Justice de paix et justiciables au xixe siècle
Regards croisés sur les conflits de voisinage de deux cantons du Rhône
p. 337-360
Texte intégral
1Les conflits de voisinage, essentiellement traités par la justice de paix, constituent une fenêtre archivistique qui permet de montrer comment la juridiction cantonale impose son classement des faits et des preuves et comment les justiciables l’assimilent, voire l’instrumentalisent. Le problème de l’assimilation et de l’instrumentalisation ne se laisse aborder que de façon casuelle et il paraît périlleux de dresser, en la matière, courbes et statistiques. L’analyse fine et nominative permet avantageusement de savoir en quoi les conflits de voisinage sont un vecteur de la pénétration des figures de l’ordre. Ou, au contraire, comment les catégories de la justice s’enkystent dans les enjeux particuliers mis au jour par les conflits. Deux cantons ruraux, celui de Limonest et du Bois-d’Oingt (Rhône), ont servi de cadre d’analyse ; bien que proches géographiquement, ils appartiennent à deux arrondissements différents (celui de Lyon et de Villefranche-sur-Saône) et sont tournés vers ces deux grandes villes, dont l’influence n’est toutefois pas comparable1. L’activité des deux justices de paix sur un long xixe siècle lève parfois le voile sur le regard que porte l’institution sur les justiciables et permet de mesurer le degré d’appropriation d’une justice de proximité2 par ses « usagers » ; en filigrane se lit aussi l’assimilation du droit et de la pratique judiciaire par les justiciables qui peut aller jusqu’à leur instrumentalisation.
Le regard de la justice sur les justiciables
2Si, au début de leur existence, les juges de paix pouvaient être considérés comme proches des justiciables ou au moins de leurs préoccupations (n’était-ce d’ailleurs pas une nécessité s’ils voulaient être élus ?)3, et les garants de la respectabilité nouvelle conférée aux « propriétaire-cultivateurs4 », ils prennent rapidement leurs distances. Le rappel systématique de la profession et/ou de la qualité des parties, remet chaque citoyen à sa place. Pour sa part, le juge de paix se présente toujours le premier5, utilisant au passage le pluriel de majesté : « devant Nous, Vivant Bied-Charreton… », à l’instar des documents officiels et pré-imprimés qui ont pour en-tête la titulature officielle du monarque. Guy de Maupassant a d’ailleurs campé en termes mordants la figure du « juge de paix » :
« La salle de la justice de paix de Gorgeville est pleine de paysans, qui attendent, immobiles le long des murs, l’ouverture de la séance […]. Sur une sorte d’estrade s’étend une longue table couverte d’un tapis vert. Un vieux homme ridé écrit, assis à l’extrémité gauche. Un gendarme, raide sur sa chaise, regarde en l’air à l’extrémité droite. Et sur la muraille nue, un grand Christ de bois, tordu dans une pose douloureuse, semble offrir encore sa souffrance éternelle pour la cause de ces brutes aux senteurs de bêtes. Monsieur le juge de paix entre enfin. Il est ventru, coloré, et il secoue, dans son pas rapide de gros homme pressé, sa grande robe noire de magistrat ; il s’assied, pose sa toque sur la table et regarde l’assistance avec un air de profond mépris. C’est un lettré de province, un bel esprit d’arrondissement, un de ceux qui traduisent Horace, goûtent les petits vers de Voltaire et savent par cœur Vert-Vert ainsi que les poésies grivoises de Parny. Il prononce : Allons, monsieur Potel, appelez les affaires6. »
3Puis, la narration des faits, systématiquement à la troisième personne et jamais à la première, permet de dévoiler l’« identité du quoi ». Cette narration, appartenant exclusivement au greffier du juge, est comparable à une mise sous tutelle de l’identité. L’individualisation, officiellement garantie (les individus signent), fait peur et est aussitôt confisquée : les acteurs sont présentés (sommairement toutefois), leurs rôles respectifs décrits, mais leur histoire ne leur appartient plus vraiment. Elle doit entrer dans des catégories.
Une discrète condescendance ?
4Il n’est pas rare de trouver dans les procès-verbaux, incidemment, une remarque teintée sinon de mépris, du moins de condescendance. Ainsi, Alexandre Fénétrier fait-il constater, après trois heures de visite de lieux litigieux probablement dans le froid (13 décembre 1900) :
« Nous avons fait remarquer aux parties que l’intérêt du litige était bien minime, qu’il s’agissait en somme d’une bande de terrain de vingt mètres de longueur sur cinquante centimètres de largeur soit de dix mètres carrés et qu’il était désirable qu’une transaction intervînt entre elles7. »
5C’était oublier que, sur dix mètres carrés, un jardinet peut être cultivé. Pour les juges de paix, la valeur des préjudices se chiffre en argent et ils les considèrent souvent « minimes8 ». Les dommages-intérêts exorbitants – que les magistrats ne se donnent pas la peine de commenter – réclamés par les demandeurs, ne font pas seulement partie d’une stratégie, mais correspondent aussi à un préjudice ressenti autant que subi : la propriété est un droit sacré et inviolable. En outre, beaucoup de juges de paix se disent fatigués d’exercer dans des cantons ruraux comme celui de Limonest et à plus forte raison du Bois-d’Oingt :
« J’ai donc exercé pendant vingt-quatre années consécutives, avec zèle, dévouement et sans usage de congés, cette magistrature judiciaire qui est fort pénible et onéreuse dans les cantons ruraux étendus9. »
6Lorsqu’il donne son avis pour le remplacement de Jean-Marc-Antoine Picher de Grandchamp, le Premier président Brunon écarte la candidature de Claude Chazy en ces termes : « Le second candidat est déjà âgé [il a 64 ans] et ne pourrait suffire au fardeau qui lui serait imposé10. » Jean-Baptiste Gonon, juge de paix au Bois-d’Oingt, demande sa mise à la retraite en 1880, soit un an après sa prise de fonctions, « pour cause d’infirmités graves résultant de l’exercice de ses fonctions et le mettant dans l’impossibilité de les continuer11 ». La grande faiblesse numérique des conflits de voisinage répertoriés (769 pour le canton de Limonest et 1 008 pour celui du Bois-d’Oingt pour toute la période d’existence des justices de paix de 1790 à 1958) en devient même suspecte.
7Le peuple des campagnes est généralement perçu par la hiérarchie judiciaire comme formé de sujets craignant – et aimant – la force. Aussi, les candidats au caractère ferme sont-ils très appréciés pour les postes de juge de paix : le procureur général pousse, en 1851, la candidature de Marie-Joseph Penet en ces termes : « Il est parleur, prolixe et bruyant. Mais son genre d’esprit et ses manières lui ménagent assez d’ascendant sur les habitants des campagnes12. » Point n’est besoin d’être un esprit raffiné et discret avec des « brutes aux senteurs de bêtes13 ». Inversement, Claude Chazy est jugé trop « mou ». La personnalité des juges de paix des cantons ruraux doit coïncider avec l’état d’esprit supposé et souhaité des campagnards : « Il a des habitudes modestes, laborieuses », « Il n’a pas d’antécédents politiques », « un caractère conciliant », bref le candidat Pierre Las-Peisson réunit, en 1856, « toutes les conditions pour faire un bon juge de paix dans un canton rural14 ». Il convient aussi d’avoir « les pieds sur terre » : les doux rêveurs sont impitoyablement écartés des postes ruraux. Ainsi, la candidature de Georges-Antoine Sauzet de Fabrias, qui appartient pourtant à une très ancienne famille et « qui possède à un haut degré l’aptitude aux fonctions de juge de paix [qu’il a par ailleurs remplies de 1849 à 1850 dans le canton de Longjumeau15]16 », est écartée car…
« Il est fâcheux, qu’en 1850, il ait abandonné un peu légèrement cette carrière, pour se livrer aux espérances chimériques que lui offrait la direction d’une concession territoriale faite en Orient par M. de Lamartine. »
8Il lui est préféré Benoît Terrel, commandant de gendarmerie, 35 ans de services militaires et officier de la Légion d’honneur. Bref, un homme de terrain et un homme à poigne, qui convient mieux aux ruraux qu’un aventurier exotique, léger et… ami des poètes. Les représentations que portent les hauts magistrats sur les campagnes apparaissent, certes en négatif, mais nettement ; cependant, elles peuvent paraître, parfois, contradictoires. En effet, les cantons ruraux sont aussi considérés comme assoupis, qu’il convient de ne pas réveiller par un excès d’énergie. À peine sont-ils sujets à de basses coteries qu’il convient toutefois de surveiller d’un œil impartial. Christophe Barthélémy-Auguste Veyre est « un homme doux, conciliant, manquant peut-être de fermeté, mais convenant au canton agricole de Saint-Bonnet le-Château [Loire], où il faut surtout de la droiture et de l’indépendance au milieu des coteries locales17 ». Néanmoins, sa famille ne s’acclimate pas à la ruralité pour autant. Après avoir résigné sa fonction de notaire en 1875, Christophe-Barthélémy-Auguste Veyre a sollicité et obtenu une place de juge de paix. Nommé d’abord à Saint-Bonnet-le Château, il a rapidement demandé sa mutation et le 12 août 1876, il est nommé au Bois-d’Oingt. Sa femme ne s’y plait pas et refuse de s’y installer : il démissionne quelques mois plus tard, en juillet 1877. Le couple semble particulièrement exigeant : déjà il avait refusé de s’installer à demeure à Saint-Bonnet-le-Château, prétextant qu’il n’y avait pas de maison assez convenable pour quatre enfants, une préceptrice, une cuisinière et une bonne. En outre, l’épouse se plaignait du climat rigoureux incompatible avec sa santé. Le procureur général lui proposa alors le poste du Bois-d’Oingt, vacant, qu’il accepta « avec reconnaissance ». Arrivé au Bois-d’Oingt le 12 août, il prétend en décembre ne trouver aucune maison à sa convenance et décide de résider au château de Bagnols18, situé à plus de deux kilomètres du chef-lieu de canton. La loi du 28 floréal an X (18 mai 1802) oblige les juges de paix à habiter dans le canton de leur juridiction, pas nécessairement au chef-lieu. Cependant, le procureur général de Lyon s’oppose à ce déménagement, s’appuyant sur le mécontentement du maire du Bois-d’Oingt, vexé. Le juge de paix démissionne. En 1880, il demande sa réintégration dans la magistrature mais l’administration ne donne pas suite…
