L’anticléricalisme au village
p. 227-243
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Texte intégral
1Le processus d’intégration des populations rurales à la société, à la culture et à la politique dans les pays européens au xixe siècle est bien connu grâce à de nombreuses études d’histoire sociale1. Pour ce qui concerne la France, les travaux de Maurice Agulhon2 et de Philippe Vigier3, qui portent respectivement sur le Var et la Savoie, ont montré à quel point 1848 constitua un moment décisif dans cette évolution qui fit descendre la politique vers les masses4. Nous voudrions ici moins reprendre les facteurs de ce mouvement – sociabilité, mémoire de la Révolution5, progrès des transports, diffusion de l’écrit, généralisation de l’instruction, suffrage universel, etc. –, que souligner la place particulière tenue par la religion dans cette évolution. En effet, il est souvent admis que le déclin de la religion et la politisation des campagnes auraient constitué deux facettes d’un même phénomène. Suivant un lent processus, initié en 1789, les populations rurales se seraient progressivement détournées de la tutelle du prêtre. L’alphabétisation et la diffusion de la presse auraient joué dans cette évolution un rôle décisif. Aboutissement de ce processus, la République aurait donné, avec l’instruction obligatoire, gratuite et laïque, la liberté de penser. L’instituteur aurait été l’agent principal de ce mouvement de déchristianisation6.
2Selon ce schéma, les manifestations d’anticléricalisme dans les villages seraient autant de signes de l’adoption par les campagnes d’une culture urbaine, savante, démocratique, dégagée de croyances archaïques et de rites surannés. Cette analyse, pertinente pour les grandes lignes, mérite d’être fortement nuancée. Les études qui ont été faites de l’anticléricalisme sont fondées principalement sur les écrits des libres penseurs et rendent compte effectivement d’une culture des élites7. René Rémond en a montré l’évolution générale ainsi que les nuances, dont certaines sont importantes. Jacqueline Lalouette en a analysé avec précision les thématiques.
3En croisant ces analyses avec les travaux consacrés à l’histoire du fait religieux au xixe siècle, se dégage la complexité des rapports entre les élites et les populations rurales, d’une part, entre la religion et la modernité, d’autre part. Il est en effet difficile de mesurer l’intériorisation de la religion, et le risque est grand de limiter celle-ci à des pratiques extérieures8. Les travaux de Louis Pérouas pour le Limousin ont montré que la culture populaire des campagnes ne pouvait être pensée exclusivement comme résultat d’une acculturation qui, plus ou moins rapidement, aurait conduit les campagnes à adopter des attitudes et des mentalités forgées par des citadins9. La religion populaire, qui peut être considérée comme une forme d’anticléricalisme, se manifesta bien avant le xixe siècle. En outre, penser la population rurale comme un tout homogène et immuable relève d’un regard extérieur, étranger aux réalités des campagnes le plus souvent, citadin et bourgeois le plus souvent, simplificateur dans tous les cas. Les situations pouvaient varier fortement d’une région à une autre, mais parfois d’un village à un autre10, voire d’une famille à une autre.
4L’interrogation sur la nature de l’anticléricalisme rural nous place à la croisée du politique, du social et du religieux. Nous nous efforcerons dans un premier temps de caractériser les formes d’anticléricalisme populaire, spontané, propre au monde des campagnes, non déterminé a priori par un système intellectuel, de les mettre en relation avec l’évolution des cadres sociaux et politiques pour, dans un second temps, comprendre la place du facteur religieux dans le processus de politisation des paysans.
La « religion populaire » comme forme de résistance à la culture des élites urbaines
L’attachement à une religiosité de superstition et de magie
5Rappelons-le d’emblée : la contestation de l’Église constitue un phénomène bien antérieur à la période contemporaine. Ce trait, bien connu pour l’anticléricalisme savant, est vrai également pour le monde rural. Si ce terme est admis non dans le sens d’irréligion, qu’il prit souvent au xxe siècle, mais dans celui plus conforme à l’étymologie de contestation de l’autorité des clercs, il est incontestable que de nombreux éléments révélateurs d’un différend entre les curés et leurs ouailles sont perceptibles au début du xixe siècle. Les écrits des contemporains en portent souvent témoignage : les rapports des préfets, les romans pastoraux, les travaux des curés érudits signalent tels rites, gestes et coutumes qui n’avaient pas grand-chose à voir avec le christianisme des clercs. Des études savantes se sont appuyées sur ces sources variées pour étudier cette « religion populaire ». Les études sur le culte des saints sont ainsi nombreuses et dépassent le cadre temporel qui est le nôtre. Au xixe siècle, elles furent souvent initiées par le clergé, qui voulait combattre les déviations non chrétiennes de ces cultes. Au xxe siècle, A. Van Gennep en recueillit de nombreux exemples à partir de sources orales et d’enquêtes. Elles contredisent rarement les travaux des érudits du siècle précédent.
6Un enfant du peuple devenu un notable, Martin Nadaud, rapporta les croyances en des forces maléfiques dans les campagnes de la Creuse de son enfance11. S’appuyant sur le récit du notable Jacques-Joseph Juge de Saint-Martin, par exemple, Louis Pérouas énumère longuement les usages et préjugés des populations limousines au début du xixe siècle : crainte des sorciers, des loups-garous, des maléfices des vieilles femmes, recours à des moyens variés pour se prémunir ou se guérir de malheurs et maladies12. Nombreux étaient également les cultes rendus aux sources, fontaines et arbres. Chateaubriand le rapporta avec émotion :
« Qui ne connoît Notre-Dame des Bois, cette habitante du creux de la vieille épine ou du trou moussu de la fontaine ? Elle est célèbre dans tout le hameau par ses miracles. Maintes matrones vous diront que leurs douleurs dans l’enfantement ont été moins grandes depuis qu’elles ont invoqué la bonne Marie des Bois. Les filles qui ont perdu leurs fiancés, ont souvent, au clair de la lune, aperçu les âmes de ces jeunes hommes dans ce lieu solitaire ; elles ont reconnu leurs voix dans les soupirs de la fontaine. […] Il étoit convenable que cette sainte des forêts fît des miracles doux comme les mousses qu’elle habite, charmans comme les eaux qui la voilent13. »
7Ces pratiques étaient parfois étroitement mêlées à des rites orthodoxes, ce qui révèle combien la religion était considérée dans les campagnes comme un ensemble de gestes magiques destinés à repousser les forces maléfiques et à attirer celles qui étaient bénéfiques autant qu’une croyance en un Dieu trinitaire, en une promesse de résurrection, en la nécessité d’une vie droite et vertueuse. Tous les pays de catholicité connaissaient un tel usage de la religion. Le culte populaire des saints en constitue sans aucun doute l’un des signes les plus caractéristiques14. Le fidèle rend un culte au saint pour écarter le malheur ou pour attirer sur lui protection et faveurs, dont les plus fréquentes étaient les guérisons. Nadine-Josette Chaline rapporte par exemple qu’en Normandie des recettes médicales combinaient des éléments divers. Ainsi, pour soigner la toux, ce mélange de jus de limace rouge et d’eau bénite, associé à une neuvaine à saint Fiacre. Ou encore, pour soigner une brûlure, un cataplasme fait de gelée de groseille entre deux feuillets de livre de messe15. Les romans de George Sand mettent en scène un semblable mélange de catholicisme et de superstition dans les campagnes berrichonnes. Le laboureur Germain de La mare au Diable est représentatif d’une telle attitude. La romancière fait alterner des scènes de piété touchante – la prière du soir – à d’autres où le brave homme exprime des craintes superstitieuses : « Je crois que nous sommes ensorcelés… », « On nous a jeté un sort… », « Cet endroit est endiablé… », dit-il lorsque le trio erre dans la forêt. La mare au Diable est bien un lieu maléfique ; la vieille femme, pour éloigner les esprits, recommande de jeter trois pierres dedans de la main gauche, en faisant le signe de croix de la main droite16.
