L’élimination des vieillards et des malades : regard grec sur les sociétés des confins de l’oikoumenê
p. 43-53
Texte intégral
1On sait que dans les sociétés du monde grec, soit du fait de la loi, soit du fait de la pression sociale, les faibles, en particulier les vieillards, ne doivent pas être laissés sans secours : leurs proches sont tenus, bon gré mal gré, de les soigner et de leur assurer une sépulture (en grec : gêroboskia, gêrotrophia ou gêrokomia)1. En tout état de cause, laisser délibérément à l’abandon ceux qui sont frappés par la vieillesse ou la maladie ne peut être perçu que comme un écart par rapport à la norme. A fortiori, éliminer un vieillard ou un malade de la communauté en lui ôtant la vie est encore moins admissible dans les sociétés grecques. Une cité aurait fait exception, Ioulis, dans l’île de Kéos. D’après Strabon, on imposait aux citoyens qui dépassaient l’âge de soixante ans de boire la ciguë afin que les autres ne manquassent pas de subsistance2. Toutefois, cette loi civique, dont le souvenir s’est conservé dans une expression quasi proverbiale, semble bien être présentée comme la trace d’un usage révolu depuis bien longtemps.
2Cependant, à partir du vie siècle avant J.-C. et tout au long de l’époque hellénistique, l’horizon géographique et ethnographique des Grecs s’est considérablement élargi. On découvrait ailleurs des usages radicalement différents. En effet, dans d’autres contrées, tout particulièrement aux confins du monde habité, vivaient des hommes qui supprimaient les vieillards ou les malades. Les Grecs apprenaient ainsi que chez certains peuples, au lieu de secourir ceux qui en avaient grand besoin, on adoptait à leur égard des dispositions qui, transposées dans une cité grecque, seraient qualifiables de délit et seraient à l’origine d’un abominable désordre social.
3Je tenterai ici de mettre en perspective quelques témoignages relatifs à l’élimination des faibles dans ces sociétés lointaines et, pour être plus précis, d’examiner comment deux auteurs grecs, Hérodote au ve siècle avant J.-C., et Agatharchide de Cnide, au iie siècle avant J.-C., ont choisi de présenter cet usage étrange à leur public. Comment ont-ils, l’un et l’autre, pensé un comportement qui s’oppose à la norme grecque par son apparente horreur, qui est assimilable à un grave dérèglement social ? Nous pourrons voir que du ve au iie siècle, les regards évoluent profondément, car Agatharchide est parvenu, me semble-t-il, à présenter la mise à mort des faibles comme une pratique visant à préserver l’intégrité et la stabilité de la communauté, donc comme une pratique régulatrice. C’est un signe tangible de la finesse et de la maturité de la réflexion ethnographique grecque.
4Deux peuples, d’après Hérodote, pratiquent l’élimination des faibles: les Massagètes3 et les Padéens4, qui vivent, selon les informations dont dispose l’enquêteur, aux marges de l’empire perse. Voici ce que l’auteur rapporte au sujet des premiers: «[Les Massagètes] ne fixent pas de limite à la durée de leur vie, mais lorsqu’un homme est cassé de vieillesse, tous ses proches se rassemblent et l’immolent en même temps qu’un certain nombre de têtes de bétail, puis ils font cuire les chairs et s’en régalent. C’est là pour eux la fin la plus heureuse qu’on puisse avoir ». Hérodote ajoute pour compléter: «Ils ne mangent pas l’homme mort de maladie, mais ils le mettent en terre et jugent bien malheureux qu’il n’ait pas atteint l’âge d’être sacrifié5 ». Quant aux Indiens Padéens, ils tuent aussi bien les vieillards que les malades: « Quand un des leurs est malade, homme ou femme, si c’est un homme, les hommes les plus liés avec lui le tuent, alléguant que, si la maladie le consume, ses chairs sont gâtées pour eux ; lui nie être malade ; mais eux refusent de le croire, le mettent à mort et s’en régalent ; pareillement, si c’est une femme qui tombe malade, les femmes qui ont avec elle les relations les plus familières se conduisent de la même façon que les hommes. Aussi bien quiconque est parvenu à la vieillesse est immolé et sert à un festin. Mais peu nombreux sont ici ceux qui entrent en ligne de compte, vu que, auparavant, toute personne qui tombe malade est tuée6 ». Ajoutons un troisième passage qui ne manque pas non plus d’intérêt. Les voisins des Padéens, des Indiens végétariens anonymes, ont une coutume au fond assez proche: «Si l’un d’entre eux tombe malade, il s’en va dans la solitude et se couche ; et personne ne s’occupe de lui, ni après sa mort ni pendant sa maladie7 ».
