Étrangers et citoyens : le maintien de l’ordre dans une cité assiègée selon Énée le Tacticien*
p. 21-41
Texte intégral
1La cité assiégée d’Énée le Tacticien offre une étrange contradiction relevée à plusieurs reprises et encore soulignée, récemment, par Raoul Lonis1. Hors de ce qui semble être la logique fonctionnelle réglant une communauté politique en temps de guerre, Énée met en évidence une distorsion entre la nécessité stratégique de l’union contre l’envahisseur et la réalité d’une suspicion généralisée à l’encontre des étrangers toujours soupçonnables d’accointances avec l’adversaire en raison même de leur altérité2, mais plus encore peut-être à l’égard d’une partie des citoyens eux-mêmes.
2Énée donne ainsi une représentation double de la cité — car c’est dans ce cadre qu’il se situe — en posant au centre de son traité le problème du conflit sous toutes ses formes internes et externes. Face à l’assiégeant, pour la sécurité des citoyens, il préconise la stabilité d’une communauté politique et sociale organiquement constituée comme un tout insécable qui renvoie au concept d’homonoia, l’union, l’accord, la concorde, exprimée aussi dans les Poliorkétika par le verbe homonoéô, s’accorder ensemble. Dans le même temps, il met l’accent sur les divisions inhérentes à ce monde, les affrontements qui agitent, troublent les différents groupes sociaux qui le composent3. Énée les considère comme autant de négations de l’unité nécessaire. L’un des propos des Poliorkétika est d’exposer les moyens de mettre un terme à cette contradiction préjudiciable à l’indépendance et à la souveraineté de la cité, en bref à son intégrité politique et territoriale. À travers ses conseils, il pose clairement le problème du rétablissement d’un équilibre entre citoyens par la restauration des termes de l’échange politique, social et économique face à l’ennemi.
3Énée annonce dès le premier chapitre qu’en cas de siège, la « politophylakia », la protection, la sauvegarde des citoyens (I, 3), doit être l’objectif essentiel des magistrats en charge de la guerre tout en jouant dans tout l’ouvrage sur l’ambiguïté du mot. S’agit-il, par une défense adéquate, de sauver la cité en préservant les citoyens d’une défaite ou bien s’agit-il aussi, et peut-être surtout, de les surveiller, de les garder d’eux-mêmes en empêchant leur dérive autodestructrice sous couvert d’assurer la victoire ? Dans l’esprit d’Énée, les deux choses paraissent intimement liées. Dès ce premier chapitre, les mises en garde sont nettement formulées : ceux qui seconderont les magistrats devront figurer parmi ceux « qu’un changement de régime (métabolè) mettrait le plus en danger » (I, 7). Tout en organisant la défense de la ville, il propose, en raison même de cette défense, une véritable administration de la peur et du soupçon (hypopsia)4. Quels sont les moyens de cette gestion ? S’agit-il de mesures de simple surveillance ou bien, simultanément, d’une coercition plus vigoureuse et plus subtile à la fois, passant par les diverses formes du contrôle social qui est l’un des aspects de la régulation des sociétés. On définira brièvement ici le contrôle social comme l’ensemble des processus qui obligent un individu ou un groupe social à se conformer aux conduites que la société dans son ensemble attend de lui et que l’on peut obtenir soit par force soit par persuasion dans une invention perpétuelle des ajustements rendus indispensables par les transformations des situations5.
4Sous la forme directe, professionnelle, quasi brutale des énoncés du traité militaire, qui évite le brouillage fréquemment entretenu par les codes littéraires auxquels Énée n’est pas socialement astreint, n’y a-t-il que l’exposé d’un appareil de contrainte ? ou bien, en raison de la diversité même des groupes concernés par cette gestion du soupçon, Énée ne contribue-t-il pas à construire, lui aussi, vers le milieu du ive siècle, un modèle d’intériorisation des comportements rendu acceptable par la proximité de la guerre et qui, en retour, légitimerait la détention et l’exercice du pouvoir par un nombre restreint de citoyens ? autrement dit de manière plus précise, par le biais du maintien de l’ordre en temps de siège, Énée ne pose-t-il pas, abruptement, la question des rapports entre armée et pouvoir, ou, pour le formuler plus justement peut-être, entre la guerre et le politique6 ? De ce point de vue, par delà sa réputation de militaire de profession ne faudrait-il pas inscrire Énée et son œuvre dans un ensemble plus vaste ? Nous nous efforcerons donc de rapprocher ses propositions et ses manières de régler les difficultés d’être d’une cité « potentiellement assiégée », comme le remarque David Whitehead7, de quelques réflexions d’Isocrate, Xénophon, Démocrite, Platon et Aristote.
Le danger vient aussi de l’intérieur
5En temps de guerre, il convient de se méfier de tout et de chacun. Xénophon le conseillait déjà à l’Hipparque auquel il s’adressait probablement dès -362, soit à une date légèrement antérieure à la rédaction par Énée des Poliorkètica8. Être sur ses gardes, en état de « phylakè » constante est l’une des manifestations des qualités de réflexion du commandant de cavalerie9. C’est aussi l’un des aspect de l’art du commandement qu’enseigne Cambyse à Cyrus10. Énée ne dit pas autre chose quand il recommande aux chefs militaires et aux magistrats auxquels il s’adresse de « ne jamais accorder naïvement créance à quelque chose » (XI, 1) et de tenir en suspicion tous ceux qui pourraient aider les ennemis (polémioi). Il pose en règle, de manière assez convenue, qu’il faut surveiller les étrangers, dont les mercenaires constituent une catégorie, comme l’indique le nom dont il les désigne, et dont on les désigne couramment au ive siècle : les xénoi. Il y ajoute les alliés et les citoyens eux-mêmes, ce qui peut nous paraître plus surprenant.
Les étrangers
6Au premier abord, Énée paraît s’inscrire dans le courant de méfiance qui semble s’installer en Grèce au ive siècle à l’égard des étrangers et dont témoignent, entre autres, les discours des orateurs attiques ou les œuvres de philosophes comme Platon ou Aristote. Pour des raisons idéologiques à usage interne, dans le cadre d’un jeu politique complexe qu’a fort bien analysé Yvon Thébert11, le stéréotype de l’opposition citoyen-étranger et Grec-Barbare atteint alors un développement inconnu du siècle précédent. L’opposition, chez Énée, est pourtant plus complexe qu’il pourrait le sembler en première instance12. Elle n’a, en tout cas, rien de théorique. Énée n’est guère en accord avec le Platon des Lois, pour lequel l’étranger, par les nouveautés qu’il apporte, est une source permanente de dommages pour l’ordre de la cité13. Il n’est pas davantage en harmonie avec les analyses plus tardives d’un Aristote insistant sur le fait que les communautés civiques qui ont tenté de « s’agréger » des étrangers « nourris à d’autres lois » ont « pour la plupart connu des séditions »14. En temps de paix, la cité d’Énée est incontestablement une cité ouverte, tributaire, dans sa vie sociale et économique, de l’activité des étrangers, métèques ou non, qui commercent dans le port (X, 8), les entrepôts ou les marchés (X, 14). Elle reçoit volontiers les enseignants venus des cités voisines (X, 10), les importateurs de produits manufacturés (XXIX, 4) et de produits alimentaires (XXIX, 6-7) — y compris, d’ailleurs, en temps de guerre, ou de préparation à la guerre (X, 12) —, voire les marchands d’armes (XXX, 1). Elle est une cité prospère et proche, par l’accueil qu’elle réserve aux étrangers, de celle que souhaite Isocrate dans son discours Sur la Paix15, et de celle que Xénophon appelle de ses vœux dans Les Revenus16.
7Énée attache toutefois la plus grande importance au contrôle des étrangers résidents et de passage, qu’ils séjournent en ville pour leurs affaires ou pour l’exercice de leur profession17. En temps de guerre, ou en temps de préparation à la guerre — le cas de figure le plus courant chez Énée —, tout étranger, si indispensable soit-il à la vie de la cité, est à soupçonner en raison même de ses mouvements. Sa mobilité le fait considérer comme toujours à l’affût d’un renseignement à transmettre à l’assaillant sur l’entraînement des mercenaires et des citoyens (X, 13), et comme toujours susceptible d’introduire, par son entregent, armes et hommes à l’intérieur de la ville (XXIX, 4 et 11-12). Appartenir à une délégation officielle venue d’une autre cité n’évite en aucun cas le soupçon. Au contraire (X, 11). Certes, Énée ne suggère pas d’ouvrir, comme à Coucouville-les-Nuées, « la chasse aux étrangers », plus ou moins assimilés à des « charlatans », comme Pésaitéros en donne obligeamment l’information au géomètre Méton dans Les Oiseaux d’Aristophane18. Énée est toutefois convaincu, et cherche en tout cas à convaincre son lecteur, que, par son altérité même, tout étranger, en situation régulière ou non, est suspect d’entente avec l’ennemi.
