans les années 1968
Vincent Porhel
2008
L'intrusion balnéaire
Les populations littorales bretonnes et vendéennes face au tourisme (1800-1945)
Johan Vincent
2008
L'individu dans la famille à Rome au ive siècle
D'après l'œuvre d'Ambroise de Milan
Dominique Lhuillier-Martinetti
2008
L'éveil politique de la Savoie
Conflits ordinaires et rivalités nouvelles (1848-1853)
Sylvain Milbach
2008
L'évangélisation des Indiens du Mexique
Impact et réalité de la conquête spirituelle (xvie siècle)
Éric Roulet
2008
Les miroirs du silence
L'éducation des jeunes sourds dans l'Ouest, 1800-1934
Patrick Bourgalais
2008