L’arbitrage ou le règlement entre justiciables
9La taxinomie judiciaire obéit à une classification19 administrative qui est elle-même fondée sur une « valeur marchande » d’échange : tel dommage vaut X francs ou X jours de prison. La force de la qualification est de faire passer pour naturel ce qui n’est que l’arbitraire d’une construction juridique. Mais, cette classification venue d’en haut rencontre les usages locaux : parfois elle s’y heurte, mais elle peut aussi, faisant preuve de souplesse, les utiliser pour « arranger » des affaires. Les actes de juridiction amiable (arbitrage, conciliation et traité20) sont à l’intersection de ces deux taxinomies. Il est vrai qu’à Limonest et au Bois-d’Oingt, les procès-verbaux de conciliation et les compromis ne représentent qu’une petite part des actes dressés : 175 actes, soit 5 % du total, même si ce nombre est minoré21. En 1815 cependant, Jean-François Dupuis, juge de paix au Bois-d’Oingt, dresse 123 procès-verbaux de conciliation. Chaque juge de paix adopte une attitude différente face à l’obligation qui lui est faite de concilier : beaucoup de magistrats, sans doute, tentent une conciliation au début d’une audience ou lors de la visite des lieux, ce qui donne lieu, lorsqu’elle aboutit, à un procès-verbal de conciliation. Pourquoi dès lors trouver si peu de procès-verbaux de conciliation si une tentative est faite systématiquement ? Sans doute parce que cette opportunité restant orale, aucun papier n’est-il fait, d’où un gain de temps pour le juge et un gain d’argent (le timbre et l’enregistrement) pour les parties. Néanmoins, sans papier, quelle garantie chaque partie a-t-elle de l’exécution de l’accord ? La parole donnée est souvent suffisante, mais surtout le juge de paix est le garant moral de son exécution : il saura punir celui qui se sera joué de sa confiance et il n’y a rien de surprenant à ce que jamais aucune mention de l’accord verbal avorté ne soit faite dans les jugements ou procès-verbaux de non-conciliation. Une distinction est faite entre l’arbitrage d’une part et la conciliation (ou traité) d’autre part. Cette dernière sanctionne un arrangement entre les parties sous le patronage du juge de paix, alors qu’elles s’en remettent à un (ou plusieurs) expert-arbitre pour régler le litige dans le cas d’un arbitrage. Le 20 thermidor an XIII (8 août 1805), deux experts (un maçon et un géomètre22) nommés par Jean Robier et Laurent Durdilly, rendent leur rapport. Laurent Durdilly doit faire murer ses trois fenêtres qui donnent sur la cour de Jean Robier, ainsi que sa porte. Laurent Durdilly doit aussi boucher le creux de ses latrines qui gênent le passage. En outre, un bornage est effectué par les experts. Eux seuls signent, le rapport est rédigé dans la maison de l’un des experts, ici Guillaume Passeron. Enfin, « les frais et honoraires des experts seront payés par la partie la plus intelligente à lever et à faire exécuter le présent rapport, offre son recours23 ».
10Le traité s’inscrit lui dans la longue durée et permet de terminer ou prévenir un litige par une renonciation réciproque des parties au conflit. Le 3 mai 1831, Jean-Marc-Antoine Picher de Grandchamp avait rendu un jugement préparatoire prononçant une visite des lieux pour le 5 mai. C’est dans ce but que le magistrat se rend à Ville-sur-Jarnioux24 assisté de son greffier. Jacques Arnaud et Claude-Mathieu Biolay, tous deux propriétaires en cette commune, accompagnés de « plusieurs habitants de la commune par eux amenés », les y attendent. Quelle meilleure publicité de l’action de la justice de paix que cet attroupement d’hommes venant témoigner, renseigner, examiner et écouter ? Le juge de paix interroge alternativement les parties, examine les lieux mais :
« N’ayant pu reconnaître d’une manière précise les limites de leurs propriétés et voulant éviter un procès et vivre en bons voisins25 sont tombés d’accord par notre médiation de planter des bornes pour se limiter. À cet effet, de leur consentement et en présence des habitants, nous avons planté primo une borne en midi près le chemin tendant d’Oingt à Theizé en face de la carrière appartenant au nommé Carron et une seconde borne à l’angle nord du fonds de Biolay […] ces deux bornes serviront, à compter de ce jour, de limites aux parties et attendu que le sieur Biolay avait anticipé et défriché une partie de la terre vassible26 du sieur Arnaud, elles sont convenues qu’elles payeraient les frais que nous avons liquidés à trente francs, compris l’enregistrement et papier du présent traité, savoir Biolay vingt francs et Arnaud dix francs et celui qui voudra en retirer une expédition sera à ses frais27. »
La preuve testimoniale
11La pratique des enquêtes et contre-enquêtes civiles (actes de procédure28) se place aussi à cette intersection de deux taxinomies et elle met un certain temps à s’établir (au moins officiellement) : en l’an XI pour le canton de Limonest29. Pour le canton du Bois-d’Oingt, la première a été faite le 22 avril 1813 à la demande de Claude Alix, de Ternand, en vertu d’un jugement du tribunal de Villefranche-sur-Saône contre Antoine Vergniais. Une contre-enquête est d’ailleurs demandée le 25 mai 1813. La notion même de contre-enquête est ambiguë et l’usage qui en est fait ne répond pas, au sens strict, à la définition juridique de la contre-enquête (enquête pour vérifier les résultats d’une première enquête). Le terme d’enquête contradictoire serait plus juste. La fréquence des enquêtes varie d’un juge de paix à l’autre, d’une époque à l’autre : au Bois-d’Oingt, la période du Second Empire en est particulièrement riche. Néanmoins, la plupart des enquêtes sont le fait de commissions rogatoires confiées au juge de paix pour le compte du tribunal de Villefranche-sur-Saône. Les procès-verbaux d’enquête y sont ensuite envoyés et ne se trouvent donc pas dans les archives de la justice de paix. En revanche, les enquêtes et contre-enquêtes dites de témoins sont d’utiles documents pour le chercheur puisque, outre le rappel (trop) sommaire des faits et de l’identité des protagonistes, des témoins sont appelés à prendre parti. Les témoins de l’enquête sont assignés à la requête du demandeur par exploit de l’huissier, ceux de la contre-enquête par le défendeur. Cette citation à témoigner revêt un caractère obligatoire : si l’homme ou la femme cité(e) ne se présente pas, il ou elle est puni(e) d’amende et réassigné(e) à ses frais. En revanche, le témoin peut demander une indemnité de déplacement. L’audience est publique, elle se déroule à la « maison commune » du Bois-d’Oingt ou de Limonest, chefs-lieux de canton. Le magistrat, assisté de son greffier, se réfère au jugement préparatoire entre les parties qui sont nommées, le demandeur toujours en premier. Chaque témoin est désigné, par l’huissier audiencier, par ses nom et prénom (voire surnom), par sa profession, son lieu de résidence, son état matrimonial (uniquement si le témoin est une femme) et son âge. Il est donné lecture aux témoins du dispositif du jugement ordonnant l’enquête. Ils sont ensuite conduits dans la salle des témoins et chacun d’eux est entendu séparément en présence des parties, après avoir prêté serment dans les mains du juge de paix de dire la vérité et de n’être ni parent, ni allié, ni serviteur et ni domestique d’aucune des parties. À la fin de sa déposition, le témoin est invité à signer. Rarement, le juge interrompt pour poser une question ou demander une précision, sans doute griffonne-t-il quelques mots qu’il rangera peut-être dans un des deux tiroirs de son bureau-pupitre en noyer. La forme dialoguée n’apparaît pas à l’écrit : les dépositions (toujours à la troisième personne), au demeurant assez courtes (une dizaine de lignes), sont « calibrées » pour répondre parfaitement à l’objet du litige. Tout ce que le témoin peut dire en dehors du sujet n’est jamais transcrit : la parole est captive30 et particulièrement dans la première moitié du xixe siècle. À la fin, les dépositions sont plus longues, il semble que les juges laissent davantage parler les témoins qui peuvent donner des informations n’ayant qu’un rapport indirect avec le sujet. Ils n’en restent pas moins encadrés : la forme questions-réponses est, par exemple, utilisée systématiquement par Hubert Ponteille, juge de paix du Bois-d’Oingt de 1881 à 1896. Il commence invariablement son interrogatoire par « Que savez-vous au sujet de l’affaire X-Y ? » Néanmoins et comme le note Philippe Grandcoing,