8Il existe des précédents. Cette suspicion entretenue dans la cité assiégée est, par exemple, analogue à celle dont firent preuve les Athéniens à l’égard des Béotiens résidant en Attique après le coup monté par les Thébains contre les Platéens en -43119, ou comme celle qu’ils affichèrent des décennies plus tard à l’encontre d’ambassadeurs lacédémoniens qui furent emprisonnés au lendemain de l’invasion de l’Attique par Sphodrias en -37820. Il s’agit bien, en temps de guerre, de considérer les étrangers comme des traîtres potentiels, sinon probables, et comme des éléments destructeurs de l’unanimité qui doit régner face à l’ennemi. De ce fait, il convient de les enserrer dans une surveillance étroite afin d’anticiper les événements. Plus encore, il est utile, pour l’occasion, de les enfermer dans la représentation stéréotypée de l’opposition entre citoyens et étrangers, en donnant à cette dernière une justification fondée sur l’analyse de faits historiquement avérés comme ceux qui survinrent dans « la ville » anonyme signalée au chapitre xxiii, et qui est peut-être Sicyone21.
Les mercenaires
9Aux civils étrangers Énée ajoute les mercenaires. À première vue, l’importance qu’il accorde à ces derniers n’est guère perceptible. Si l’on se borne à recenser les paragraphes qui leur sont directement consacrés, leur rôle peut même sembler assez modeste (X, 7 et 18-19 ; XII, 2 ; XIII ; XXII, 29 ; XXIV, 3). Il faut d’ailleurs attendre le chapitre X pour qu’ils soient explicitement mentionnés. Toutefois, à s’attarder sur les exemples qui appuient ordinairement les prescriptions d’Énée, on s’aperçoit vite que d’Argos (XI, 7 et 10) à Héraclée du Pont (XII, 5) en passant par l’Achaïe (XVIII, 8) ou l’Ionie (XVIII, 13), leur présence est plus fréquente qu’on aurait pu le croire. Et si l’on prête au texte plus d’attention encore, on peut supposer que la distinction faite entre citoyens et soldats à propos d’une convocation en assemblée (IX, 1) ou entre les citoyens conspirateurs et les « soldats » qui les servent (Corcyre, XI, 14), désigne en fait la présence de mercenaires.
10Si le recours à des soldats professionnels semble inévitable à Énée22, il doute néanmoins, exemples à l’appui, qu’on puisse leur accorder pleine confiance, comme il le montre en particulier à propos d’Argos (XI, 7)23. Il rejoint en cela nombre de ses contemporains. Les mercenaires furent, dès la fin de la guerre du Péloponnèse, l’objet d’une méfiance solidement affirmée entre autres par les orateurs athéniens, et surtout par Isocrate24. On ne s’y attardera pas sinon pour remarquer que l’auteur des Poliorkétika y fut peut-être pour quelque chose en formalisant l’inquiétude que leur présence désormais massive pouvait inspirer et dont Xénophon, pour ne citer que lui, relate plusieurs cas dans l’Anabase25. Énée, de plus, souligne comme un fait ne souffrant aucune discussion le danger que pouvait représenter l’enrôlement de mercenaires pour la stabilité politique de la cité, rejoint en cela, une fois encore, par Xénophon lorsque celui-ci expose, par exemple, la manière dont des mercenaires aidèrent Euphron à s’emparer du pouvoir à Sicyone en -366, puis à tenter d’y revenir l’année suivante26.
11Chez Xénophon il ne s’agit toutefois que d’un thème inséré dans un récit, sans que l’historien, qui accompagna lui-même une armée de mercenaires puis en prit le commandement, en tirât de conclusions assurées sur les dangers que représentait, ou non, pour les cités la professionnalisation de la guerre. Pour sa part, Énée adopte un point de vue différent. Son propos n’est pas de constater et de relater les particularités d’une situation mais, à partir d’exemples précis destinés à renforcer une démonstration, de prescrire ce qu’il convient de faire en temps de guerre après avoir envisagé tous les cas de figures possibles. La systématisation de la méfiance donne alors du mercenaire l’image d’un soldat dont on reconnaît l’efficacité, fruit d’une spécialisation ou d’une technique acquise à force d’expériences, mais qui est, avant tout, un étranger redoutable pour la sécurité des citoyens en raison de son statut de militaire salarié. Il peut aussi bien déserter (X, 19), organiser une action de commando au service de l’ennemi avec l’aide d’un traître (XVIII, 13) ou servir d’instrument à une faction politique (XI, 7, 8 et 10 ; XVIII, 8 ; XXVIII, 5) et, à l’occasion, instaurer un véritable pouvoir (XII, 4-5). Pour Énée, ces détenteurs professionnels de l’art de la guerre menacent la cohésion politique et sociale de la cité. La maîtrise qu’ils ont des armes leur donne la capacité d’y introduire la division, voire de s’y constituer en organe de pouvoir27.
Les alliés eux-mêmes
12Même si l’on a en mémoire les multiples retournements d’alliance dont les historiens grecs de la période classique font état et la méfiance dont font preuve les Spartiates à l’égard de leurs alliés en les encadrant par des xénagoi en de multiples occasions28, les soupçons affichés par Énée à l’égard des symmachoi peuvent par contre surprendre. La suspicion s’annonce dès le chapitre III, consacré à la garde des remparts (III, 3). Énée revient à la charge au chapitre XII (XII, 1 et 4) en appuyant son argumentation sur le récit des rapports tendus qu’entretinrent les Chalcédoniens et leurs alliés cyzicènes lors d’un siège bien difficile à dater29. Pour lui, la présence d’alliés en nombre à l’intérieur de la ville pourrait modifier le rapport des forces coalisées face à l’ennemi en rompant la supériorité numérique que doit conserver le protagoniste des opérations (XII, 4).
Les citoyens
13Plus dangereux encore pour l’intégrité de la cité sont les citoyens engagés dans une opposition politique susceptible d’évoluer en trahison, en coup d’État, voire en guerre civile30. Contrairement à Hérodote, Thucydide, Xénophon ou Platon, Énée utilise assez peu le vocabulaire de la stasis31. Il délaisse pratiquement le mot métabolè, mais privilégie les termes relevant du champ sémantique de l’intrigue, du complot (épiboulè, épibouleueô)32ou de celui de la rébellion, de la subversion, du coup de force (néôterizô, to néôteron, ho néoterismos)33. L’épiboulè et le néotérismos sont liés de près à la ruse, à la machination, à la malignité, comme l’a observé Everett Wheeler34, toutes choses exprimées chez Énée par le verbe technazô (II, 2-3 ; X, 21 ; X, 25 ; XXIII, 6 et 7) et par le substantif apatè (XI, 3 ; XXIII, 6) qui figurent fréquemment en leur compagnie au sein d’une même phrase ou d’un même paragraphe. Machinations et complots peuvent être fomentés par des exilés (IV, 1), par des parents d’otages (X, 25), ou encore par des citoyens hostiles au régime (XXIII, 6).
14Par le sens qu’il leur confère, les emplois de ces mots par Énée ne sont pas très différents de ceux d’Hérodote et de Thucydide. Pourtant les situations décrites sont beaucoup plus univoques chez Énée que chez les deux historiens. Hérodote, qui ignore les mots de la subversion, utilise de préférence ceux de la stasis et de l’épiboulè pour décrire des situations de troubles. À quelques rares exceptions près, épiboulè et épibouleuein sont, chez lui, liés au complot d’un individu contre un roi ou un tyran dans le dessein de prendre le pouvoir, tel le complot de Gygès contre Candaule, celui d’Intaphernès contre Darius ou encore celui dont fut victime le tyran Strattis de Chios35. Les deux termes peuvent aussi servir à désigner des menées entre gouvernants détenteurs d’un pouvoir analogue et visant à l’élimination de l’un d’entre eux comme dans le récit des intrigues de Démarate contre Cléomène36.
15Chez Thucydide les mots de l’intrigue et du changement sont plus fréquemment associés aux relations internationales et plus particulièrement aux rapports entre Athènes et ses alliés. L’épiboulè prend, par exemple, tout son sens et tout son poids quand l’historien, au livre III, relate la défection de Mytilène et la condamnation dont elle fut l’objet de la part des Athéniens. Cléon, dans son très violent discours devant l’écclèsia, emploie à trois reprises le verbe épibouleuô pour caractériser le comportement des Mytilèniens et emporter ainsi l’adhésion des Athéniens à la répression qu’il souhaite37. Quant au verbe néôtérizô, il marque souvent chez Thucydide la volonté de secouer le joug d’un allié trop puissant, comme le disent les ambassadeurs mytiléniens aux Spartiates en -42838. Il est par ailleurs appliqué aux soulèvements des hilotes contre les Spartiates peu après l’occupation de Pylos par les Athéniens et les Messéniens en – 425.