5On relève certes des différences ponctuelles parmi les usages des uns et des autres : les Massagètes ne tuent ni ne consomment que les vieillards ; les Padéens tuent et mangent indifféremment vieillards et malades ; les Indiens anonymes se contentent d’abandonner à leur sort dans l’indifférence générale les malades (dont font probablement partie des vieillards). Cependant toutes ces pratiques aboutissent au même résultat: activement ou passivement, c’est-à-dire avec ou sans intervention des membres du groupe, ceux que l’âge et/ou la maladie ont affaiblis sont irrémédiablement abandonnés ou éliminés de la communauté.
6Quel regard Hérodote porte-t-il sur cette coutume8 ? Trois réponses au moins peuvent venir à l’esprit. Tout d’abord, implicitement et explicitement, Hérodote rend compte de l’usage barbare en l’étalonnant sur l’usage grec. La pratique des Massagètes et des Indiens est une frappante inversion des pratiques grecques qui imposent de ne pas exclure les faibles de la communauté et rejettent le cannibalisme. On repère ce réseau d’inversions plus ou moins fortes dans les moindres détails. Ainsi, dans le monde grec tout individu attend une sépulture ; chez les Massagètes, l’inhumation est un funeste malheur que chacun souhaite s’éviter et chacun achève honorablement sa destinée s’il peut être mangé par ses parents ; alors que la mémoire des morts est essentielle chez les Grecs, les Indiens végétariens oublient définitivement l’existence de ceux qui ont partagé leur vie et ignorent où ils reposent ; la séparation entre l’homme et l’animal, très nette dans le monde grec, est abolie chez les Massagètes qui consomment simultanément leurs parents et leur bétail, etc.
7En deuxième lieu, il me paraît certain qu’Hérodote joue aussi sur le registre pathétique, autrement dit qu’il cherche à susciter dans son public une gamme d’émotions allant du simple étonnement jusqu’à la franche répulsion. Le choix des mots et des notations semble bien approprié à cette fin. Des Indiens pressés d’avaler tout crus leurs familiers avant que la maladie ne les rende immangeables ; des Indiens et des Massagètes qui s’empiffrent et se régalent (c’est le sens du verbe rare kateuôkheô) ; les joies de la convivialité (la philia, l’homilia) qui s’épanouissent à l’occasion du meurtre d’un individu affaibli : pareille collection de détails devait amplement suffire pour que ces peuples et leurs nomoi soient rejetés par les Grecs, étonnés ou horrifiés, du côté de la bestialité et du monstrueux. On retrouve ici la dimension ethnocentrique et hellénocentrique du regard d’Hérodote, qui juge moins civilisés que les Grecs des peuples nomades, non-cultivateurs, consommateurs d’aliments crus. Bref, à voir certains de leurs usages, ces hommes se classent sans discussion dans la catégorie des peuples sauvages (agrioi andres9).
8En troisième lieu cependant, Hérodote ne s’interdit pas, malgré tout, de considérer ces épouvantables pratiques comme des éléments normaux du mode de vie de ces Barbares, autrement dit comme des usages sociaux et religieux propres aux sociétés massagète et indienne. En effet, la liquidation des plus faibles est donnée par l’auteur comme un acte régulier, une composante du code social qui régit la vie de ces sociétés dont elle contribue à définir l’échelle des valeurs : l’exemple des Padéens qui tuent irrévocablement les malades est explicite. Quant à la dimension religieuse de ces nomoi, elle est particulièrement sensible chez les Massagètes: l’exécution d’un vieillard relève du sacrifice religieux (le verbe thuein est utilisé) et du rite funéraire. Ainsi, d’après Hérodote, la mise à mort des plus faibles peut, sans contradiction, être aussi l’expression de normes humaines propres à un temps, à un espace et à une société précis. C’est la dimension relativiste du regard d’Hérodote que l’on retrouve ici et que l’historien a illustrée ailleurs avec cette anecdote bien connue : « Darius, du temps qu’il régnait, appela les Grecs qui étaient près de lui et leur demanda à quel prix ils consentiraient à manger leurs pères morts ; ils déclarèrent qu’ils ne le feraient à aucun prix. Ensuite, Darius appela les Indiens qu’on nomme Callaties, lesquels mangent leurs parents ; et, en présence des Grecs qui, par le canal d’un interprète, comprenaient ce qui se disait, il leur demanda à quel prix ils accepteraient de brûler leurs pères décédés ; ils se récrièrent fort et prièrent Darius de ne pas prononcer des paroles de mauvais augure. Telle est dans ce cas la force de la coutume10. » Hérodote, d’après ce passage, ne nie pas que les usages conventionnels des autres peuples, dès lors qu’ils sont collectivement acceptés et définissent une normalité, sont intangibles.
