Un autre visage de la justice d’Ancien Régime
Les juridictions subalternes de Lille et Douai au XVIIIe siècle
p. 295-306
Texte intégral
« Les échevins sont les seuls juges ordinaires dans la ville de Lille. Il y a cependant dans les murs de cette ville plusieurs jurisdictions qui y tiennent leur siège, sçavoir : 1° la Gouvernance, dont la jurisdiction s’étend sur toute la châtellenie […]. 2° Le siège du bailliage, qui connoit dans le plat-pays des actions réelles par plainte à la loi, des chemins, et des affaires criminelles concuremment avec la Gouvernance […]. 3° le Bureau des finances, crée par édit du mois de novembre 1691 et dont les fonctions consistent principalement à veiller à la conservation des domaines du Roi, à recevoir les foi et hommages, aveux et dénombrements des fiefs relevant de sa Majesté, et à remplir d’autres devoirs, à l’imitation des autres chambres de finances établies dans le royaume […]. 4° La Chambre des comptes […]. 5° Les officiers de la maîtrise des eaux et forêts de Phalempin, tiennent aussi leur siège dans Lille […]. 6° Il y a aussi à Lille un hôtel des monnoies érigé en 1685 […]. Ce tribunal connoit de l’ensemble des édits, déclarations et règlements sur le fait des monnoies. 7° Une chambre de commerce, établie par arrêt du conseil du 31 juillet 1714 pour veiller à l’utilité et à l’avantage du commerce de la province. 8° Une jurisdiction consulaire érigée par édit du mois de février 1715. »
Lille au xviiie siècle d’après l’abbé d’Expilly et Robert de Hesseln, reprint éditions du Bastion, 1988, p. 48-51.
1Cette énumération des juridictions lilloises formulée en 1765 par l’abbé d’Expilly, dûment renseigné par les échevins1, donne une première idée du nombre et de la variété des tribunaux siégeant dans la capitale des Flandres françaises. Certes, Lille n’avait pas obtenu le siège du Parlement, pour lequel Douai avait été préférée à partir de 1715, mais la compétence très large conservée au siège échevinal, ainsi que les nombreux tribunaux administratifs, dotaient la ville d’un solide appareil judiciaire local. L’activité de ces différentes juridictions a produit des kilomètres d’archives dans lesquelles les historiens ont largement puisé, éclairant de manière précise le fonctionnement de ces tribunaux, sur lesquels il reste désormais relativement peu à découvrir. Aussi, après un foisonnement de beaux travaux conduits par Pierre Deyon et ses collègues lillois dans les années 19702, les archives judiciaires lilloises furent moins visitées par les historiens, sans être jamais totalement abandonnées, tant la matière est riche3.
2Cependant, en marge de ces travaux sur les grandes juridictions lilloises, les juridictions subalternes de la ville restent en grande partie ignorées. Il est vrai qu’à la différence de leurs supérieurs, ces tribunaux n’ont laissé que de maigres archives. Les procédures sommaires, en grande partie orales, ne produisent guère d’écriture. Les petits tribunaux ne se donnent à voir qu’au travers des registres de sentences, où figurent uniquement les noms des parties et la nature de la sentence. Bien souvent, ces documents ne disent rien de la profession, du domicile des plaignants, ni même des raisons qui ont amené la justice à se mettre en action. Les archives des tribunaux subalternes présentent ainsi un caractère particulièrement désincarné et rébarbatif, qui contraste cruellement avec les récits souvent passionnants des interrogatoires et des témoignages devant les cours criminelles. De plus, les justices subalternes d’Ancien Régime ont longtemps été considérées par les historiens comme des justices médiocres, disqualifiées par un personnel judiciaire incompétent. Chacun reprenait les diatribes de Loyseau contre les justices de village, sans s’interroger sur les fonctions sociales réelles de cette justice dénigrée par les juristes savants4.
3Depuis le début des années 1980, les interrogations politiques et sociologiques contemporaines sur la question de l’insécurité et de la dégradation du lien social ont porté sur le devant de la scène judiciaire la question de la proximité. Face à une petite délinquance envahissante, dénoncée principalement dans les quartiers défavorisés et les banlieues des grandes agglomérations, le système pénal semble débordé, lointain et aussi inefficace dans la punition des agresseurs que dans la prise en compte des victimes. L’idée germe donc d’adapter la justice, de la rapprocher des justiciables, de l’intégrer davantage à la vie de la cité. Diverses initiatives ont fleuri dans ce sens, depuis la création des conciliateurs de justice en 1978 jusqu’aux juges de proximité de 2003, en passant par les « Maisons de justice5 ».