16Mais l’épiboulè et l’action de néotérizein désignent aussi, chez Thucydide, les luttes internes que suscitent les bannis d’un parti en liaison avec une offensive de l’ennemi. Le cas le plus intéressant, et le plus proche des situations envisagées par Énée, est celui du plan mis au point en -424 par les stratèges athéniens Dèmosthénès et Hippocratès pour transformer la Béotie en glacis de protection de la frontière nord de l’Attique. Avec l’aide de bannis (phygades) du parti démocratique, dont certains ont engagé des mercenaires, les Athéniens organisent une épiboulè destinée à abolir l’ordre oligarchique établi en suscitant la rébellion (néôtérizô) de quelques cités béotiennes, dont Siphes et Orchomène, contre la suprématie de Thèbes et de son régime39. L’épiboulè est ici l’acte premier, celui de la réunion de quelques-uns ou d’une faction plus importante en vue de néôtérizein, de tenter un coup de force pour changer de régime dans une sorte de groupement d’intérêts avec l’ennemi. Toujours situés dans un contexte de différend entre citoyens (diaphora), épibouleuô et néôtérizô ne se confondent toutefois pas avec stasiazô qui suppose un affrontement ouvert, armé, parfois prolongé, entre deux forces partisanes en quête de pouvoir.
17S’ils peuvent surprendre par leur radicalité, qui suppose que la parole ne joue plus son rôle d’échange et de régulation politique, les actes dont s’inquiète Énée n’ont donc rien d’imaginaires. Les articulations entre troubles intérieurs et guerres furent en effet fréquentes durant la guerre du Péloponnèse et durant la première partie du ive siècle, si l’on en juge par la lecture de Thucydide, de Xénophon ou de l’Anonyme d’Oxyrhinchos dont l’anonymat cache peut-être Cratippe40. Pour ne citer qu’un exemple, les menées de Conon à Rhodes, en -396, montrent amplement cette correspondance redoutable et redoutée entre guerre « du dedans » et guerre « du dehors »41. Désireux de soustraire l’île à l’influence lacédémonienne, l’Athénien, alors au service du Roi, s’attacha à aiguiser les luttes entre oligarques et démocrates avec l’aide de ses lieutenants Hiéronymos et Nikophémos pour favoriser l’arrivée au pouvoir des démocrates et contrôler ainsi une position stratégique dans la partie orientale de la mer Égée, sur le chemin de la Carie et de Chypre.
18Une fois la réalité reconnue, resterait à savoir quels sont ceux qui semblent à Énée les plus à même de épibouleuein et de néôtérizein, de comploter, d’intriguer, de tenter un coup de force. Dans les conseils qu’il donne, Énée garde un certain degré de généralité. Il ne précise jamais la nature de ceux qui conspirent (hoi épibouleuontes) ni de ceux qui s’opposent (hoi énantioi, X, 20) et guère davantage de ceux qui gouvernent (hoi archontes) ou commandent (hoi stratègoi ou hoi hègémones)42. Les choses s’éclairent un peu quand on analyse les exemples cités à l’appui de ses prescriptions par Énée. Il n’indique, de fait, que deux « sources » dont les courants se confondent parfois : les comploteurs sont ou des opposants politiques ou des citoyens qui s’estiment lésés dans leurs intérêts sociaux et économiques. Dans le monde bipolaire, ou voulu comme tel, de la cité assiégée, les fauteurs de troubles sont fréquemment des oligarques (Corcyre en -361, XI, 13, et Argos, une première fois, peut-être en -418/-417, XVII, 2 et une seconde fois en -370, XI, 7-10)43souvent assimilés aux riches (plousioi), qui profitent de la présence de l’ennemi pour tenter un coup de force contre le pouvoir des démocrates44. Mais les pauvres ou plutôt tous ceux qui, pour une raison ou pour une autre, sont en état d’aporia, d’indigence ou d’endettement temporaire ou permanent (V, 1) sont, aux yeux d’Énée, tout aussi capables de susciter des mouvements dangereux pour l’unité de la cité (XIV, 1) ou de fournir une masse de manœuvre à qui souhaite prendre le pouvoir (X, 21, Syracuse).
La mise en ordre
19La mise en ordre proposée par Énée obéit à un principe général affirmé dès l’introduction, celui de pronoia, que l’on peut traduire par prévoyance ou précaution (Intr., 3), inspiré par la méfiance (hypopsia). Elle suppose un affermissement de l’autorité existante et, parfois, un ajustement des institutions. Elle peut aussi conduire à une réorganisation des pratiques sociales sous l’effet de la contrainte extérieure. Elle s’ordonne autour de cinq principes subordonnés au principe général. Les trois premiers — la prévention, le contrôle, la dissémination — relèvent de l’autorité des magistrats en place et s’insèrent dans le cadre de leurs pouvoirs ordinaires. Les deux autres — l’encadrement et l’équilibre — supposent des dispositions politiques spécifiques et une plus ample réflexion tant sur la nature du pouvoir en temps de guerre que sur les modalités de son exercice.
Surveiller, contrôler
20L’observation des trois premiers principes implique la mise en œuvre de mesures de contrôle des lieux et des personnes. Il s’agit d’abord d’empêcher, par une surveillance étroite, que les places publiques et les fêtes civiques ou privées ne deviennent autant d’occasions de mouvements, d’agitation ou de trahison. Les mesures de contrôle des espaces fonctionnels et symboliques (agora, théâtre, places, sanctuaires ou remparts) sont parmi les premières que préconise Énée : postes de garde judicieusement disposés (I, 9), répartition des sections de murs à surveiller (III, 1)45, îlotage des différents quartiers confié à la vigilance de citoyens choisis (III, 4), stérilisation des espaces ouverts par la construction d’embûches ou le creusement de fossés (II, 1). Ces mesures apparaissent dans le traité sous une forme énumérative, mais, au travers de leur diversité, Énée exprime cependant une volonté de maîtrise totale de la ville considérée comme enjeu stratégique. À cet effet, d’ailleurs, les stratèges responsables de la défense devront, pour s’installer, « choisir la position la plus forte de la ville » (XXII, 2), celle d’où l’on voit le plus loin possible et celle d’où l’on est vu de « la plus grande distance ». La ville d’Énée, pour être parfaitement sûre, doit être ordonnée en panoptique.
21Le contrôle de l’espace suppose une surveillance des mouvements internes d’une part, et des mouvements entre l’intérieur et l’extérieur d’autre part, entre le dedans et le dehors, avec les interdictions afférentes, telle celle de sortir de la ville si des bannis sont soupçonnés de vouloir tenter un retour avec le concours de l’ennemi (X, 5). En terme de pratiques sociales, les rassemblements religieux et les fêtes familiales sont particulièrement désignés à l’attention des autorités civiles et militaires qui souvent se confondent. Il convient avant tout d’interdire les fêtes célébrées hors les murs (X, 4 ; XVII, 1). Les festivités jugées indispensables se dérouleront dans un espace circonscrit en présence ou avec l’autorisation expresse des magistrats (X, 4-5) après déclaration préalable comme pour les mariages et les repas funèbres. Dans le souci de préserver l’existence des magistrats, elles pourront à l’occasion se dérouler sous la surveillance d’une force armée (XVII, 6). Les allées et venues des étrangers seront plus particulièrement surveillées grâce à un système d’inscription sur registres et de déclaration d’hébergement (X, 9). En cas de sortie du territoire par mer s’y ajoutera l’obligation d’obtenir un symbolon, sorte de laisser-passer dont Philippe Gauthier a élucidé la signification46. La souche demeurera entre les mains des autorités. Quant à la contre-marque, elle sera présentée au retour (X, 8). Étrangers ou citoyens verront leurs déplacements nocturnes sévèrement réglementés avec sanction à l’appui, le cas échéant (X, 15 et 25 ; XXII, 23). De plus leur correspondance sera étroitement contrôlée et soumise à censure (X, 6 et XXXI, 33 et 35). Pour une plus grande efficacité, Énée recommande ouvertement de recourir à la délation (X, 15), avec prime à l’appui pour le dénonciateur. La pratique n’est sans doute pas nouvelle comme en témoignent une allusion d’Aristophane dans Les Oiseaux, divers passages d’Andocide ou de Lysias ou encore une inscription de Thasos, datée par Jean Pouilloux de la fin du ve siècle47. Énée est d’ailleurs rejoint en cela par Isocrate qui, lui, fait de la délation un système de gouvernement dans le cadre, il est vrai, d’une monarchie, celle de Salamine de Chypre48. L’énoncé de la fonction politique de l’acte contient la justification de ce dernier : empêcher par tous les moyens les dissensions internes pour assurer la défense de la cité.