8Cet attachement à des formes de religiosité souvent anciennes était considéré par le clergé lui-même comme relevant de l’impiété, de la superstition, de la magie, mais non du christianisme. Culte des eaux et des arbres, invocations de saints guérisseurs ne peuvent manquer de rappeler des pratiques religieuses immémoriales. Le catholicisme les avait toujours combattues et, depuis le concile de Trente, l’Église catholique s’efforçait de lutter contre cette religiosité agraire, festive, magique. Au début du xixe siècle, les procès-verbaux de visites pastorales se lamentaient de ces survivances17. De fait, la pratique religieuse régulière et la participation au culte des saints thaumaturges n’allaient pas systématiquement de pair18.
9Cette forme d’anticléricalisme ne donnait que rarement lieu à des conflits violents. Les actes de résistance, individuels ou collectifs, restaient clandestins et sourds. Ils consistaient simplement à ne pas abandonner ces rites pagano-chrétiens, à les opérer en cachette, loin des regards inquisiteurs et des langues trop pendues. Certes, le contrevenant ne craignait plus le bûcher ou la peine publique, mais la pression sociale jouait contre la publicité. Les migrants saisonniers ou les instituteurs ne raillaient-ils pas certaines pratiques jugées surannées ? Les pouvoirs publics ne tentaient-ils pas d’interdire celles qui leur paraissaient dangereuses ? Les ruraux étaient mus par une crainte obscure qui les conduisait à perpétuer des gestes transmis par les anciens du village.
10Des travaux de sociologie religieuse ont montré la transmission, jusqu’au xxe siècle, de cette religiosité fondée sur le culte des saints locaux et les pratiques magiques ancestrales19. Louis Pérouas estime que, dans le Limousin devenu socialiste, il se serait agi de deux traits d’une même culture populaire, affectionnant en particulier les manifestations collectives20. Mais l’attitude du clergé contribua à produire une fracture, en certaines régions, entre le curé et ses ouailles.
La contestation du curé
11De la contestation, sourde et clandestine, des recommandations du curé à la mise en cause de celui-ci, le glissement était fréquent. Il est toujours plus facile de contester celui qui vous admoneste que de reconnaître nos erreurs. N’allons cependant pas penser que le phénomène fut absolument généralisé. Les témoignages sont nombreux d’un fort attachement des populations à leur pasteur. Mais, si elle ne fut pas systématique, la dénonciation ne fut pas non plus anecdotique. C’est-à-dire qu’il ne s’agissait pas seulement d’une simple question d’incompatibilité de caractère, entre un curé accusateur et une population routinière. La critique touchait bien l’institution ecclésiastique et le « personnel » qu’elle formait. Ceci peut sembler paradoxal : dans ce siècle où le prêtre était d’origine modeste, rurale majoritairement, sa personne fut parfois fortement contestée. D’aucuns furent quasiment mis au ban de la communauté villageoise, eurent le sentiment d’un profond isolement, qui se prolongea loin dans le xxe siècle21.
12Au long du xixe siècle, le clergé fut considérablement rajeuni par un afflux de vocations, provenant majoritairement du monde rural. Les prêtres étaient 35 000 en 1820, 56 000 en 1870. Il y avait plus de 1 300 ordinations par an entre 1845 et 1905. La pression démographique et l’augmentation du nombre de prêtres permit d’atteindre cet objectif ancien d’assurer la présence d’ecclésiastiques auprès de l’ensemble de la population. Les églises anciennes furent agrandies ou démolies pour faire place à des édifices correspondant mieux aux goûts du temps. Il se produisit en outre un essor prodigieux du nombre des religieux et surtout des religieuses. Les congrégations féminines connurent une croissance spectaculaire : 5 000 postulantes entraient dans les ordres chaque année. Les religieuses se consacraient principalement à l’enseignement et aux soins aux malades, aux vieillards et aux infirmes. Elles étaient acceptées par les pouvoirs publics en raison de leur utilité sociale et aimées des populations pour leur dévouement, leur charité, leur enseignement22.
13Une culture de la différence s’imposa. Les clercs ne vivaient pas comme les autres hommes23. Formés dans les séminaires diocésains, où on leur enseignait la théologie, la philosophie, l’histoire sainte, ils apprenaient un mode de vie qui allait les placer en marge de la société villageoise. Par imitation, par l’adoption de la soutane, par la vie de célibataire, ils se distinguaient des autres villageois. Pauvreté, humilité, simplicité de mise étaient la règle. Ils ne participaient pas aux rites non religieux de la sociabilité villageoise. Certains tonnaient en chaire contre les débordements auxquels donnaient lieu les bals et banquets de village.