4Cette évolution de la justice et ces diverses expériences font l’objet de débats animés dans un contexte politique contemporain toujours très marqué par la question de l’insécurité. Il n’est évidemment pas du ressort de l’historien de s’y engager directement, mais il lui revient d’apporter l’éclairage du passé. À ce titre, il n’est sans doute pas inutile de rappeler que les temps anciens ont connu des institutions de justice de proximité, dont la fonction sociale n’était pas exactement la même qu’aujourd’hui, puisqu’elle s’ancrait dans des représentations socio-culturelles différentes, mais qui répondaient également à une demande sociale forte, dans un contexte général d’interrogation des responsables de la ville face à la crise, réelle ou supposée, des mécanismes régulateurs traditionnels. La revalorisation récente du jugement sur les justices seigneuriales dans les villages6 participe de cet apport de la recherche historique aux questionnements du présent. Mais les petites justices municipales ont encore peu attiré l’attention. Deux villes de la Flandre française au xviiie siècle : Lille et Douai permettent de tenter d’ouvrir ce chantier, en raison de l’intéressant échantillon des justices subalternes qu’elles offrent au chercheur, dans une région par ailleurs très riche en archives communales.
Les juridictions subalternes à Lille
5Outre les tribunaux énumérés par l’abbé d’Expilly cité plus haut, Lille et Douai disposaient en effet d’un grand nombre de petites juridictions, sur lesquelles les archives livrent des renseignements très inégaux. Ainsi les archives municipales de Lille conservent, à côté des belles séries des registres et dossiers aux causes criminelles de la ville, et des registres des causes civiles (appelés ici « plaids de l’Hestal ») d’autres registres judiciaires, d’une moindre ampleur. Deux d’entre eux, le « registre pour juger les causes de police au petit criminel7 » et le « registre aux sentences des apaiseurs8 » permettent néanmoins une première plongée fructueuse dans le monde des justices subalternes lilloises.
Un tribunal des petits désordres
6Le « registre pour juger les causes de police au petit criminel » ne couvre, malheureusement, qu’une courte période, d’octobre 1736 à juillet 1739, date à laquelle il se transforme en relevé des enfants abandonnés, de 1739 à 1742. La procédure de cette cour y semble des plus simples : les prévenus, presque tous arrêtés par les patrouilles nocturnes de la garde, la veille ou l’avant-veille de leur comparution, sont interrogés par deux échevins. Le greffier se contente de noter la date du jugement, les nom, prénom, parfois l’âge et le métier des prévenus, le motif de leur arrestation, quelques phrases d’un interrogatoire rapide, puis la sentence. Pendant les 34 mois que couvre le registre, 66 jugements sont rendus, à l’encontre de 93 prévenus. Les hommes sont beaucoup plus nombreux à comparaître (79 pour 14 femmes), en raison de la nature du contentieux de cette cour : pour l’essentiel il s’agit de désordres nocturnes sans gravité : des jeunes gens ivres qui se battent à la sortie d’un cabaret, ou font du bruit dans la rue, des consommateurs qui refusent de payer leur dû. Sont également arrêtés les mendiants étrangers à la ville, et pour deux cas, il s’agit de rébellion contre les commis de l’octroi aux portes. Les femmes arrêtées sont des mendiantes ou des prostituées, trouvées dans les rues pendant la nuit. Les sentences de la cour sont peu sévères, à quelques exceptions près : 30 des prévenus sont simplement libérés, souvent après une légère admonestation, pour leur rappeler les heures légales de fermeture de cabaret ou leur enjoindre de ne pas répéter leurs désordres ; 22 mendiants étrangers sont simplement chassés de la ville ; 37 prévenus sont condamnés à la prison pour quelques jours, souvent un ou trois, plus rarement davantage, quelques mendiants récidivistes feront un séjour en maison de correction avant d’être à nouveau chassés. Seul le dénommé Pierre Farguèse est condamné à trois semaines de prison, parce que c’est la troisième fois qu’il est arrêté pour « carillon9 ». La prison s’accompagne parfois du paiement d’une légère amende, ou du remboursement des dettes au cabaretier. De toute évidence, la violence des prévenus qui résistent lors de leur interpellation n’est guère punie : Quatre jeunes gens arrêtés sur l’esplanade alors qu’ils s’apprêtaient à se battre entre eux sont libérés mais devront payer 26 patars pour la hallebarde que le sergent de la garde a cassée sur eux pour les obliger à marcher10. Ce petit tribunal de police lillois juge donc rapidement les délits considérés comme peu graves et se montre plutôt indulgent vis-à-vis des excès masculins liés à l’alcool ou à l’impétuosité de la jeunesse.