22Si la circulation des personnes impose une constante vigilance, celle des objets, en particulier les armes, ne doit pas susciter une moindre attention. Énée y consacre plusieurs paragraphes. Dans le monde grec, on le sait, les armes étaient aisément accessibles aux citoyens-soldats tenus de s’armer pour servir comme hoplites. Leur vente sur les marchés ou dans les ateliers de fabrication semble avoir été courante, comme l’attestent, dans La Paix d’Aristophane, les offres des marchands d’armes venus proposer cuirasse, lance et casque à Trygée49, ou encore la facilité avec laquelle des membres de la conjuration de Cinadon envisagent de se procurer poignards et épées au marché de Sparte50. Énée préconise plusieurs mesures pour éviter aussi bien la prolifération des armes (XXX, 1) que leur trafic clandestin (XXIX, 4-7). Les citoyens se verront interdire de posséder librement plus d’une panoplie sans déclaration préalable (X, 7). Pour leur part, les étrangers devront remettre leurs armes dès leur entrée en ville (X, 9). Quant aux importations par voie maritime ou terrestre, les magistrats devront y être particulièrement attentifs. Une stricte surveillance incombera aux commissaires des ports, avec ordre de fouiller sévèrement les cargaisons afin d’éviter l’introduction clandestine d’armes destinées à un coup de force (XXIX, 5 et 12). C’est au portier que reviendra, par contre, le contrôle minutieux des chargements arrivant par voie terrestre (XXIX, 2). On réglementera de surcroît l’exposition des armes et leur vente (XXX, 1-2) en y ajoutant un dispositif de retrait pendant la nuit (XXX, 2). D’ailleurs le contrôle des armes, s’il relève avant tout du devoir de pronoia des magistrats (XXX, 1), peut dépendre aussi d’une décision publique (XXX, 2), contrairement aux autres dispositions qui semblent s’insérer dans le domaine des compétences ordinaires des autorités de la cité. En cas de contravention, Énée suggère tout une gamme de sanctions allant de l’amende (X, 13 et 19) à la peine de mort pour les mercenaires déserteurs, traîtres ou semeurs de troubles en passant par l’emprisonnement (X, 19).
Diviser, disséminer
23Le troisième principe est celui de la dissémination des suspects. Le plus souvent, il est exprimé par le verbe diaskédazô, qui signifie aussi détruire (XI, 11 ; XII, 1). Il est applicable d’abord à l’intérieur même de la ville aux étrangers résidents, aux mercenaires et aux citoyens soupçonnés de conspirer. Il peut parfois conduire à des mesures d’éloignement temporaire. En ville même, la dissémination s’effectuera en cantonnant à leur logis les étrangers en cas d’entraînement des milices citoyennes ou de prise d’armes (X, 13). La méthode vaut pour les mercenaires, aussi bien pour leur enrôlement que pour leur hébergement. Énée conseille d’ailleurs de transférer leur engagement à quelques citoyens riches soigneusement choisis par les magistrats et sous leur contrôle pour réduire les risques (X, 7 ; XIII, 1) en dispersant aussi bien les lieux de cantonnement que les frais d’entretien (XIII, 2). Les mesures de dissémination peuvent frapper avec la même vigueur les citoyens, qu’il s’agisse de parents d’otages (X, 23), d’opposants politiques (XI, 10), de soldats suspects (XXII, 16), voire d’alliés (XII, 1). Les modalités sont toutefois, dans ces cas, plus souples, moins voyantes que pour les étrangers et les mercenaires puisque Énée recommande d’user de prétextes destinés à ne pas éveiller l’attention (X, 20, 24). S’ils choisissent le maintien sur place, les magistrats cantonneront les suspects dans leurs foyers ou dans des maisons désignées (X, 5 ; X, 25) pour éviter la constitution de groupes capables de semer le trouble. Les autorités pourront aussi prendre des décisions d’éloignement temporaire (X, 23), comme le fit Denys de Syracuse avec son frère Leptines (X, 21)51. Ce type de conduite offre plusieurs antécédents tel l’éloignement que voulut infliger Hiéron à son frère Polyzélos vers -476 en prétextant l’urgence d’une aide aux Sybarites52, ou celui, plus ancien encore, auquel Polycrate de Samos astreignit plusieurs de ses concitoyens « qu’il soupçonnait d’être particulièrement portés à la révolte » et qu’il envoya en Égypte combattre aux côtés de Cambyse53. Plus proche de la période où écrivait Énée, on pourrait citer le sort que réservèrent les Athéniens à trois cents des leurs qui avaient servi comme cavaliers sous les Trente, en les expédiant en Asie Mineure rejoindre les troupes commandées par le Spartiate Thibron54.
24Pour Énée, la dissémination est, fondamentalement, le produit de décisions prises par les magistrats agissant dans le souci d’une bonne administration du soupçon. Elle peut cependant être le fruit de dispositions institutionnelles intelligemment et opportunément utilisées ou modifiées. Les cas d’Argos (XI, 7-10) et d’Héraclée du Pont (XI, 10b) sur lesquels Énée s’attarde avec grand intérêt, sont particulièrement représentatifs des manipulations que pouvait susciter l’existence de ces entités sociales, politiques et militaires que sont les tribus. En jouant sur le nombre, la composition et les divisions de celles-ci autant que sur la coïncidence ordinaire dans le monde grec entre organisation civique et militaire, les démocrates au pouvoir dans l’une et l’autre cités purent, selon Enée, disséminer les oligarques dans la masse des citoyens. Isolés de leurs comparses par l’effet d’une convocation en armes par tribus (Argos) ou par celui d’une réforme du nombre des divisions des tribus (Héraclée du Pont), les opposants ne purent passer à l’action55. La fragmentation des groupes de citoyens suspects dans un cadre traditionnel habilement recomposé a pour fonction essentielle le resserrement du champ de l’autorité et la réunification forcée, au moins temporaire, du corps civique.
L’encadrement et l’équilibre
25Une question se pose cependant : le réajustement de certains aspects de l’organisation politique peut-il compenser la désarticulation des rapports sociaux dont la cité semble être le théâtre ? Pour circonvenir l’instabilité, maîtriser la violence du dedans, éliminer les conflits internes, Énée affirme la prévalence du lien social et de l’équilibre des forces. Il joue d’abord sur un dispositif d’encadrement militaire et politique. Celui-ci repose sur la hiérarchisation des responsabilités et sur la constitution de cercles de compétence et de confiance. La responsabilité première du maintien de l’ordre incombe, naturellement, aux magistrats en place, au stratègos en charge de la défense de la ville ou, cas unique sur lequel on a beaucoup écrit56, au politarchos (XXVI, 12) qui est peut-être un magistrat auquel a été dévolue de manière temporaire la fonction de général unique. Il leur revient d’édicter les règles et de les faire respecter. Il leur incombe aussi de déjouer toute tentative de rébellion ou de trahison en décidant de la répartition et de la durée des gardes (I, 8 ; XXII, 4, 5, 7, 19), des trajets des rondes de nuit (XXII, 10 ; XXVI, 7), du choix des gardiens des portes (V, 1), en veillant eux-mêmes, enfin, à la fermeture de ces dernières (XVIII, 1, 16 et 21 ; XX, 1).
26Plus originaux sont les cercles de pouvoir dont Énée propose la constitution dès le chapitre I (I, 4). Leurs membres sont désignés par deux expressions, hoi péri tous archontas (I, 4) ou hoi méta tou stratègou (XXII,2 ; XXXVIII, 2). D’après le contexte, la première formule renvoie, à la constitution d’un cercle de conseil politique et militaire. La seconde paraît recouvrir une fonction essentiellement militaire. Situés hors de la hiérarchie ordinaire des officiers, taxiarques et lochages qu’Énée mentionne à plusieurs reprises, les hoi méta sont des soldats d’élite ou, en tout cas, des soldats choisis qui accompagnent le général et l’assistent dans ses diverses tâches de surveillance comme l’organisation des rondes, XXVI, 10) ou la mise en place de renforts aux points faibles de l’enceinte (XXXVIII, 2). Ils semblent constituer une sorte de corps spécial temporaire. L’expression désigne toutefois aussi ceux qui entourent le général installé à l’agora ou au stratègeion (XXII, 2 et 3) et qu’on ne saurait confondre avec les précédents. Dans la mesure où il s’agit de l’entourage d’un général expressément désigné comme général en chef (ho stratègos ho tou holou hègemôn, XXII, 2), on peut hésiter sur la signification de la formule. S’agit-il des autres stratèges, ses « collègues », comme le traduit Anne-Marie Bon ? Est-il plus prudent de comprendre « ses collaborateurs », comme le suggère Marco Bettalli, en conservant à l’expression un certain degré de généralité ? Ou bien, ce qu’il est assez tentant de faire à la suite de José Vela Tejada, peut-on entendre qu’il s’agit d’une sorte d’état-major éventuellement, et pour une part seulement, constitué de collègues stratèges57 ? La question mérite, en tout cas, d’être posée. Les attributions des hoi péri et des hoi méta ne se recouvrent donc pas exactement. Elles ont pourtant une même origine et un même objectif : entourer les chefs civils et militaires, servir de relais dans l’organisation de la défense et de la « mise en ordre » de la cité.