14Les clercs ne manquaient pas de se lamenter des traditions populaires qui leur paraissaient contraires au christianisme. Les coutumes sociales, comme les fêtes ou les danses24, occasion d’excès ou de violence, étaient dénoncées comme peu conformes à l’idéal de retenue, de réserve, de modestie que, depuis la réforme tridentine, l’Église catholique s’était efforcée de promouvoir. Mais, surtout, étaient critiqués les gestes et pratiques qui relevaient davantage de la magie et la superstition que du christianisme. La connaissance que nous avons de cette religion populaire provient le plus souvent de publications de curés érudits. Selon Gérard Cholvy, le clergé de la Restauration fut rigoureux dans la dénonciation de ces pratiques. Si le clergé s’émouvait de certaines pratiques et refusait de les cautionner, les fidèles préféraient se passer de lui. En Normandie, comme le curé ne voulait plus participer à la procession de la mare de Saint-Fiacre de Croixdalle, au cours de laquelle la statue du saint était plongée par trois fois dans l’eau, il fut remplacé par l’un des chantres, pour la plus grande satisfaction des fidèles25.
15D’autres signes existent du refus de suivre les prescriptions des prêtres. Le malthusianisme n’en est certainement pas le moindre, même s’il est difficile de dire si le refus des naissances nombreuses fut cause ou conséquence de la distance prise relativement à la religion26.
16Dans le Limousin, les ruraux se détachèrent des pratiques officielles du christianisme sans abandonner pour autant les pratiques archaïques. Alain Corbin voit dans ce phénomène le signe du divorce qui s’était établi entre le clergé et le peuple27. L’anticléricalisme populaire, à la fin du siècle, ne se moquait-il pas du prêtre, homme vêtu de noir, détenteur d’un pouvoir mauvais, apportant avec lui le malheur28. Maupassant rapporte également la crainte que suscitait le prêtre au père Amable ou à une fille de ferme, qui lui attribuaient des pouvoirs magiques plus que religieux29.
17Cette contestation sourde du personnage du prêtre était renforcée par le rôle que les pouvoirs publics donnaient au clergé. Se donnant en effet pour tâche principale d’établir une société d’ordre, dans laquelle les différentes classes sociales vivaient en harmonie, les autorités civiles confièrent à l’Église la mission de moraliser et d’encadrer le peuple. Ainsi des ecclésiastiques siégeaient dans diverses instances administratives, dont les conseils de surveillance des écoles. Flaubert a rapporté, dans des pages fameuses, la tutelle pesante que le curé pouvait faire peser sur l’instituteur30. Ce texte et quelques autres témoignent non seulement de l’attitude de certains curés mais surtout de ce que leur autorité était battue en brèche par le médecin ou l’instituteur.
18Les contemporains n’utilisaient pas, pour désigner ces attitudes, le terme d’anticléricalisme. Pour les pouvoirs publics, il s’agissait de traits d’archaïsme et d’arriération, pour l’Église, de paganisme et d’impiété. Pendant la première moitié du siècle, les élites administratives et religieuses tombèrent d’accord pour lutter contre ce phénomène. Les intéressés obéissaient à un instinct de défense des traditions contre la culture des élites et non à un programme politique.
19Le processus de politisation se produisit lorsque cette religiosité magique des campagnes ne fut plus pensée comme la survivance de l’Ancien Régime mais comme un anticléricalisme populaire et rural. Le processus fut différencié selon les régions et selon les métiers. Lorsque la République triompha, un anticléricalisme d’État s’établit. Il est possible d’étudier les formes particulières que prit alors le conflit entre la religion catholique et la République laïque dans les campagnes.
La politisation des attitudes religieuses
Catholicisme intransigeant et légitimisme
20Sous l’influence du romantisme, un regard moins négatif fut porté sur les dévotions populaires. Alors que la bourgeoisie voltairienne et les curés des Lumières les rejetaient en bloc, certains y voyaient le signe d’une foi des humbles qui, fortement enracinée, avait permis à la religion de résister à la tourmente révolutionnaire. L’un des premiers, Chateaubriand avait souligné la poésie de ces croyances et ces rites :
« Nous quittons les harmonies physiques des monuments religieux et des scènes de la nature, pour entrer dans les harmonies morales du christianisme. Il faut placer au premier rang ces dévotions populaires, qui consistent en de certaines croyances et de certains rites pratiqués par la foule, sans être ni avoués ni absolument proscrits par l’Église. Ce ne sont, en effet, que des harmonies de la religion et de la nature. Quand le peuple croit entendre la voix des morts dans les vents ; quand il parle des fantômes de la nuit ; quand il va en pèlerinage pour le soulagement de ses maux, il est évident que ces opinions ne sont que des relations touchantes entre quelques scènes naturelles, quelques dogmes sacrés. Il suit de là que, plus un culte a de ces dévotions populaires, plus il est poétique, puisque la poésie se fonde sur les mouvements de l’âme et les accidents de la nature, rendus tout mystérieux par l’intervention des idées religieuses.
Il faudrait nous plaindre si, voulant tout soumettre aux règles de la raison, nous condamnions avec rigueur ces croyances qui aident au peuple à supporter les chagrins de la vie, et qui lui enseignent une morale que les meilleures lois ne lui apprendront jamais. Il est bon, il est beau, quoi qu’on en dise, que toutes nos actions soient pleines de Dieu, et que nous soyons sans cesse environnés de ses miracles31. »
21L’attitude du clergé évolua également. Vers le milieu du siècle, suivant l’exemple romain, les curés ne rejetaient plus systématiquement ces dévotions. Ils s’efforçaient de les infléchir, de les faire évoluer, de les christianiser. Ainsi du culte des saints. Les curés firent leur possible pour promouvoir des vénérations encouragées par Rome, au détriment des saints locaux, dont l’origine pouvait être douteuse. Sainte Philomène, vers 1830, saint Antoine de Padoue ou saint Benoît Labre, dans les années 1880-1890, connurent ainsi une forte popularité dans les paroisses rurales. De même, plus on avança dans le siècle, plus le clergé prit en mains processions et pèlerinages32. Le chemin de fer aidant, on fit la promotion de grands pèlerinages régionaux, comme Paray-le-Monial33, La Salette ou Sainte-Anne-d’Auray, ou du pèlerinage national de Lourdes. Les livrets distribués aux pèlerins permettaient de diffuser une culture catholique commune en encadrant les fidèles, en les invitant à reprendre les mêmes chants et les mêmes prières. À l’extrême fin du siècle, l’invention des patronages par des curés et vicaires dynamiques fut également un moyen de concurrencer certains rites de sociabilité, comme la danse ou les banquets prolongés, en développant des loisirs chrétiens34. Selon Yves-Marie Hilaire, sous le double effet du romantisme et de l’ultramontanisme, l’écart entre la religion populaire et la croyance des élites se réduisit quelque peu entre 1830 et 188035. Une identité catholique se forgea ainsi progressivement, fondée non seulement sur la foi des individus mais également sur un ensemble de référents communs dont certains étaient exclusivement religieux tandis que d’autres relevaient d’actes de sociabilité. Il est indéniable que la participation à un pèlerinage soudait les fidèles, qui pouvaient se retrouver annuellement. Le voyage de plusieurs jours, par train spécial, jusqu’à Lourdes, créait des liens et des habitudes, dont la floraison de répliques de la grotte est un signe patent36.