Les apaiseurs : une juridiction de conciliation
7Le tribunal des apaiseurs lillois, quant à lui, était une juridiction spécialisée dans la résolution des violences entre habitants de la commune. Le mot apaiseurs renvoie à des institutions médiévales de « paix », créées pour mettre fin aux vendetta sanglantes entre familles bourgeoises. Aux Pays-Bas, de très nombreuses villes connaissaient cette institution, qui a été étudiée, entre autres, à Nivelles11.
8Ces tribunaux médiévaux de conciliation ont en général disparu à l’époque moderne, en raison de la montée en puissance d’une justice plus punitive12. Au xviie siècle, il est bien rare qu’il en reste quelque trace, et ce sont généralement les tribunaux scabinaux qui ont repris ce contentieux particulier. L’originalité lilloise est donc d’autant plus grande, avec un registre contenant 356 sentences pour les années 1783 à 179013. Les apaiseurs tenaient leur audience chaque jeudi et jugeaient en moyenne deux affaires par jour. Par bien des aspects, cette justice semble archaïque pour son époque, dans son existence même et dans la conservation de certains aspects religieux : les 5 apaiseurs sont de simples bourgeois choisis par les curés des quatre plus anciennes paroisses de la ville et une partie des peines prononcées consiste en pèlerinages vers les sanctuaires des environs.
9Ces juges ne sont donc pas des professionnels, mais de simples bourgeois, qui ont souvent tendance d’ailleurs à chercher à échapper à cette fonction contraignante et à peine indemnisée. Mais l’amateurisme des juges, important dans ce genre de juridiction de conciliation, ne signifie pas dévalorisation, car l’appareil du tribunal, avec son greffier, son huissier qui porte les assignations et un prévôt pour maintenir l’ordre à l’audience, est quant à lui, tout à fait professionnel. Par ailleurs la présence parmi les apaiseurs de quelques praticiens du droit, procureurs ou notaires, nuance quelque peu cet amateurisme.
10Dans la mesure où le registre n’indique que les sentences, et souvent de manière très sommaire, il n’est pas toujours possible d’être certain du motif qui a poussé un Lillois à saisir les apaiseurs. Mais la fréquence des sentences indiquant, soit un accommodement, soit une réparation de petits différends ou de mauvais propos, permet d’affirmer que le rôle des apaiseurs consiste essentiellement à calmer des voisins qui se sont insultés ou battus légèrement, à donner satisfaction aux femmes dont la vertu a été mise en cause dans le quartier, bref à ramener le calme au sein de groupes sociaux où l’injure peut mener loin.
11La répression n’est pas la priorité de ce tribunal voué à la conciliation : 65,7 % des sentences mettent les parties « hors de cour », enjoignent de « tenir le demandeur pour homme ou femme d’honneur », ou jugent le demandeur non fondé. Parfois les parties se sont déjà réconciliées et la cour entérine simplement leur accord. Quelques abandons de procédure signalent sans doute également un règlement extrajudiciaire des affaires. La partie répressive ne concerne que 24,2 % des sentences, encore s’agit-il souvent de condamnations très symboliques, guère plus lourdes qu’une réprimande : des amendes légères, un pèlerinage à Notre-Dame de Loos, dans la banlieue de la ville. La prison et les amendes lourdes (24 florins maximum) sont tout à fait exceptionnelles et sanctionnent peut-être des récidives ou des comportements injurieux vis-à-vis du tribunal.
12Enfin, la présence importante des femmes à l’origine de la saisie des apaiseurs (184 pour 172 hommes), alors que la justice ordinaire les entend d’habitude relativement peu par rapport aux hommes, confirme l’utilité sociale très particulière de ce tribunal pour la résolution des petits conflits et le maintien de l’honneur, des questions particulièrement importantes pour la sécurité quotidienne des femmes dans leur environnement immédiat.