« […] on peut s’attendre à ce que les témoins disent non pas la vérité, mais leur vérité, c’est-à-dire ce qu’il leur est possible de déclarer compte tenu du contexte social, économique, familial, culturel, dans lequel ils vivent. Car après le procès il faudra continuer à vivre ensemble, dans le même village, dans le même espace communautaire, au cœur du même réseau relationnel31. »
12Bien que les archives en aient gardé peu de traces, il est probable que les hommes appelés à témoigner ont fait l’objet de pressions, et peut-être encore plus les femmes, davantage vulnérables. Le poids de la preuve testimoniale se lit ainsi en négatif. Le 1er juin 1815, la veuve Ducray, demeurant à Châtillon-d’Azergues32 et âgée de 58 ans, a été assignée à témoigner à la requête d’Anne Chervin. Elle déclare au juge de paix :
« […] que le 22 janvier, jour de la saint Vincent, elle a été présente lorsque Anne Chervin a prêté soixante francs à Antoine Sarty [plâtrier à Chessy-les-mines33] pour lui être rendus aussitôt qu’il le pourrait. Elle a ajouté que Sarty était venu chez elle pour lui défendre de témoigner à l’audience de ce qu’elle avait vu et l’avait menacée, dans le cas où elle ferait sa déposition contre lui, de la faire mettre en prison34. »
13La menace de l’emprisonnement peut surprendre, mais elle est peut-être la traduction de l’instrumentalisation de la justice (correctionnelle ?). Plus subtile, mais aussi efficace, est la pression amicale : le 28 octobre 1824, André Grand, appelé à témoigner par Pierre-Antoine Belime déclare que…
« Dans le mois d’avril dernier, le sieur Bélime l’engagea à venir voir avec le sieur Passeron [deux témoins valent mieux qu’un] le mur de Tournissout qui s’était écroulé dans la vigne dudit Bélime. Ils s’y transportèrent et il vit ledit écroulement. Bélime lui fit aussi remarquer, en se plaignant, que Tournissout commençait à encombrer le passage dont il se servait pour aller à sa vigne35. »
14Le point faible du dispositif judiciaire n’est certes pas le droit auquel chacun se rattache le plus fermement possible si tant est qu’il en ait les moyens, et que personne ne s’aviserait de contester, mais bien la partialité – réelle ou supposée – des témoignages. Les enquêtes et contre-enquêtes donnent la parole aux témoins choisis par les parties, dès lors le témoignage de complaisance, sinon le faux témoignage, n’est-il pas inhérent à la pratique de l’enquête ? Chacun le sait et le juge mieux que quiconque. Le champ de la justice est soumis à des forces puissantes mais contraires : le serment et la tradition judéo-chrétienne (tu ne feras pas de faux témoignage contre ton prochain, tu ne mentiras point…) d’un côté36 ; l’argent, la crainte, les sentiments, les intérêts de voisinage de l’autre.
15Au total, les témoins appelés pour les conflits de voisinage sont au nombre de 671 pour les deux cantons réunis et pour toute la période d’exercice des justices de paix. 454 étaient des témoins à charge (c’est-à-dire assignés à la requête du demandeur) et 217 à décharge. Les hommes sont prioritairement appelés à témoigner : ils sont 621 contre 50 femmes. Cette disproportion (plus de 92 % d’hommes) très nette s’explique d’abord par un manque de confiance dans le témoignage du sexe faible ; mais aussi par une division claire des tâches : les conflits de voisinage donnent à discuter les droits de propriété et de servitude, ce qui est prioritairement de la sphère de compétence masculine. Des enquêtes pour injures, par exemple, donneraient probablement des résultats très différents. Enfin, les femmes sont toujours considérées comme d’éternelles mineures et le champ de la justice n’est pas précisément le leur. L’âge des témoins est aussi significatif : le plus jeune est une adolescente de 14 ans, le plus vieux, un homme de 90 ans.

16Près de 70 % des témoins ont plus de 45 ans ; près du quart des témoins ont même plus de 65 ans. Il apparaît clairement que si la parole est prioritairement donnée aux hommes, elle est aussi davantage donnée aux personnes âgées et même très âgées. L’âge – c’est-à-dire l’expérience, la sagesse et surtout la mémoire – est fortement valorisé au cours d’une enquête. C’est même clairement affirmé au début de la période : en l’an III, dans un conflit opposant Claude Solichon à Benoît Verne, propriétaires à Sainte-Paule37, au sujet d’un écoulement d’eaux, le juge de paix déclare : « À ce sujet, nous avons cru devoir consulter les anciens de la commune » et il interroge dans cet ordre : Jean Guillard, âgé de 76 ans, Pierre Lorrin de 73 ans, Antoine Marduel de 67 ans et Pierre Desgranges de 65 ans38. Cela s’explique par le fait que les témoins sont souvent appelés – à défaut de titres – à apporter la preuve de l’existence trentenaire d’une servitude. Il fallait qu’ils aient au moins quinze ans à la date requise pour être crédibles trente ans plus tard, d’où cet « âge plancher » de 45 ans. Bien que les quatre témoins cités plus haut soient tous illettrés, une culture minimale est valorisée et souvent recherchée : près de la moitié des témoins signent avec facilité et près du quart signent aussi, mais avec difficulté (souvent en raison de tremblements de la main ou de presbytie). Seul un quart (la plupart des femmes) déclarent ne pas savoir signer, mais parfois ces témoins savent le faire mais désirent s’y soustraire : signer c’est s’engager.
17La parole des témoins peut être prise en compte en dehors d’une enquête proprement dite. Les visites de lieux sont l’occasion de questionner les voisins sans qu’ils aient à prêter serment ou que le greffier ait à transcrire leurs dires. À l’audience du 22 décembre 1812, tenue au Bois-d’Oingt, Claude-Marie Bedin (propriétaire à Saint-Just-d’Avray39) reproche à son voisin, Claude Dumontel, d’avoir abattu un « très gros chêne » faisant partie d’une haie vive fermant une prairie. Il demande que lui soit restitué l’arbre ou que lui soit versée la somme de cent francs, plus cent francs de dommages-intérêts. Le défendeur rétorque que le chêne était dans sa propriété. Une semaine plus tard, le 30 décembre 1812, à onze heures du matin, une visite des lieux contentieux est organisée40. La rapidité de réaction de la justice de paix est aussi une des raisons de son succès. Le juge de paix, assisté de son greffier et de Jean-Claude Girin, expert commis par le jugement préparatoire du 22 décembre, se fonde sur trois éléments pour se déterminer : d’abord, l’expertise du géomètre ; ensuite, sur les « renseignements et déclarations de plusieurs propriétaires et habitants de Saint-Just-d’Avray » ; enfin, sur un « ancien plan41 » qui indiquait qu’une borne enlevée était derrière l’arbre arraché et qu’il appartenait donc bien à Claude-Marie Bedin. Les voisins interrogés ont tous déclaré que le chêne dépendait de la prairie de Claude-Marie Bedin, qu’après en avoir formé un alignement, il a été englobé dans la haie vive et « qu’on le désignait le chêne Bedin42 ». Nommer ainsi un arbre, c’est lui donner une marque de possession. Le juge de paix intègre le témoignage du voisinage et le souligne (chose rare qui indique l’importance accordée à cette information). Le magistrat cantonal donne raison au demandeur.
18Les plans figuratifs sont généralement dressés par l’expert géomètre sur demande du juge de paix et sont annexés aux procès-verbaux de visite des lieux. L’expert, véritable auxiliaire, doit prêter serment de « bien et fidèlement remplir sa mission ». Le plan est enregistré au même titre qu’un autre acte et il est payant. Les plans figuratifs évoluent quantitativement et qualitativement au cours de la période d’existence des justices de paix, de 1790-1958. En début de période, la pratique est peu répandue : pour tout le canton de Limonest et pour tous les conflits de voisinage répertoriés, un plan est dressé en 1818, un autre en 1821, puis plus rien jusqu’en 1853. En tout, 44 plans figuratifs seulement ont été dressés, dont 35 entre 1864 et 1905, concentration retrouvée pour le canton du Bois-d’Oingt. Les plans s’affinent avec le temps : tracés à l’encre noire et à la plume de dessinateur, l’expert géomètre utilise aussi des crayons de pastel pour plus de clarté et de précision. Enfin, les plans deviennent de plus en plus complexes et, en 1935, le juge de paix de Limonest, fait appel à un professionnel lyonnais : P. Charmet, géomètre-topographe dont les bureaux se situent à Lyon 22, rue Thomassin. L’élaboration du cadastre elle-même répondait certes à une motivation fiscale, mais était aussi un nouveau moyen de prévenir les contestations de bornage. L’inspiration des plans figuratifs est la même, seule l’échelle change. Mais souvent le plan relève du scientisme : le différend, compris au sens géométrique du terme et comme distance mesurable qui sépare deux choses, gomme toute l’épaisseur contextuelle, biographique, psychologique des conflits de voisinage.
Comment mesurer l’assimilation du droit et de la pratique judiciaire ?