27À la lecture des différents paragraphes qu’y consacre Énée (I, 4-7 ; III, 4 ; V, 1 ; XIII, 1 ; XXII, 15 ; XXXVIII, 5), on peut supposer que le choix de ces assistants ou conseillers revient aux magistrats en place plutôt qu’à l’assemblée. Leur désignation est fondée sur leur intelligence, leurs compétences, leur expérience des choses de la guerre et enfin sur leur robustesse dans la mesure où leur incombent aussi des responsabilités militaires. Phronimoi, empeiroi, ces « conseillers » seront aussi plousioi, riches, et devront être pourvus de femme et d’enfants (V, 1). Richesse et famille sont à considérer comme autant de gages de loyauté à l’endroit du régime en place et comme autant de raisons d’ » être satisfait de l’ordre établi » (I, 6). Plus que sur les structures de la cité et sur leur fonctionnement, Énée donne ici des informations sur les modalités de la gestion politique du décalage entre ce qui est — un monde divisé — et ce qui devrait être — un monde unifié, sinon uni. Le dispositif de maîtrise de la violence du dedans s’ordonne, de l’intérieur, avec rigueur et cohérence en trois cercles superposés. Les magistrats du premier cercle expriment une volonté réfléchie — défendre la ville — décident, surveillent, répriment en fonction de cette volonté. Le second cercle est, malgré la capacité de ses membres, essentiellement un cercle de collaborateurs proches du terrain. Sans initiative réelle, ceux-ci s’insèrent dans un ordre sur lequel ils n’ont guère de prise, s’ils ont intérêt à son maintien, mais au nom duquel ils régissent la masse qui compose le troisième cercle qu’Énée désigne à plusieurs reprises par le terme ochlos (entre autres I, 9 ; XVII, 1 et 6 ; XXII, 23). Et ce dernier cercle ne peut que se soumettre, à la fois par contrainte et par intériorisation de stéréotypes faisant office de motifs rationnels de rester ensemble.
28Dans la suggestion de mise en place de cercles de compétence et de fiabilité, Énée a quelques antécédents historiques et rhétoriques, ce qui ne diminue en rien son originalité. L’idée de ces cercles entourant un dirigeant, roi ou dynaste, semble d’abord s’être répandue en Sicile à la fin du ve siècle, autour de Denys58. En Grèce, dans les sources littéraires plutôt que dans la réalité peut-être, elle apparaît dès -370 chez Isocrate dans sa lettre aux beaux-fils de Jason de Phères et dans l’exhortation À Nicoclès, qu’on peut dater de la même année, semble-t-il59. L’orateur revient sur le sujet quelques années plus tard, respectivement vers -368 et -365 dans Évagoras et dans Nicoclès60. Xénophon, enfin, imagine une structure analogue dans la Cyropédie : Cyrus s’y entoure rapidement d’un groupe d’amis qui sont à la fois des officiers faisant fonction d’état-major et des conseillers, mais dont le rôle essentiel est de consolider le pouvoir naissant du roi61. Énée est toutefois le seul à raisonner dans le cadre de la cité gouvernée par ses citoyens, qu’il s’agisse d’oligarchie ou de démocratie.
29Énée peut prétendre à une autre originalité : l’exposé des raisons sociales du choix des membres du cercle et celui du maillage des motifs de la fidélité à l’ordre établi. Pour lui, l’intérêt est le ressort principal de la régulation sociale et de la « pacification » des affrontements internes. Qu’il s’agisse de la réalité ou de la représentation qu’ils s’en font, les citoyens dotés de richesses et d’attaches familiales ne peuvent qu’être gouvernés par lui. La solidité de leur acquiescement tient, d’une part, aux avantages procurés par une fortune que la modération des lois n’altère pas (XIV, 2) et, d’autre part, à l’obligation de tenir un rang en raison du regard porté sur eux par l’ensemble de la communauté civique (I, 6-7 ; XXII, 15). C’est cette approbation, à la fois contrainte et volontaire, mais dans les deux cas intériorisée, qui fera du citoyen choisi une « acropole », « terreur des citoyens du parti opposé » dont parle Énée au chapitre I (I, 6). La confiance que l’on peut mettre dans ces cercles tient à l’angoisse de la perte plutôt qu’à la réflexion suscitée par le défi venu du monde extérieur ou par le franc souci d’une préservation solidaire de l’intégrité de la cité.
30C’est cette inquiétude qui préside aussi au principe d’équilibre dont Énée n’est sans doute pas loin de penser qu’il est le plus important pour l’existence même de la cité. Au plan militaire, cet équilibre réside dans le nombre qui établit les rapports de force entre mercenaires et citoyens, entre alliés et milices citoyennes. Énée insiste sur le fait que les mercenaires devront toujours être en nombre inférieur à celui des citoyens engagés dans la défense de la cité et qu’il doit en être de même pour les alliés (XII, 2 et4). Thucydide avait déjà fort bien exprimé ce nécessaire antipalon entre alliés à propos des relations entre Mytilène et Athènes au moment de la défection des Mytiléniens, en -42862.
31L’équilibre repose aussi sur l’harmonie des rapports sociaux. Énée revient à plusieurs reprises sur la nécessité de la concorde, homonoia, « chose capitale en temps de siège » (X, 20 ; XXII, 21) ou sur son absence préjudiciable (XVII, 1). Il insiste aussi beaucoup sur les moyens de l’établir ou de la rétablir. Il y consacre d’ailleurs un (bref) chapitre, le chapitre XIV, signe d’une préoccupation qui dépasse probablement la situation de guerre. Par l’emploi de ce mot et par l’exposé des mesures destinées à rétablir l’ordre social, Énée est un homme de son temps. Il n’est pas sans rappeler Démocrite chez qui la notion apparaît, peut-être pour la première fois, sous la forme de l’adjectif homonoos et du substantif homonoia63. L’Abdéritain présente l’accord de pensée, de sentiment, la bonne entente volontaire et raisonnée comme la seule valeur apte à mettre fin à la discorde « néfaste aux deux camps »64. Pour le corps social comme pour l’individu, homonoia signifie la rupture de l’isolement (to mè érèmous einai) et fait régner la fraternité (to hétairous gignesthai) et la solidarité (to amynein allèloisi)65. Elle possède une autre vertu, celle de permettre « de mener à bien les guerres »66.
32En même temps que Démocrite, ou peu de temps après, Thucydide ne donne pas de la concorde une image très différente, quoique plus politique. Au Livre VIII de La Guerre du Péloponnèse, dans le récit qu’il fait des événements de -411, il émet une idée analogue en utilisant tantôt le verbe homonoéô (assemblée des soldats à Samos) tantôt le substantif homonoia (assemblée des hoplites du Pirée au théâtre de Dionysos à Mounychie, puis au sanctuaire de Dionysos à Athènes)67. Dans les deux cas, il s’agissait de s’accorder, de trouver un terrain de réconciliation après que, face à l’ennemi, les deux partis avaient craint « pour l’existence même de l’État (péri tou pantos politikou) ».
33Jacqueline de Romilly et William C. West, entre autres68, ont abondamment montré comment, de Thrasymaque69 à Aristote70, la concorde est devenue un thème de réflexion politique avant de se métamorphoser en lieu commun de l’éthique grecque. Il est donc inutile d’y revenir. Énée est cependant probablement plus proche d’Isocrate ou de Xénophon quand l’un et l’autre présentent la concorde comme le bien premier que tout bon dirigeant doit faire régner dans l’État et dans la famille71. Avant tout principe d’ordre social par l’obéissance aux lois qu’elle implique, comme le souligne fortement Xénophon, homonoia est aussi une disposition personnelle qui conserve l’unité de la cité grâce à la sôphrosynè et à la dikaiosynè des gouvernants. Selon Platon la concorde suppose la justice72. Isocrate le rejoint dans son propos quand il affirme que la bonne entente entre citoyens dépend de la rédaction de lois justes73, alors qu’Aristote insiste peut-être davantage sur la nécessité de trouver un juste équilibre entre les diverses composantes de la cité, y compris en prenant des dispositions qui éviteraient aux citoyens de se sentir injustement traités74.