« Plaids du Rewart » et autres « petits plaids »
13Les archives de Lille ont encore conservé des traces infimes d’autres juridictions subalternes comme les « plaids du Rewart14 » ou les « petits plaids d’échevins ». Ces derniers sont peut-être ces « plaids du mardi ou du jeudi » auxquels font allusion des textes peu précis, et sur le contenu desquels nous ne savons rien. La ville jugeait également les infractions à la réglementation sur la liberté des rues et l’hygiène dans une « chambre du nettoiement » où siégeaient le Rewart, deux échevins, deux jurés et deux prud’hommes et qui prononce 5 658 condamnations – légères – entre 1700 et 173915. Enfin, les garde-orphènes s’occupaient des intérêts des orphelins et vérifiaient leurs comptes de tutelle. L’éventail des petites juridictions scabinales se déployait donc très largement dans la capitale des Flandres françaises, et permettait d’apporter des réponses adaptées à toutes les facettes d’un ordre social imposé ou réclamé, dans une ville à la population nombreuse et aux activités variées.
Douai et les autres
14Douai, qui figure en second dans l’armature urbaine de la région, ne disposait pas d’une spécialisation judiciaire aussi poussée dans le détail, mais pouvait s’enorgueillir d’être le siège du Parlement de Flandres, tandis que son échevinage, à l’instar de ses collègues lillois, tenait fermement les rênes du gouvernement municipal. Ici également, les archives recèlent des registres judiciaires subalternes, actuellement encore délaissés par les chercheurs. Les registres des sentences des « petits plaids d’échevins » ont toutefois fait l’objet d’une étude partielle16.
Les « petits plaids du mardi » à Douai
15Les échevins de Douai tenaient en effet plusieurs audiences selon les jours de la semaine, et le mardi était consacré à des « petits plaids ». Ce tribunal réorganisé en 1518 par Charles (comme duc de Bourgogne, pas encore Charles Quint)17, a très probablement hérité des fonctions du tribunal médiéval des apaiseurs, dont on ne trouve ici plus de trace postérieure. Cependant les registres des petits plaids n’apparaissent qu’à partir de 1646, pour se prolonger jusqu’en 178918, ce qui atteste de la vitalité de ce petit tribunal. La cour est composée de deux échevins semainiers qui jugent et du bailly ou de son lieutenant, qui joue le rôle du procureur19, tandis qu’un sergent-greffier assure l’ordre et inscrit les sentences sur un registre.
16Dans les années 1771-1780, étudiées par Gaëlle Cescatti, le tribunal est actionné par les demandeurs qui portent plainte. Un sergent du bailli délivre alors au domicile des accusés une assignation à comparaître. Les plaidoiries sont uniquement orales et effectuées en personne, chacun pouvant produire des témoins. Le tribunal prononce ensuite sa sentence. Cette modeste juridiction est très active : pour ces 10 années, 1089 affaires ont été traitées, donc une centaine en moyenne par an. Les conclusions du tribunal se répartissent ainsi : 29 % des audiences aboutissent à un jugement immédiat, 15 % sont en attente mais déboucheront sur un jugement ultérieur, et 56 % des affaires ne sont finalement pas jugées, par défaut de comparution ou mise en attente sans suite. Même si des lacunes dans la rédaction ne peuvent être exclues, la forte proportion des affaires abandonnées est caractéristique d’un comportement judiciaire bien connu par ailleurs. Le simple fait d’avoir assigné son adversaire au tribunal lui signifie clairement la volonté d’aller jusqu’au bout, de ne pas abandonner sa partie dans le différend. Cet affichage d’une volonté sérieuse suffit alors à décider l’adversaire à régler le problème, hors du tribunal, à l’amiable et peut-être par l’entremise d’un conciliateur officieux (voisin, curé…), d’où l’abandon de la procédure. Cela permet également d’économiser les dépens, même s’ils étaient sans doute peu élevés dans ce tribunal aux procédures sommaires.
17Contrairement aux Lilloises qui saisissent les apaiseurs, les acteurs des plaids douaisiens sont majoritairement des hommes : 628 « demandeurs » pour 151 « demanderesses » seulement. De plus ces hommes portent plainte également majoritairement contre des hommes. Le tribunal met en présence les catégories sociales moyennes de la ville, artisans, boutiquiers, métiers divers. Seules les deux extrémités opposées de l’échelle sociale sont absentes, les plus riches ne s’abaissent pas à ce niveau modeste de juridiction, et les marginaux insolvables n’y sont pas non plus représentés.