La question de l’assimilation d’une « culture juridique »
19D’où parlent les justiciables ? Sur quelle « culture » repose leur discours ? Question très délicate à laquelle seule une réponse partielle peut être apportée. En effet, pour répondre de façon satisfaisante, il faudrait connaître, à un moment donné et en évolution, les connaissances juridiques de chacun sur un échantillon de questions. Tâche évidemment impossible pour l’historien. La presse se fait parfois l’écho de la jurisprudence, mais les points de droit qui y sont développés répondent-ils à une demande de la part des lecteurs – donc à un besoin et/ou une lacune – ou sont-ils des points de complément, de précision à l’adresse d’un public suffisamment instruit pour savoir lire et surtout acheter le journal ou s’y abonner ? L’hebdomadaire L’avenir des campagnes du Sud-Est43, a consacré une importante rubrique jurisprudence agricole, tenant ses lecteurs du dimanche au fait des questions de droit concernant les contentieux les plus courants. Chaque dimanche, un cas nouveau et concret était abordé, ayant souvent trait aux conflits de voisinage. Les lecteurs pouvaient ainsi, prenant pour modèle un exemple type, s’y référer le cas échéant. Le journal, clairement à vocation pédagogique, participait ainsi à l’éducation juridique des ruraux. Cependant, le ton employé et le développement de cas précis et parfois complexes, laisse supposer que les rédacteurs présupposaient chez leurs lecteurs un solide capital de connaissances44. Outre L’avenir des campagnes du Sud-Est, beaucoup de journaux accordaient au e siècle des colonnes nombreuses aux chroniques judiciaires. Si le sensationnel était prioritairement recherché, il n’en reste pas moins qu’a pu se distiller, au sein des populations rurales, les rudiments de la taxinomie judiciaire. Plus généralement, le droit était transmis par les hommes de loi : le juge de paix, à qui les justiciables ont à faire en tant que parties, témoins ou simplement dans le cadre de la juridiction gracieuse ; le notaire consulté pour les ventes, les achats, les contrats de diverses natures et d’abord de mariage. Ces papiers sont pieusement conservés, lus et relus, commentés et exhibés dès que nécessaire (parfois plus d’un siècle après leur rédaction). Maîtriser la codification judiciaire, et d’abord celle de la justice de paix, permettait aux justiciables de disposer de ressources, c’est-à-dire d’atouts qui, dans une situation donnée, leur offraient une marge de liberté, comme celle d’introduire une action en justice. La maîtrise de la taxinomie permettait au justiciable de se sentir, dans le champ de la justice, en terrain connu.
20La pétition contre André Margaron, maire de Dardilly45 offre, au détour des griefs portés contre lui, une intéressante allusion à l’assistance juridique spontanée dont pouvaient bénéficier les plus humbles et souvent les moins avertis :
« Dans le mois de décembre dernier [1817], monsieur Margaron fit arrêter un individu locataire qui arrachait, un jour de dimanche, bien avant les offices, des pommes de terre pour sa subsistance de la journée. Il dressa procès-verbal contre lui, le poursuivit personnellement devant le juge de paix du canton de Limonest et l’aurait fait condamner à une amende et à des frais considérables, si un défenseur n’était arrivé gratuitement à son secours46. »
21Aucune information n’est donnée concernant l’identité du « défenseur » : reste à savoir si cette pratique était courante ou si elle s’inscrit dans le contexte très polémique et tendu de Dardilly au début du xixe siècle, autrement dit si le « défenseur » avait un intérêt personnel ou collectif à contrecarrer les actions du maire. André Margaron était déjà passé devant le juge de paix, avec succès, en 1813 contre François Mulatier, propriétaire-cultivateur à Limonest, ayant reproché à ce dernier d’avoir traversé l’un de ses prés avec des charrettes au territoire de Saint-André à Limonest. Il avait réclamé 600 francs de dommages-intérêts, somme irréaliste bien au-delà de la charge d’appel, mais peut-être révélatrice de l’âpreté de l’édile. Très souvent, les sommes réclamées par les demandeurs sont fantaisistes, cela s’explique aussi par la volonté d’avoir une prétention supérieure au taux du ressort permettant ainsi aux parties de faire appel. François Mulatier avait été condamné à six francs de dommages-intérêts et aux dépens, s’élevant à vingt francs et 93 centimes47. Ce procès, tenu quatre ans plus tôt, était sans doute encore dans l’esprit des pétitionnaires : 27 francs étaient donc considérés comme une somme considérable pour un pauvre locataire.
22Bien que biaisées, les archives de la justice de paix offrent un angle d’approche pour appréhender l’assimilation de sa taxinomie. À première vue, chaque protagoniste semble bien maîtriser la codification de la justice de paix et expose ses arguments de façon convaincante, ordonnée et prêts à entrer dans une des catégories de la justice de paix. D’ailleurs, jamais une affaire n’est sortie des cadres préétablis et, lorsque le juge se déclare incompétent – rarement au demeurant – c’est que la cause n’est pas de son ressort, mais trouve toujours sa réponse auprès de la juridiction supérieure48. L’assimilation de la taxinomie peut facilement se comprendre pour les protagonistes « lettrés » : qu’ils appartiennent aux professions libérales, qu’ils soient de grands propriétaires rentiers – souvent des Lyonnais pour le canton de Limonest – ou de riches négociants rompus au maniement de l’argent, à la négociation et aux contrats. Par leur profession, leur fonction (présentes ou passées), leur éducation et leur entregent, mais aussi grâce à leurs relations, ces hommes parlent d’égal à égal avec le juge de paix et connaissent sans doute presque aussi bien leurs droits que le droit. Mais pour les autres, parfois analphabètes ? Profitent-ils précisément des Lyonnais qui joueraient peut-être le rôle d’intermédiaires entre le droit (élaboré et discuté en ville) et les masses rurales ?
Code positionnel et code élaboré
23La sociolinguistique peut fournir des explications : Basil Bernstein a opposé, sur le plan analytique, un code positionnel à un code élaboré. Dans un premier cas, un code dans lequel la communication est stéréotypée et où elle ne fait qu’expliciter des positions ou des rôles. Ce code semble souvent comme soufflé par le juge de paix aux plus « humbles ». De l’autre coté, un code élaboré (mais pas forcément « supérieur » ni plus efficace) dans lequel la communication explicite est l’élément principal du message et sert directement à définir ce que pense le locuteur49. S’il maîtrise mal le code élaboré et pour plus d’assurance, ou même par snobisme et mépris de la partie adverse, un protagoniste, même cultivé, peut faire appel à un mandataire50. Ce mandataire peut être un homme de loi, mais aussi un homme de confiance, un parent, un ami. Les veuves y ont souvent recours : leur sexe, leur situation familiale dépourvue du soutien marital, leur ignorance de la justice et des affaires de la terre – particulièrement pour les veuves lyonnaises – les conduisent plus facilement à faire appel à un mandataire. C’est le cas de Jeanne-Marie Gourd, veuve de Guillaume Auguste Valère Dusserre, rentière à Lyon et tutrice de leur fille unique et mineure, Antoinette Françoise Valérie. Le 14 septembre 1816, elle
« […] donne pouvoir à M. François Berger, négociant en cette ville [de Lyon], de paraître pour [elle] et en [s]on nom en la justice de paix du canton de Limonest sur les plainte et demande qu’[elle] y [a] formées à Jean-Antoine Dodat, meunier en la commune de Saint-Didier-au-mont-d’Or à raison du trouble que depuis près d’un an, il a successivement apporté à [s]a possession, requérir jugement qui le condamne à réparer, conformément au rapport dressé contradictoirement par Monsieur le juge de paix dudit canton, les dégradations qu’il a faites à [s]a propriété, aux dommages-intérêts qui en résultent et aux dépens, faire exécuter le jugement qui sera rendu ; donnant audit M. Berger les pouvoirs les plus illimités à ce sujet, l’autorisation aussi à transiger avec Dodat ; bien entendu que ce traité fait en [s]on nom en qualité de tutrice d’Antoinette Françoise Valérie Dusserre [s]a fille, ne pourra avoir d’objet que l’exécution de la part de Dodat de tout ce que lui prescrit le rapport dont a été parlé51. »
24Jeanne-Marie Gourd signe, avec aisance, « Ve Dusserre » ; mais, en comparant les écritures, il est clair que le pouvoir52 n’a pas été rédigé de sa main. Il a été enregistré, sous signature privée, le 24 septembre à Saint-Cyr-aumont-d’Or53, moyennant deux francs et vingt centimes. À première vue, et c’est pour cela que la source est biaisée, la veuve Dusserre connaît parfaitement les rouages de la justice de paix et ses arcanes. En fait, le pouvoir n’a été ni rédigé ni dicté par Jeanne-Marie Gourd, à moins qu’elle connaisse toutes les subtilités de la justice de paix, ce qui est peu probable, sinon pourquoi faire appel à un mandataire ? D’abord sur la forme : elle est très rigoureuse, ordonnée et tout est dit en un minimum d’espace. L’état civil est complet et précis (les trois prénoms sont donnés aussi bien pour le défunt mari que pour la fille), très administratif (la veuve Dusserre donne d’abord son nom de jeune fille). Les tournures de phrases et le vocabulaire employés sont spécifiquement juridiques : « De paraître pour moi et en mon nom en la justice de paix du canton de Limonest sur les plainte et demande que j’y ai formées à Jean-Antoine Dodat… » Ensuite sur le fond : le pouvoir n’omet pas de mentionner que le trouble apporté à la propriété de Jeanne-Marie Gourd l’a été « depuis près d’un an » et « successivement » ce qui dénote une bonne connaissance du droit qui fixe précisément à douze mois le délai de réaction de la partie lésée. Or, le fait que le trouble n’ait pas un an et surtout qu’il a été apporté successivement, montre que le délai est respecté. De plus, Jeanne-Marie Gourd semble connaître parfaitement les rouages de la justice de paix : après le « rapport dressé contradictoirement », un jugement va intervenir qu’il faudra « faire exécuter ». Dans ce jugement, la veuve Dusserre n’oublie rien : ni les dommages-intérêts, ni les dépens de l’instance. Elle sait aussi qu’une transaction est possible – et qui mieux qu’un négociant pour la conduire ? – qui ne peut être faite, selon elle, que sur la base du rapport contradictoire dressé le 16 août.