22En outre, le catholicisme se faisait plus exigeant. Depuis la Restauration, on avait pris l’habitude d’organiser régulièrement des missions. Des religieux spécialisés dans la prédication étaient appelés par les curés pour enseigner aux paroissiens. Dans un premier temps, il s’était agi de catéchiser les catholiques qui, en raison de la Révolution, n’avaient pas reçu d’enseignement religieux. Puis les missions avaient perduré. Elles constituaient un temps fort de la vie de la paroisse. Les prédicateurs invitaient les fidèles à adopter un mode de vie en conformité avec leur baptême, à suivre une pratique cultuelle régulière, à consacrer leur temps ou leur argent à des œuvres religieuses37. À l’issue de la mission était érigée une croix qui rappelait à chacun son engagement. L’exigence d’une religion exercée en vérité fut l’un des thèmes de prédilection des clercs, qui donnaient comme cause à la persécution subie pendant la Révolution l’impiété des catholiques. Les laïcs pratiquants étaient invités à ne pas être des tièdes. Les curés de campagne entretenaient ensuite la flamme ainsi ravivée. Les résultats pouvaient être fort variables selon les régions. Dans les pays profondément christianisés, comme le Nord étudié par Yves-Marie Hilaire, les populations suivaient leurs pasteurs et la pratique religieuse évoluait, devenant plus réfléchie et plus sincère38. Ailleurs, cette exigence contribua au détachement religieux de certaines populations, conjointement avec d’autres facteurs.
23Ce catholicisme intransigeant trouva également un écho chez les légitimistes car il était en concordance avec leur programme politique. Une partie de la vieille aristocratie s’était en effet ralliée à une vision de la société et du monde sans concession avec la modernité et en rupture avec son attitude de fin d’Ancien Régime. Au xviiie siècle, et encore sous la monarchie de Juillet, une partie de la noblesse professait des sentiments d’hostilité à l’égard du clergé. Celui-ci en effet, à l’instar de Bossuet, ne manquait pas de rappeler l’aristocratie à ses devoirs chrétiens et de lui signaler combien ses actes avaient valeur d’exemple pour le peuple. Le libertinage, le luxe et l’oisiveté étaient souvent dénoncés. À la Restauration, ce discours moralisateur prit en outre un caractère politique. Le clergé revenu d’émigration, inspiré par les écrits de Maistre et de Bonald, dénonçait dans la Révolution un mouvement inspiré par Satan dont l’objectif était de détruire la religion et l’Église catholiques. Défendre l’Église et défendre la monarchie relevait d’une même et unique démarche. La noblesse devait revenir aux valeurs qui avaient fondé la France, non seulement pour expier les péchés de ses aïeux, coupables de s’en être détournés mais également pour contribuer au redressement du pays. Mus par de tels sentiments, des volontaires s’engagèrent dans l’armée des zouaves pontificaux, désirant ardemment donner leur vie pour sauver Rome, le pape et la religion catholique, suivis par des enfants du peuple39. À cette analyse politico-religieuse s’ajoutait une dimension sociale : à l’heure où se produisaient les premiers signes d’industrialisation, le romantisme inspira une image idyllique de la campagne. Des nobles se persuadèrent que l’une des raisons de la décadence de la France était l’abandon, par l’aristocratie, de la vie à la campagne.
24Ainsi le légitimisme n’était pas seulement la fidélité à la branche aînée des Bourbons mais il signifiait également l’adhésion à un système politico-social dont le siècle de Saint Louis était le modèle accompli. Mettant en pratique cet idéal, nombre de nobles retournèrent vivre sur leurs terres. Ils retrouvèrent dans le même temps le chemin de l’église. La fidélité à Rome et au pape s’ajouta naturellement à leur vision du monde parfait. Une œuvre charitable, l’Œuvre des campagnes, fut créée en 1857 dans le but de rechristianiser les campagnes par l’action des prêtres et des châtelains40.
25L’apogée de ce mouvement se situa au cours des années 1860-1870. Nombreux furent les événements qui entretenaient ce discours apocalyptique : défaite française contre la Prusse, nation protestante, offensive piémontaise contre les États du pape, prêtres martyrs de la Commune, etc. Nombre d’artisans de l’Ordre moral nourrirent l’espoir de renverser la situation et de rétablir une monarchie catholique traditionnelle qui défendrait le Saint-Siège. Cette politisation de la religion rencontra un écho favorable dans certaines régions, comme l’Ouest de la France, le Nord, le sud du Massif central. Elle ne fut pas étrangère à l’élection d’une Assemblée conservatrice et monarchiste en février 1871, mais n’empêcha pas pour autant la progression des républicains à chaque élection partielle, puis l’élection d’une Chambre des députés à majorité républicaine en 1876. Car le discours républicain prit alors soin de distinguer le cléricalisme de la religion, contribuant ainsi à rallier les campagnes à la République.
Anticléricalisme et sentiment républicain
26C’est une évolution toute différente que connut dans le même temps le discours républicain sur la religion du peuple. Le clergé catholique était rendu responsable de ces superstitions et rites jugés archaïques, indignes d’une nation moderne. De même qu’ignorance, fanatisme et contre-révolution étaient associés41, culture populaire et obscurantisme étaient pensés comme deux facettes d’un même projet politique, qui visait à maintenir le peuple dans l’ignorance la plus totale pour mieux l’asservir42.
27Sous la monarchie de Juillet, Quinet et Michelet avaient théorisé des analyses qui circulaient déjà largement, auxquelles ils donnèrent un caractère systématique et intellectuel. Ils l’affirmaient avec force : la religion catholique était incompatible avec la liberté et la démocratie. Les congréganistes, au premier rang desquels figuraient les Jésuites, avaient pour mission de maintenir le peuple dans la servitude par l’ignorance, par la peur de l’enfer et par des rites magiques qui n’avaient rien à voir avec les évangiles. « Le christianisme ne vit plus qu’en ce qu’il a de non chrétien, dans la partie qu’il emprunte au paganisme en le modifiant un peu, dans le culte de la Vierge et des saints […]. Il se perpétue uniquement par son action sur les faibles », écrivait Michelet dans son Journal le 22 novembre 1846. Pour les anticléricaux, le prêtre usait de la peur pour établir et garder son autorité. Pour maintenir leurs ouailles dans la pratique de la religion, les curés les terrorisaient avec les menaces de damnation éternelle. L’enfer était promis à tous ceux qui ne suivaient pas aveuglément leurs préceptes.