18Cela s’explique par la nature des conflits que traite ce tribunal. 53,5 % concernent en effet des sommes impayées que les plaids permettent de récupérer. On y trouve l’immense variété des occasions de dettes sous l’Ancien Régime : marchandises de toutes sortes, argent, produits consommés, loyers et même frais de justice. 16,5 % concernent également les conflits économiques, avec des salaires ou travaux impayés. Quelques vols minimes (4,2 %) complètent ces affaires d’argent. L’autre grande catégorie de plaintes se rapproche du contentieux des apaiseurs lillois, avec 25,6 % évoquant des injures et quelques coups sans gravité. Parmi ces injures, le greffier signale souvent l’atteinte à l’honneur et à la réputation. Le recours au tribunal douaisien constitue donc en premier lieu, le moyen de récupérer de l’argent auprès d’un débiteur ou client récalcitrant, et, en second lieu, d’obtenir réparation contre des propos injurieux.
19Sans surprise les échevins-juges des plaids donnent satisfaction aux justiciables : 56 % des sentences ordonnent le remboursement des sommes dues, parfois même « sur le champ ». Ils peuvent cependant accorder, avec l’accord du créditeur, un délai ou un paiement fractionné. La forte proportion de ces sentences explique paradoxalement, mais très logiquement, l’abandon des plaintes et les accommodements extrajudiciaires : le débiteur assuré d’être condamné à payer par le tribunal devance la sentence en remboursant son créancier avant même de comparaître. En ce qui concerne les injures, les juges ordonnent la réconciliation, exigeant des excuses publiques de l’offenseur, suivant la formule également utilisée par les apaiseurs lillois : « Reconnaître pour honnêtes gens. » Cette réconciliation est assortie parfois d’un avertissement aux deux parties : « Ordonnent de vivre en bons voisins. » La conciliation l’emporte de très loin sur la répression, puisque sur 436 sentences seules 11 prononcent une amende et une seule ordonne la prison. Même en cas de vol, la condamnation la plus fréquemment prononcée est le remboursement de la valeur des effets volés. Cette indulgence contraste particulièrement avec la lourdeur du système pénal en matière de vol, même minime, que l’on rencontre dans les archives criminelles du temps.
Les autres petites juridictions municipales dans les villes du Nord
20Outre ces « plaids du mardi », les archives municipales de Douai conservent de nombreux registres encore inexplorés, tels les « plaids du samedi20 », qui couvrent les années 1647 à 1790 et les « grands plaids et audiences21 », de 1698 à 1787, au contentieux très semblable. Les petites juridictions municipales douaisiennes sont donc loin d’avoir livré tous leurs secrets.
21De plus, Lille et Douai constituent des exemples qui n’épuisent guère la variété des petites juridictions municipales. Les villes de la région en offrent de nombreux autres cas. À Dunkerque, les « plaids du bailly » occupent 16 beaux registres, de 1602 à 179222. Il s’agit d’un tribunal municipal, présidé par un échevin, et où le bailly joue le rôle d’un procureur public, plus souvent en la personne de son lieutenant d’ailleurs. Le contentieux se constitue essentiellement de trois types d’affaires : des jugements pour comptes de tutelles d’orphelins, des accommodements et petits conflits entre gens avec réparations d’honneur et des contraventions de police, police économique ou police de sûreté quotidienne. En cela, les plaids du bailly dunkerquois semblent rassembler dans la même juridiction des fonctions réparties en divers tribunaux à Lille. À Valenciennes, le prévôt de ville jugeait gratuitement les petits contentieux civils dans un « tribunal des contestations sommaires23 ». À Béthune, un tribunal composé de deux échevins se réunissait les jeudi et samedi matin pour régler les affaires de créances et dettes inférieures à dix livres. À Bergues, les échevins rendaient des sentences « en matière civile et comme paiseurs24 ». La liste n’est pas close et d’autres villes pourraient certainement l’enrichir. Mais au-delà de l’inventaire, quel est l’intérêt historique de ces juridictions municipales subalternes ?
Caractères communs aux juridictions subalternes
22Pour autant que les cas étudiés permettent d’en juger, ces petits tribunaux, quelques soient leurs spécificités locales, présentent de nombreux traits communs.
Le personnel et la procédure
23La simplicité des procédures retient tout d’abord l’attention. Ces tribunaux se contentent en effet d’un appareil judiciaire extrêmement réduit : un ou deux juges, éventuellement un procureur, un greffier et/ou un sergent. Les juges eux-mêmes ne sont pas nécessairement des professionnels : dans la plupart des cas, ce sont des échevins qui, certes, dans les villes de la région, sont habituellement investis de fonctions judiciaires, mais celles-ci ne sont pas leurs seules occupations. Comme les volontaires lillois qui font office d’apaiseurs, ces échevins sont essentiellement des praticiens, tout comme les baillis et prévôts qui sont ici des policiers beaucoup plus que des juges.