25Le trouble apporté à la propriété Dusserre entre dans la catégorie des conflits sur l’écoulement et la jouissance des eaux. Divers contrats et actes notariés sont produits. L’assimilation des catégories de la justice de paix passe aussi par la compréhension des actes notariés et surtout par leur utilisation pertinente au service d’une démonstration. L’ordre chronologique suivi est l’ordre démonstratif par excellence. Jeanne-Marie Gourd expose54 que le 12 novembre 1791, Antoine Dodat et Pierrette Guillard, sa femme, ont vendu devant maître René Perrussel, notaire à Saint-Cyr-au-mont-d’Or, à Pierre Lambert et à la veuve Lety, une « bicherée ou environ55 » de terrain, la communauté d’un passage et d’un petit emplacement planté de saules, plus la propriété des eaux fluantes dans le ruisseau tendant de Saint-André-du-Coin aux moulins de Rochecardon à Saint-Didier-au-montd’Or56. Les vendeurs se sont engagés à creuser le long de leur pré un fossé large d’un pied et demi pour diriger les dites eaux dans une écluse voisine de la maison des acquéreurs. Les mariés Dodat s’engagèrent aussi à fournir aux acquéreurs un passage de la largeur d’un pied et demi le long dudit ruisseau jusqu’à l’extrémité de leur propriété. Les vendeurs se réservèrent la possibilité d’établir dans leur maison un battoir à huile et de prendre les eaux du fossé et de les conduire dans un béal57 qu’ils feraient au-dessus de l’écluse des acquéreurs, mais seulement lorsque les eaux ne seraient pas utilisées par ces derniers. Les acquéreurs consentirent à ce que les mariés Dodat puissent prendre, le dimanche, par des conduites en terre, les eaux du fossé, fluantes le long de leur pré, à la charge de les rendre à la fin du jour à leur cours ordinaire. La veuve Dusserre a exposé au juge de paix, papiers à l’appui, l’origine de sa propriété avant la faute. Elle poursuit, nouveaux papiers en main, la généalogie de ses bâtiments.
26Pierre Lambert et la veuve Lety ont vendu le 26 mai 1807, devant maître Rozier58 à Guillaume Auguste Valère Dusserre leur bâtiment servant de moulinage à soie, les objets que leur avaient vendus les mariés Dodat et un fonds acquis de Jean Delvaux et de sa mère, par contrat reçu maître Joseph-Louis Fellot le 13 prairial an III (1er juin 1795). Guillaume Dusserre acheta encore le 8 juin 1807, devant maître Pierre Bonnevaux, de Claudine Delvaux, veuve Passeron, le droit d’élever sur son pré un mur pour recueillir et conduire à son écluse des eaux qui se perdaient. Guillaume Dusserre et après son décès sa veuve, « ont joui sans trouble de leur propriété ». L’expression est consacrée, mais elle revêt une importance plus grande qu’il n’y paraît ; il s’agit de s’inscrire dans la vocation première de la justice de paix : préserver l’harmonie et la paix des champs. Cette sérénité est rompue à cause de la faute commise par le fils Dodat qui a placé dans la maison de son père un moulin au lieu du battoir à huile qui lui était loisible d’établir. De cette faute originelle, découle une série de troubles. En effet, pour poser une roue59 dans le passage commun, il a creusé le terrain, pratiqué une prise dans les fondations du mur de la maison Dusserre et ayant négligé de placer les étais « ainsi que les règles de l’art l’exigent lorsqu’on veut excaver60 », il a fait déverser le mur en pierres qui clôt la cour de la maison et qui menace de s’écrouler et empêche de fermer le portail d’entrée. Jean-Antoine Dodat a, en outre, élargi de plus d’un pied le fossé qui amène au moulin à soie les eaux vendues par son père, il a creusé un nouveau fossé dans lequel il se propose de faire couler les eaux. De plus, il a ouvert, près du cours d’eau primitif, une écluse qui le mettrait à sec. Enfin, pour diriger sur son moulin l’eau qui doit le mouvoir, l’usurpateur a ouvert un nouveau fossé le long de la haie qui entoure le jardin de Jeanne-Marie Gourd : en faisant cela, il a enlevé les bornes limitatives.
27La veuve Dusserre a invité son voisin à rétablir les lieux « dans leur état primitif ». Le retour à l’état premier des choses est très souvent la demande ultime des requérants. Le passé est chargé d’une grande valeur affective et apparaît comme le garant de l’ordre immuable des champs. Jean-Antoine Dodat promet de s’exécuter, mais n’en fait rien, d’où la requête devant la justice de paix. Le jeune Dodat (il a 28 ans en 1816 et s’apprête à recevoir l’héritage de son père qui a lieu le 18 septembre devant maître Blaise Beluze) a sans doute spéculé sur la détermination de Jeanne-Marie Gourd : il s’agit pour lui d’une femme, qui plus est veuve et Lyonnaise. Visite-t-elle souvent ses propriétés de Saint-Didier-au-Mont-d’Or ? Rien n’est moins sûr : même en été, elle n’y est pas puisqu’elle « a été informée de ces récentes entreprises ». Jean-Antoine Dodat a certainement vu en elle une femme peu au fait de ses propriétés et de ses droits, peu coutumière des conflits de voisinage. C’était méconnaître sa position sociale (très supérieure à la sienne), ses relations et les conseils avisés d’hommes tout prêts à aider cette dame, veuve, riche et ayant une fille unique à marier. À côté d’une assimilation « sur le tas » de la taxinomie de la justice de paix en prise directe sur les réalités conflictuelles et qui est celle de la plu-part des protagonistes et sans doute celle de Jean-Antoine Dodat, il existe une assimilation « théorique », indirecte et par personnes interposées. La première se passe de « père en fils » et se vit au quotidien depuis le plus jeune âge ; la seconde s’apprend, depuis un appartement lyonnais, dans l’urgence du conflit et de la riposte à apporter. Les papiers de famille sont sortis du secrétaire et confiés à des personnes compétentes, mandatées devant le magistrat. Le juge de paix donne entièrement satisfaction à Jeanne-Marie Gourd61.
Une codification familière ?