« J’ai sous les yeux l’un des ouvrages les plus répandus dans l’éducation en France ; pour savoir ce qu’il contient, l’enfant n’a pas même besoin de savoir lire. Les images parlent assez haut. Je vois dans ces figures un arsenal hideux de chaînes, de fourches, de tenailles, de cœurs cadenassés, de brasiers, de reptiles, de têtes qui surnagent dans les flammes, de monstres aux pieds de satyres, aux cornes de bouc, qui sortent des murailles, des planchers, et qui viennent garrotter les mourants dans leurs lits, le tout dans le style des idoles japonaises ou mexicaines43. »
28Nombreux furent les pamphlets et autres livres politiques qui reprenaient cette analyse. Chaque auteur avait ses exemples et étayait son argumentation de témoignages tous plus convaincants les uns que les autres. Certains se retrouvent également sous la plume d’auteurs qui, comme George Sand, mêlaient admiration pour la bonté naturelle du paysan et répulsion pour le prêtre inquisiteur.
29En tout temps, l’Église catholique était supposée avoir fait tout ce qui était en son pouvoir pour maintenir le peuple dans l’inculture la plus totale, refusant pour commencer de lui apprendre à lire et à écrire.
« Voyez, au contraire, ce qui se passe dans les pays catholiques, conformément à la nature des choses, toujours plus forte que les lois de circonstance. D’après l’esprit de cette religion, il n’est nullement nécessaire au catholique de savoir lire ; on peut même soutenir qu’il est préférable pour lui de ne le savoir pas ; car il n’est nullement chargé d’examiner les Écritures. Il reçoit sa croyance toute formée de la main du prêtre. Celui-ci tient lieu de la science de l’Ancien et du Nouveau Testament. Qu’a-t-il besoin de disserter, de juger, de peser les textes ? À quoi bon tout cela ? il n’y a que danger pour lui dans chacune de ces choses. S’en remettre à la science sacerdotale, croire le prêtre, lui obéir, c’est l’esprit de sa loi. L’école n’est donc pas indispensable à l’église. Celle-ci peut l’admettre, mais elle s’en passe admirablement. Dites-moi en quoi le peuple a besoin de l’enseignement primaire pour que son enseignement religieux soit complet. Les livres de sa liturgie ne sont pas écrits dans sa langue. En quoi serait-il plus avancé s’il les lisait sans les comprendre44 ? »
30Par conséquent, le prêtre n’avait pas besoin de l’instituteur ; loin de là, celui-ci était un danger puisqu’il était chargé « d’ouvrir la porte de la science du bien et du mal45 ». Martin Nadaud, écrivant ses souvenirs à la lueur de cette grille d’analyse, après avoir rapporté des superstitions des paysans de la Creuse, en rendait responsable le clergé :
« Chose à peine croyable ! Les prêtres dans leurs prônes du dimanche, au lieu de s’élever contre ces turpitudes, prenaient un malin plaisir à les confirmer, chaque fois qu’ils en avaient l’occasion. Il n’était pas de date récente, cet enseignement ahurissant et abrutissant, il avait pour lui la consécration des siècles, et pourtant on ose encore de nos jours vanter les bienfaits civilisateurs de la religion catholique, et ceux de la royauté46. »
31Le 2 décembre et le ralliement du clergé de France à l’Empire confirmèrent a posteriori ces thèses, qui s’imposèrent au « parti républicain ». Le suffrage rural avait constitué, en effet, le plus sûr appui du bonapartisme, confirmé au gré des plébiscites. La cruelle désillusion, en 1851, de ceux qui avaient pensé que le peuple se détournerait nécessairement de tout pouvoir autoritaire et liberticide fit d’eux les pourfendeurs du catholicisme. Refusant de considérer la rupture entre l’Église et Napoléon III déclenchée par la question romaine, les républicains continuèrent de rejeter dans un même mouvement l’Empire et le catholicisme. Ils furent confortés dans leurs convictions par l’attitude de certains députés conservateurs sous l’Ordre moral.
32Cependant Gambetta puis Ferry, qui s’imposèrent successivement comme chefs de file du « parti républicain », craignaient que la question religieuse ne rallumât une guerre civile qui eût fait le lit d’un nouveau Bonaparte. À partir de 1875, ils se saisirent d’arguments gallicans et prirent soin de focaliser leurs attaques sur les « cléricaux ». Ce terme désignait les députés conservateurs qui défendaient l’Église romaine et non ceux de la France, qui mettaient la religion au service de leur projet politique réactionnaire. Parallèlement, ils firent l’éloge du bon prêtre, curé de campagne proche de ses ouailles, issu du peuple, simple dans ses manières, lui opposant le Jésuite qui, depuis la Restauration, incarnait non seulement la contre-révolution agissant dans le plus grand secret mais également tous les dévoiements de la religion dont, par nature, le clergé était coupable47.
Le maire et le curé
33Une double instrumentalisation de la religion par les hommes politiques se produisit donc. De même que les légitimistes s’étaient faits les plus ardents défenseurs du roi et du pape, les républicains, une fois conquis tous les organes du pouvoir, mirent en place un anticléricalisme d’État dans l’intention de ramener la religion à une opinion individuelle et un culte strictement privé. La Séparation, qui figurait dans leurs programmes sous le Second Empire, fut ajournée, le Concordat se révélant un excellent instrument de contrôle du clergé. Cette attitude des pouvoirs publics favorisa, sans nul doute, la progression de l’anticléricalisme rural48.