34Énée se situe dans cette perspective, en liant la concorde, au sens de paix civile, à une certaine forme d’égalité, comme en témoigne l’emploi de l’adverbe isôs dans le chapitre consacré à homonoia (XIV, 2)75. Il se borne toutefois à préconiser quelques mesures qu’on pourrait qualifier de techniques. Moratoire des intérêts, abolition des dettes, assistance éventuelle aux plus démunis devraient suffire à réunifier la cité, ou, tout au moins, à l’empêcher de se diviser face à l’ennemi. Le chapitre xiv a fait l’objet de multiples commentaires76. Nous nous contenterons d’ajouter que les propositions d’Énée n’ont rien de très neuf. L’abolition totale ou partielle des dettes est, depuis l’époque archaïque, une des solutions raisonnées apportée à une crise sociale aiguë, une des manières de rétablir l’équilibre dans une société inégalitaire dont on ne souhaite pas la transformation77. Quant à l’assistance offerte « à ceux qui manquent du nécessaire » (XIV, 1), elle fut évoquée antérieurement par Démocrite78. L’originalité d’Énée en la matière — s’il en a une — tient d’une part à l’accumulation des mesures et, d’autre part, à son souci de faire en sorte que ces dispositions soient ressenties comme équitables par les créanciers des plus pauvres. De manière assez exceptionnelle chez lui, il conseille alors de jouer sur la persuasion plutôt que sur la coercition.
35Dans un traité qui, dans le domaine purement militaire, fait plus appel à l’intelligence qu’au courage, Énée s’est affronté politiquement à rude épreuve : comment briser la volonté de pouvoir qu’affichent quelques-uns au détriment de l’avenir de tous et de la souveraineté de la cité ? comment venir à bout de l’habileté de ceux qui s’appuient sur la guerre extérieure pour alimenter la guerre intérieure79 ? comment, de façon plus générale, maîtriser la violence « du dedans », comment la traiter en la domestiquant, en transformant les forces destructrices en forces organisatrices80 ? Pour résoudre cette tension entre diversité et unité, Énée se situe loin de la philia que proposait Eschyle dans les Euménides81 et qu’évoquait Socrate quelque temps plus tard82. Bien loin, aussi, de l’élan raisonné qui anima Kléocritos après la défaite des Trente83 et le poussa à souligner ce qui unissait les citoyens plutôt que ce qui les divisait — et dont a si bien parlé Nicole Loraux84 —, Énée s’enferme dans la partie la plus bornée du politique. En subordonnant celui-ci à la guerre, en l’instrumentalisant, il n’envisage de solution que dans le triptyque coercition/renforcement des pouvoirs/redistribution partielle forcée des richesses. L’efficacité immédiate l’emporte sur la réflexion : le conflit interne est une anomalie qui doit être éliminée par la régie quasi totale de la société et de l’individu, sans grand souci de la médiation des tensions et des contradictions. Conscient des problèmes posés par la fragilité de la cohésion sociale et politique des cités de son temps, Énée n’est pas tant à la recherche de l’unité de celles-ci, que de l’ordre qui, à son sens, doit y régner.
Notes de bas de page
1 R. Lonis, « Poliorcétique et stasis dans la première moitié du ive siècle av. J.-C. », dans P. Carlier (dir.), Le ive siècle av. J.-C. Approches historiographiques, Nancy et Paris, 1996, p. 241-257. Pour l’analyse d’un cas particulier, en dernier lieu : C. Bearzot, « Stasis e polemos nel 404 », M. Sordi (dir.), Il pensiero sulla guerra nel mondo antico, CISA 27, Milan, 2001, p. 19-36.
2 Énée adopte une logique segmentaire d’autant plus forte que l’identité et l’unité des citoyens apparaissent fragiles. Il s’agit bien, pour lui, de resserrer les limites de l’identité afin de faire front. Intéressantes remarques sur l’identité et l’altérité dans M. Augé, Le Sens des autres. Actualité de l’anthropologie, Paris, 1994, p. 25-28.
3 Analyses plus précises sur cette distorsion par N. Loraux, « Thucydide et la sédition dans les mots », QS, 12, 1986, p. 95-134 et « Reflections of the Greek City on Unity and Division », dans A. Molho, K. Raaflaub, J. Emlen (dir.), City States in Classical Antiquity and Medieval Italy, Stuttgart, 1991, p. 35-51.
4 Substantif : III, 3 ; X, 21 ; XXVI, 7. Verbe : X, 26 ; XVIII, 11 ; XXII, 21 ; XXIII, 11. Adjectif : XXII, 16. Adverbe : X, 24 ; XVII, 1 ; XXII, 1.
5 E. Carlton, Ideology and Social Order, Londres, 1977, p. 12 ; D. Cohen, Law, Sexuality and Society : The Enforcement of Morals in Classical Athens, Cambridge, 1991, p. 7 ; V. Hunter, Policing Athens. Social control in the Attic Lawsuits, 420-320 B.C., Princeton, 1994, p. 3-5.
6 Voir à ce sujet les réflexions de P. Ducrey, « Armée et pouvoir dans la Grèce antique, d’Agamemnon à Alexandre », dans A. Chaniotis et P. Ducrey (dir.), Army and Power in the Ancient World, Stuttgart, 2002, p. 51-60.
7 D. Whitehead, Aeneas the Tactician. How to Survive under Siege, Oxford, 1990, p. 15 et 20.
8 Xén., Hipp., III, 8 ; IV, 2 ou IV, 8.
9 Xén., Hipp., VII, 1 ; VII, 4 et VII, 8.
10 Xén., Cyr., I, 6, 37.
11 Y. Thébert, « Réflexions sur l’utilisation du concept d’étranger : évolution et fonction de l’image du barbare à Athènes à l’époque classique », Diogène, 116, 1980, p. 95-115.
12 Sur la complexité des rapports entre citoyens et étrangers, voir l’avant-propos de R. Lonis à R. Lonis (dir.), L’Étranger dans le monde grec. Actes du colloque organisé par l’Institut d’Études Anciennes, Nancy, mai 1987, Nancy, 1989, p. 3-5. Sur l’étranger chez Énée, outre l’article fondamental de D. Whitehead, paru dans R. Lonis (dir.), L’Étranger dans le monde grec. Actes du colloque organisé par l’Institut d’Études Anciennes, Nancy, septembre 1991, Nancy, 1992, on peut se référer aux remarques faites par le même D. Whitehead, Aeneas the Tactician, op.cit., n. 6, p. 21, 119-120 et à celles de M. Bettalli, Enea Tattico. La difesa di una città assediata. Poliorketika, Pise, 1990, p. 27 et 240-241.
13 Platon, Lois, XII, 950a, 952d, et 953a.
14 Arstt., Pol., V, 3, 11, 1303a et VII, 6, 1, 1327a.
15 Isocr., Paix, 21.
16 Xén., Rev., 2, 1-2 ; 2, 6-7 ; 3, 1-6 ; 5, 3-4.
17 Sur les limitations et les contraintes pesant sur les étrangers, G. Marasco, I Viaggi nella Grecia antica, Rome, 1978, p. 27-29, fournit d’intéressantes précisions.
18 Ar., Oiseaux, v. 1013 et 1016.
19 Thuc., II, 6, 2.
20 Xén., Hell., V, 4, 22-23. Cas analogue de méfiance à l’encontre d’ambassadeurs au début de la guerre du Péloponnèse dans Thuc., II, 12, 2 : Mélésippos, envoyé par le roi de Sparte Archidamos, se vit refuser l’accès d’Athènes et fut reconduit à la frontière « par une escorte, pour l’empêcher de communiquer avec personne ».
21 J. Roy, « Arcadia and Boeotia in Peloponesian Affairs, 370-362 B.C. », Historia, 20, 1971, p. 569599, plus particulièrement p. 580-581. Énée revient sur la prise de Sicyone en XXIX, 12.