9Concluons. Le regard d’Hérodote au sujet de cette étrange coutume combine plusieurs points de vue: par rapport à la norme grecque, cette pratique est assimilable à une monstrueuse aberration ; en revanche, si l’on pose en principe la souveraineté de la coutume, la liquidation des faibles ne peut plus se réduire à un grave désordre et il faut au contraire admettre que, chez les Indiens et les Massagètes, le désordre social et l’impiété consisteraient à soutenir sans relâche les plus faibles en attendant la mort naturelle. Vu sous cet angle, un tabou funeste dans le monde grec acquiert une existence légitime en un autre endroit de la terre habitée. Mais Hérodote ne va pas au-delà et sa réflexion atteint ici sa limite. En particulier, Hérodote n’aborde pas la question de la causalité: rien ne vient ouvertement expliquer pourquoi ces communautés doivent se débarrasser des faibles. Ceci n’est sans doute pas fortuit mais nous entraînerait vers une réflexion qui n’a guère sa place ici11.
10Trois siècles plus tard, le monde grec n’est plus le même. L’espace que connaissent les Grecs s’est considérablement élargi grâce à l’expédition d’Alexandre, bouleversant les repères de l’hellénisme. Le regard sur les peuples non grecs, du moins celui d’une certaine partie de l’intelligentsia hellénistique, a connu des mutations majeures, d’autant plus que les conditions de l’observation ethnographique ont grandement évolué : certains peuples éloignés sont devenus accessibles, peuvent être approchés et vus directement. Dans ce nouveau contexte, Agatharchide de Cnide, qui se présentait lui-même comme un spécialiste des secteurs méridionaux de l’oikoumenê, avait au iie siècle av. J.-C. rédigé une monographie au sujet des contrées baignées par l’océan Indien12. Le livre V nous est connu par deux versions, qui se recoupent et se complètent. Il contenait de larges passages ethnographiques consacrés aux peuples de la mer Rouge13. Agatharchide avait principalement puisé ses renseignements dans les comptes rendus des hommes qui en avaient parcouru le rivage africain au service des premiers Ptolémées: chasseurs d’éléphants, officiers, marins, etc.