34Dans de nombreux villages de France, l’anticléricalisme prit la forme d’un conflit entre le maire et le curé49. La loi de 1884 consacra le double statut du maire : il était à la fois l’émanation de la volonté populaire et le détenteur de l’autorité républicaine. Il personnifia la volonté, exprimée par les dirigeants de la République, de soumettre l’Église catholique. Le conflit prenait donc, dans bien des localités, la forme d’un combat entre deux personnes. Les archives des préfectures ont conservé les dossiers de ces nombreux conflits de village. Dans le monde rural, le maire était généralement un enfant du pays, choisi par les habitants, exprimant la volonté générale. Certes, il était le plus souvent un notable, médecin, notaire ou rentier, mais la distance sociale s’effaçait devant son discours démocratique et unanimiste. Tout semblait donc l’opposer au curé qui, originaire d’un autre village du diocèse, était parfois perçu comme un étranger, imposé par l’autorité ecclésiastique. Le maire d’un village de la Vienne se plaignit auprès du préfet du curé du village qui n’avait « du bon prêtre que nous désirons tous que l’habit et le chapeau50 ». Le maire était souvent soutenu par des élus – un député, un sénateur, les conseillers municipaux –, des agents de l’État – l’instituteur51, l’inspecteur d’Académie –, ou par des administrés. Les plaintes contre les curés ayant en chaire critiqué des mesures prises par le gouvernement ou la municipalité étaient nombreuses. Parfois le maire et des villageois demandaient le déplacement du curé, l’accusant le plus souvent de prises de position politiques. Pour forcer la main aux autorités civiles et religieuses, certains refusaient de signer le certificat de résidence, sans lequel le curé ne pouvait percevoir son traitement.
35Le conflit se cristallisa souvent autour des bâtiments. À l’instigation du gouvernement, de nombreux villages se dotèrent d’une maison commune, qui indiquait à tous que l’église n’était plus l’unique édifice public. La mairie symbolisait la concurrence entre l’Église et la République. L’édifice du culte était donné pour vieux, délabré parfois, sombre, tandis que la mairie-école, neuve, resplendissante, se voulait le temple de la démocratie et du savoir52. Mais de plus, les pouvoirs publics voulurent républicaniser les édifices religieux. Ceux-ci en effet appartenaient depuis la Révolution aux communes. La loi municipale de 1884 définit clairement les prérogatives du maire. Celui-ci pouvait, pour des raisons non religieuses, ordonner de pavoiser le presbytère et le clocher et de sonner les cloches. Les 14 Juillet furent l’occasion de fortes tensions, certains curés refusant de laisser installer les couleurs de la République sur leur église. Des règlements déterminaient avec précision les circonstances, la durée et le moment des sonneries civiles, mais il arriva que certains curés outrepassent leurs prérogatives53.
36Certains édiles républicains n’hésitaient pas à prendre des arrêtés interdisant les manifestations publiques et extérieures du culte. Les dévotions ostentatoires étaient particulièrement insupportables aux anticléricaux. À leurs yeux, pèlerinages, chemins de croix ou autres processions participaient soit d’une religiosité émotive, qu’ils abhorraient, soit d’une manipulation politique, qu’ils dénonçaient. Processions et missions, étroitement surveillées, étaient supprimées dès que le moindre incident se produisait ou risquait de se produire. Pour les anticléricaux, il était évident que les missions n’étaient que des leurres destinés à contourner la loi relative aux réunions politiques.
« On sait ce que veut dire en argot de sacristie prêcher une mission, lisait-on dans L’Avenir, journal républicain de la Vienne. C’est tout simplement discourir contre le gouvernement républicain, contre la liberté de conscience, contre le progrès, et ce avec une intempérance de langage qui, souvent, laisse bien loin derrière elle les plus fougueuses déclamations des révolutionnaires54. »
37Les curés coupables d’avoir enfreint les règles concordataires étaient l’objet d’un blâme, d’un changement de paroisse, voire d’une suspension de traitement.
38Un climat de conflit latent s’établit en de nombreux villages. De telles affaires n’étaient pas rares et elles pouvaient se produire dans tout département, à des degrés divers selon les sentiments religieux et politiques des populations. Les préfets devaient réagir dès qu’un incident était signalé. Des provocations pouvaient se produire de part et d’autre. Certains villages se partageaient en deux camps antagonistes.
« La population marchait sur deux voies parallèles : deux enseignements, deux musiques, deux bibliothèques populaires, deux sociétés à allure sportive (la gymnastique à droite, le tir à gauche), deux sociétés de secours mutuels, deux salles des fêtes, deux comités (le républicain, et les hommes catholiques du Poitou) ; deux groupes séparaient les conscrits pour les festivités annuelles, un seul, celui des républicains, avait le drapeau tricolore. Cependant, une seule subdivision de pompiers qui relevait de la Préfecture ; sinon on aurait vu des incendies de droite et des incendies de gauche. La division était étendue à la vie économique. On voyait, avec des opinions bien marquées, deux médecins, deux pharmaciens, deux hôtels, deux marchands de journaux : le républicain et la bonne presse. Les cafés, les maisons de commerce, les artisans étaient tous également catalogués, et certains n’avaient guère que la clientèle de leur parti. Bien qu’en minorité dans le bourg, les républicains n’étaient pas lésés, grâce à la clientèle massive et fidèle des protestants55. »
39Dans bien des cas, ces rivalités étaient anciennes. Elles pouvaient opposer des familles, des intérêts professionnels. Elles prenaient, sous l’influence de la politique nationale, des tonalités nouvelles. Dans le même temps, les pouvoirs publics favorisèrent une sorte de religion civile laïque, la mairie-école s’imposa dans l’espace villageois comme la nouvelle maison commune. Le 14 Juillet, fête nationale à partir de 1880, fut pendant les premières années une cérémonie officielle célébrant la République puis devint progressivement une fête populaire56. En revanche, les tentatives de développement de rites libres penseurs individuels et familiaux, comme le mariage, le baptême ou les funérailles civils, ne furent pas couronnées de succès, même dans une région rouge et déchristianisée comme le Limousin57.
40À l’opposé, les catholiques ne manquaient pas de se manifester. À l’instigation de certains curés ou religieux pouvaient être organisés missions, processions et pèlerinages. L’objectif non déguisé de certains participants était de provoquer les libres-penseurs. Dans les régions de chrétienté, la population se mobilisa particulièrement lors des expulsions des religieuses et religieux et lors des inventaires. Le clergé refusa de politiser les manifestations de soutien, les détournant parfois en cérémonies religieuses.