28Un détour par la genèse du Code rural, dont une première rédaction aboutit à la loi provisoire des 28 septembre-6 octobre 1791, soit un an après la loi instituant les justices de paix, permet de mesurer la proximité recherchée avec les justiciables. En 1806 encore, une commission instituée pour le réécrire inspirait ces Observations sur la rédaction d’un Code rural62 au ministre de l’Intérieur :
« L’exécution des lois rurales est si importante, qu’il faut employer tous les moyens pour les faire aimer et respecter. Elles doivent être, à cet effet, bien convenables, bien concises, bien claires ; c’est le langage simple du père de famille qui veut persuader ses enfants. »
29Dans un premier temps, le but du Code rural avait été d’uniformiser le droit rural sur le territoire de la République tout en balayant les usages locaux, restes des droits féodaux :
« Pour rendre ces lois uniformes, il faut renverser toutes les coutumes. Ces usages locaux qui se perdent dans l’origine de la monarchie, avaient surtout pour base la volonté tyrannique des seigneurs. Alors, des usages et des coutumes non écrites formaient un droit civil particulier pour chaque seigneurie. Ce sont les restes de ces temps grossiers qui régissent encore divers points de la République. »
30Des lois uniformes sont présentées non seulement comme les garantes de l’égalité, mais aussi de la liberté face à la « volonté tyrannique63 ». Le primat de l’écrit est clairement affirmé face aux « restes de ces temps grossiers », ce qui signifie que désormais, pour exercer leur liberté et réclamer l’égalité, les citoyens français doivent savoir lire et assimiler la codification de la justice. L’article 691 du Code civil est à ce sujet très clair : la possession, même immémoriale, invoquée bien des fois par l’une des parties (généralement le demandeur), ne saurait, à défaut de titres, constituer qu’une possession précaire et prescriptible. Les jugements et les procès-verbaux de la justice de paix sont, au même titre que les actes de l’enregistrement ou les actes notariés, et à bien meilleur compte – surtout pour la partie qui gagne – des preuves très convaincantes en cas de litige. D’où, aussi, le succès des justices de paix. Cependant, les pouvoirs publics, toujours soucieux de proximité, souhaitent prendre appui, lorsque cela est possible, sur les usages utiles que les coutumes renferment. C’est à ce sujet que le gouvernement impérial questionne en 1806 les notables locaux pour l’élaboration du Code rural :
« Il résultera de la connaissance des parties des coutumes restées en pratique, ou de celles même qui seraient utiles à remettre en usage, un grand moyen pour perfectionner uniformément les lois rurales et les règlements qui en sont la suite. »
31La justice de paix a elle aussi été présentée comme proche des préoccupations des justiciables et, d’une certaine façon, bienveillante. D’ailleurs, les justiciables rencontrés en justice de paix n’ont fait intervenir la justice d’arrondissement que très parcimonieusement : les appels des décisions de la justice cantonale sont très rares et, dès le début de la période, les justiciables entendent faire régler leurs différends par la juridiction la plus proche. Un jugement du tribunal civil du 29 novembre 1822 est à ce titre très significatif. Pierre et Jean Bertraud d’une part et Léonard Mangon d’autre part ont porté un différend de voisinage, concernant la construction d’un mur, devant la justice de paix du Bois-d’Oingt (les parties habitent elles-mêmes au Bois-d’Oingt) et, à leur grand désagrément, le juge de paix (en fait son second suppléant qui le remplaçait) s’est déclaré incompétent et les a renvoyés à Villefranche-sur-Saône. Les magistrats du tribunal civil (toujours très diserts concernant leurs états d’âme juridiques) dictent au greffier les remarques suivantes :
« Considérant, en ce qui concerne l’incompétence proposée […], on ne saurait critiquer avec raison la qualité de ce magistrat [le second suppléant du juge de paix] appelé à statuer sur la difficulté. Considérant qu’il importe peu aux parties de connaître quels sont les motifs qui ont pu décider le juge de paix à se récuser, qu’elles n’ont pas même le droit de s’immiscer, car il doit leur être indifférent d’être jugées par l’un ou par l’autre, dès que la confiance qu’inspirent ceux-ci doit être la même, que penser autrement serait offenser la magistrature64. »
32Excédés, les magistrats qui ont entendu les avoués Pique et Chaurion mettre en cause la validité du jugement d’incompétence, renouvellent leur confiance dans la justice de paix qui appartient bien à la magistrature (qui en doutait ?). Ils relèguent – c’est une tendance lourde du tribunal civil – les justiciables (d’ailleurs représentés par des avoués) au rang de spectateurs priés d’enregistrer les décisions sans commentaire. Pourtant, il semble bien qu’ils aient le capital intellectuel suffisant pour ne pas se complaire dans cette passivité offerte. En filigrane apparaît le paradoxe qui irrite les magistrats : la justice de paix se voit soumise à la critique, mais c’est par elle que les justiciables veulent être jugés. Mais n’est-ce pas précisément parce que les justiciables ont prise sur cet échelon juridictionnel qu’ils veulent passer par lui ? Ils savent comment s’y prendre.
33Paradoxalement, l’étroitesse des compétences du juge de paix en matière pénale lui assura la faveur des justiciables : aucune flétrissure à craindre. Les choses étaient différentes en correctionnelle, aux compétences élargies aux délits : celui qui y comparaît n’est-il pas un délinquant ? Le 26 août 1866, à Saint-Didier-au-Mont-d’Or, un procès-verbal est dressé par la gendarmerie, constatant des coups et blessures portés par les époux Marcel à leur cousin germain Georges Passeron. L’altercation a pour origine le bris d’une clôture. Le procureur impérial a fait citer les époux Claude Marcel et Louise Vise, ainsi que trois témoins pour le 5 septembre 1866. Le maire de Saint-Didier-au-mont-d’Or, Emmanuel Mouterde, intervient alors en médiateur : il demande au procureur de rayer l’affaire du rôle. De plus, le maire demande aux témoins et aux inculpés de ne pas comparaître à l’audience du tribunal correctionnel. Le procureur impérial n’apprécie pas la méthode cavalière du maire, ni le mode de procédure infrajudiciaire qualifié d’irrégulier, pas plus que le résultat de la transaction : une indemnité de mille francs versée par Claude Vise65 à Georges Passeron66, que le procureur juge « exorbitante ». Le magistrat invite Emmanuel Mouterde à ne plus prendre sur lui d’arrêter le cours des citations données à sa requête et entend le réduire à un rôle purement consultatif et informatif. Le maire, froissé, présente sa démission au préfet. Il explique le montant très important de l’indemnité consentie par l’oncle (par alliance seulement) de la victime en raison de la crainte de la flétrissure de comparaître devant la justice correctionnelle. Emmanuel Mouterde ajoute qu’en six ans d’exercice il a déjà vu deux suicides pour s’y soustraire67.
Les chemins de l’instrumentalisation de la justice de paix
34Il apparaît que, face à l’infrajustice, la justice de paix – institution qui existe dans le paradoxe de la proximité et de la nécessaire distance – peut être conçue comme une étape dans la résolution du conflit ou, tout au moins, comme une voie possible. La justice peut faire l’objet d’une instrumentalisation afin de faire « payer » la partie adverse en la couvrant de honte. Le plaignant est certain que, désormais, chacun sera conscient de sa détermination : c’est une forme de dissuasion. En outre, porter un litige en justice, signifie se faire reconnaître comme appartenant au groupe des possédants, des bons et loyaux citoyens, confiants dans la justice de leur pays. Olwen H. Hufton a noté qu’à la fin de l’Ancien Régime :
« La France rurale a en fait deux buts inconciliables : une justice plus efficace, mais sans bureaucratie abusive. La Révolution devait établir la première, mais au prix d’un développement des organes extérieurs d’application de la loi, et pour certaines communautés rurales, c’était trop cher payer68. »
35Pour toutes, l’innovation de la justice de paix allait restructurer leur champ d’action et affecter leurs capacités d’action. En même temps, la justice pouvait être envisagée comme un moyen de s’extraire de sa condition sociale par l’imitation. Les hommes de loi ne sont-ils pas des bourgeois ? Les riches propriétaires lyonnais, qui ne s’encombrent pas des arcanes de l’infrajudiciaire, ne sont-ils pas, eux aussi, des bourgeois ? Aussi, mais sans en avoir la preuve quantifiée, est-il fort probable que les pratiques infrajudiciaires ont diminué au long du xixe siècle, si l’on en croit le succès rapide des justices de paix :
« Prévue à l’origine pour régler des conflits considérés comme mineurs et finalement peu dignes d’encombrer les tribunaux, la justice de paix s’est avérée être l’un des instruments de constitution d’espaces publics intermédiaires par lequel le monde rural commence son entrée dans la modernité69. »
36En 1842, les archives de la justice correctionnelle de Villefranche-sur-Saône font mention indirectement d’un conflit portant sur un mur mitoyen70. Jean-Pierre Rivière71 (cordonnier au Bois-d’Oingt) expose, qu’ayant un droit de pâturage à exercer sur le pré de Pierre Paquet72 (son voisin boulanger), sa femme y avait conduit quelques moutons. Claudine Marduel, femme Paquet, les en empêcha en traitant la femme Rivière de « voleuse ». Traduite pour injures devant le tribunal de simple police du Bois-d’Oingt, elle fut condamnée le 11 février 1842 à cinq francs d’amende, cinq francs de dommages-intérêts et aux dépens s’élevant à 32 francs et 95 centimes. Poursuivant ses « tracasseries de voisinage », Pierre Paquet a fait comparaître le plaignant le 7 juin 1842 devant le juge de paix73, exigeant que Jean-Pierre Rivière refasse un mur mitoyen, ce qu’il a refusé estimant être en bon état de son côté. Jean-Pierre Rivière a affirmé vouloir se conformer aux seuls avis d’experts. Pierre Paquet s’est alors emporté en pleine audience et a traité le cordonnier de « voleur », affirmant qu’il lui avait dérobé 300 francs. En raison de ces outrages proférés devant un large auditoire de notabilités reconnues, Jean-Pierre Rivière porte plainte en correctionnelle s’appuyant sur les articles 18 et 19 de la loi du 17 mai 1819. Ses témoins ne sont autres que le juge de paix, son greffier, l’ancien maire de Chamelet74, un propriétaire, un vigneron et un ancien maréchal-ferrant. Sans doute, cette question de la réfection du mur mitoyen n’a-t-elle été amenée que pour faire payer le voisin, se faire vengeance de la condamnation en simple police. L’instrumentalisation se lit en négatif. Trois niveaux juridictionnels sont ainsi saisis : simple police, justice de paix et justice correctionnelle et l’affaire initiale (très banale) prend de l’ampleur. C’est d’ailleurs, l’un des rares cas d’aggravation d’un conflit de voisinage relevé.