11Une large notice était consacrée à un groupe de nomades éleveurs, nommés collectivement Trogodytes14. Celle-ci se termine, dans le texte de Diodore, par l’observation suivante : « Ceux que l’âge rend incapables de suivre les troupeaux s’étranglent en se serrant le cou au moyen d’une queue de vache et mettent ainsi fin à leur vie avec décision ; et si quelqu’un essaie de différer sa mort, le premier venu a le droit de lui passer le lien autour du cou, dans la pensée de lui venir en aide, et, tout en l’admonestant, de lui ôter la vie. Pareillement, il est d’usage chez eux de faire périr les estropiés ou ceux qui sont atteints de maladies incurables ; en effet, le plus grand des maux à leurs yeux est d’aimer la vie quand on n’est pas capable d’accomplir des actes qui vous rendent dignes de vivre. Voilà pourquoi, chez les Trogodytes, l’on ne voit que des gens sains de corps et encore dans la force de l’âge, personne chez eux ne dépassant la soixantaine15. » Les notes de lecture de Photius diffèrent du texte de Diodore sur quelques détails: «Et quand les gens, accablés par la vieillesse, lot de tout homme, ne sont plus capables de suivre les troupeaux, on leur passe une queue de bœuf autour du cou et, en serrant bien le lien derrière la nuque, on les délivre de la vie. Si l’un d’eux cherche à retarder la fin, quiconque soudain le désire s’étant approché de lui, dans la pensée qu’il agit par bienveillance, met fin à son hésitation ; blâmant, conformément à la raison, ses atermoiements, il le tue de la même manière. Ce ne sont pas seulement les vieillards qu’ils retranchent ainsi de la vie, mais aussi ceux qu’une longue maladie ou la perte d’un membre rend incapables de suivre les troupeaux16. »
12La principale divergence entre les deux versions tient à la présence du non réfléchi dans le texte de Photius, si bien que l’idée de suicide disparaît. Sans entrer dans une discussion philologique qui n’aurait pas sa place ici, acceptons cette divergence dont les conséquences pour mon propos sont limitées. En effet, dans son principe, la coutume des Trogodytes s’apparente beaucoup à celle des peuples d’Hérodote, puisque les vieillards et les malades auxquels s’ajoutent ici les estropiés se suppriment ou sont supprimés, suivant la version que l’on adopte. Cependant, dans sa façon de présenter cet usage, Agatharchide est en franche rupture avec Hérodote sur cinq points.
13Premièrement: la description d’Agatharchide est débarrassée de tout ce qui pourrait attiser l’indignation d’un Grec. Examinons par exemple les détails de la mise à mort: les Trogodytes éliminent, sinon sans douleur, du moins rapidement, sans répandre le sang ; cette mort « facile » ne se fait pas dans la solitude ; elle n’est pas suivie d’un repas composé des chairs du mort auquel participent les familiers de la victime. Ce n’est pas tout : au lecteur grec qui jugerait honteux et criminel que l’on tue ceux qui ont mis au monde et élevé, Agatharchide a expliqué dans les lignes qui précèdent notre passage que chez les Trogodytes, on ne considère pas comme ses parents ceux qui ont donné naissance, mais ceux qui ont nourri de leur sang, de leur lait et de leur chair, ceux qui ont véritablement assuré la trophè. Aussi, conclut-il, les Trogodytes appellent-ils parents les taureaux, les vaches, les béliers et les brebis, non leurs géniteurs humains envers lesquels n’existent par conséquent ni dette ni devoir17.
14Deuxièmement : Agatharchide ne cherche pas à assimiler l’élimination des faibles à une forme exotique et étrange de piété, comme le faisait Hérodote. On ne trouve dans son texte aucune connotation religieuse, aucun vocabulaire à valeur religieuse. Par conséquent, il n’est guère possible pour le lecteur d’y voir quelque forme que ce soit de rite funéraire, à la différence des Padéens et Massagètes qui prennent rituellement congé de la vie en étant consommés. Outre les remarques qui viennent d’être faites, on notera que le rituel funéraire trogodyte a été décrit séparément et en détails dans le paragraphe précédent18.
15Troisièmement: Agatharchide expose très rationnellement à son lecteur les raisons de cette pratique. Pour ce faire, il souligne les problèmes que pose au groupe la présence en son sein d’individus affaiblis, quelles que soient les causes de cette faiblesse. En effet, les Trogodytes ont un mode de vie itinérant (Agatharchide a précédemment expliqué que les tribus sont forcées de se déplacer à cause de l’alternance des saisons sèche et humide). Il est donc impérieux que tout membre du groupe soit capable de suivre les déplacements des troupeaux, car il n’y a pas de bêtes de somme pour les transporter. Il faut ajouter à cela que les Trogodytes sont une société de pénurie, en raison de très rudes contraintes écologiques. Agatharchide a notamment décrit combien la saison sèche, torride, est pénible et périlleuse19. Dans ces conditions, le groupe ne peut se permettre de venir au secours de ceux qui sont devenus improductifs parce qu’ils ne peuvent plus, affaiblis et peu mobiles, suivre et soigner les troupeaux. Ces paramètres, rassemblés par Agatharchide, expliquent donc pourquoi cette société, soumise à des contraintes naturelles spécifiques, est conduite à contrôler sa démographie en éliminant les plus faibles au profit de la survie du groupe.