24La procédure est toujours très rapide : lors des plaids douaisiens, il ne s’écoule pas plus d’une semaine entre la plainte et le jugement, deux à la rigueur si l’accusé fait défaut. Devant le petit tribunal de police lillois, les accusés comparaissent le lendemain ou le surlendemain de leur arrestation. Les apaiseurs lillois jugent également sur le champ.
25L’essentiel de la procédure est orale : les plaignants sont interrogés et entendus, des témoins sont éventuellement invités, mais personne ne dépose ces volumineux mémoires qui emplissent les procédures civiles et les parties ne peuvent faire appel à un procureur. Les témoignages, lorsqu’il y en a, ne sont pas recollés. Les interrogatoires, lorsqu’ils sont conservés, semblent eux-mêmes très brefs. Les greffiers, en tout cas, ne notent que l’essentiel.
Une justice de conciliation
26Ces procédures sommaires et rapides expliquent la quasi gratuité de ces tribunaux, qui constitue leur second caractère principal. Ces juges ne se font pas payer, aucun document comptable ne signale des vacations particulières. Les échevins et baillis considèrent probablement que cette justice subalterne fait partie de leurs attributions municipales, pour lesquelles ils sont globalement rétribués. Les apaiseurs lillois reçoivent également de la ville un léger dédommagement annuel, qui ne constitue qu’une indemnité très inférieure au manque à gagner occasionné par leurs séances. Les dépens, qui sont rarement taxés, servent apparemment à salarier les sergents-greffiers, ce qui, pour quelques lignes et quelques heures de présence ne peut s’élever à des sommes importantes.
27Enfin, ces tribunaux se signalent par leur absence totale de sévérité. Les sentences de police sont très indulgentes et toujours bien inférieures à ce que prévoient les textes des ordonnances locales. Les amendes sont minorées, les jours de prison écourtés. Ces tribunaux pratiquent essentiellement la conciliation, recherchent l’accommodement entre les parties. Ils punissent donc relativement peu : le tribunal de police lillois libère sans peine un tiers des personnes arrêtées, les apaiseurs ne condamnent qu’un quart des comparants, les échevins des plaids douaisiens ne prononcent que 12 peines sur 436 sentences. Pour l’essentiel, ces tribunaux servent à réparer les torts minimes entre particuliers ou les désordres sans gravité atteignant les familles et la communauté des habitants. La réparation ordonnée, et le trouble ayant ainsi disparu, les juges ne voient pas la nécessité d’ajouter une punition. Par conséquence, ces jugements ne font pas appel au droit savant, ni même aux grandes ordonnances royales, mais s’appuient sur les usages sociaux en cours, et sur la réglementation locale.
28Reste une dernière observation sur la vitalité de ces juridictions subalternes dans la région. Alors même que la plupart de ces tribunaux puisent leurs racines en des époques anciennes, ils font preuve d’une activité encore tout à fait régulière à l’extrême fin de l’Ancien Régime. Le nombre des sentences prononcées par les apaiseurs lillois ou devant les petits plaids douai-siens en quelques mois est impressionnant et ne permet pas d’évoquer un quelconque déclin. En ce qui concerne les apaiseurs lillois et les plaids du bailly dunkerquois, il est même tout à fait remarquable de constater que ces juridictions ne s’interrompent qu’au moment où la Révolution réforme l’ensemble de la justice.
Conclusions
29Rapide, gratuite, sommaire, indulgente et plus concrète que savante, cette justice subalterne, souvent actionnée par les plaignants eux-mêmes, rend certainement des services appréciés par la population citadine. En pratiquant la conciliation plus que la répression, elle n’effraie pas les populations, qui y ont volontiers recours jusqu’aux dernières années de l’Ancien Régime. En cela elle entre tout à fait dans les critères de définition d’une justice de proximité, débarrassée de l’appareil intimidant de la « grande » justice et de ses lenteurs procédurières. La justice subalterne des villes de Flandre ne reflète en rien l’image traditionnelle et négative qu’offre habituellement la justice d’Ancien Régime, avec sa cruauté, sa lenteur et son coût exorbitant. Bien loin de représenter l’autorité de l’État, sa pompe et ses supplices, elle se définit plutôt comme une justice d’utilité sociale, rétablissant l’ordre dans la ville et entre citadins, à la satisfaction générale. La recherche sur les nombreuses juridictions de ce type, qui sous des formes variées, remplissent plutôt une fonction d’autorégulation que de contrôle social, pourrait certainement, en se développant, contribuer à l’approche historique plus nuancée du rôle de la justice d’Ancien Régime qu’ont initiés en leur temps les travaux de Nicole Castan25 et que traduisent actuellement les études sur les justices villageoises.