37Le jardin, lieu d’attention permanente, est aussi le lieu privilégié de la vengeance. Ainsi, au début de mars 1842, Marie Maillet, veuve Reynaud, explique75 que passant près d’une vigne sise à Chamelet et taillée par Jean-François Guerry, cabaretier dans la même commune, elle trouva quelques sarments éparpillés. Elle les ramassa et les brûla chez elle pour « éloigner d’elle un froid qui avait pour ainsi dire glacé et paralysé tout son corps ». Quelques temps plus tard, Jean-François Guerry, « sans doute pour se venger contre la veuve Reynaud de ce mineur et insignifiant grappillage », a envoyé sa chèvre76 dans le jardin de la veuve qui a dévoré et piétiné toutes les cultures du jardin. La chèvre, sentinelle avancée, est envoyée pour obtenir réparation (toute symbolique) du préjudice subi. L’animal choisi est réputé particulièrement vorace et dévastateur. Cependant, le cabaretier avait essayé d’obtenir une réparation pécuniaire en portant l’affaire en justice : « […] mais ce particulier n’ayant en présence qu’une femme vieille, infirme, sans soutien et malheureuse, a espéré l’effrayer en la poursuivant en justice. » L’instrumentalisation de la justice est ici clairement dénoncée dans un ton pathétique. De fait, le défendeur avait fait citer la veuve Reynaud au tribunal de paix et, par une sentence rendue par défaut de présentation le 3 mai 1842, Marie Maillet avait été condamnée à lui payer la somme de quinze francs de dommages. En tout, avec les dépens, la vieille femme, à moitié infirme, avait déboursé la somme considérable de quarante francs et 80 centimes. Contre toute attente, et alors que le greffier n’a cessé d’employer un ton touchant – mais qui parle ? La veuve ? Un mandataire ? Le greffier ? Le juge de paix ? – Marie Maillet est déboutée de son opposition et est, en outre, condamnée à payer les dépens de l’instance, s’élevant à 39 francs. Le vol de sarments est donc injustifiable aux yeux du magistrat cantonal, garant de l’inviolabilité de la propriété privée.
38Le conflit lui-même devient stratégie en ce sens qu’il crée un contexte de voisinage nouveau et permet l’intervention – et donc l’instrumentalisation – de modes de résolution, notamment la justice de paix. Ainsi, son champ n’est pas seulement un ensemble de contraintes limitant le champ des possibles : il est aussi, et surtout, un ensemble de règles et de lois le structurant en privilégiant certains acteurs – ceux qui disposent de la culture juridique personnellement ou indirectement – au détriment d’autres, moins au fait de la codification77. L’échelle nominative d’analyse historique permet de comprendre comment se meuvent les protagonistes, toute définition d’un champ des possibles a priori étant un non-sens. L’instrumentalisation de la justice signifie aussi connaissance des règles et pleine conscience des actes et de leurs conséquences. Il est d’ailleurs intéressant de noter que l’ignorance des lois n’est presque jamais invoquée en défense. Aussi, les procès sont-ils, dans leur immense majorité, des « procès de connivence » et non des « procès de rupture » au sens où l’entend Jacques Vergès78, c’est-à-dire où la légitimité de l’institution n’est pas remise en cause et où les usages de l’accusation et de la défense sont parfaitement respectés, ceci non pas tant en raison d’un capital culturel déficient ou par crainte que par choix et calcul.
Conclusion
39Pour le juge, mais aussi pour celles et ceux qui ont intégré les « règles du jeu », le voisin n’existe plus en dehors du système qui définit sa liberté et la rationalité qu’il peut utiliser dans son action79. Mais, inversement, le champ de la justice n’existe que par les justiciables qui peuvent aussi en changer la finalité, voire l’instrumentaliser. Désormais, seul compte le degré de pertinence des ressources que chacune des parties est en mesure – seule ou assistée – de mobiliser. Et, s’il n’est pas aisé de faire, dans un procès-verbal, la part de ce qui revient au magistrat et au justiciable, chacun, même illettré, s’efforce d’ajuster son discours à la taxinomie de la justice. Son champ n’est pas une chasse gardée mais, conformément à l’esprit du législateur révolutionnaire, un champ largement partagé. Néanmoins, la chose n’est pas nouvelle : Jean-Pierre Gutton80 notait que la première préoccupation des paysans avait été d’obtenir de leur seigneur des franchises judiciaires comme le droit d’enquête dans les affaires touchant la communauté. Même quand un tribunal paysan (ou échevinage rural) était installé, le témoignage et l’enquête des échevins paysans étaient indispensables avant toute décision seigneuriale intéressant la communauté. Des études précises sur le passage de témoin entre échevinage et justice de paix seraient nécessaires pour comprendre l’installation des pouvoirs au village après la Révolution.
Notes de bas de page
1 Ne serait-ce que concernant l’emprise foncière. Gilbert Garrier qualifie par exemple la commune d’Écully (canton de Limonest) de « commune de banlieue où la part des terrains d’agrément est supérieure à celle des parcelles en culture » et dès le milieu du xixe siècle, les Lyonnais détiennent déjà 65 % du sol. Gilbert Garrier, Paysans du Beaujolais et du Lyonnais, 1800-1970, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 1973, 2 vol. 714 et 246 p.
2 Une justice de proximité : la justice de paix (1790-1958), Paris, PUF, 2003, 283 p. Recherche effectuée sous la direction de Jacques-Guy Petit par le Centre d’histoire des régulations sociales de l’Université d’Angers pour la Mission de recherche Droit et justice.
3 Concernant le rôle de la justice de paix dans le jeu du pouvoir local, voir Cyril Belmonte, « Justice de paix et Révolution dans une petite ville des Bouches-du-Rhône. Le cas du tribunal d’Allauch (1791-1799) ».
4 Qualification hautement symbolique qui efface, ne serait-ce que pour quelques ares possédés, des siècles de servitudes féodales.
5 Et n’omet jamais de préciser ses titres (licencié en droit…) ou décorations (chevalier de la Légion d’honneur…).
6 Guy de Maupassant, « Tribunaux rustiques », texte publié dans Gil Blas du 25 novembre 1884 sous la signature de Maufrigneuse, puis dans le recueil Monsieur Parent.
7 Arch. dép. Rhône, 7Up 1072, procès-verbal de visite des lieux n° 391 du 13 décembre 1900.
8 Arch. dép. Rhône, 7Up 1064, jugement contradictoire n° 284 du 11 septembre 1902.
9 Arch. nat., BB8 868/1, lettre de démission de Jean-Marc-Antoine Picher de Grandchamp au procureur général du 15 mars 1851. Le Bois-d’Oingt, Rhône, ar. Villefranche-sur-Saône, ch-l. c.
10 Ibid., lettre du Premier président de la Cour d’appel de Lyon au Garde des Sceaux du 6 août 1851.
11 Arch. nat., BB8 1431, lettre du procureur général au Garde des Sceaux en date du 30 novembre 1880.
12 Arch. nat., BB8 868/1, dépêche du procureur général du 8 juillet 1851 concernant les candidats Marie-Joseph Penet et Claude Chazy au poste de juge de paix du Bois-d’Oingt, laissé vacant par la démission de Jean-Marc-Antoine Picher de Grandchamp.
13 Guy de Maupassant, « Tribunaux rustiques », texte cité.
14 Arch. nat., BB8 936/2, avis des chefs de la Cour sur la candidature de Pierre Las-Peisson au poste de juge de paix du Bois-d’Oingt laissé vacant en 1855 par Marie-Joseph Penet.
15 Seine-et-Oise, ar. Corbeil, ch-l. c. Bien que né à Privas (Ardèche), cette fonction de juge de paix à Longjumeau en fait un Parisien, généralement peu apprécié des provinciaux.
16 Arch. nat., BB8 1041, avis des chefs de la Cour sur la candidature de Georges-Antoine Sauzet de Fabrias au poste de juge de paix du Bois-d’Oingt laissé vacant par Pierre Las-Peisson.
17 Arch. nat., BB8 1351, avis du procureur général de la Cour d’appel de Lyon sur la candidature de Christophe-Barthélémy-Auguste Veyre au poste de juge de paix de Saint-Bonnet-le-Château.
18 Rhône, ar. Villefranche-sur-Saône, c. Bois-d’Oingt.
19 Le besoin de classification correspond aussi à l’esprit du siècle des Lumières qui s’achève. Il convient par exemple de rappeler le travail des naturalistes Georges de Buffon ou Jean-Baptiste Lamarck. Napoléon Bonaparte lui-même est pétri de cette obsession d’organiser, de ranger, de classer et d’ordonner : le Code civil (dont le Premier consul préside 57 des 102 séances nécessaires à son élaboration) et ses 2 281 articles en est la manifestation la plus aboutie.
20 Terme qui n’est plus usité aujourd’hui par les juristes qui lui préfèrent celui de transaction. Concernant ces questions, voir François PLOUX, Guerres paysannes en Quercy. Violences, conciliations et répression pénale dans les campagnes du Lot (1810-1860), Paris, Éditions de la Boutique de l’Histoire, 2002, 376 p.
21 Il faut rappeler que des conciliations interviennent parfois à la fin des procès-verbaux de visite des lieux.
22 Pierre Arguillère est né à Saint-Didier-au-Mont-d’Or (c. Limonest) en 1761, il est géomètre, comme le sera son fils André.
23 Arch. dép. Rhône, 7Up 1060, rapport d’experts n° 233 du 20 thermidor an XIII. Voir annexe.
24 Rhône, ar. Villefranche-sur-Saône, c. Bois-d’Oingt.
25 C’est nous qui soulignons.
26 Dans les monts du Beaujolais, les terres vassibles étaient de vastes surfaces de landes à genêts, à fougères et à bruyères gagnées par défrichement. Les paysans les mettaient quelques années en valeur par écobuage après un long temps de repos, cf. Marcel Lachiver, Dictionnaire du monde rural…, Paris, Fayard, 1997, 1766 p.
27 Arch. dép. Rhône, 7Up 2108, procès-verbal de visite des lieux et de transaction n° 50 du 5 mai 1831.
28 Les actes de procédure regroupent les actes qui ont pour objet d’introduire l’instance et de conduire le procès à son terme.