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41Le processus de modernisation des campagnes ne peut donc être pensé exclusivement comme un phénomène de sécularisation, de détachement à l’égard du culte et de la morale religieuse, ni comme l’adoption d’une culture savante, urbaine, élitiste et le rejet d’une culture rurale, populaire, archaïsante. L’intégration du monde rural à la communauté nationale provoqua des évolutions diverses selon les régions, les métiers, les familles et les individus. La prise de conscience des liens qui existaient entre les événements locaux et les événements nationaux contribua à la politisation de la religion. Il se produisit un double usage politique de la religion. Les rivalités de village prirent une dimension nouvelle. Des querelles parfois anciennes prirent la forme d’un conflit politico-religieux pour ou contre la République. Le cléricalisme et l’anticléricalisme constituent donc deux facettes de la modernisation des campagnes, qui contribuèrent tous deux à intégrer le monde rural à des communautés plus vastes que celle du village, construisant pour les uns et les autres une nouvelle identité. Les régions les plus à gauche se pensaient comme progressistes, héritières de la Révolution, solidaires des petits. Les pays blancs avaient conscience d’appartenir à une catholicité fondée sur la tradition, qui avait été préservée par la résistance des ancêtres. Cette représentation était manichéenne : l’autre était l’ennemi et la lutte ne pouvait s’achever que par la mort de l’un des deux combattants. Chaque camp avait ses dogmes, ses ennemis et ses rites. Par un singulier transfert de sacralité, la politique était désormais une religion. Le vote en était le rite principal, à l’issue d’une campagne électorale qui avait souvent donné l’occasion d’exprimer les rancœurs, de lancer anathèmes et excommunications.
Notes de bas de page
1 Cf. la synthèse établie par G. Pécout, « La politisation des paysans au xixe siècle. Réflexions sur l’histoire politique des campagnes françaises », Histoire et sociétés rurales, n° 2, 1994.
2 M. Agulhon, La République au village. Les populations du Var de la Révolution à la Seconde République, Paris, 1re éd. Plon, 1970 (rééd. Seuil, 1979).
3 Ph. Vigier, La Seconde République dans la région alpine, étude politique et sociale, Paris, PUF, 1963, 2 vol.
4 L’historien Eugen Weber est partisan d’une chronologie plus tardive. Il est incontestable que les niveaux d’intégration à la communauté nationale dépendaient des métiers et des régions.
5 Le rôle mobilisateur du légendaire républicain a été souligné par R. Huard, La préhistoire des partis : le mouvement républicain en Bas-Languedoc (1848-1881), Paris, Presses de la FNSP, 1982. Voir également sur ce point C. Amalvi, « Conflits de mémoire politiques et religieux dans la littérature de vulgarisation historique de 1814 à 1914 : le combat des deux France », Mouvements religieux et culturels en France de 1800 à 1914, Paris, Sedes, 2001.
6 Ce terme, longtemps fort usité, est aujourd’hui utilisé avec réticence. On lui préfère en général celui de sécularisation. R. Rémond, Religion et société en Europe. Essai sur la sécularisation des sociétés européennes aux xixe et xxe siècles (1789-1998), Paris, Seuil, 1998, p. 22-24.
7 R. Rémond, L’anticléricalisme en France de 1815 à nos jours, rééd. Fayard, 1999. J. Lalouette, La libre-pensée en France, 1848-1940, Albin Michel, coll. « Bibliothèque Histoire », 1997 (2e éd., coll. « Bibliothèque de l’Évolution de l’humanité », 2001).
8 G. Cholvy, « “Religion populaire” et “intériorisation du christianisme” : les pesanteurs de l’historiographie (xixe-xxe siècle) », G. Duboscq, B. Plongeron et D. Robert (dir.), La religion populaire, Paris, CNRS Éditions, 1979, p. 179 sq.
9 L. Pérouas, Refus d’une religion, religion d’un refus en Limousin rural, 1880-1940, Paris, Éditions de l’EHESS, 1985. Une réflexion semblable dans la longue durée est construite par les articles épars qui ont été rassemblés récemment en un ouvrage. L. Pérouas, Culte des saints et anticléricalisme. Entre statistique et culture populaire, Ussel, Musée du pays d’Ussel, Paris, De Boccard, 2002.
10 Louis Pérouas distingue trois formes d’anticléricalisme, selon une gradation allant d’un anticléricalisme diffus (attachement à la pratique pascale) à un anticléricalisme virulent (exprimé par les Libres-Penseurs, sans exclure toutefois la participation aux ostensions ou au culte des saints locaux) en passant par un anticléricalisme modéré (détachement des pratiques pascales et dominicales, maintien des rites de passage). L. Pérouas, Refus…, op. cit., p. 157.
11 M. Nadaud, Mémoires de Léonard ancien garçon maçon, édition établie par Maurice Agulhon, Paris, Hachette, 1976, p. 64-65.
12 L. Pérouas, « Entre le xvie et le xixe siècle, des regards différents sur le culte des saints en Limousin », op. cit., p. 85-88.
13 F.-R. de Chateaubriand, Génie du christianisme, Paris, Migneret, 2e éd., 1803, vol. 2, 3e partie, livre V, chap. VI, p. 166-167.
14 Voir, pour exemple, un recueil d’articles réédités : A. Van Gennep, Culte populaire des saints en Savoie, Archives d’ethnologie française, n° 3, 1973.
15 N.-J. Chaline, « La religion populaire en Normandie au xixe siècle », G. Duboscq, B. Plongeron et D. Robert (dir.), op. cit., p. 176.
16 G. Sand, La mare au Diable, éd. Léon Cellier, Paris, Gallimard, 1999, resp. p. 82, 94, 106, 130.
17 N.-J. Chaline, art. cit., p. 178.
18 Ibid., p. 174.
19 Le retour, au xxie siècle, de pratiques ésotériques, voire sataniques, constitue un argument en faveur de ceux qui pensent que la religion chrétienne constitua un rempart contre une religiosité de superstition et de magie.
20 L. Pérouas, art. cit., p. 93-94.
21 Un exemple parmi d’autres est le journal d’un curé de Haute-Loire, J.-B. Bardel, Le curé du bout du monde, Journal de Jean-Baptiste Bardel, curé de Clavas. Haute-Loire, 1931-1934, Saint-Étienne, Éditions du Felletin, 1993.
22 Cl. Langlois, Le catholicisme au féminin : les congrégations françaises à supérieure générale au xixe siècle, Paris, Le Cerf, 1984.
23 P. Airiau, « La formation sacerdotale source d’anticléricalisme croyant au xixe siècle », C. Sorrel (dir.), L’anticléricalisme croyant (1860-1914). Jalons pour une histoire, Chambéry, université de Savoie, 2004, p. 52.