16Quatrièmement : Agatharchide s’attache à décrire un groupe agissant en pleine conscience de ses actes et appliquant fermement un code. En effet, la disparition est assumée personnellement (dans la version de Diodore) ou acceptée (dans la version de Photius) par celui qui sait qu’il doit quitter ses congénères, car il a assimilé la règle de fonctionnement de sa société. S’il vient à rechigner, n’importe quel membre du groupe reçoit une tacite délégation pour agir au nom de la collectivité, comme s’il était dépositaire d’une obligation permanente.
17Cinquièmement : Agatharchide introduit une dose non négligeable d’élévation morale dans la pratique des Trogodytes. En effet, celui que le destin a désigné pour disparaître s’étrangle (d’après Diodore) avec fermeté et sans lâcheté ; le Trogodyte qui se dévoue pour agir au nom de la collectivité le fait avec bienveillance. De plus, chez les Trogodytes, l’exécution des plus faibles est une pratique raisonnée20. Ainsi, dans la version de Diodore, on voit l’exécuteur admonester le condamné et lui rappeler quelle infamie sociale constituerait sa survie, tandis que dans celle de Photius, celui qui tue le fait en se conformant à un logos. Aussi nulle sauvagerie, nulle immoralité dans cet acte. L’élimination des plus faibles s’élève donc, dans l’analyse d’Agatharchide, à une sorte de loi non écrite que les Trogodytes peuvent appliquer avec raison et justice, parce qu’ils en ont compris le sens, et qui n’est pas incompatible avec une certaine forme d’excellence, d’arétè. Et à tout le moins, le lecteur grec ne peut guère, dans cette perspective éthique, accuser les Trogodytes de manquer de pitié ou de honte.
18Hérodote faisait de l’élimination des plus faibles une coutume antithétique de celle des Grecs, étrange, choquante, mais indiscutablement propre à certaines sociétés lointaines. Le point de vue d’Agatharchide, quoique personnel, porte en lui l’évolution de trois siècles de réflexion : il chasse l’émotion, désacralise, rationalise, atteint le niveau de l’étiologie. Il construit une notice ethnographique dans laquelle l’élimination des plus faibles est présentée au public comme un usage cohérent, qui s’appuie sur deux fondements: économique (les ressources et le mode de vie ne permettent pas de s’encombrer d’individus inutiles) et éthique (il est moralement juste de disparaître du groupe quand on atteint un certain degré de faiblesse). À travers le regard d’Agatharchide, ce qui est un grave dérèglement social pour un Grec devient, du côté des Trogodytes, une règle de fonctionnement légitime et compréhensible, sans laquelle cette société ne pourrait survivre. Peut-on dire, pour traduire la pensée de l’auteur antique en termes modernes, qu’Agatharchide parvient à penser la mise à mort des plus faibles comme une forme de régulation sociale ? Je crois que l’on peut répondre positivement. En effet, la suppression des faibles devenus inutiles paraît bien être, sans trahir Agatharchide, une règle sociale, engendrée par une pression extérieure aux individus et pesant comme une contrainte sur tous les individus ; cette règle21 se fonde sur une légitimité consensuelle que chaque membre de la communauté a assimilée ; l’application de la règle, l’activité de régulation proprement dite, assumée par n’importe quel individu, est constitutive de la communauté. Si donc on considère qu’une régulation a pour objet d’assurer à un groupe un fonctionnement régulier et constant, en empêchant tout désordre qui nuirait à sa stabilité et à sa survie, il est clair selon moi qu’Agatharchide considère, sans le formuler ainsi, que l’élimination des plus faibles joue ce rôle. Ce bon fonctionnement est toutefois, me semble-t-il, exprimé dans le langage qui lui est propre par Agatharchide dans la conclusion de sa notice: «Voilà pourquoi, chez les Trogodytes, l’on ne voit que des gens sains de corps et encore dans la force de l’âge, personne chez eux ne dépassant la soixantaine ». Ce pourrait être la manière et les mots grecs pour dire que la société des Trogodytes se régule bien.