29 Rhône, ar. Lyon, ch-l. c.
30 Frédéric Chauvaud, « La parole captive. L’interrogatoire judiciaire au xixe siècle », Histoire et archives, n° 1, 1997, p. 33-60.
31 Philippe Grandcoing, « Le feu, le sexe et la terre : pouvoir masculin et domination sociale dans un village limousin sous le Second Empire », Ruralia. Revue de l’Association des ruralistes français, n° 12-13, 2003, p. 65-83 (p. 67).
32 Rhône, ar. Villefranche-sur-Saône, c. Bois-d’Oingt.
33 Idem.
34 Arch. dép. Rhône, 7Up 2104, procès-verbal d’enquête sans numéro du 1er juin 1815.
35 Ibid., procès-verbal d’enquête n° 257 du 28 octobre 1824.
36 Dans la salle d’audience il y a le Christ crucifié (Arch. com. Bois-d’Oingt, inventaire des objets mobiliers de la justice de paix rédigé le 1er septembre 1853, conformément au décret impérial du 20 juillet 1853 sur la conservation des mobiliers des cours et tribunaux).
37 Rhône, ar. Villefranche-sur-Saône, c. Bois-d’Oingt.
38 Arch. dép. Rhône (section ancienne), 44L 59, procès-verbal de visite des lieux du 30 floréal an IV (19 mai 1796).
39 Rhône, ar. Villefranche-sur-Saône, c. Bois-d’Oingt.
40 Arch. dép. Rhône, 7Up 2103, procès-verbal de visite des lieux n° 81 du 30 décembre 1812.
41 Marc Bloch avait noté que « Depuis la fin du XVIIe siècle, de plus en plus souvent, des “plans géométriques” ou des atlas les [registres des droits seigneuriaux] accompagnent : car la mathématique elle-même, appliquée à la représentation du terrain, s’est mise au service de l’économie ». Marc Bloch, Les caractères originaux de l’histoire rurale française, Paris, Librairie Armand Colin, 1999 (1re éd. 1931), 316 p. (p. 166).
42 C’est le greffier qui souligne.
43 Arch. dép. Rhône, PER 52, L’avenir des campagnes du Sud-Est. Journal agricole, politique et littéraire, hebdomadaire du dimanche, a paru de janvier 1902 à décembre 1912 et d’avril à août 1921.
44 Mais nous sommes déjà au xxe siècle.
45 Rhône, ar. Lyon, c. Limonest.
46 Arch. dép. Rhône, 2M 59, dossier des affaires communales de Dardilly. Pétition contre André Margaron du 20 janvier 1818. C’est nous qui soulignons.
47 Arch. dép. Rhône, 7Up 1008, jugement contradictoire n° 39 du 1er mars 1813.
48 Concernant les étapes de procédure et les erreurs de qualification des faits par le juge, voir Antoine Follain et David Potier, « Un juge de paix de la ville d’Angers face aux causes des gens des campagnes en 1852. Édition et analyse d’une procédure. »
49 Basil Bernstein, Langage et classes sociales. Codes sociolinguistiques et contrôle social, Paris, Éditions de Minuit, 1975, 347 p.
50 Cette pratique progresse en France sur toute la période passant de 8 % de comparutions par mandataires en 1830 à 38 % un siècle plus tard, voir Bernard Schnapper, « Pour une géographie des mentalités judiciaires : la litigiosité en France au xixe siècle », Annales, économies, sociétés, civilisations, tome 34, n° 2, février-mars 1979, p 399-419.
51 Arch. dép. Rhône, 7Up 1010, pouvoir de Jeanne-Marie Gourd à François Berger du 14 septembre 1816.
52 Qui est appelé « procuration » lors du jugement du 5 octobre 1816 et écrite à la première personne du singulier.
53 Rhône, ar. Lyon, c. Limonest.
54 Arch. dép. Rhône, 7Up 1010, requête de Jeanne-Marie Gourd au juge de paix de Limonest, enregistrée le 13 août 1816. Toutes les citations qui suivent sont tirées de cette même référence.
55 L’exposante utilise l’ancienne mesure (à peu près quarante ares) présumant ainsi que le juge de paix la comprendra : il est supposé partager la même connaissance de la terre et du travail des champs.
56 Rhône, ar. Lyon, c. Limonest.
57 Canal de dérivation de l’eau d’un ruisseau, d’une rivière, d’où partent toutes les rases d’irrigation qui répartissent l’eau dans les prés, mais qui peut, comme c’est le cas ici, alimenter un moulin.
58 Il n’est répertorié qu’un Antoine-Marie Rozier, notaire à Lyon, mais qui n’exerce qu’à partir de 1820. Or, l’acte est dressé en 1807 : peut-être s’agit-il du père.
59 De plus, l’eau de la roue qui n’est pas recouverte jaillit contre le mur de la maison de la veuve Dusserre et entretient l’humidité.
60 En plus d’être un fauteur de troubles, qui ne respecte pas plus les « règles de l’art » que les règles de bon voisinage, Jean-Antoine Dodat est implicitement accusé d’incompétence.
61 Arch. dép. Rhône, 7Up 1010, jugement n° 109 du 5 octobre 1816.
62 Arch. dép. Rhône, 7M 1, Code rural. Élaboration et modifications : rapports sur les observations à propos du Code, circulaires. Recueil des actes administratifs (1808-1894).
63 La réaction seigneuriale des xviie et xviiie siècles avait, dans le but d’augmenter les droits et prérogatives des seigneurs, fait revivre des droits anciens tombés en désuétude. Dès lors, tout avait été mis par écrit, codifié, dans des registres (terriers, lièves, arpentements, marchements…) soigneusement rangés dans les bibliothèques des châteaux. L’écrit n’était donc pas ignoré, mais il s’opposait aux usages oraux, plus favorables aux communautés paysannes, souvent composées d’illettrés. L’écrit, considéré comme plus sûr, plus établi, moins sujet à discussions et à débats, s’envole pourtant en fumée durant l’été 1789. Les coutumes restent.
64 Arch. dép. Rhône, Uv 37, audience du 29 novembre 1822, jugement n° 22.
65 Beau-père de Claude Marcel et mari de Jeanne Boulard.
66 Époux de Marie Boulard, nièce de Jeanne Boulard.
67 Arch. dép. Rhône, 2M 73, correspondances avec le préfet du Rhône, septembre 1866, au sujet de l’affaire Marcel-Passeron.
68 Olwen H. Hufton, « Le paysan et la loi en France au xviiie siècle », Annales, économies, sociétés, civilisations, tome 38, n° 3, mai-juin 1983, p. 679-701 (p. 697).
69 Annie Bleton-Ruget, « L’infrajustice institutionnalisée : les justices de paix des cantons ruraux du district de Dijon pendant la Révolution », dans L’infrajudiciaire du Moyen Âge à l’époque contemporaine. Actes du colloque de Dijon (5-6 octobre 1995) édités par Benoît Garnot, Dijon, EUD, 1996, 477 p. (p. 291-311).
70 Arch. dép. Rhône, Uv 1234, dossier de procédure correctionnelle n° 1103, déposé au greffe le 27 juin 1842, plainte de Jean-Pierre Rivière contre Pierre Paquet.
71 Jean-Pierre Rivière est né à Bagnols le 19 germinal an VIII (9 avril 1800) de François et Françoise Chatelin. Il s’est marié le 13 janvier 1830 avec Barthélémie Beatrix, née au Bois-d’Oingt en 1807. Il sait signer.
72 Pierre Paquet est né en 1777 à Châtillon-d’Azergues de Benoît et Marie Chardon. À sa mort, le 12 mars 1866, il est dit veuf de Claudine Marduel et rentier.
73 À cette date pourtant, rien n’a été conservé dans les minutes de la justice de paix (7Up 2110) ni dans le répertoire de l’année 1842 (7Up 2111). Le scandale n’a-t-il pas permis que l’audience se tienne jusqu’au bout ? La séance a-t-elle été levée ? Aucune réponse n’est apportée par les archives de la justice de paix.
74 Rhône, ar. Villefranche-sur-Saône, c. Bois-d’Oingt.
75 Arch. dép. Rhône, 7Up 2133, jugement n° 108 du 23 août 1842.
76 Il convient de souligner que Jean-François Guerry est non seulement cabaretier à Chamelet, mais aussi cultivateur d’une vigne et il possède au moins une chèvre. En 1870, il est présenté comme propriétaire-cultivateur. Concernant les pluri-activités, voir Gilbert Garrier et Ronald Hubscher (dir.), Entre faucilles et marteaux. Pluri-activités et stratégies paysannes, Lyon/Paris, Presses universitaires de Lyon/Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 1988, 242 p.
77 Concernant les concepts de champ et de positions, outre les propres travaux de Pierre Bourdieu, voir : Bernard Lahire (dir.), Le travail sociologique de Pierre Bourdieu. Dettes et critiques, Paris, Éditions la Découverte, 1999, 257 p.
78 Jacques Vergès, Dictionnaire amoureux de la justice, Paris, Éditions Plon, 2002, 780 p.
79 Concepts d’une sociologie de l’action organisée empruntés à l’ouvrage de Michel Crozier et Erhard Friedberg, L’acteur et le système. Les contraintes de l’action collective, Paris, Éditions du Seuil, 1992, 436 p.
80 Jean-Pierre Gutton, La sociabilité villageoise dans la France d’Ancien Régime, Paris, Hachette, 1998, 296 p. (p. 23-24).
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