30Par la nature de leurs fonctions, les petites justices municipales des Flandres ont eu, à partir de la Révolution, un successeur naturel dans l’institution des juges de paix. Dans la région, de nombreux travaux ont étudié les archives abondantes qu’ils ont laissées, en évoquant souvent la continuité avec certaines formes de conciliation de l’Ancien Régime26. En ce domaine précis comme en d’autres, la Révolution a probablement moins innové totalement qu’uniformisé et rationalisé des pratiques diversifiées d’une ville à l’autre.
Notes de bas de page
1 Alexandre de Saint-Léger, Lille au xviiie siècle d’après le dictionnaire géographique des Gaules de l’abbé d’Expilly : correspondance de l’Abbé d’Expilly et du Magistrat de Lille, Lille, Société des sciences de l’Agriculture et des Arts de Lille, 1925, 82 p.
2 Monique Lebert-Fallou, La délinquance à Lille de 1750 à 1789, mémoire de Maîtrise, Lille, 1969 ; Thérèse Blanpain-Varlez et Monique Bourbon-Young, Recherches sur la délinquance en Flandres, 1714-1750, id., 1971 ; Anne-Marie Rammaert-Deleurence, La délinquance en Flandres au xviiie siècle (1759-1789), ibid., 1971 ; Nadine Cabusat-Descamps et Annie Merlin, Recherches sur la délinquance à Lille, 1721-1750, ibid., 1972 ; Marie-Édith Prévost et Odette Thieulet, La justice échevinale à Lille, 1704-1720, ibid., 1973 ; Arlette Desprez, La délinquance et la justice échevinale à Lille de 1688 à 1704, ibid., 1975 ; Philippe Castermans, Délinquance, criminalité et répression en Flandres, d’après les archives du Conseil souverain de Tournai et du Parlement de Flandre, 1668-1713, ibid., 1984 ; Martine Devinck, La criminalité et sa répression dans la gouvernance de Lille, 1466-1539, thèse de 3e Cycle, 2 vol., 1985. ; Laurence Delsaut, Les sentences criminelles de la Gouvernance de Lille de 1585 à 1635, mémoire de Maîtrise, Lille, 1987 ; Stéphane Lemor, Les sentences criminelles de la Gouvernance de Lille de 1636 à 1660, ibid., 1989 ; Marie-Hélène Lottin, Délinquance et justice échevinale à Lille de 1594 à 1622, ibid., 1992 ; Mireille Jean, La Chambre des comptes de Lille : l’institution et les hommes (1477-1667), Paris, École des Chartes, 1992, VII-441 p. ; Yves Junot, Le gouverneur et les officiers de la Gouvernance de Lille (1516-1667), DEA, Lille, 1994 ; Raphaël Fermey, Le bailliage royal et siège présidial de Flandres : composition et activités (1693-1789), mémoire de Maîtrise, Lille, 1996 ; Carole Coëffier, La criminalité et sa répression dans la gouvernance de Lille de 1698 à 1730 : les ruraux et la violence, id., 2002. Les mémoires de maîtrise sont consultables à la Bibliothèque Georges Lefebvre de l’Université Charles de Gaulle-Lille 3.
3 On attend toujours l’historien courageux qui se lancera dans les procès du Hestal, c’est-à-dire le versant civil du tribunal échevinal lillois, dont les archives municipales conservent de volumineux dossiers du xviie siècle.
4 Voir François Brizay et Véronique Sarrazin, « Le Discours de l’abus des justices de village : un texte de circonstance dans une œuvre de référence », dans Les Justices de village, administration et justice locales de la fin du Moyen Âge à la Révolution, actes du colloque d’Angers Justice seigneuriale et régulation sociale, édités par François Brizay, Antoine Follain, et Véronique Sarrazin, Rennes, PUR, 2002, 430 p. (p. 109-122) ; et dans ce livre la contribution d’Émeline Dalsorg, « Réflexions sur les grands abus des Officiers des Seigneurs au xviiie siècle : l’exemple de Montreuil-Bellay et Longué en Anjou ».