19Deux remarques viendront compléter ces observations. Tout d’abord, on peut soupçonner, non sans raison, qu’Agatharchide compose de bien curieuse façon son exposé sur la mise à mort des vieillards et invalides. En effet, ses Trogodytes pensent et agissent un peu trop comme des Grecs. Examinons par exemple les blâmes qu’adresse aux vieillards hésitants celui qui se charge de les exécuter. En substance, il leur rappelle que ne méritent pas de vivre ceux que leur inutilité sociale fait tomber dans l’indignité. Cela rappelle étrangement ces vers de Ménandre : « La belle loi, Phanias, que celle des Céiens: ne doit pas vivre mal qui ne peut vivre bien22 » ; dans les Suppliantes d’Euripide, un personnage23 clame qu’il déteste ceux qui cherchent « à détourner le terme de la mort quand ils ne sont plus bons à rien » et qui «feraient mieux de disparaître24 ». Le reproche d’attachement excessif à la vie (philopsukhia) qui est adressé aux récalcitrants trogodytes, la résolution (prothumia) de ceux qui s’étranglent spontanément, la bienveillance (eunoia) de ceux qui exécutent les défaillants sont comme un écho à des valeurs et à des idées helléniques. Il n’est pas jusqu’à cet âge-limite de soixante ans qui ne paraisse plus grec qu’africain. De toute évidence, Agatharchide ne peut construire sa notice et, ce faisant, ériger la mort des faibles au niveau d’un légitime contrôle social qu’en usant de l’interpretatio Graeca. Il est donc probable que la véritable nature du fonctionnement social des Trogodytes lui a échappé. Mais c’est ainsi que procédait l’ethnographie antique. Au reste, l’interpretatio sert les intentions d’Agatharchide. En effet, l’auteur s’adressait à un lecteur grec auquel il entendait visiblement démontrer que la liquidation des vieillards et des invalides était fondée en raison et en morale: seule la transcription des realia africains selon les catégories de pensée grecques lui permettait d’être intelligible.
20En second lieu, on se demande bien pourquoi Agatharchide s’intéresse ainsi à une pratique sociale aussi étrange. Les réponses sont aussi improbables que la question est légitime, en raison du silence de l’auteur sur ses intentions. Hasardons deux hypothèses. Sans doute subissait-il l’influence de certains courants philosophiques qui se sont développés à l’époque hellénistique, notamment l’école cynique, et de certains hommes, comme Dicéarque et Ératosthène. Ce dernier, qui écrivait à Alexandrie, avait récusé la division entre Grecs et Barbares au profit de la division entre arétè et kakia. Les Barbares pouvaient participer de l’arétè et inversement il était possible de juger des Grecs kakoi25.
21Mais peut-être nourrissait-il aussi des intentions polémiques. En effet, avant même l’expédition d’Alexandre s’était épanouie une littérature consacrée aux peuples éloignés qui valorisait l’excellence de leur mode de vie. Quand était abordé le thème de la vieillesse et de la maladie, le public grec pouvait apprendre que les vieillards jouissaient d’une place de choix dans certaines sociétés26, et que dans d’autres la longévité exceptionnelle des hommes leur évitait les malheurs de la décrépitude27. Il n’est par conséquent guère étonnant que ces auteurs fussent accusés de préférer l’affabulation à la vérité28. Agatharchide, dans son exposé sur les Trogodytes, semble opposer à ces écrits une autre démarche: il choisit la rationalité et écarte les délices de la narration fabuleuse29. Il présente une société dont le mode de vie est fruste et l’environnement difficile, où l’on tue les vieillards et les éclopés. Et pourtant, il entend démontrer non seulement qu’ils agissent au mieux, mais encore qu’ils se conforment à une morale qu’un Grec pourrait approuver et qu’ils parviennent à survivre en formant une société saine et équilibrée. Certes, Agatharchide ne cherche sûrement pas plus à proposer aux Grecs un autre modèle de fonctionnement social qu’il ne les invite à supprimer vieillards et malades. En revanche, il me semble qu’il veut pousser son lecteur grec à remettre en cause ses schémas de pensée et à secouer ses présupposés quant à un certain nombre