24 L. Pérouas cite de telles dénonciations par des curés du Limousin encore au xxe siècle (Refus…, op. cit., p. 123).
25 N.-J. Chaline, art. cit., p. 173-174.
26 P. Barral, Les agrariens français de Méline à Pisani, Paris, A. Colin, p. 34-35. G. Duby et Wallon (dir.), Histoire de la France rurale, t. 3 : M. Agulhon, G. Désert et R. Specklin, Apogée et crise de la civilisation paysanne, Paris, Seuil, 1976, p. 507, note 36.
27 A. Corbin, Archaïsme et modernité en Limousin au xixe siècle, 1845-1880, Paris, Rivière, 1975, p. 619 sq.
28 L. Pérouas, art. cit., p. 93-94.
29 Cité par N.-J. Chaline, art. cit., p. 172.
30 G. Flaubert, Bouvard et Pécuchet, chap. VI.
31 F.-R. de Chateaubriand, op. cit., vol. 2, 3e partie, livre V, chap. VI, p. 163.
32 P. d’Hollander (dir.), L’Église dans la rue. Les cérémonies extérieures du culte en France au xixe siècle, Presses universitaires de Limoges (PULIM), 2001.
33 P. Boutry et P.-M. Cinquin, Deux pèlerinages au xixe siècle : Ars et Paray-le-Monial, Paris, Beauchesne, 1980.
34 G. Cholvy (dir.), Sport, culture et religion. Les patronages catholiques (1898-1998), Brest, Centre de recherche bretonne et celtique, université de Bretagne occidentale, 1999. M. Lagrée, Religion et modernité. France, xixe-xxe siècle, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2002.
35 Y.-M. Hilaire, « Notes sur la religion populaire au xixe siècle », G. Duboscq, B. Plongeron et D. Robert (dir.), op. cit., p. 176. Ces analyses et celles de Gérard Cholvy furent reprises et argumentées dans G. Cholvy et Y.-M. Hilaire (dir.), Histoire religieuse de la France, Toulouse, Privat, 2000, t. I : 1800-1880, t.II : 1880-1914.
36 M. Lagrée, « Les répliques de la grotte de Lourdes. Suggestions pour une enquête », Religion et modernité. France xixe-xxe siècles, op. cit., p. 169 sq.
37 P. Pierrard, La vie quotidienne du prêtre français au xixe siècle, 1801-1905, Paris, Hachette, 1986. M. Launay, Le bon prêtre : le clergé rural au xixe siècle, Paris, Aubier, 1986.
38 Y.-M. Hilaire, Une chrétienté au xixe siècle ? La vie religieuse des populations du diocèse d’Arras (18401914), Lille, Publications de l’université Lille III, 1977, 2 vol.
39 J. Guenel, La dernière guerre du pape. Les zouaves pontificaux au secours de Saint-Siège, 1860-1870, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 1998.
40 E. Mension-Rigau, Le Donjon et le Clocher. Nobles et curés de campagne de 1850 à nos jours, Paris, Perrin, 2003.
41 R. Dupuy, « Ignorance, fanatisme et contre-révolution », R. Dupuy et F. Lebrun (éd.), Les résistances à la Révolution, actes du colloque de Rennes, 17-21 septembre 1985, Paris, 1987.
42 J.-F. Chanet, « École et politisation dans les campagnes françaises », La politisation des campagnes au xixe siècle, France, Italie, Espagne et Portugal, actes du colloque de Rome, 20-22 février 1997, École française de Rome, 2000, p. 95.
43 E. Quinet, L’enseignement du peuple, p. 149. Quinet n’indique pas de références. En général, la littérature pour les enfants publiée par les éditeurs catholiques était plutôt mièvre, ce qui irritait Veuillot.
44 Ibid., p. 122.
45 Ibid., p. 124.
46 M. Nadaud, Mémoires de Léonard ancien garçon maçon, op. cit., p. 65.
47 M. Leroy, Le mythe jésuite de Béranger à Michelet, Paris, PUF, 1992.
48 L. Pérouas, Refus…, op. cit., p. 159.
49 J. Grévy, Le cléricalisme ? Voilà l’ennemi ! Une guerre de religion en France sous la Troisième République, Paris, Armand Colin, coll. « Les enjeux de l’histoire », 2005.
50 Archives départementales de la Vienne, V1 74, lettres du maire d’Iteuil, 1er août et 17 sept. 1888.
51 D’après L. Pérouas (Refus…, op. cit., p. 93), les conflits ouverts entre le curé et l’instituteur auraient été rares dans le Limousin. En revanche, plusieurs lettres d’instituteurs citées par Jacques Ozouf, témoignent du climat de tension auquel était soumis l’instituteur laïque dans les régions ferventes (Nous, les maîtres d’école, Autobiographies d’instituteurs de la Belle Époque présentées par Jacques Ozouf, Paris, Julliard, 1967, p. 138-139).
52 M. Agulhon, « La Mairie », P. Nora (dir.), Les lieux de mémoire, t. 1 : La République, Paris, Gallimard, 1984.
53 Ainsi, le 17 octobre 1903, le maire du petit village de Le Chillou fit sonner les cloches pour un mariage civil. Une pétition fut envoyée aux autorités. L’évêque de Poitiers, saisi de l’affaire, suspendit l’exercice du culte « en signe de deuil ». Archives diocésaines de Poitiers, M3/1/a.
54 L’Avenir, 6 janvier 1889, p. 2, col. 2.
55 Témoignage d’un instituteur des Deux-Sèvres, cité par J. Ozouf, Nous les maîtres d’école, op. cit., p. 136.
56 Ch. Amalvi, « Le 14-Juillet. Du Dies irae à Jour de fête », P. Nora (dir.), Les lieux de mémoire, t. 1 : La République, 1984, p. 421 sq.
57 L. Pérouas, Refus…, op. cit., p. 179.
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Les campagnes dans les sociétés européennes
Ce livre est cité par
- (2021) Histoire culturelle de la France au XIXe siècle. DOI: 10.3917/arco.yon.2021.01.0351
- Yon, Jean-Claude. (2012) Le Second Empire. DOI: 10.3917/arco.yon.2012.01.0241
- Yon, Jean-Claude. (2010) Histoire culturelle de la France au XIXe siècle. DOI: 10.3917/arco.yon.2010.01.0289
- Vaquero Piñeiro, Manuel. Tedeschi, Paolo. Maffi, Luciano. (2022) A History of Italian Wine. DOI: 10.1007/978-3-031-06097-7_2
- (2019) L'Europe au 19e siècle. DOI: 10.3917/arco.caron.2019.01.0455
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