22 M. Bettalli, Enea Tattico, op. cit. n. 12, p. 26-32.
23 La date de l’affaire demeure conjecturale. En s’appuyant sur Diodore de Sicile (XV, 57, 3 et 58), nombre d’auteurs concluent à un déroulement des événements en -370. C’est le cas d’A.-M. Bon, Énée le Tacticien, Poliorcétique, CUF, Paris, 1967, p. 22, n. 1 ; de R. Tomlinson, Argos and the Argolid, Londres, 1972, p. 193 ; de G. A. Lehmann ; « Krise und inneren Bedrohung des hellenischen Polis bei Aeneas Tacticus », Festschrift Friedrich Vittinghoff, Cologne, 1980, p. 71-86 ; de H. J. Gehrke, Stasis. Untersuchungen zu den inneren Kriegen in der griechischen Staaten des 5 und 4 Jahrhunderts v. Chr., Munich, 1985, p. 31-33 ; L. Marinovič. Le Mercenariat grec au ive siècle avant notre ère et la crise de la polis, Paris, 1988, p. 221 ; J. Vela Tejada, Eneas el Tactico. Poliorcetica. La estrategia militar griega en el siglo IVa.C, Madrid, 1991, p. 113. Pourtant H. Köchly et W. Rüstow, Griechischen Kriegsschriftsteller, 1, Aeneas von Vertheidigung der Städte, Leipzig, 1853, réimp. Osnabrück, 1969, p. 160, suggèrent plutôt la date de -415 en se référant à Thucydide (VI, 61, 3), à Aristote (Pol., V, 4, 9, 1304a) et à Diodore de Sicile (XIII, 5, 1), ce que suggère aussi Th. Mitsos, » Une inscription d’Argos », BCH, 107, 1983, p. 243-249. M. Bettalli, Enea Tattico, op. cit. n. 12, p. 248-249, expose le problème sans trancher tout en soulignant que la date de -415, pour peu démontrable qu’elle soit de manière convaincante, ne lui paraît pas inconvenante.
24 Isocr., Paix, 24 ; 46-48 ; Pan., 146 ; Aréopag., 9 ; Attel., 146 et 168.
25 Xén., Anab., V, 5, 7 : les démêlés des Dix mille à Sinope et Cotyôra ; V, 7, 33 : discours de Xénophon sur la méfiance des cités face aux débordements de l’armée ; VI, 2, 8 : les habitants d’Héraclée du Pont s’enferment dans leurs murs pour éviter de nourrir les soldats ; VII, 1, 2 : Pharnabaze redoute la présence des mercenaires en Phrygie et fait appel au navarque Anaxibios alors à Byzance ; VII, 1, 7, 12, 15 et 35-36 : l’harmoste Aristarque chasse les soldats de Byzance avec l’aide d’Étéonicos.
26 Xén., Hell., VII, 1, 45-46 et VII, 3, 4.
27 Pour de plus amples développements voir Y. Garlan, « La vocation politique des mercenaires », dans Guerre et économie en Grèce ancienne, Paris, 1989, p. 143-172.
28 Lors du siège de Platées, les contingents alliés de Sparte se virent affectés à la construction de sections de circonvallation et, à cette occasion, des chefs lacédémoniens, dits xénagoi, « furent associés au commandement des contingents de chaque cité et les obligeaient au travail » (Thuc., II, 75, 3). Xénophon signale l’existence de quelques-uns de ces xénagoi à plusieurs reprises (Hell., V, 1, 33 ; 2, 7). Le mot désigne aussi fréquemment des chefs de mercenaires, xénoi.
29 E. Hunter et W. Handford, Aineiou Poliorketika. Aineas on Siegcraft, Oxford, 1927, émettent l’hypothèse d’un siège situé entre -363 et -360 au moment où Athènes et les cités alliées de la seconde Confédération entretenaient des rapports difficiles. On sait qu’en -362 Cyzique, Chalcédoine et Byzance s’entendirent pour arrêter les navires athéniens qui revenaient chargés de blé du Pont Euxin et que l’Écclèsia fit voter l’envoi d’une force armée (Dém., Phorm., 53 ; Aristoc., 104 et Pausanias, VIII, 46, 4).
30 M. Bettalli, Enea Tattico, op. cit. n. 12, p. 18-19 et 217.
31 Deux occurrences de épanastasis en XI, 13 et une de épanastazô en XI, 15, à propos des événements de Corcyre en-361 ; deux occurrences de antistasiôtès en XI, 7, à propos d’Argos et en XII, 5 dans le récit de la lutte des factions à Héraclée du Pont en -364 (voir aussi DS, XV, 81, 5 ; Justin, XVI, 4 et Polyen, II, 30) et enfin une de stasiasmos en XXIII, 3, pour relater la ruse d’une fausse sédition destinée à tromper l’ennemi. Ce dernier mot apparaît chez Thucydide en IV, 130, 1 pour caractériser les troubles survenus à Skiônè en -423 et ceux qui agitèrent Athènes sous les Quatre Cents, au moment de la construction du mur d’Eétiôneia (VIII, 94, 2).
32 Épiboulè : I, 6 ; XI, 2 et 12 ; XVII, 4 ; XXII, 20 ; XXIII, 7 ; XXXI, 24 et 33. Épibouleuontes : II, 7 ; X, 3 et 15 ; XI, 10bis et 14 ; XVII, 2 et 3 ; XXIII, 6. Épibouleuô XI, 9 et 10b ; XXII, 20 ; XXIX, 7. Épibouleuoménos : XXII, 20. On peut ajouter l’occurrence de synépibouleuontos en XVII, 4, à la recension.
33 Néôterizô ; II, 1 ; X, 25 (deux occurrences) ; XVII, 5 ; XXII, 5, 6, 10 et 17 ; XXX, 1. To néôtéron : X, 21 et ho néôtérismos : V, 1 ; X, 21.
34 E. R. Wheeler, Stratagems and the Vocabulary of the Military Trickery, Leyde, 1988, p. 38. En grec moderne, l’adjectif épiboulos et l’adverbe épiboula conservent cette signification de menées rusées et de manœuvres insidieuses.
35 Complot de Gygès contre Candaule : Hdt., I, 12 ; complot d’Intaphernès contre Darius : III, 119 ; Strattis de Chios : VIII, 132.
36 Hdt., VI, 65.
37 Thuc., III, 37, 2 ; 39, 2 et 40, 5.
38 Thuc., III, 4, 4 et III, 11, 1.
39 Engagement des mercenaires : Thuc., IV, 76, 3 ; la tentative de soulèvement : IV, 76-77.
40 Pour une discussion, voir H. Bloch, « Studies in Historical Literature of the Fourth Century, The Hellenica of Oxyrhynchus and the autorship », HSPh Suppl. 1, 1940, p. 303-341 ; I. F. Bruce, An Historical Commentary on the Hellenica Oxyrhynchia, Cambridge, 1967, p. 25-27 ; M. Chambers (dir.), Hellenica Oxyrhynchia, Stuttgart, 1993, p. 25 ; P. R. McKechnie, S. J. Kern (eds), Hellenica Oxyrhynchia, Warminster, 19934, p. 11-16. On peut y ajouter : F. Jacoby, « The autorship of the Hellenica of Oxyrhynchus », CQ, 44, 1950, p. 1-11 ; W. Gomme, « Who was « Kratippos » ? », CQ, 1954, p. 53-55 ; P. Pédech, « Un historien nommé Cratippe », REA, 92, 1970, p. 31-45.
41 P. Oxy., XV, 1, 3 ; DS, XIV, 79, 6. R. Lonis, art. cit. n. 1 ; J. Boëldieu-Trevet et D. Gondicas, Guerres et sociétés dans les mondes grecs (490-322 avant J.-C.), Paris, 1999, p. 102-106.
42 Chez Énée, les mots d’archôn et de stratègos sont d’emploi relativement équilibré : 23 occurrences d’archôn, en général au pluriel et 21 emplois de stratègos. Les archontes sont, chez Énée des magistrats à compétences civiles et militaires. Les stratègoi exercent des fonctions essentiellement militaires.
43 Pour une discussion de la chronologie, voir supra n. 23.
44 À cet égard, Énée pourrait être utilement rapproché de Lysias qui emploie fréquemment le vocabulaire de l’épiboulè et de l’opposition clandestine pour dénoncer la lutte des hétairies durant la guerre du Péloponnèse et les actions des oligarques à partir de -411. Consulter à ce propos C. Bearzot « La terminologia dell’opposizione politica in Lisia : interventi assembleare et trame occulte », dans M. Sordi (dir.), L’Opposizione nel mondo antico, CISA 26, Milan, 2000, p. 121-134.
45 Ph. Pattenden, « When did guard duty end ? The regulation of the night watch in ancient armies », RhM, 130, 1987, p. 164-174.