de conventions sociales: il veut lui faire comprendre que la défense des faibles n’est pas la seule norme socialement efficace et moralement défendable. Et, à tout considérer, la société des Trogodytes où l’on tue les malades, les vieillards et les estropiés n’est certainement pas plus brutale et sauvage que, par exemple, ces Ptolémées dont il a parlé longuement dans les paragraphes qui précèdent. Voici en effet des souverains hellènes qui envoient sans honte aux mines d’or de Nubie les plus faibles : « Jamais aucune indulgence, jamais aucun relâchement de peine n’est accordé, ni au malade, ni à l’estropié, ni à l’homme vieilli, ni à la faiblesse d’une femme, mais tous sont contraints par les coups à persévérer dans leur tâche, jusqu’à ce que, victimes des mauvais traitements, ils meurent dans une extrême misère. Aussi ces malheureux pensent devoir redouter toujours plus l’avenir que le présent à cause des punitions excessives et, jugeant la mort plus désirable que la vie, ils l’appellent de leurs vœux30. »
22Concluons: Agatharchide, qui vit dans un monde très différent de celui d’Hérodote, pousse, sur le thème de l’élimination des faibles, la réflexion ethnographique à un niveau remarquable. En effet, voici quelqu’un qui rend compte d’une pratique choquante pour ses contemporains en s’efforçant de la comprendre sans préjugé ; qui, et c’est tout son intérêt pour le colloque d’aujourd’hui, l’interprète, avec les outils conceptuels dont il dispose, en tant que mode de régulation sociale voulu et consenti ; qui ne la relègue pas au rayon des habitudes curieuses. D’autres auteurs de l’Antiquité ont signalé des massacres ou des suicides de vieillards chez des peuples plus ou moins éloignés. Onésicrite, compagnon d’Alexandre, raconte que les Bactriens jetaient les vieillards à des chiens dressés à les tuer31 ; Silius Italicus dit des Cantabres: «Poussé par une passion singulière, ce peuple, quand il se voit perclus et blanchi par les ans, ravit au destin les années désormais inaptes au combat, et, sans la guerre, il ne peut souffrir l’existence32 » ; d’après Pomponius Méla et Pline, les vieillards, chez les Hyperboréens, avaient coutume, poussés par la satietas uitae, de se précipiter du haut d’un rocher33. Mais, dans ces témoignages, comme dans d’autres qu’il est impossible de citer ici34, on ne dépasse pas, ou guère, l’anecdotique. L’hommage que l’on rendra à Agatharchide, qui décrivit les mœurs de ces peuples de la mer Rouge sans tomber dans le mépris et s’attacha à en rendre compte rationnellement, n’en sera que plus respectueux35.
Notes de bas de page
1 Les exemples ne sont pas rares. Ils proviennent de la documentation littéraire, épigraphique et papyrologique. Diverses références littéraires sont commodément rassemblées par G. Glotz, La Solidarité de la famille en Grèce, Paris, 1904, p. 359 ; pour un exemple épigraphique, voir L. Lerat, « Une loi de Delphes sur les devoirs des enfants envers leurs parents », RPh, 17, 1943, p. 62-86 ; B. Legras, Néotès. Recherches sur les jeunes Grecs dans l’Égypte ptolémaïque et romaine, Genève et Paris, 1999, p. 20-21 et p. 74-75 relève des cas dans la documentation papyrologique de l’Égypte ptolémaïque.
2 Strabon, X, 5, 6 (tradition reprise avec quelques variantes par Élien, H. V., III, 37).
3 Hérodote, I, 215, rattache les Massagètes aux Scythes. Cyrus avait tenté de les soumettre, au prix de sa vie, en 530. Ils étaient installés « du côté de l’aurore et du soleil levant », au-delà du fleuve Araxe (Amou Daria).
4 D’après Hdt., III, 101, ils étaient établis du côté du vent du sud, hors de la souveraineté de Darius.
5 Hdt., I, 216 (trad. A. Barguet, Paris, Gallimard, 1964, p. 139, légèrement modifiée).
6 Hdt., III, 99-100 (trad. Ph.-É. Legrand, Paris, CUF, 1939, p. 145, légèrement modifiée).
7 Hdt., III, 100 (trad. Ph.-É. Legrand, op. cit. n. 6, p. 145).
8 Les réflexions qui suivent au sujet du texte d’Hérodote n’ont rien d’original : elles s’appuient sur des analyses établies antérieurement, dont on trouvera une très utile synthèse dans Chr. Jacob, Géographie et ethnographie en Grèce ancienne, Paris, 1991, p. 49-72.