5 Sur les origines de la justice de proximité actuelle et sa situation dans les années 1990, voir Anne Wyvekens, L’insertion locale de la justice pénale. Aux origines de la justice de proximité, Paris, L’Harmattan, 1997, 363 p. Pour un bilan plus récent, voir Didier Peyrat, La justice de proximité, La Documentation française, 2002, 84 p.
6 Les Justices de village…, op. cit., et dans ce livre : Fabrice Mauclair, « […] le tribunal seigneurial de Château-la-Vallière au xviiie siècle » et Antoine Follain et Jean-Louis Guitteny, « […] Un juge seigneurial face aux causes des gens des campagnes en Anjou en 1690 ».
7 Arch. municipales Lille, 10 877 (classification Desplanque).
8 Arch. municipales Lille, 10 776.
9 Jugement du 30 mai 1738. « Faire carillon » signifie faire du tapage et des désordres nocturnes en tout genre sur la voie publique.
10 Du 2 mai 1738.
11 Xavier Rousseaux, « Le prix du sang versé. La cour des « appaisiteurs » à Nivelles (1430-1665) », Bulletin trimestriel du Crédit communal de Belgique, n° 175, 1991/1, p. 45-56.
12 Robert Muchembled, Le temps des supplices, De l’obéissance sous les rois absolus. xve-xviiie siècle, Paris, Colin, 1992, 259 p. L’infrajudiciaire du Moyen Âge à l’époque contemporaine, actes du colloque de Dijon (1995) édités par Benoît Garnot, Dijon, Éditions universitaires de Dijon, 1996, 477 p.
13 Catherine Denys, « Les apaiseurs de Lille à la fin de l’Ancien Régime », Revue du Nord, tome LXXVII, janvier-mars 1995, p. 13-28.
14 Sur l’organisation de l’échevinage lillois voir Philippe Guignet, Le pouvoir dans la ville au xviiie siècle, Pratiques politiques, notabilité et éthique sociale de part et d’autre de la frontière franco-belge, Paris, EHESS, 1990, 591 p. (p. 57-60).
15 Catherine Denys, « L’assainissement dans les villes du Nord de la France au xviiie siècle. Quelques éléments de comparaison avec l’Europe méridionale », Assainissement et salubrité publique en Europe méridionale (fin du moyen âge, époque moderne), cahiers du centre d’histoire « espaces et culture », Presses universitaires Blaise Pascal, Clermont-Ferrand, n° 14, deuxième semestre 2001, p. 139-154.
16 Gaelle Cescatti, Les petits plaids du mardi, une justice de proximité douaisienne du 18e siècle, 1771-1780, mémoire de Maîtrise Lille 3, 2003, a dépouillé la partie 1771-1780 du registre FF 380 qui couvre les années 1771-1789, aux Archives communales de Douai. Les chiffres indiqués dans la suite du texte sont extraits de son travail.
17 Arch. communales Douai, BB 40.
18 Arch. communales Douai, FF 374-380.
19 Ces baillis et prévôts dans la région ne sont pas les présidents des bailliages et prévôtés, mais des représentants du prince auprès de la commune, et sont particulièrement chargés de la police. Sur ces personnages, voir Catherine Denys, Police et Sécurité au xviiie siècle dans les villes de la frontière franco-belge, Paris, L’Harmattan, 2002, 432 p. (p. 37-47).
20 Arch. communales Douai, FF 368 à 373.
21 Idem, FF 314 à 367.
22 Arch. communales Dunkerque, Série 63.
23 Voir Frédéric Caron, Sociabilité et contestations dans une ville du Hainaut, Mémoire de maîtrise, Lille 3, 1988.
24 Arch. communales Bergues, registre FF 44.
25 Nicole Castan, Justice et répression en Languedoc à l’époque des Lumières, Paris, 1980, 313 p.
26 Audrey Smal, La justice de paix à Armentières de 1789 à 1804, mémoire de Maîtrise, Lille 3, 2000 ; Christophe Sudniak, La justice de paix de Trélon de 1790 à 1804, id., 2001 ; Nicolas Verhague, La justice de paix de Saint-Amand, ibid., 2003. De son côté, le Centre d’Histoire Judiciaire de Lille 2 a également dirigé des travaux sur ce thème.
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