46 Ph. Gauthier, Symbola. Les étrangers et la justice dans les cités grecques, Nancy, 1972, p. 65-85.
47 Ar., Oiseaux, v. 1072 (récompense d’un talent à qui dénoncera et tuera Diagoras de Mèlos, accusé d’impiété) ; And., Myst., 96-98 (décret de Démophantos) ; Lysias, And., 18. Inscription de Thasos dans J. Pouilloux, Recherches sur l’histoire des cultes de Thasos, I, Paris, 1954, p. 139, n° 18, reprise dans J. Pouilloux, Choix d’inscriptions grecques, Paris, 1960, n° 31. L’inscription porte le texte de deux lois qui appellent à délation et promettent au dénonciateur une somme de 1000 statères pour la première loi et de 200 pour la seconde. Elle est datée de la fin du qui se déroulèrent dans l’île entre démocrates partisans d’Athènes et oligarques partisans de Sparte, vers la fin de la guerre du Péloponnèse. Contrairement à Aristophane, Andocide et Lysias qui rapportent des mesures prises par les démocrates, l’inscription présente des lois édictées par les oligarques. J. Pouilloux rapproche l’inscription de Thasos de celle d’Abdère étudiée par A. Feyel, « Nouvelles inscriptions d’Abdère et de Maronée », BCH, 66, 1942-1943, p. 176-199, inscription n° 3, que l’auteur date de la première moitié du iiie siècle. Feyel et J. Pouilloux font tous deux référence à une inscription d’Érésos (OGIS, 38, vers -370 ?), et à une autre de Priène (Syll.3, 363, début du iiie siècle). L’inscription de Thasos donne en tout cas un exemple d’encouragement à la délation par la promesse d’une prime antérieur à la rédaction des Poliorkétika.
48 Isocr., Nic., III, 53-54.
49 Ar., Paix, v. 1208-1264.
50 Xén., Hell., III, 3, 7.
51 Le fait est également rapporté par Diodore de Sicile, XIV, 47, 6 et XV, 7, 3-4.
52 DS, XI, 48, 3-4.
53 Hdt., III, 44.
54 Xén., Hell., III, 1, 4.
55 On peut toutefois avoir quelque peine à croire que la réforme des tribus ait été aussi soudaine que le dit Énée. Le principe est cependant digne d’intérêt, au moins autant que son application en temps de troubles. Sur la complexité des divisions et subdivisions des tribus dans les cités d’Asie, on peut consulter P. Debord, « Chiliastys », CCGR, 3, 1983, p. 17-31. P. Debord y étudie les réformes d’inspiration démocratique imaginées en Asie Mineure durant la seconde moitié du ive siècle. Dans le compte rendu de cet article, Ph. Gauthier, Bulletin épigraphique, REG, 100, 1987, p. 313-314, cite la réforme d’Héraclée du Pont. Énée à l’appui, il invite à envisager une chronologie plus haute que celle de P. Debord.
56 W.A. Oldfather, Aeneas Tacticus, Asclepiodotus, Onasander, Londres et New York, 19774, p. 137, n. 1 ; L. W. Hunter, S. A. Handford, Poliorketika, op. cit. n. 28, p. 190 ; J. Vela Tejada, Poliorcetica, op. cit. n. 23, p. 186 ; M. Bettalli, Enea Tattico, op. cit. n. 12, p. 292, relève que le mot apparaît assez fréquemment dans les inscriptions hellénistiques en Macédoine, Illyrie et Épire mais avoue ne pas connaître l’origine de cet hapax chez Énée.
57 A.-M. Bon, Poliorcétique, op. cit. n. 23, p. 43 ; M. Bettalli, Enea Tattico, op. cit. n. 12, p. 133 et 281 ; J. Vela Tejada, Poliorcetica, op. cit. n. 23, p. 161.
58 DS, XV, 7, 3 et 17, 1.
59 Isocr., Lettre VI, 12 ; Nic., 13 et 21.
60 Id., Év., 31 et 44 ; Nic., 21.
61 Xén., Cyr., III, 2, 1 ; V, 5, 44 ; VII, 1, 1 ; VII, 2, 1 ; VII, 5, 37 et 71 ; VIII, 1, 8 ; VIII, 2, 8 ; VIII, 4, 32 ; VIII, 5, 2.
62 Thuc., III, 11, 1. Discours des Mytiléniens aux Lacédémoniens : « L’équilibre de la crainte est la seule garantie d’une alliance ; celui qui veut violer une disposition y renonce faute de pouvoir attaquer avec supériorité ».
63 H. Diels et W. Kranz (dir.), Die Fragmente der Vorsokratiker (désormais abrégé DK), Frg. B 255 = J.-P. Dumont (éd.), Les Présocratiques, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », p. 906-907 (Stobée, Florilège, IV, 1, 46 et 2, 13), pour l’adjectif, et DK, Frg. B 250 = J.-P. Dumont (éd.), op. cit., Paris, p. 905 (Stobée, IV, 1, 40), pour le substantif.
64 DK, Frg. B 249 = J.-P. Dumont (éd.), op. cit., p. 905 (Stobée, IV, 1, 34).
65 DK, Frg. B 255 = J.-P. Dumont (éd.), op. cit., p. 906-907.
66 DK, Fgr. B. 250 = J.-P. Dumont (éd.), op. cit., p. 905.
67 Samos : VIII, 75, 2 ; Assemblée à Athènes : VIII, 93, 3, tenue après celle du théâtre de Dionysos à Mounychie (VIII, 93, 1).
68 J. de Romilly, « Vocabulaire et propagande ou les premiers emplois du mot homonoia », Mélanges P. Chantraine, Paris, 1972, p. 199-209. Voir aussi R. Andreotti, « Per una critica dell’idologia di Alessandro Magno », Historia, 5, 1956, p. 257-302 ; R. Étienne et M. Piérart, « Un décret du koinon des Hellènes à Platées en l’honneur de Glaucon, fils d’Étéoclès, d’Athènes », BCH, 99, 1975, p. 51-75 ; W. West, « Hellenic Homonoia and the New Decree from Plataea », GRBS, 18, 1977, p. 307-319.
69 DK, Frg. B 1 = J.-P.Dumont (éd.), op. cit., p. 1074-1075 (Denys d’Halicarnasse, Démosthène, 3). Dans le discours cité par Denys d’Halicarnasse, Thrasymaque oppose le substantif homonoia aux verbes hybrizô et stasiazô.
70 Arstt., Nic., 1167b. Dans ce passage, Aristote oppose homonoia à stasis, avec une référence aux Phéniciennes d’Euripide (probablement aux v. 535-542) et insiste sur ce qui est, à ses yeux, l’illustration suprême de l’homonoia : l’accord entre toutes les parties, dèmos et aristoi, pour que gouvernent les meilleurs.
71 Nic., 41 ; Xén., Mém., IV, 4, 16.
72 Platon, Rép., I, 23, 351e-352d ; Lois, XII, 943e ; Arstt., Nic., V, 1, 15-17, 1129b-1130a.
73 Isocr., Nic., 17.
74 Arstt., Pol., VI, 1, 17, 1319b et Pol., II, 7, 18-20, 1267a et b.
75 Chr. Meier, La Naissance du politique, trad. fr., Paris, 1995, p. 207.
76 C. Mossé, La Fin de la démocratie athénienne, Paris, 1962, p. 227 ; G. E. M. de SainteCroix, The Class Struggle in the Ancient Greek World, Londres, 1981, p. 298 ; A. Lintott, Violence, Civil Strife and Revolution in the Classical City, 750-330 BC, Londres, 1982, p. 254 ; L. Marinovič, Le Mercenariat grec, op. cit. n. 23, p. 208. On peut aussi consulter : S. Celato, « La Grecia del IV secolo nell’opera di Enea Tattico », Mem. Accad. Patavina, Cl. di Sc. mor, Lett. e Arti, 80, 1967-1968, p. 215-244 ; A. G. Lehmann, Festschrift F. Vittinghoff, op. cit. n. 23, p. 71-86 ; M. Bettalli, Enea Tattico, op. cit. n. 12, p. 256-258.
77 A. Fuks, « Patterns and types of social economic revolution in Greece from the fourth to the second century B.C. », AncSoc, 5, 1974, p. 51-81.
78 DK, Frg. B 255 = Dumont, Présocratiques, p. 906-907.
79 H. J. Gehrke, « La stasis », dans S. Settis (dir.), I Greci : storia, cultura, arte, società, II : Una storia greca, 2 : Definizione, Turin, 1992, p. 453-480.
80 Intéressantes réflexions dans G. Balandier, Civilisés, dit-on, Paris, 2003, p. 211.
81 Eschl., Eum., v. 985.
82 Arstt., Pol., II, 4, 6, 1265b.
83 Xén., Hell., II, 4, 20-22.
84 N. Loraux, La Cité divisée. L’oubli dans la mémoire d’Athènes, Paris, 1997, p. 7-8.
Notes de fin
* Pour une plus grande commodité de lecture, seules sont indiquées dans le texte les références tirées des Poliorkétika d’Énée. Les références aux autres sources sont mentionnées dans les notes. Remerciements à Jean-Nicolas Corvisier, Patrick Le Roux, Françoise Ruzé et Claude Vial pour leurs interventions au cours de la discussion. Leurs remarques ont aidé à préciser certains aspects de la communication.
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