9 Cf. Hdt., IV, 106.
10 Hdt., III, 38 (trad. Ph.-É. Legrand, op. cit. n. 6, p. 66).
11 C’est en effet une question complexe à laquelle Hérodote ne répond pas. On peut raisonnablement estimer que les présupposés et les concepts avec lesquels Hérodote composait ses notices ethnographiques ne pouvaient le mener à une réflexion étiologique. De plus, dès lors qu’il posait en principe la souveraineté de la coutume, était-il besoin de conduire une enquête de ce genre ?
12 Sur ce savant, voir entre autres : K. E. Müller, Geschichte der antiken Ethnographie und ethnologischen Theoriebildund, t. 1, Wiesbaden, 1972, p. 281-289 ; S. M. Burstein, Agatharchides of Cnidus on the Erythraean Sea, Londres, 1989, en particulier p. 26-27 ; Chr. Jacob, op. cit. n. 8, p. 133-146.
13 Au sens actuel (elle portait le nom de golfe Arabique dans la terminologie géographique ordinaire des Anciens).
14 Ils se subdivisent en de nombreuses tribus.
15 Diodore de Sicile, III, 33, 5-6 (trad. B. Bommelaer, Paris, CUF, 1989, p. 42-43).
16 Photius, Bibliothèque, « codex » 250, 454b (trad. R. Henry, Paris, CUF, 1974, p. 172, modifiée).
17 DS, III, 32, 3.
18 DS, III, 33, 1-2. C’est encore l’occasion pour Agatharchide de faire l’éloge de la raison et de la sagesse des Trogodytes (cf. Photius, op. cit. n. 16, 454a-b, p. 171).
19 Les Trogodytes sont alors contraints de trouver refuge dans des zones marécageuses, qu’il leur faut encore disputer à des tribus concurrentes (cf. Diodore, III, 32, 2 ; Photius, op. cit. n. 16, 454a, p. 170-171).
20 On voit ici la différence avec les Padéens: ceux-ci considèrent les récalcitrants comme des menteurs.
21 Celle-ci n’est évidemment pas une loi écrite (comparer avec ce passage d’Agatharchide, dans Photius, op. cit. n. 16, 451b, p. 164, consacré à un autre peuple de la mer Rouge, les Ichthyophages : « Leur justice n’est fondée sur aucune loi ; quelle nécessité, en effet, de s’asservir à une ordonnance (prostagmati), quand on peut vivre honnêtement sans la sanction d’une loi écrite. »).
22 Voir supra n. 1.
23 Iphis se lamente sur sa vieillesse.
24 Euripide, Suppliantes, 1111-1114.
25 Str., I, 4, 9.
26 Str., XV, 1, 54 (certains Indiens reconnaissent la prééminence des vieillards, à condition, il est vrai, qu’ils détiennent la sagesse et la vérité) ; le récit de Iamboulos décrit une île où les vieillards disparaissent dans un suicide pour ainsi dire délicieux, après avoir toutefois vécu leur vieillesse et occupé une place de choix dans la société (DS, II, 58, 6).
27 Voir par exemple Str., XV, 1, 34.
28 Voir par exemple Str., I, 2, 35 ; II, 1, 9.
29 Cf. Photius, op. cit. n. 16, 444b, p. 143-144.
30 DS, III, 13, 3 (trad. B. Bommelaer, op. cit. n. 15, p. 16).
31 Str., XI, 11, 13 (= Onésicrite, FGr Hist, IIB, n° 134, F5).
32 Silius Italicus, III, 328-330 (trad. P. Miniconi et G. Devallet, Paris, CUF, 1979, p. 83).
33 Pomponius Méla, III, 5, 37 ; Pline, N.H., IV, 89.
34 Pour de commodes relevés, voir G. Dumézil, « Quelques cas anciens de “liquidation des vieillards”: histoire et survivances », RIDA, 4, 1950, p. 150-158 ; J. Koty, « Die Behandlung der Alten und Kranken bei der Naturvölkern », Forschungen zur Volkerpsychologie und Soziologie, 13, Stuttgart, 1934, p. 175-179
35 La littérature spécialisée moderne signale des pratiques semblables dans certaines sociétés du monde contemporain (Amérique du Nord, Sibérie, parties reculées de l’île de Hokkaido…). Voir par ex. G. Minois, Histoire de la vieillesse en Occident de l’Antiquité à la Renaissance, Paris, 1987, p. 26-27.
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